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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Purgatoire/Chant XXVI

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 223-226).


CHANT VINGT-SIXIÈME


Tandis qu’ainsi le long du bord, l’un devant l’autre, nous allions, souvent le bon Maître disait : — Prends garde, profite de mes avertissements.

Le Soleil, qui déjà de ses rayons remplissant l’Occident, répandait sur l’azur du ciel une teinte blanche, me frappait l’épaule droite ; et mon ombre faisait paraître la flamme plus rouge ; et en allant je vis plusieurs ombres attentives à cet indice.

Ce fut la cause pourquoi elles commencèrent à parler de moi, et à dire : « Celui-là ne paraît pas avoir un corps fictif. » Puis vers moi quelques-uns, autant qu’ils pouvaient, s’avancèrent, ayant soin toujours de ne pas sortir des flammes. O toi qui, non par paresse, mais par respect peut-être, vas derrière les autres, réponds à moi qui brûle dans le feu et la soif. Non pas à moi seulement est de besoin ta réponse ; tous ceux-ci en ont plus soif, que d’eau froide l’Indien ou l’éthiopien. Dis-nous d’où vient que tu fais de toi un mur devant le Soleil, comme si tu n’étais pas encore entré dans les rets de la mort ? » Ainsi me parlait l’un d’eux ; et je me serais déjà fait connaître si je n’eusse été attentif à une autre chose nouvelle qui m’apparut alors.

Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse. Ainsi dans leur brune file, les fourmis museau à museau s’approchent l’une de l’autre, peut-être pour s’enquérir de leur route et de leur fortune. Sitôt qu’après l’accueil amical elles se séparent, avant d’avoir achevé le premier pas, chacune, à l’envi, se fatigue à crier ; la troupe nouvelle : « Sodome et Gomorrhe ! » et l’autre : « Dans la vache entre Pasiphaé [1], pour que le taureau coure à sa luxure. » Puis, comme des grues dont les unes volent aux monts Riphées, les autres vers les sables, celles-ci fuyant le froid, celles-là le soleil ; une troupe s’en va, et l’autre vient, retournant avec larmes aux premiers chants, et au cri qui plus leur convient, et se rapprochèrent de moi, comme auparavant, ceux qui m’avaient prié, se montrant de visage attentifs à écouter. Moi qui deux fois avais vu leur désir, je commençai : — O âmes sûres un jour de reposer en paix ! Ni verts ni mûrs mes membres ne sont restés là, mais avec moi ils sont ici avec leur sang et leurs jointures. D’ici en haut je vais pour cesser d’être aveugle : là est une Dame qui m’en a obtenu la grâce ; ce pourquoi par votre monde je porte ce que j’ai de mortel. Mais (et que bientôt soit rassasié votre plus grand désir, de sorte que vous ouvre ses demeures le ciel qui plein d’amour souvent se dilate dans l’espace !) dites-moi, afin que sur le papier je le retrace, qui vous êtes, et quelle est cette troupe qui s’en va derrière vous ?

Comme le rustique et grossier montagnard stupéfait se trouble, et regardant reste muet, lorsqu’il entre dans une ville, ainsi en sa contenance se montra chaque ombre : mais après qu’elles eurent secoué la stupeur, qui dans les grands cœurs promptement se dissipe : « Heureux, » recommença celle qui la première nous avait parlé, « heureux toi qui, pour mieux vivre, de nos régions consultes l’expérience ! La gent qui ne vient pas avec nous commit l’offense reprochée jadis à César triomphant, lorsqu’il s’entendit appeler reine [2]. Pour cela ils s’en vont criant : Sodome ! s’accusant eux-mêmes, comme tu l’as ouï, et la honte au feu vient en aide. Notre péché fut hermaphrodite [3] ; mais parce que violant les lois humaines, nous obéîmes, comme les bêtes à la convoitise, pour notre opprobre par nous est rappelé, quand nous nous séparons, le nom de celle qui se fit bête, s’enfermant dans une bête de bois [4]. Maintenant que tu sais nos actes, et de quoi nous fûmes coupables, que si par notre nom tu voulais nous connaître, point n’est temps de le dire, et je ne saurais. Bien, pour moi, satisferai-je ton vouloir : je suis Guido Guinicelli [5], et ici je me purifie parce que je me suis repenti avant le terme extrême. »

Tel que, dans la tristesse de Lycurgue, devinrent deux fils en revoyant leur mère [6], tel devins-je, mais avec moins de fruit [7], quand j’entendis se nommer lui-même mon père et celui des autres meilleurs que moi, qui jamais chantèrent de douces et gracieuses rimes d’amour : et sans écouter ni parler, pensif, longtemps j’allai le regardant, et à cause du feu je ne m’approchai pas plus. Quand de regarder je fus rassasié, je m’offris à le servir, avec cette affirmation qui fait croire [8]. Et lui à moi : « Par ce que j’entends, tu laisses en moi un tel vestige et si éclatant, que le Léthé ne peut ni l’effacer, ni l’obscurcir. Mais si est vrai ce que viennent de jurer tes paroles, dis-moi quelle est la cause pourquoi, parce que montrent ton dire et ton regard, je te suis cher. » Et moi à lui : — Vos doux vers, qui, autant que durera la langue moderne, rendront chers vos écrits. « O frère, » dit-il, « celui que mon doigt t’indique, » (et devant il montra un esprit [9],) « fut meilleur artisan du parler maternel : en vers d’amour et proses de romans, il a surpassé tous ; et laisse dire les sots, qui croient que l’emporte celui de Limoges [10] ! Au bruit plus qu’au vrai ils prêtent l’oreille, et ainsi arrêtent leur jugement avant d’avoir écouté l’art ou la raison. Ainsi pour Guittone [11] firent beaucoup d’anciens, de voix en voix lui donnant le prix, jusqu’à ce que par plusieurs le vrai l’a vaincu [12]. Maintenant si t’est accordé un si grand privilège, qu’il te soit permis d’aller au cloître dans lequel du collège le Christ est abbé, dis-lui pour moi des Pater, autant qu’en avons besoin, nous de ce monde où n’est plus nôtre le pouvoir de pécher. »

Puis, peut-être pour faire place à un autre qui était près de lui, il disparut à travers le feu, comme à travers l’eau le poisson qui descend au fond.

Je m’avançai un peu vers celui qu’il m’avait montré, et dis que mon désir préparait à son nom une gracieuse demeure. Il commença libéralement à dire [13] :


 
« Tant m’abbellis vostre cortois deman,
Chi eu no me puous, ne vueil à vos cobrire ;

Jeu sui Arnaut, che plor e vai cantan :
Con si tost vei la spassada folor.
E vei jauzen lo joi, che sper denan.

Ara os prec per aquella valor,
Che os guida al som della scalina,
Sovigna os a temps de ma dolor. »


Puis il se cacha dans le feu qui les épure.

  1. Elle s’enferma dans une vache de bois pour attirer le taureau et satisfaire avec lui sa luxure.
  2. Par les soldats qui suivaient son char de triomphe. Voyez Suétone.
  3. Ce mot indique l’union bestiale de l’homme avec les animaux.
  4. La génisse de bois que Dédale construisit pour Pasiphaé.
  5. Poète bolonais, célèbre en son temps.
  6. Lycurgue, roi de Némée, avait donné son fils en garde à Hypsipyle. L’enfant mourut piqué par un serpent. Lycurgue, dans sa tristesse, ordonna de la mettre à mort, et deux fils qu’Hypsipyle avait eus de Jason, et dont elle était depuis longtemps séparée, se chargèrent de l’exécution de la sentence : mais, ayant reconnu leur mère, ils coururent l’embrasser et obtinrent sa grâce de Lycurgue.
  7. Parce que les fils d’Hypsipyle sauvèrent la vie de leur mère, et que Dante ne put délivrer Guido du feu.
  8. C’est-à-dire avec serment.
  9. Arnaud Daniello, qui se nommera lui-même plus bas.
  10. Gérault de Berneil, de Limoges, poète provençal.
  11. Guittone d’Arezzo. frère Godente, auteur de Rimes, qui, à l’origine de la poésie italienne en langue vulgaire, jouirent d’une grande vogue.
  12. Jusqu’à ce que plusieurs, d’un plus vrai mérite l’aient vaincu.
  13. « Tant me plaît votre courtoise demande, que je ne puis ni ne veux vous cacher mon nom.

    « Je suis Arnaud qui pleure et vais chantant, par ce brûlant chemin, la folie passée, et je vois devant moi le jour que j’espère.

    « Ores vous prie, par cette vaillance qui vous guide au sommet de l’escalier, de vous souvenir de ma douleur. »