La Domination/05

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Calmann-Lévy (p. 84-89).
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V


Il restait à Paris par lassitude ; il n’avait pas de désirs ; il ne voulait rien. Il avait horreur de l’univers et de la vie, qui lui paraissaient mornes, restreints, éclairés par ce triste jour d’en haut qui tombe de l’étroite vitre du plafond dans les mansardes.

Le travail ne le tentait pas. Il savait avec quelle force et quelle facilité il travaillait.

« Je n’ai pas peur, pensait-il, de la critique pour mes œuvres. La critique, dit Hello, il est temps qu’elle admire ! » Il regrettait seulement, son ouvrage fini, qu’il ne fût pas éternel.

La durée limitée du papier et la faible intelligence des hommes lui paraissaient un empêchement sérieux à cette dépense d’énergie.

« Je ne pourrais être sensible qu’à l’éloge du plus illustre, pensait-il, et le plus illustre est occupé de soi. »

Un soir, il passa chez madame Maille. Elle était là, repartant le lendemain pour la campagne. Il se fit annoncer, et entra comme madame Maille hésitait encore à faire répondre si elle voulait, ou non, le recevoir.

Mais, dès qu’elle vit le jeune homme qu’elle avait tant aimé, elle eut ce visage sans résistance, cette bonté résignée qu’Antoine, dans son orgueil, avait prévus. Il s’assit près d’elle comme s’il la revoyait après une longue absence, et que, tout naturellement, leurs attitudes fussent changées. Elle, d’ailleurs, plus timide qu’une fille de douze ans, restait dans cette humilité qui précède ou suit le droit à l’amour. Mais, d’un doux regard brisé, elle étreignait encore cet enfant léger, qui lui semblait si plaisant, si tentant, si savoureux, qu’elle se tenait un peu en arrière pour ne point tomber sur lui en tournoyant, comme la grive lasse dans le champ de blé.

Il ne savait que lui dire. Il essayait d’expliquer que l’affection, la profonde entente sont immortelles, mais il sentait bien que le passé et l’amour de cette femme étaient un vêtement devenu trop étroit, qu’il ne remettrait pas. Ils se séparèrent, ne s’étant pas fait de bien.

Un matin, Antoine Arnault vit que Paris, tout orné de drapeaux aux couleurs de deux nations, s’emplissait de bruit, d’allégresse, de décorations, s’échauffait sous le froid d’une journée de novembre. Il se souvint que son pays recevait ce jour-là un hôte royal.

Il pensa d’abord éviter cet embarras, cette fête importune. Mais, tout au contraire, il se dirigea vers la maison d’un de ses amis, avenue du Bois de Boulogne, et s’établit au balcon. La large avenue ne donnait plus le sentiment du dehors et du plein air, tant elle était nette, rangée : long tapis spacieux, silencieux, désert, bordé d’une double haie de cavaliers, cerné par la foule respectueuse. On attendait le passage du souverain.

Un coup de canon, la musique tumultueuse, et l’on vit avancer — petit point noir et solitaire dans cette avenue qu’encombre d’habitude le va-et-vient national, — la voiture officielle.

Comprimée par les soldats à cheval, la foule curieuse débordait pourtant, et des cris tendres, un long salut, une clameur uniforme et douce enlaçait ce roi en costume éclatant, accueillait cette divinité. Indifférent et appliqué, plus haut que tout ce peuple, il recevait sans délire cet hommage.

Par l’avenue lisse et soignée comme un salon, il entrait dans la capitale auguste, dans la ville dont Antoine Arnault pensait : « Il entre dans ma ville et chez moi. »

« Du haut de ce balcon, pensait Antoine, ignoré, perdu, je tremble pourtant de cette ardeur sacrée que donne l’éclat de l’or et du laurier ! La folie d’être le premier et l’unique, d’être celui pour lequel s’établit soudain une paix inaccoutumée, une vassalité totale et rigoureuse, m’enivre et m’attendrit comme la volupté, et il me faut voir jouir ainsi ce faible César, qui ne pâlit même pas de plaisir… Il a ce que nul ne peut avoir, une telle gloire, que l’honneur de mon pays est intéressé à ce qu’aucun promeneur ne se trouve sur le passage de ses lents chevaux lustrés. Il ne faut pas qu’il voie les hommes autrement que dans des conditions et des positions qui le dégoûtent de ces timides créatures… Hélas ! soupirait Antoine Arnault, ils sont les êtres du monde qui ont le moins de génie, le moins d’ivresse et de sensibilité, et ce qui se presse autour d’eux, ce qui les entoure et baise l’ombre de leur voiture, ce qui s’écrase contre leur frêle poitrine bariolée, c’est de l’amour, et l’amour des mâles, plus enivrant que les pleurs des femmes passionnées. Être le groupe et l’unité, la nation et le maître de la nation, être celui en qui est incluse la sainte beauté de son siècle, la découverte du chimiste, le chant du poète et du musicien ! être celui dont on pourrait dire : « Il a Beethoven, il a Byron ou Raphaël !… » Ah ! puissance que j’exècre et que j’adore, que je repousse et dont je suis insatiable, ne vous connaîtrai-je point un instant, et, ivre de domination, ne sentirai-je pas s’abattre et se pâmer la Marseillaise sur mon cœur ?