La Domination/18

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Calmann-Lévy (p. 296-307).
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XVIII


Un azur plus doux que des lacs, plus beau que l’idée qu’à seize ans on se fait de la Grèce, entrait dans la chambre où Élisabeth mourait.

Antoine Arnault auprès d’elle ne pensait à rien. Il avait les yeux fermés. Ceux qui, en Orient, meurent les veines ouvertes doivent connaître cette langueur et ce délire. Il ne voyait pas et n’entendait pas.

Martin Lenôtre tenait les mains de la mourante.

Elle le pria d’ouvrir davantage la fenêtre. Comme Goethe, qu’Antoine Arnault avait tant aimé, la jeune fille qui mourait demandait plus de lumière…

Dans son cerveau pâle et brisé elle comprenait que la vie finissait, elle n’avait pas très peur, parce qu’elle souffrait. Elle s’étonnait de finir.

Le soleil entra ; elle vit le jardin, et comme ses douleurs cessaient, une présence affreuse de l’âme envahit le corps épuisé. De toute sa force elle vécut.

Elle vécut avec une mélancolie surhumaine, une mélancolie plus sourde, plus impitoyable qu’un bourreau, avec la mélancolie des morts, ce que peut être la fin des choses, la fin de vivre à vingt ans.

De sa maigre main elle comprimait son cœur effrayé. Elle comprimait son cœur et regardait la vie et les derniers bruits de la vie. Ses pensées oppressaient son visage et l’infinie pitié sur elle-même regardait par ses fixes yeux.

Ainsi elle mourait faiblement, par une journée lente et traînante, dans l’odeur de l’éther vague, du pavot, de la valériane, cette âme qui avait en soi de quoi briller comme un héros, comme Jeanne d’Arc, quand elle crie, debout sur ses étriers ; comme Yseult terrassée d’amour et qui chante ; qui eût souhaité mourir ivre d’orgueil et de multitude, dans une salle où éclate, en se rompant les veines, l’ardente orchestration, et tandis que six cents voix jetteraient avec elle son dernier soupir…

L’odeur de l’éther mettait un goût de sucre, de folie et de crise, une inépuisable langueur dans cette dolente pièce.

Élisabeth se représentait-elle bien ce que c’est que la mort ? Quelque chose d’épouvantable et d’ordinaire, qu’on n’essaye pas, qu’on ne voit pas deux fois, qu’on va connaître et oublier ; quelque chose qu’on ne peut pas éviter, qui est là, tout près, qui vous attend, qui avance, un obstacle glauque et morne, où l’on se cogne, où l’on tombe…

L’odeur de l’éther était si forte qu’Élisabeth ne rêvait pas à son aise. Elle sentait bien que c’était l’éther, qu’elle était dans une chambre de malade, et puis elle l’oubliait encore et elle rêvait à des jardins divins ; sur un petit chant, sur deux notes elle parlait de ces jardins : jardin Julia, jardin Melzi, Sommariva, Serbelloni… Mais ses pensées se déformaient, et un malaise inconcevable, une nausée forte comme la mort, enfin déjà la mort, déjà, envahissaient les beaux jardins.

Quoique Antoine Arnault perçût cette plainte monotone avec un religieux et terrible amour, il ne put s’empêcher, à un moment, de poser sa main contre son oreille ; et, noyé de douleur, il comprit, une seconde, que l’endurance auprès des malades bien aimées n’était pas infinie.

Par la fenêtre ouverte on voyait monter le printemps. La jaune lumière du jour glissait son miel inépuisable, et toutes les gazelles bleues de l’air bondissaient joyeusement.

Sur les petits arbres d’avril c’est à peine le feuillage, mais des houppes, des flocons, et d’un vert inespéré ! un vert de soleil fondu dans du liquide ivoire vert…

Élisabeth maintenant respirait plus doucement.

Quelles sensations ont les mourantes ?

Voient-elles les beaux paysages de leur voluptueuse vie ? Les matins, gais comme des promesses ; une petite baie d’azur pâle, un soir d’été, où se balance une barque amarrée, rêveuse comme une indécise amante ?

Voient-elles le bel hôtel de Milan, sous les arbres orgueilleux, et le plaisir de porter, au milieu des étrangers, une âme qui a son amour ? Voient-elles le moment où le bonheur commençait, où l’on pense « C’est pour toujours… » ? Évoquent-elles les chaleurs de Venise, le verre d’eau froide au café des Esclavons, le bruit doux du bateau qui partait pour Fusine ? Et plus loin, dans leur enfance, se rappellent-elles l’aurore et ses chants d’oiseaux ? les couchers du soleil rouge, qui en août tombait d’aplomb sur les vignes de Montreux ?

Imaginent-elles les doux endroits de la terre qu’elles ne connaîtront jamais ? les futures jeunes filles qui trembleront d’espoir sous le pesant feuillage, où des insectes phosphorescents font la lumière, dans un beau soir des Baléares ?

Imaginent-elles l’arrivée au port de Malaga, par un ciel orange et vert, les quais encombrés d’ardeur, lourds de goudron et de vins, et le plaisir pour les belles voyageuses, dans la foule des indigènes, des marchands, des matelots, d’éveiller soudain, par un sourire furtif, sur un fort et brutal visage l’audace et la convoitise ?…

L’agonie se prolongeait. Antoine, à un moment, regarda sa montre, et il eut, comme une pensée nette et dure, le sentiment que le temps était lent, qu’il était de meilleure heure qu’il ne pensait. Il dit d’un ton naturel : « Tiens, il n’est que cinq heures », mais il n’avait pas l’air vivant.

Quoiqu’elle mourût de larmes, Madeleine, comme elle ne pouvait rien et qu’on l’appelait, dut aller faire jouer les petites filles.

Élisabeth remua sur l’oreiller son pâle visage, regarda la fenêtre claire.

… Ah ! c’est le divin printemps ! Tout l’air mobile brille si fort que les aiguilles vertes des pins semblent enfilées d’argent ! Est-il vrai, Élisabeth, que vous puissiez mourir ? Voici le printemps ! Il est comme je vais vous le dire, et beau comme s’il naissait pour la première fois : c’est l’immense mythologie ! Par les doigts blancs des déesses toute la terre est soulevée, et voici la pâquerette, l’ovale et jaune jonquille, la jacinthe en sucre tissée, les lilas, longues boules d’odeur.

Étendant sur le ciel bleu sa verdure subtile et délicieuse, la branche large du cèdre semble une fougère géante pressée sur un herbier divin…

L’azur est aujourd’hui si fort, que si on le regarde longtemps il aveugle ; il crépite, il tourbillonne, il s’emplit de vrilles d’or, de givre chaud, de diamants pointus, radieux, de flèches, de mouches d’argent…

Il est tel que l’on n’a besoin de rien pour être heureux, ni de la musique, ni d’un bel espoir ni de son amant. On est heureux, parce que le ciel descend jusque sous nos pieds et nous élève dans la nue.

Vous, sous la terre, Élisabeth, serez une morte voilée. Ah ! que vous avez cherché la vie ! Petite fille on vous voyait poursuivre des parfums dans l’air pour leur dire : je vous aime.

S’il fallait que votre être rendît à la nature exactement ce que vous avez pris d’elle, toute une moitié de votre âme retournerait à la rose.

Dans le jardin, sous vos fenêtres, un petit cerisier fleurit.

Vous serez morte, Élisabeth, vous dont le regard brillait d’amour à l’aurore, quand, de la baie bleue d’Antibes, vous voyiez se lever sur les Méditerranées l’île de Corse flamboyante…

Vous avez respiré l’espace avec tant de profonds élans que toute votre chair reste pénétrée d’arômes. Vous fûtes une telle créature humaine, que dans votre cœur vous asservissiez le monde, et la lune du soir était une de vos suivantes, et l’aurore votre demoiselle d’honneur. Mais un petit cerisier qui fleurit est plus éternel que vous.

Voyez-le, tout couvert de ses blanches fleurs, innocent, aveugle et doux, il est la vie et la vie…

Peut-être, Élisabeth, serez-vous un petit cerisier blanc. Ah ! que l’air est las, ce soir, il tombe comme un châle de soie dont on ne tient plus les bords. Peut-être serez-vous un petit cerisier blanc. Vous aurez plus de trente fines branches qui joueront avec la nuit. Être un arbre blanc dans la nuit c’est toute la poésie…

L’air de la nuit brise de tristesse les vivants, il est secret, étrange, humide, plein de mystères et de signes, mais il est familier aux morts, il est agréable aux feuillages. Les morts et les arbres n’ont pas peur la nuit…

Et si, dans cet air noir des nuits d’été, parfumé de frais tilleul, de vanille, de laurier, il passe un chant de jeune homme, une de ces chansons langoureuses, par lesquelles, sur la douce terre, on aime, — car, vous le savez, on aime par les chansons et les nerfs, par les parfums et le sang, enfin par la volupté, — s’il passe une de ces chansons prenez-la, elle est pour vous ; ah ! mieux que le rossignol, le passionné rossignol, plairont à votre ombre tendre des cris que jettent le soir les sensuels jeunes hommes…

Dans la chambre, la vieille gouvernante d’Élisabeth, qui depuis le matin pleurait, s’arrêtait de pleurer, commençait à s’habituer ; depuis quatorze heures que durait cette agonie, elle acceptait la fin de son enfant, c’était une chose qui ne l’étonnait plus, qui s’établissait, qui allait vers l’avenir.

On percevait les bruits habituels de la maison, les portes, et le rire des enfants. Antoine Arnault ne bougeait pas. Autour du lit de la jeune fille Martin Lenôtre était actif et adroit, occupé comme un ouvrier, et par moments il s’asseyait et paraissait attendre.

Le ciel changeait. À huit heures il y eut une bourrasque de pluie. Élisabeth regardait du côté de la fenêtre : dans le pin luisant d’eau un oiseau s’effrayait ; le vent balançait la branche et l’oiseau. La pluie entrait, Martin se leva et ferma la fenêtre.

Vers neuf heures du soir Élisabeth poussa un calme soupir. Antoine ne semblait point avoir compris.


Comme Élisabeth était morte ce soir-là, Antoine Arnault mourut quelques jours après ; ainsi il lui témoignait son amour.

Mais comment put-il jamais lui témoigner son amitié, qui était au-dessus de son amour…



FIN