La Domination anglaise dans l’Hindoustan

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LA
DOMINATION ANGLAISE
DANS L’HINDOUSTAN.

IMPRESSIONS D’UN VOYAGEUR.[1]

Des voyageurs prévenus répètent chaque jour que le joug de l’Angleterre est un bienfait pour les populations de l’Hindoustan. Depuis plus d’un siècle que les Anglais exploitent seuls cette immense contrée, jadis si riche et toujours fertile, ils ont sans doute modifié d’une manière sensible l’état moral et physique des cent trente millions d’habitans qu’ils ont été appelés à gouverner. L’Angleterre, si avancée dans les arts, les sciences, le commerce, l’agriculture, l’industrie, n’aura certainement pas manqué d’en faire partager les avantages à ses colonies de l’Inde, pour lesquelles elle est animée d’une si vive sollicitude. Voyons à quoi se réduisent à cet égard les bienfaits qu’elles lui doivent.

Si l’on jette les yeux sur une carte de l’Hindoustan, il est aisé de reconnaître combien était vaste ce qu’on appelait communément l’empire du grand Mogol. Je l’ai récemment parcouru à cheval dans tous les sens, du nord au sud, de l’est à l’ouest ; j’ai remonté ses plus grands fleuves depuis leur embouchure jusqu’à leur source ; j’ai visité les villes et les villages, reconnu les produits du sol, observé l’état de civilisation, la condition des castes depuis les plus élevées, jusqu’aux plus basses, sans oublier leurs lois, leurs mœurs, les traditions, qui ont tant d’influence sur la manière d’être des individus. Dans cette vaste étendue de pays, les terres sont généralement très fertiles, et quelques-unes, par exemple toutes celles du Bengale, surpassent en fécondité la vallée du Nil, non-seulement à raison de l’abondance du riz, du froment, du coton, et de toutes les autres choses nécessaires à la vie, mais aussi par ces productions si importantes que l’Égypte connaît à peine, telles que la soie, le sucre, l’indigo, etc. En considérant cette abondance et cette richesse de produits, j’ai été frappé et on ne peut plus surpris de la misère affreuse dans laquelle sont plongés les trois quarts des indigènes. Une contrée où les mères sont souvent forcées de vendre leurs filles pour se procurer un peu de pain est-elle une contrée heureuse ? Là où l’esclavage existe encore[2], la civilisation a-t-elle fait quelques progrès ? car, quoique l’esclavage soit prohibé dans les possessions anglaises, il y existe cependant de fait ; il n’est pas de jour où l’on ne fasse quelqu’une de ces ventes qui, sans être entièrement publiques, peuvent cependant être considérées comme telles. Pourtant cette espèce de servage, à quelques exceptions près, est encore préférable à la liberté dont jouissent des milliers d’infortunés errans autour des villages, le long des fleuves, dans les séraï[3], sur les voies publiques, mendiant une poignée de soudji[4], quelques grains de maïs, ou bien les restes du repas du voyageur que des chiens viennent leur disputer. Couverts de haillons et de vermine, souvent entièrement nus, les joues creuses, les yeux hagards, les pommettes saillantes, les dents allongées, les genoux plus volumineux que les cuisses, ces squelettes ambulans ont tout juste assez de vie pour soutenir leur structure presque tout osseuse. Leur cri de détresse est : Boukha marta sahéb, kangal mahatadje ka pét kali hai ; « oh ! monsieur, je meurs de faim ; le ventre du misérable, de l’infortuné, est vide. » Hélas ! leur physionomie ne montre que trop la vérité de leurs paroles. On voit le long du Gange, entre Coholgonde et Monghyr, des femmes, des vieillards, des enfans, sortir nus du creux des rochers, courant après les bateaux pour obtenir une poignée de riz, qui souvent leur est refusée. Dans une contrée qu’Aurengzèb appelait le paradis des régions, que de misère ! J’ai vu les pauvres fellahs de l’Égypte, je connais les durs traitemens qu’on leur fait éprouver, et je préférerais néanmoins leur condition à celle des mendians hindous connus sous le nom de rayots. Les Anglais, si humains et si généreux pour tout ce qui tient à la famille et à la patrie, oublient malheureusement trop, du moins dans l’Hindoustan, qu’il y a des êtres qui souffrent au sein des pays soumis à leur domination. Croient-ils donc qu’un musulman hindou, un bouddhiste, sont insensibles aux tiraillemens de la faim et aux vicissitudes atmosphériques ? La différence de croyance sépare-t-elle ces malheureux de l’humanité ? Les chiens et les chevaux des conquérans trouvent un abri et ont des alimens ; lorsqu’ils sont malades, ils ont droit à des médicamens et au repos. On ne pourrait en dire autant d’un quart de la population hindoue.

Je ne confonds pas les mendians dont je viens de parler avec les fakirs : ceux-ci peuvent se soumettre volontairement à de cruelles épreuves ; mais, quand la nature commande en maître, ils trouvent toujours moyen de satisfaire les besoins les plus pressans, leur caractère religieux les faisant bien accueillir ou craindre de leurs compatriotes. Il n’en est pas de même des infortunés rayots. À quelle caste appartiennent-ils généralement ? Souvent à la plus utile, à celle des soudras. Une épidémie, une inondation, une sécheresse, ou bien les poursuites trop vives du zemindar (fermier de la compagnie), les ont exilés des champs de leurs aïeux, et ils courent les campagnes et les villes. Chassés comme étrangers, purdessis, poussés par les tourmens de la faim, ne pouvant trouver d’ouvrage, ils se livrent au vol et au brigandage ; contraste bien frappant avec leurs maîtres, qui meurent presque tous de bonne heure des effets d’une alimentation trop riche et de l’abus des boissons alcooliques. — Sahéb logue dén bheur khaté pité hain, kalla admi ghom aour boukh khata hai. « L’homme blanc, disent-ils, mange et boit le jour entier, l’homme noir dévore sa faim avec sa honte. »

Si l’on pénètre dans les demeures de ces hommes si utiles et si laborieux, quel séjour ! Une hutte de boue ; pour tout meuble, un tcharpaï (lit de cordes tressées avec des herbes), une natte grossière, quelques écuelles en bois, rarement en cuivre ; pour tout vêtement, un langouti (petit chiffon pour cacher les parties sexuelles), un linge grossier destiné à abriter leur tête contre un soleil de 50 à 60 degrés centigrades ; une couverture de laine noire pour l’hiver (kamli). Ils n’ont le plus souvent d’autre nourriture que de la farine délayée dans de l’eau froide, et dont, faute de sel, ils cherchent à corriger la fadeur par des pimens. Autour d’eux, les champs sont couverts d’indigo, de tabac, d’opium, de coton, d’huile de ricin, et de toute espèce de céréales ; mais, faute d’avances, ils sont à la merci des zemindars, qui, leur fournissant le bétail ainsi que tous les instrumens aratoires, exploitent ensuite ces malheureux comme des serfs. À quoi attribuer tant de misères ? Est-ce un manque de terres ? Non, car il y a des provinces entières qui restent incultes. Est-ce que le gouvernement anglo-hindou est plus oppressif pour les masses que les princes indigènes ? Non, sans doute ; mais ce gouvernement veut l’impôt, qui est demeuré à peu près tel qu’il était sous Akber pour chaque produit du sol. On n’a pas égard aux sécheresses et aux famines devenues si communes dans certaines provinces par le défaut de puits et de canaux. Trompé dans son espoir, le cultivateur n’a pas les ressources qu’offraient, sous les empereurs, les travaux publics, ainsi que les manufactures indigènes, qui occupaient tant de bras ; ces manufactures ont été détruites, afin d’éviter une concurrence fâcheuse pour celles de la métropole. La culture forcée de l’opium, si nuisible au sol, si peu profitable au cultivateur, envahit des royaumes entiers et tous les meilleurs terrains, ceux qui produiraient des plantes utiles à l’homme. Le monopole du sel, principalement à charge à la masse de la population, qui en consomme une grande quantité à cause de sa nourriture toute végétale, est un des plus odieux et des plus tyranniques pour les malheureux Hindous. Tous les petits princes dont les états ont été morcelés et les trésors épuisés se sont vus forcés de renvoyer une foule de serviteurs qu’ils occupaient autrefois. Ces grands fleuves qui, au moyen de canaux, de dérivations, pourraient fertiliser d’immenses régions, vont perdre inutilement leurs eaux dans la mer ou les sables. Depuis plus d’un siècle que les Anglais possèdent ce beau pays, qu’ils ont peu fait pour le bonheur du peuple ! Est-ce en multipliant les boutiques d’opium et de marchands de vin jusque dans le moindre village, qu’ils ont pu améliorer l’état moral des individus ? L’Inde n’a guère servi qu’à alimenter les fabriques de l’Angleterre, à recevoir ses exportations en hommes comme en marchandises, à enrichir de ses trésors les employés de la compagnie. C’est même à la compagnie principalement que la conquête est profitable. Les avantages que peut en retirer la métropole paraîtront bien minimes, si l’on songe à l’étendue et à la qualité du sol, à ses produits et à sa population. En supposant que la race hindoue ou musulmane consommât par individu, en marchandises anglaises, un dixième seulement de ce que consomme un settler de la Nouvelle-Galles du Sud ou un Européen de l’Hindoustan, l’Inde seule produirait pour les douanes de la métropole un revenu de plus de 800 millions de francs. Manchester, Birmingham, Liverpool et toutes les cités manufacturières de la Grande-Bretagne n’auraient jamais trop de bras pour suffire à tant de besoins. Malheureusement pour l’Angleterre, il n’en est pas ainsi. Les draps et les armes ne trouvent d’écoulement que parmi les cent mille Anglais disséminés sur la presqu’île gangétique, et dans l’armée de deux cent vingt mille cypaies qui forme la principale force militaire de la compagnie. Pour les boissons alcooliques, le sucre, thé, café, conserves alimentaires, quincaillerie, coutellerie, objets de luxe, etc., ce sont les Anglais seuls qui en usent, et l’Amérique est encore là pour faire une concurrence fâcheuse à la métropole. Les articles de chaussure et de sellerie sont préparés et travaillés dans le pays. Les indigènes les plus aisés achètent seuls des étoffes de coton ; la classe moyenne préfère les doutti[5] et les doupatta[6] grossiers fabriqués dans la contrée. Les radjas, les naouabs, font venir pour eux et leur harem, de Delhi, de Bénarès, de Gouzerat, des étoffes d’or, d’argent et de soie, qu’on n’a pas encore essayé d’imiter en Europe. Amrutsir, Kaschemir, Loudiana, leur fournissent les châles nécessaires dans la saison froide. La France envoie les objets de mode et de fantaisie, ainsi que ses vins fins et ses eaux-de-vie. Genève fournit son horlogerie. On le voit, le commerce de ce vaste empire n’est pas aussi profitable à l’industrie anglaise qu’on pourrait d’abord être porté à le croire. L’Hindou a peu de besoins ; quelle que soit l’augmentation de sa fortune, ses dépenses restent à peu près les mêmes. Ses goûts sont en tout opposés à ceux des nations civilisées de l’Occident. Il n’y a que les omrav (nobles) qui se montrent fastueux et prodigues ; mais c’est en femmes, en chevaux, en éléphans, en esclaves, qu’ils dissipent leur argent. À peine trouve-t-on chez eux quelques tableaux, quelques armes d’Europe, quelques objets de luxe insignifians. Quant aux clans montagnards situés sur les flancs méridionaux des Himalayas, on ne voit chez eux aucun article d’origine anglaise.

L’Inde, qui autrefois recevait de l’Europe les métaux précieux en échange de marchandises, est maintenant obligée d’en fournir continuellement. On sait qu’une partie considérable de l’argent qui, sorti des mines de l’Amérique, était emporté en Asie par diverses routes, arrivait dans l’Hindoustan. D’un autre côté, une multitude de navires indiens, hollandais, anglais ou portugais, allaient tous les ans porter des produits de l’Hindoustan au Pégou, à Tanasserim, Siam, Ceylan, Achem, Macassar, aux Maldives, à Mozambique, etc. Ils rapportaient aussi dans l’Inde beaucoup d’or tiré de ces divers pays. Une partie de l’argent que les Hollandais rapportaient du Japon venait tôt ou tard se vendre dans l’Hindoustan et n’en sortait plus guère ; car, bien que ce pays eût besoin de cuivre, de girofle, de muscade, de cannelle, que les Hollandais lui expédiaient du Japon, des Moluques, de Ceylan et d’Europe, et quoique l’Angleterre lui fournît du plomb, la France des écarlates, la Perse et l’Arabie des chevaux, la Chine du musc et de la vaisselle, les îles de Bahrein des perles, le Caboul des fruits, etc., les métaux précieux n’en restaient pas moins dans le pays, parce que les négocians recevaient en échange des marchandises, y trouvant mieux leur compte qu’à remporter de l’argent. L’Hindoustan était devenu ainsi comme un abîme où venait s’engloutir une grande partie de l’or de l’Europe et de l’Asie. L’Angleterre a trouvé moyen d’épuiser cette mine si féconde sans en employer la moindre partie en monumens ou en objets d’utilité publique. Tout ce que l’Inde possède en ce genre remonte à ses princes indigènes ; la compagnie n’a pas ouvert un puits, creusé un étang, coupé un canal, bâti un pont, si ce n’est pour le passage des troupes ; encore c’est ordinairement un ouvrage si éphémère, que l’année suivante il faut remettre la main à l’œuvre. Les travaux des Hindous, comme ceux des Romains, étaient gigantesques et semblaient faits pour l’éternité ; ceux des Anglais portent un cachet de mesquinerie presque général ; les seules routes qu’on ait tracées sont celles de Bombay et de Calcutta, qui viennent se joindre à Delhi ; elles sont impraticables pour les voitures dans la saison des pluies, parce qu’elles ne sont ferrées qu’en partie.

Quant à ces écoles anglaises établies à Calcutta, Madras, Bombay, Agra, Dehli, Benarès, où les fils des babous (riches hindous) et des sercars (courtiers) envoient seuls leurs enfans, elles sont ordinairement plus nuisibles qu’utiles et ne servent qu’à former des écrivains pour les bureaux et cours de justice, ou des pédans qui deviennent une plaie pour leurs compatriotes. Les élémens d’instruction qu’on y enseigne sont la grammaire, le latin et une géographie tronquée. À quoi ont abouti toutes ces missions, ces écoles anabaptistes, luthériennes ou catholiques ? Uniquement à faire connaître leur impuissance. Ce n’est qu’après avoir amélioré la position physique de l’individu qu’on devrait s’occuper de sa position morale ; l’homme qui a faim, qui a froid, qui souffre, réclame avant tout des alimens, des vêtemens, ou les moyens de s’en procurer. Dans une contrée où il y a tant de malheureux, on chercherait en vain un seul hôpital civil, un seul bureau de bienfaisance ; il n’y a que les soldats et les employés du gouvernement qui aient droit à sa charité ou à ses bienfaits. L’influence tant vantée des missions est nulle ; elles n’ont d’autres prosélytes que des enfans sans parens que les missionnaires achètent en bas âge, et qui plus tard retournent tous à la religion de leurs compatriotes. Il faut le dire aussi, les sectateurs du Christ ne sont guère plus charitables, plus humbles, que les disciples de Brahma, de Confucius ou de Mahomet ? À quoi bon prêcher l’abstinence à des hommes dont les pénitences sont si terribles qu’elles auraient peut-être effrayé nos premiers martyrs ? Sont-ils bien venus à prêcher l’humilité à de pareils hommes, ceux à qui il faut des palais, des palanquins, des voitures et de nombreux domestiques ? J’ai assisté au service divin dans les temples de Sérampour, de Benarès, de Loudiana, de Delhi, de Simlah ; il n’y avait là aucune oreille hindoue pour recueillir la parole du Seigneur, aucune voix pour interrompre celle de l’officiant, si ce n’est l’écho de ces voûtes. On prêchait dans le désert.

Si l’on voulait que les missions religieuses étendissent et consolidassent leur influence dans le pays, il faudrait que le gouvernement anglo-hindou se montrât moins pénétré de l’importance de la mythologie brahminique. Il serait mal sans doute de heurter les préjugés religieux de ces nations, ou de les combattre à la manière du clergé catholique espagnol dans ses possessions des Indes et de l’Amérique ; mais on pourrait se montrer tolérant, sans paraître partager, comme on le fait, toutes les superstitions qui arrêtent dans son développement la société hindoue. Durant les fêtes de la Dourga et de Kali, les canons du fort William ne cessent de tonner en l’honneur de ces deux déesses. À la fête de la Kali surtout, le fanatisme religieux s’abandonne aux plus cruelles et aux plus dégoûtantes folies dans les processions publiques, qui se font alors au son des instrumens ; les uns, couverts de vêtemens où le sang ruisselle, paraissent à ces processions la langue percée d’une broche ; d’autres ont les paupières recouvertes d’hameçons, ou bien ils passent, en plusieurs parties de leur corps, des bambous flexibles entre la peau et la chair. Ces cérémonies ont quelque chose de plus révoltant que celle du satti même[7]. Est-ce qu’un gouvernement chrétien devrait, comme les brahmes, exploiter la crédulité des pauvres Hindous, et vivre aux dépens de la pagode de Jaguernat ? Devrait-il prélever un impôt d’une roupie sur tout individu qui se baigne au confluent du Gange et de la Djoumna, ou à Hurdouor, à une certaine époque de l’année ?

Les Européens jugent trop souvent de l’état actuel de l’Hindoustan d’après les villes maritimes, telles que Madras, Bombay et Calcutta, villes qui ont à elles seules le monopole du commerce de toute la presqu’île aussi bien que du golfe Persique et de la mer Rouge. Ces villes sont les seules précisément où se soient concentrées les richesses et l’aisance. Mais peut-on comparer les habitans de ces cités opulentes aux populations répandues dans tant de royaumes, de villes et de villages ? Si, en se reportant vers le passé, on erre au milieu des dunes solitaires où s’élevaient autrefois des capitales florissantes, quel changement ! Que sont devenus les trésors de Golconde et de Bejdapour ? Ces cités ont-elles été frappées de la peste ? Visitons Dakka sur le Brahmapoutra ; cherchons ces fabriques où se tissaient les mousselines délicates qui, par leur cherté, étaient réservées à la parure des reines ou des sultanes. Ses ateliers sont détruits ; nous ne rencontrons plus que quelque malheureux tisserand travaillant au milieu des décombres et des jardins qui occupent l’emplacement de l’ancienne capitale du Bengale : là où vivaient autrefois deux cent mille ames, à peine en compterait-on quinze mille. Traversons tout ce Djessore où des milliers de rivières fertilisent sans cesse des terres si riches en indigo. Dans ce petit delta du Gange, il se commet plus d’abus tyranniques, plus d’actions déshonorantes que dans les quatre présidences réunies ? Là l’Européen, le cultivateur d’indigo, peut s’emparer du champ de son voisin, couper la plante à sa maturité, et profiter impunément des travaux et des sueurs du malheureux Hindou, pourvu qu’il ait plus d’argent que lui pour acheter de faux témoins. Un faux témoignage se vend généralement trois à quatre roupies.

Prenons le Bagarapty et remontons le Gange jusqu’à Radjemahal ; une forêt de bambous a remplacé la grande ville ; le palais du prince était assis sur le rivage, le fleuve en a englouti la moitié. Il restait encore quelques appartemens de marbre couverts d’inscriptions arabes en lettres d’or : on vient d’en mutiler les restes, afin d’orner la demeure du civilian (employé civil) et du marchand. Plus loin, Monghyr, situé aussi au pied des montagnes, dans une position magnifique, n’a plus qu’une misérable population de forgerons, d’armuriers et de pêcheurs vivant sur une plage sablonneuse, dans de mauvaises huttes. Le fort est occupé par des invalides. Sur l’emplacement de l’ancienne ville sont des jardins et quelques villas de civilians. Laissons Patna, Ghazipour, Bénarès, qui ont déjà perdu beaucoup de leur splendeur primitive. Détournons nos yeux de cette superbe forteresse hindoue, Chounarghar ; là gémit une héroïne, une princesse musulmane, la reine de Lacknao, qu’on a violemment arrachée de son trône. Amarrons un instant notre houlack (bateau indien) à cette colonne renversée, au confluent du Gange et de la Djoumna ; nous voici dans la cité de Dieu, Allahabad, la capitale du Bandelkand. Le fort, un des plus beaux et des plus considérables de l’Inde, est encore parfaitement bien conservé ; mais où est la ville ? Nous passons toujours au milieu des benglas (maisons européennes avec jardin), qui occupent une étendue de près de deux milles. Ce petit village de banians (marchands hindous), où l’on ne voit que marchandises anglaises, c’est Kidgunge, devant qui s’est effacée la vieille cité ; le châok ou marché est tout ce qui en reste. Mais quel est ce camp ? quels sont ces hommes portant costumes et physionomies étrangères ? Ce sont des Maharrates, les serviteurs de la régente de Goualior, la Badja-Bhaï, qu’on retient injustement prisonnière. Le muézim appelle les fidèles à la prière, du haut d’une tour en ruine ; cette tour est le dernier débris qui soit resté debout de la superbe mosquée Djumna-Mesdjid ; tous ces fragmens, ces colonnes mutilées gisant dans les eaux du fleuve, lui appartenaient jadis. Pour un millier de roupies, on aurait pu cependant opposer une digue à la Djoumna, et conserver un chef-d’œuvre d’architecture musulmane.

Quittons ces décombres ; peut-être serons-nous plus heureux dans nos autres excursions. Cet homme à la mise simple, au port noble et majestueux, qui s’avance vers nous, c’est un prince hindou, le radja de Pouna, naguère riche et puissant, maintenant pauvre et malheureux. On lui a pris ses trésors, on l’a chassé de ses états au mépris des traités sanctionnés par le parlement ; il a honte de ne pouvoir nous offrir le khillat (habit de cérémonie que donnent les radjas et les naouabs). Voici le schaa-zade (fils d’empereur), auquel l’agent anglais vient de permettre de faire une promenade sur la Djoumna. Ce dernier rejeton de ces rois qui s’intitulaient les conquérans du monde est pensionné, nourri, habillé par les fils de ces marchands qui mendièrent autrefois de ses aïeux un coin de terre au fond de leurs provinces les plus reculées. Depuis la conquête anglaise, tous ces rois de l’Hindoustan sont réduits à un état de pénurie extrême. La compagnie a dissipé leurs richesses, envahi leur territoire, et forcé les héritiers légitimes à quitter le trône pour mettre à leur place des créatures qu’elle oblige, pour ainsi dire, à opprimer les populations, afin de les préparer à passer plus aisément sous le joug britannique. Ne pouvant soutenir leur rang à cause des exigences sans fin des agens politiques placés à leur cour, et des troubles qu’ils y fomentent, la plupart de ces princes finissent par faire abandon de leurs états pour une pension annuelle reversible sur leurs enfans ; mais des chicanes et des contestations sans nombre ne manquent jamais de s’élever quand il s’agit de la payer.

J’ai vu en 1838, à Calcutta, les petits-fils de Typou-Sultan ne recevoir plus que 150 roupies par mois au lieu de 40,000 qu’on leur avait d’abord promises ; en 1840, l’héritier présomptif de la couronne de Bourdouan (radja Pertab Chand) était emprisonné et traité comme un imposteur, parce qu’il venait réclamer l’héritage de ses pères, qu’on avait donné à un de ses oncles au prix de sacrifices énormes ; c’était une restitution de plus de 100 lacks de roupies (25 millions de francs[8]) que le gouvernement avait à lui faire. On ne niait pas la dette ; mais, comme on voulait éviter de la payer, on entamait un procès. On conservait ainsi les apparences de la justice aux yeux des populations, qu’on cherche toujours à capter, en détruisant cependant d’une manière lente et sourde tout ce qu’il y a de noble et de généreux en elles. Le radja de Sattara est accusé de trahison ; on s’empare de ses états, on pille ses trésors et on le relègue à Bénarès. Il a porté plainte à la chambre des communes. Le naouab de Bénarès, surnommé le gros naouab, a fait en 1838 un voyage en Angleterre, pour aller réclamer le royaume d’Aoude. Il en avait été exclus au profit d’un vieillard imbécile dont le droit était nul d’après la loi musulmane qui régit cet état. La veuve du dernier roi[9], dont les aïeux avaient rendu tant de services au gouvernement de Calcutta lors de la guerre du Népaul, a été renfermée dans la forteresse de Chounar pour s’être montrée digne du Mesned[10]. La femme de Holkar est retenue prisonnière dans un château maharratte, sur les bords de la Nerbouddha. La régente de Gualior est confinée à Allahabad. Les radjas de Courg, de Visinagram, et un prince du Carnatic, sont exilés à Bénarès. Dost Mohamed, adoré de ses sujets, est détrôné pour un monstre que les Afghans ont chassé trois fois, et que ses vices peuvent faire assimiler aux Domitien et aux Héliogabale. Le radja de Bénarès, qui remplace l’héritier légitime, est un homme des plus médiocres et des plus ineptes. Le naouab de Mourchedabad, dont les aïeux possédaient le Bengale, vient de mourir à vingt-deux ans ; il touchait une pension annuelle de 18 lacks de roupies (4,500,000 francs) ; il laisse entre les mains du gouvernement de Calcutta un enfant qui a droit à la même rente viagère. La rani (princesse hindoue) de Firozepour a légué ses états à la compagnie, afin de s’en assurer la jouissance de son vivant : elle laisse aussi un neveu dans la misère. La begoum (princesse musulmane) de Sardanhah en a fait autant. Enfin un naouab, à Delhi, a été pendu parce que l’agent politique, M. Frazer, avait été tué en sortant de chez lui ; cependant il n’a jamais été prouvé que le malheureux prince fût complice de ce guet-apens, dont son durouan (portier) était l’auteur.

Mais détournons nos yeux de ce triste tableau et visitons les classes inférieures ; grace à l’obscurité de la naissance et à leur pauvreté même, elles auront sans doute échappé à l’oppression. À côté de ces bois de manguiers, dans un enclos séparé et un peu distant du village, quelles sont ces huttes en forme de ruches d’abeilles ? Sans les volailles et les couvertures de laines exposées au soleil, on les croirait désertes. Pas un homme, pas une femme, pas même un enfant ; c’est la demeure des choumars (corroyeurs). Un officier anglais vient de passer par le village ; il a fallu que ces pauvres gens lui fournissent les bêtes de somme nécessaires pour transporter ses nombreux bagages ; à force de coups et de menaces, les soldats les ont obligés à charrier les caisses de leur officier, en suivant à pied le pas des chevaux. Arrivés au prochain hameau, ils seront remplacés par leurs frères de caste (bhaï) ; ils ne recevront pour tout paiement que des injures et auront perdu la moitié d’une journée. Ces corvées sont des plus pénibles pour les castes sur lesquelles elles pèsent. Les malheureux qui composent ces castes se voient complètement assimilés aux bêtes de somme. Lorsque lady Macnaghten allait rejoindre son mari dans le Caboul, j’ai vu, entre Sirhind-Bassi et Loudiana[11], trois bigaris[12] traqués par les soldats comme des bêtes fauves. On finit par les contraindre à transporter les nombreux bagages de la caravane, quoiqu’elle comptât déjà plus de quarante chameaux chargés. Ils ne reçurent aucun paiement. Les domestiques des Européens ne manquent pas de suivre l’exemple de leurs maîtres, ils arrachent souvent un pauvre Hindou à ses travaux pour porter la valeur de dix livres pesant. À défaut d’hommes, on prend les femmes, et même celles qui ont des enfans à la mamelle.

Cette famille assise sur le bord de la route, à côté du cadavre d’un chameau, dévorant des lambeaux de chair crue et presque en état de putréfaction, ce sont des kanjars ; ils sont en horreur à la communauté des Hindous aussi bien qu’aux musulmans. Là où ceux-ci mourraient de faim, ils trouvent une nourriture abondante ; ils n’ont pour rivaux que les chiens parias, les chacals, les vautours et la nombreuse tribu des oiseaux de proie. N’allez pas croire que ce soit par goût qu’ils préfèrent cette nourriture ; lorsqu’ils peuvent se procurer de la viande saine, de la farine ou des végétaux, ils se gardent bien d’avoir recours aux cadavres. Je n’ai rien vu, du reste, de plus hideux et de plus dégoûtant que ces kanjars. Ils sont beaucoup plus noirs que les Hindous des autres castes ; on sait que la couleur plus ou moins foncée de la peau est un signe certain du plus ou moins de dégradation des castes. Ainsi, la caste des brahmes est sans contredit la plus belle et la plus blanche, et annonce une origine étrangère. Le kanjar est sujet à la lèpre, aux dartres, aux ulcères ; sa malpropreté et sa nourriture immonde rendent presque inévitable chez lui le développement de ces tristes infirmités. On le voit fumer avec délices le gandja (cannivis sativa), espèce de chanvre, et souvent il s’enivre de boissons fermentées. Les Hindous de cette caste habitent à côté des villages, dans un endroit réservé, et sont employés à l’enlèvement des immondices.

Où vont ces milliers d’Indiens qui suivent un seul Européen ? Ils partent pour Calcutta, afin de se rendre de là à Maurice, où ils vont remplacer les nègres qu’on y a émancipés. N’ayant pas les moyens de se nourrir au milieu d’une contrée si riche, où le quart d’un terrain si fertile reste inculte, ils sont forcés d’émigrer ; des spéculateurs avides ont déjà trouvé le moyen de les frauder de trois mois de paie sur les six qu’ils vont recevoir en avance. Combien ne reverront plus le ciel qui les a vus naître ! Le désespoir, la maladie, ne tarderont pas à décimer ces malheureux, entassés comme des animaux à bord des navires[13].

Que reste-t-il d’Oudjein, Bhopal, Djeypour, Gualior, Indore, Haïderabad, Ahmedabad, Furkabad, Delhi, Agra, toutes villes capitales d’états florissans ? À plusieurs milles à l’entour, vous ne voyez que colonnes, temples renversés, monumens déserts. Les bêtes fauves et les reptiles ont remplacé les habitans ; tout est désert, silencieux ; l’oreille n’est plus frappée par le kosch amendi (bienvenue) du maître ; le cri plaintif du chacal ou le sifflement de la couleuvre capel résonnent seuls autour du voyageur. Le vent brûlant du désert vient s’engouffrer sous ces voûtes qui retentissaient autrefois des accords de la scitare (guitare) ou du dol[14]. Surpris de cet abandon, si vous interrogez le musulman, il vous répondra « Quand la destinée est là, toute précaution est vaine ! » Cette croyance, qui fit autrefois la grandeur des disciples du prophète, est maintenant la cause de leur décadence. Questionnez l’Hindou, sa réponse sera bien différente : « Elle s’est emparée du pays par la ruse ! » dira l’Hindou au caractère souple et rampant, en parlant du kompeire sahéb bahadour, l’honorable et victorieuse compagnie.

L’ancien système monétaire, si pur, entièrement exempt d’alliage, a été en partie réformé ; les monnaies des conquérans contiennent une grande quantité d’alliage, et sont entièrement dépréciées par les indigènes.

De tant de royaumes répandus sur la vaste presqu’île gangétique, trois seulement ont échappé à la ruine générale causée par le défaut d’organisation militaire, ainsi que par l’indécision et le manque d’accord entre des états que séparent les uns des autres la religion, le langage, les mœurs et les traditions. Ces trois royaumes sont le Birman, le Népaul et le Pendjab. Ce sont aussi les seuls qui aient conservé les moyens de lever et entretenir des armées ; mais ces armées ne pourront jamais lutter avec avantage contre le gouvernement anglo-hindou, tant qu’elles ne seront pas organisées sur le pied militaire de l’Europe. Or on ne peut douter que la discipline européenne ne leur soit applicable. Il suffit de voir les deux cent mille cypaies que l’Angleterre a enrégimentés d’une manière si admirable, qu’on ne peut distinguer qu’à la couleur ces régimens de ceux de la reine ; il y a même parmi eux moins d’infractions aux lois du code militaire. Le titre de guerrier inspire au cypaie une telle fierté, qu’il s’est fait exempter d’un châtiment dégradant qu’on inflige encore au soldat anglais, je veux parler de la bastonnade. Toutefois cette fierté n’engendre pas la licence.

Les Birmans et les Népalais ont déjà essayé leurs forces contre les troupes de la compagnie : ils ont déployé dans cette lutte une bravoure extraordinaire ; mais que peuvent faire des masses indisciplinées contre les manœuvres et l’artillerie habilement conduites ? Ils ont eu à regretter la perte de quelques provinces et celle de leurs plus braves défenseurs, fort heureux encore si ces désastres devaient leur servir de leçon pour l’avenir, au lieu de leur donner une idée exagérée de la puissance de leurs voisins. Quant au Pendjab, c’est un véritable état féodal composé d’une infinité de principautés (djaguîr) presque toujours en guerre les unes avec les autres, mais dont une main ferme et puissante avait fini par former un corps compact en les subjuguant d’abord et dirigeant ensuite leur ambition vers la conquête. La nation des Sicks, qui habite le Pendjab, n’a jamais osé entrer en lutte ouverte avec la compagnie, quoiqu’elle ait eu les occasions les plus favorables, par exemple, pendant les guerres successives que le gouvernement anglo-hindou a soutenues contre les Maharrattes, les Djaths, le Népaul, le Birman, le Radjpoutana, et dernièrement la plus favorable de toutes lors de la position critique des Anglais dans le Caboul. Cette nation aurait non-seulement été capable d’opposer une barrière insurmontable aux envahissemens de l’Angleterre dans le nord de l’Hindoustan, elle aurait encore pu ébranler son pouvoir dans l’Inde centrale en y réveillant quelques sympathies et en donnant l’exemple aux états chez lesquels il restait une étincelle de vie. Randjit-Sing avait des trésors immenses, une armée de quatre-vingt mille hommes qu’il désirait organiser à l’européenne. Adoré de ses soldats, admiré par les nations hindoues, ayant lui-même une volonté de fer, il ne lui manquait que des hommes éclairés pour commencer et achever cette révolution. Deux officiers se présentèrent à sa cour ; ils furent parfaitement accueillis, et on les mit immédiatement à l’œuvre ; mais, au lieu d’appeler d’Europe à leur aide d’autres militaires expérimentés dans toutes les branches de l’art de la guerre (ce que demandait le radja), ces officiers semblèrent prendre à tâche d’écarter tout ce qui aurait pu leur donner de l’ombrage, et n’attirèrent généralement dans le Pendjab que des hommes dont tout le mérite consistait dans une obéissance aveugle, et dont plusieurs étaient déjà flétris dans l’opinion publique. À la recommandation de l’agent politique anglais à Loudiana, le capitaine Wade, ils s’adjoignirent aussi quelques officiers de l’armée britannique[15] qui, dans un cas de guerre avec la compagnie, devaient quitter immédiatement le service des Sicks, tandis qu’en attendant ils pouvaient fournir des renseignemens précieux à leur gouvernement. Tels ont été jusqu’aujourd’hui la plupart des conseillers des princes de l’Hindoustan, tous portant ou prenant le nom de Français. Le général Perron chez les Maharrattes, le général Martin dans le royaume d’Aoude, ont plutôt servi les intérêts de la compagnie que ceux des princes qui avaient en eux une confiance aveugle ; Jean-Baptiste[16] et l’Arménien Jacob ne sont que des traîtres qui concentrent en eux seuls toutes les forces du Scindia. MM. Allard et Ventura ont sans contredit rendu de très grands services, mais ils se sont un peu trop enivrés de l’encens qu’on leur prodiguait sur le territoire anglais. Comme militaire, M. Allard n’aurait pas dû s’assimiler à un marchand, et moins encore à un boutiquier soudagar[17], car c’était se dégrader aux yeux de la nation, qui ne regarde comme noble qu’une seule profession, celle des armes. Ces deux officiers ont trop oublié qu’ils étaient Français avant tout. Un Anglais n’aurait pas agi ainsi à leur place. Allez le long de la mer Rouge, et vous verrez les difficultés que le capitaine Hay[18] jettera sur vos pas.

M. Court est venu dernièrement avec huit mille Sicks au secours du général Pollock, afin d’ouvrir les défilés du Khéber, où l’armée anglaise tremblait de s’aventurer seule. Il n’ignore cependant pas que l’Angleterre a depuis long-temps les yeux fixés sur le Pendjab ; les désastres seuls du Caboul ont retardé la chute de cet état. Déjà les Anglais ont pris en partie possession du pays par la concentration de plusieurs régimens à Peschaver. Les forces réunies à Loudiana et à Firozepour peuvent être en un moment lancées sur Lahore. Ajoutons que l’Angleterre a besoin des trésors de Goomdeghar pour combler le déficit de la guerre de I’Afghanistan, et que ses frontières naturelles sont l’Indus jusqu’à Attok et les montagnes de Kaschemir. En 1838, Randjit-Sing ne voulut jamais permettre l’entrée des troupes anglaises sur son territoire ; il se contenta de leur fournir des provisions et des bateaux, et prit l’engagement de marcher sur le Caboul avec l’armée qu’il avait assemblée à Peschaver.

Les habitans des campagnes et les industriels des villes ne prenant jamais part aux querelles de leurs princes, quand celui-ci a été battu, quand ses trésors ont été pillés, il ne trouve aucune ressource parmi ses sujets. Le rayot ne connaît que le zemindar, qui est dans une entière dépendance vis-à-vis du canoungae[19]. Dans les temps de crises, les banians (petits marchands), les mahadjens (négocians), les cherraf (changeurs), les sahokar (banquiers), et toute la caste des saoudagards (colporteurs), enfouissent leurs trésors et leurs marchandises, puis ils attendent patiemment les résultats de la guerre. On ne voit pas, comme en Europe, les diverses peuplades prendre les armes pour repousser un ennemi commun ; il n’y a chez elles aucune nationalité, si ce n’est celle de la caste, qui ne peut soulever de passions que lors des fêtes religieuses.

Tel est le caractère des populations indiennes à quelques exceptions près ; il y a bien de temps à autre des insurrections partielles parmi les musulmans d’humeur très turbulente qui habitent les royaumes d’Aoude, Haïderabad, les environs de Bengalor, dans la patrie d’Aïder-Ali, parmi les tribus bordant l’Indus, dans le Radjpoutana même ; mais ces insurrections, n’ayant pas un but politique fondé sur l’amour de la patrie, et ne trouvant aucun écho chez les peuplades voisines, tombent d’elles-mêmes, ou disparaissent à l’aspect d’un ou deux régimens, souvent formés de soldats nés dans le pays même. Le soldat indien, comme le chien, ne sait qu’obéir à la main qui le nourrit ; il exécutera aveuglément tous les ordres, pourvu qu’ils ne soient pas en opposition avec ses préjugés religieux. Quant aux mots patrie, honneur, ils sont renfermés dans l’expression hindoustane : Némack hallai (fidèle au sel). C’est aussi l’expression biblique qui signifie un serviteur honnête et fidèle. Bien loin de prendre part à aucun soulèvement, la classe industrielle verrait, au contraire, une pareille crise avec effroi, sachant bien que ce qu’elle aurait de plus précieux et de plus sacré deviendrait la proie d’une soldatesque furieuse. Les Maharrattes s’étaient fait détester par leur férocité et leurs brigandages, leur passage étant toujours marqué par le fer et le feu. Les Pindarris ont laissé des souvenirs qui rappellent les scènes des cannibales ; c’étaient les paisibles habitans, leurs propres compatriotes, qui souffraient seuls de leurs cruautés. La descente des Népalais fut aussi marquée par le massacre des peuplades inoffensives des plaines. Cette armée de fakirs que le fanatisme religieux avait créée mettait tout à feu et à sang. Pour qu’il y eût soulèvement général, il faudrait, nous le répétons, que les masses y fussent intéressées ; il faudrait qu’elles n’eussent qu’une même religion, qu’un même langage, qu’elles ne fussent pas subdivisées en castes, sectes, variétés de castes et de sectes, hors desquelles il n’y a aucun intérêt. Les musulmans[20] et les Hindous, répartis sur toute la presqu’île de l’Inde, quoique d’une manière bien inégale[21], sont toujours en présence les uns des autres avec les mêmes haines et les mêmes préjugés.

La politique anglaise n’a pas manqué de profiter de tant d’avantages en excitant les inimitiés de prince à prince, de royaume à royaume. Lors de la guerre des Birmans, le roi de Lacknao avança à la compagnie deux korors[22] (50 millions de francs), et leva à ses frais deux régimens qui ne lui appartenaient pas ; pendant la guerre des Maharrattes, des Djaths, du Népaul, les populations musulmanes montrèrent le même dévouement. À l’époque de l’expédition du Caboul, on fit un appel général à tous les souverains dont les états se trouvaient enclavés dans ceux de la compagnie ; il n’y eut pas un de ces chefs qui ne contribuât au-delà de ce que ses moyens lui permettaient. On aurait dit une ligue générale contre un ennemi commun. Le royaume d’Aoude avança plusieurs korors de roupies, et arma à ses frais ; le radja de Pattala mit tous ses trésors, ses éléphans, ses chameaux, à la disposition du commissariat anglais. Tel est l’aveuglement de ces princes ; on dirait que, ne sachant se conduire eux-mêmes, ils craignent de sortir de la tutelle sous laquelle ils sont habitués à vivre, et n’osent franchir le cercle que les political agents ont tracé autour d’eux : aussi presque tous les frais de cette folle expédition du Caboul ont-ils été supportés par les princes de l’Hindoustan.

En somme, l’Angleterre a-t-elle bien mérité de tous ces peuples de l’Asie ? Pour tout l’or qu’elle a retiré et qu’elle retire chaque jour de ces riches contrées, a-t-elle au moins répandu dans l’Hindoustan quelques-uns des avantages de la civilisation moderne ? Nous sommes forcé de répondre négativement. Un peuple si avancé dans les arts, les sciences, l’agriculture, l’industrie, s’est bien gardé d’y faire participer les populations indiennes. Pour mériter le titre de Romains d’aujourd’hui, que les Anglais se donnent, ont-ils fait au moins quelques-uns de ces travaux utiles et gigantesques que les Romains ont partout laissés sur leur passage ? C’est encore négativement qu’il faut répondre. Qu’ils se hâtent cependant, qu’ils donnent à l’Inde les germes de civilisation et de prospérité matérielle qu’elle a droit d’attendre de ses conquérans européens. S’ils y manquaient, la seule trace de leur séjour dans l’Inde pourrait bien n’être marquée que par des monnaies à l’effigie de la couronne d’Angleterre, et la numismatique devrait les classer à côté de celles des rois barbares, qui, à diverses époques, ont subjugué ces contrées paisibles, jadis si florissantes.


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  1. Ces impressions s’écartent un peu de l’idée qu’on se fait généralement de l’Inde anglaise, comme de l’opinion exprimée à diverses reprises dans la Revue, en ce qui touche la politique de l’Angleterre vis-à-vis de l’Hindoustan. Nous n’en avons pas moins cru devoir les accueillir à titre de renseignemens puisés sur les lieux mêmes, pendant un long séjour, par un homme grave et consciencieux.
  2. En 1837, pendant que j’étais à Calcutta, occupant une maison dans la rue Chitpodrad, à côté d’une famille mongole, une jeune femme, qui s’était échappée de la maison voisine, en passant sur les saillies que formaient les pierres du mur du premier étage, se présenta tout à coup à ma croisée, les mains jointes, les yeux égarés. Aussitôt qu’elle eut pénétré dans ma chambre, elle saisit mes pieds, qu’elle tenait étroitement embrassés, refusant de se lever jusqu’à ce que je lui promisse ma protection. Elle avait au cou les marques d’une chaîne ; sa bouche était saignante ; un coup qu’elle venait de recevoir lui avait brisé les trois dents de devant. Elle me raconta qu’elle vivait chez cette famille mongole depuis trois ans avec d’autres esclaves, qu’elles étaient presque toujours enchaînées, surchargées de travail et maltraitées. Je fis prévenir la police, qui la mena devant le magistrat, chez lequel elle fit sa déposition. Le Mongol ne fut pas puni.
  3. Caravansérails.
  4. Farine de maïs.
  5. Pièce de toile qui sert à l’habillement des Hindous.
  6. Pièce d’étoffe dont s’enveloppent les femmes hindoues.
  7. Cérémonie où la femme se brûlait sur le corps de son mari.
  8. Le lack de roupies est de 250,000 francs.
  9. Il mourut, dit-on, empoisonné.
  10. Quand elle apprit la mort de son époux, la begoum se trouvait dans une maison de plaisance à quatre kosso de Lacknao. À cette nouvelle, elle monta aussitôt un éléphant de bataille, et, suivie d’une trentaine de cavaliers seulement, elle se présenta aux portes de la ville. Toute la population était en armes. N’ayant pu se faire ouvrir, elle lança à plusieurs reprises son éléphant ; après plusieurs secousses, les gonds cédèrent ; son courage, sa jeunesse, sa beauté, firent le reste. Elle s’assit sur le trône. Quelque temps après, des troupes anglaises arrivèrent ; le major Low, de la part de son gouvernement, lui intima l’ordre de quitter le palais. Sur son refus, elle en fut violemment arrachée, et, pour tout serviteur, on ne lui laissa qu’une métrani, femme de la condition la plus abjecte dans la classe musulmane.
  11. Villes appartenant au radja de Pattala, principauté sicke, en-deçà du Sutledge.
  12. Du mot anglais beggar, mendiant.
  13. La métropole voulut arrêter, il y a quelque temps, ce commerce d’hommes, à cause des abus et des plaintes sans nombre qui étaient parvenues aux oreilles du gouvernement ; on donna même des ordres à cet effet, mais les demandes réitérées des planteurs de l’île de France, appuyées de celles des spéculateurs, ne tardèrent pas à faire lever cet embargo.
  14. Tambour que les Indiens frappent alternativement des deux mains en s’accompagnant de la voix.
  15. Les capitaines Steambach, Folks et Faux.
  16. Il est fils d’un officier français de l’armée du général Perron ; sa mère était Maharrate. C’est maintenant un vieillard de soixante-treize ans, possédant une fortune immense. Il est commandant de l’artillerie, a sous ses ordres un camp de huit mille hommes, et a toujours été au service des Maharrates. Pour cause de trahison, le maharadja, l’avait fait attacher sur un canon, les mains enveloppées de mèches, et avait déjà donné l’ordre d’y mettre le feu, quand Jean-Baptiste fut sauvé et réinstallé par l’intercession du commandant anglais, à qui il avait livré le territoire.
  17. M. Allard avait un magasin à Lahore où l’on trouvait jusqu’à des allumettes phosphoriques ; il était tenu par son domestique Baptiste.
  18. Agent politique à Aden.
  19. Officier du revenu public, dont l’approche est toujours suivie d’un ou deux régimens et d’une pièce d’artillerie, car tel est le mode général de lever les impôts chez les princes natifs. Il y a presque toujours effusion de sang, pillage ou massacre.
  20. Ils sont divisés en sunnites et chiites, c’est-à-dire en secte d’Osman et en secte d’Ali.
  21. On compte vingt-cinq Hindous pour un musulman.
  22. Le koror est de 100 lacks de roupies.