La Double Méprise/IV

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Fournier (p. 53-63).
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IV.


Plusieurs personnes invitées à dîner chez madame de Chaverny s’étant excusées, le dîner se trouva quelque peu triste. Châteaufort était à côté de Julie, fort empressé à la servir, galant et aimable à son ordinaire. Pour Chaverny, qui avait fait une longue promenade à cheval le matin, il avait un appétit prodigieux. Il mangeait donc et buvait de manière à en donner envie aux plus malades. Le commandant Perrin lui tenait compagnie, lui versant souvent à boire, et riant à casser les verres toutes les fois que la grosse gaieté de son hôte lui en fournissait l’occasion. Chaverny, se retrouvant avec des militaires, avait repris aussitôt sa bonne humeur et ses manières du régiment ; d’ailleurs il n’avait jamais été des plus délicats dans le choix de ses plaisanteries. Sa femme prenait un air froidement dédaigneux à chaque saillie incongrue : alors elle se tournait du côté de Châteaufort, et commençait un aparté avec lui, pour n’avoir pas l’air d’entendre une conversation qui lui déplaisait souverainement.

Voici un échantillon de l’urbanité de ce modèle des époux. Vers la fin du dîner, la conversation étant tombée sur l’opéra, on discutait le mérite relatif de plusieurs danseuses, et entre autres on vantait beaucoup mademoiselle ***. Sur quoi, Châteaufort renchérit beaucoup, louant surtout sa grace, sa tournure et son air décent.

Perrin, que Châteaufort avait mené à l’Opéra quelques jours auparavant, et qui n’y était allé que cette seule fois, se souvenait fort bien de mademoiselle ***.

— « Est-ce », dit-il, « cette petite en rose, qui saute comme un cabri ?… qui a des jambes dont vous parliez tant, Châteaufort ? »

— « Ah ! vous parliez de ses jambes », s’écria Chaverny. « Mais, savez-vous que si vous en parlez trop, vous vous brouillerez avec votre général le duc de J*** ? Prenez garde à vous, mon camarade ! »

— « Mais je ne le suppose pas tellement jaloux qu’il défende de les regarder au travers d’une lorgnette. »

— « Au contraire, car il en est aussi fier que s’il les avait faites. Qu’en dites-vous, commandant Perrin ? »

— « Je ne me connais guère qu’en jambes de chevaux, » répondit modestement le vieux soldat.

— « Elles sont en vérité admirables, » reprit Chaverny, « et il n’y en a pas de plus belles à Paris, excepté celles… » Il s’arrêta et se mit à friser sa moustache d’un air goguenard en regardant sa femme, qui rougit aussitôt jusqu’aux épaules.

— « Excepté celles de mademoiselle D***, » interrompit Châteaufort en citant une autre danseuse.

— « Non, » répondit Chaverny du ton tragique de Hamlet : — « mais regarde ma femme. »

Julie devint pourpre d’indignation. Elle lança à son mari un regard rapide comme l’éclair, mais où se peignaient le mépris et la fureur. Puis, s’efforçant de se contraindre, elle se tourna brusquement vers Châteaufort : « Il faut, » dit-elle d’une voix légèrement tremblante, « il faut que nous étudiions le duo de Maometto. Il doit être parfaitement dans votre voix. »

Chaverny n’était pas aisément démonté. « Châteaufort, » poursuivit-il, « savez-vous que j’ai voulu faire mouler autrefois les jambes dont je parle ; mais on n’a jamais voulu le permettre. »

Châteaufort, qui éprouvait une joie très-vive de cette impertinente révélation, n’eut pas l’air d’avoir entendu, et parla de Maometto avec madame de Chaverny.

— « La personne dont je parle, » continua l’impitoyable mari, « se scandalisait ordinairement quand on lui rendait justice sur cet article, mais au fond elle n’en était pas fâchée. Savez-vous qu’elle se fait prendre mesure par son marchand de bas… — Ma femme, ne vous fâchez pas… sa marchande, veux-je dire. Et lorsque j’ai été à Bruxelles, j’ai emporté trois pages de son écriture contenant les instructions les plus détaillées pour des emplettes de bas. »

Mais il avait beau parler, Julie était déterminée à ne rien entendre. Elle causait avec Châteaufort, et lui parlait avec une affectation de gaieté, et son sourire gracieux cherchait à lui persuader qu’elle n’écoutait que lui. Châteaufort, de son côté, paraissait tout entier au Maometto ; mais il ne perdait rien des impertinences de Chaverny.

Après le dîner on fit de la musique, et madame de Chaverny chanta au piano avec Châteaufort. Chaverny disparut au moment où le piano s’ouvrit. Plusieurs visites survinrent, mais n’empêchèrent pas Châteaufort de parler bas très-souvent à Julie. En sortant, il déclara à Perrin qu’il n’avait pas perdu sa soirée, et que ses affaires avançaient.

Perrin trouvait tout simple qu’un mari parlât des jambes de sa femme : aussi, quand il fut seul dans la rue avec Châteaufort, il lui dit d’un ton pénétré : — « Comment vous sentez-vous le cœur de troubler un si bon ménage ? il aime tant sa petite femme ! »