La Double Méprise/XII

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Fournier (p. 239-250).
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XII.


Darcy n’était pas amoureux. Il avait profité d’une bonne fortune qui semblait se jeter à sa tête, et qui méritait bien qu’on ne la laissât pas échapper. Il était d’ailleurs, comme tous les hommes, beaucoup plus éloquent pour demander que pour remercier. Cependant il était poli, et la politesse tient lieu souvent de sentimens plus respectables. Il débitait donc à Julie des phrases tendres, qu’il composait sans trop de peine, et qu’il accompagnait de nombreux baisemens de main qui lui épargnaient autant de paroles. Il voyait sans regrets que la voiture était déjà aux barrières, et que dans peu de minutes il allait se séparer de sa conquête. Le silence de madame de Chaverny, au milieu de ses protestations, l’accablement dans lequel elle paraissait plongée, rendaient difficile, ennuyeuse même, si j’ose le dire, la position de son nouvel amant.

Elle était immobile, dans un coin de la voiture, serrant machinalement son schall contre son sein. Elle ne pleurait plus ; ses yeux étaient fixes, et lorsque Darcy lui prenait la main pour la baiser, cette main, dès qu’elle était abandonnée, retombait sur ses genoux comme morte. Elle ne parlait pas, entendait à peine ; mais une foule de pensées déchirantes se présentaient à la fois à son esprit, et si elle voulait en exprimer une, une autre à l’instant venait lui fermer la bouche.

Comment rendre le chaos de ces pensées, ou plutôt de ces images qui se succédaient avec autant de rapidité que les battemens de son cœur ? Elle croyait entendre à ses oreilles des mots sans liaison et sans suite, mais tous avec un sens terrible. Le matin elle avait accusé son mari, il était vil à ses yeux ; maintenant elle était cent fois plus méprisable. Il lui semblait que sa honte était publique. — La maîtresse du duc de H*** la repousserait à son tour. — Madame Lambert, tous ses amis ne voulaient plus la voir. — Et Darcy ? — L’aimait-il ? — Il la connaissait à peine. — Il l’avait oubliée. — Il ne l’avait pas reconnue tout de suite. — Peut-être l’avait-il trouvée bien changée. — Il était froid pour elle : c’était là le coup de grace. S’être donnée à un homme qui ne la connaissait pas, qui ne lui avait pas montré de l’amour… mais de la politesse seulement. – Il était impossible qu’il l’aimât. – Elle-même, l’aimait-elle ? – Non, puisqu’elle s’était mariée lorsqu’à peine il venait de partir.

Quand la voiture entra dans Paris, les horloges sonnaient une heure. C’était à quatre heures qu’elle avait vu Darcy pour la première fois. — Oui, vu ; — elle ne pouvait dire revu… Elle avait oublié ses traits, sa voix ; c’était un étranger pour elle… Neuf heures après, elle était devenue sa maîtresse !… Neuf heures avaient suffi pour cette singulière fascination… avaient suffi pour qu’elle fût déshonorée à ses propres yeux, aux yeux de Darcy lui-même ; car, que pouvait-il penser d’une femme aussi facile ? Comment ne pas la mépriser ?

Parfois la douceur de la voix de Darcy, les paroles tendres qu’il lui adressait, la ranimaient un peu. Alors elle s’efforçait de croire qu’il sentait réellement l’amour dont il parlait. Elle ne s’était pas rendue si facilement. — Leur amour durait depuis long-temps, lorsque Darcy l’avait quittée. — Darcy savait bien qu’elle ne s’était mariée que par suite du dépit que son départ lui avait fait éprouver. — Les torts étaient du côté de Darcy. — Pourtant, il l’avait toujours aimée pendant sa longue absence. — Et, à son retour, il avait été heureux de la retrouver aussi constante que lui. — La franchise de son aveu, — sa facilité même devaient plaire à Darcy, qui détestait la dissimulation. — Mais bientôt l’absurdité de ses raisonnemens lui apparaissait tout à coup. — Les idées consolantes s’évanouissaient, et elle restait en proie à la honte et au désespoir.

Un moment elle voulut exprimer ce qu’elle sentait. Elle venait de se représenter qu’elle était proscrite par le monde, abandonnée par sa famille. Après avoir si grièvement offensé son mari, sa fierté ne lui permettait pas de le revoir jamais. « Je suis aimée de Darcy, » se dit-elle ; « je ne puis aimer que lui. — Sans lui je ne puis être heureuse. — Je serai heureuse partout avec lui : allons ensemble dans quelque lieu où jamais je ne puisse voir une figure qui me fasse rougir. Qu’il m’emmène avec lui à Constantinople… »

Darcy était à cent lieues de deviner ce qui se passait dans le cœur de Julie. Il venait de remarquer qu’ils entraient dans la rue habitée par madame de Chaverny, et remettait ses gants glacés avec beaucoup de sang-froid.

— « À propos, » dit-il, « il faut que je sois présenté officiellement à M. de Chaverny… Je suppose que nous serons bientôt bons amis. — Présenté par madame Lambert, je serai sur un bon pied dans votre maison. En attendant, puisqu’il est à la campagne, je puis vous voir. »

La parole expira sur les lèvres de Julie. Chaque mot de Darcy était un coup de poignard. Comment parler de fuite, d’enlèvement à cet homme si calme, si froid, qui ne pensait qu’à arranger sa liaison pour l’été de la manière la plus commode ? Elle brisa avec rage la chaîne d’or qu’elle portait à son cou, et tordit les chaînons entre ses doigts. La voiture s’arrêta à la porte de la maison qu’elle occupait. Darcy fut fort empressé à arranger son schall sur ses épaules, à remettre son chapeau convenablement, enfin à réparer toutes les traces de désordre qui auraient pu la trahir. Lorsque la portière s’ouvrit, il lui présenta la main de l’air le plus respectueux, mais Julie s’élança à terre sans vouloir s’appuyer sur lui. — « Je vous demanderai la permission, Madame, » dit-il en s’inclinant profondément, « de venir savoir de vos nouvelles. »

— « Adieu ! » dit Julie d’une voix étouffée. Darcy remonta dans son coupé, et se fit ramener chez lui en sifflant de l’air d’un homme très-satisfait de sa journée.