La Double Méprise/XV

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Fournier (p. 277-284).
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XV.


Julie s’était bien réellement évanouie en recevant la seconde carte de Darcy. Son évanouissement fut suivi d’un crachement de sang qui l’affaiblit beaucoup. Sa femme de chambre avait envoyé chercher son médecin ; mais Julie refusa obstinément de le voir. Vers quatre heures les chevaux de poste étaient arrivés, les malles attachées : tout était prêt pour le départ. Julie monta en voiture, toussant horriblement, et dans un état à faire pitié. Pendant la soirée, et toute la nuit, elle ne parla qu’au valet de chambre assis sur le siège de la calèche, et seulement pour qu’il dît aux postillons de se hâter. Elle toussait toujours, et paraissait beaucoup souffrir de la poitrine ; mais elle ne fit pas entendre une plainte. Le matin, elle était si faible qu’elle s’évanouit lorsqu’on ouvrit la portière. On la descendit dans une mauvaise auberge où on la coucha. Un médecin de village fut appelé ; il la trouva avec une fièvre violente, et lui défendit de continuer son voyage. Pourtant, elle voulait toujours partir. Dans la soirée, le délire vint, et tous les symptômes augmentèrent de gravité. Elle parlait continuellement, et avec une volubilité si grande, qu’il était très-difficile de la comprendre. Dans ses phrases incohérentes, les noms de Darcy, de Châteaufort et de madame Lambert revenaient souvent. La femme de chambre écrivit à M. de Chaverny pour lui annoncer la maladie de sa femme ; mais elle était à près de quarante lieues de Paris ; Chaverny chassait chez le duc de H***, et la maladie faisait tant de progrès qu’il était douteux qu’il pût arriver à temps.

Le valet de chambre cependant avait été à cheval à la ville voisine, et en avait amené un médecin. Celui-ci blâma les prescriptions de son confrère, déclara qu’on l’appelait bien tard, et que la maladie était grave.

Le délire cessa au lever du jour, et Julie s’endormit alors profondément. Lorsqu’elle s’éveilla deux ou trois heures après, elle parut avoir de la peine à se rappeler par quelle suite d’accidens elle se trouvait couchée dans une sale chambre d’auberge. Pourtant la mémoire lui revint bientôt ; elle dit qu’elle se sentait mieux, et parla même de repartir le lendemain. Puis après avoir paru méditer long-temps, en tenant sa main sur son front, elle demanda de l’encre et du papier et voulut écrire. Sa femme de chambre la vit commencer des lettres qu’elle déchirait toujours après avoir écrit les premiers mots. En même temps elle recommandait qu’on brûlât les fragmens de papier. La femme de chambre remarqua sur plusieurs morceaux ce mot : « Monsieur, » ce qui lui parut extraordinaire, dit-elle, car elle croyait que Madame écrivait à sa mère, ou à son mari. Sur un autre fragment elle lut : « Vous devez bien me mépriser… »

Pendant près d’une demi-heure, elle essaya inutilement d’écrire cette lettre qui paraissait la préoccuper vivement. Enfin l’épuisement de ses forces ne lui permit pas de continuer. Elle repoussa le pupitre qu’on avait placé sur son lit, et dit d’un air égaré à sa femme de chambre : « Écrivez vous-même à M. Darcy. »

— « Que faut-il écrire, Madame ? » demanda la femme de chambre, persuadée que le délire allait recommencer.

— « Écrivez-lui : qu’il ne me connaît pas… que je ne le connais pas !… » et elle retomba accablée sur son oreiller.

Ce furent les dernières paroles suivies qu’elle prononça. Le délire la reprit et ne la quitta plus. Elle mourut le lendemain sans grandes souffrances apparentes.