La Double Maîtresse/Troisième partie

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Société du Mercure de France (p. 271-414).

TROISIÈME PARTIE


GALANDOT LE ROMAIN

I


De tous les chemins qui mènent à Rome, Nicolas de Galandot avait pris pour s’y rendre le plus court et le plus naturel ; aussi y arriva-t-il sans encombre le 17 mai 1767, juste comme l’église de la Trinité-du-Mont sonnait midi.

C’est là que, chaque jour, il venait ensuite régler sa montre, car, si le cadran de l’horloge de l’une des deux tours marque les heures à l’italienne, d’un coucher de soleil à l’autre, le cadran de la seconde les indique à la française, par le passage du soleil au méridien, et M. de Galandot tenait beaucoup à savoir exactement où en était son oisiveté, ponctuel jusqu’au scrupule envers elle comme envers lui-même. Hors cela, il distribuait son temps en longues et incertaines promenades à travers la ville, tout en cherchant d’abord plus volontiers les hauts lieux d’où il la pouvait considérer d’ensemble en son étendue.

Il l’apercevait, selon le temps, tantôt molle et vaporeuse sous un ciel fluide, tantôt nette et comme sculpturale dans l’air transparent. Les dômes, les clochers et les campaniles s’élevaient de la masse confuse des maisons. De grandes ruines fauves et décharnées y montraient comme l’ossature de la vieille Rome et y dessinaient le squelette de pierre de son antique grandeur. M. de Galandot regardait, appuyé sur sa canne, la vénérable cité dont le nom lui était apparu dès l’enfance aux livres qu’il lisait avec le bon abbé Hubertet ; puis, à grands pas, de ses souliers à boucles de cuivre, il en foulait le sol illustre et chaud encore des vestiges de son passé.

Ces restes à demi enfouis ou toujours debout avaient eu des sorts divers. Le temps leur avait trouvé des usages nouveaux ; l’église s’était accommodée du temple ; l’échoppe s’accotait à la base du piédestal. La croix, au centre des places, surmontait les obélisques ; les bas-reliefs encastrés dans les murs les consolidaient de leurs fragments sculptés. Des thermes immenses, écroulés, couvraient de leurs débris plusieurs arpents. Un cirque gigantesque livrait aux carriers la mine de ses blocs. Des colonnes, prises jusqu’au cou dans l’exhaussement du terrain, s’étaient rapetissées en bornes. La terre bouchait l’arcade des arcs de triomphe. Des quartiers entiers, jadis populeux, n’étaient plus que jardins. Les vignes couvraient le Janicule.

Ces verdures étaient le grand charme de Rome, avec ses eaux que les aqueducs déversaient aux réservoirs. Elles jaillissaient en d’innombrables fontaines.

On en trouvait de toutes sortes, qui donnaient une nappe, une gerbe, un jet ou un filet. Par la conque des Tritons, elles éclaboussaient la croupe de bronze des chevaux marins ou, par la bouche d’un mascaron, elles remplissaient une vasque ébréchée. Il y en avait d’humbles et de pompeuses, de bruyantes qui grondaient, de mélancoliques qui pleuraient, solitaires, à l’écart, et presque silencieuses. La fontaine de la place Navone s’anime d’un édifice prodigieux de statues, d’animaux et de rochers ; la Pauline figure un arc de triomphe qui a pour portes la chute cristalline de trois nappes d’eau perpendiculaires. Une autre montre des tortues, mais c’est à celle de Trevi qu’il faut boire en quittant la ville. On voit dans le bassin les pièces de monnaie qu’y jettent au départ les voyageurs pour s’assurer du retour.

M. de Galandot prenait plaisir à les visiter ; il s’arrêtait devant elles et écoutait leurs murmures divers, sans que personne songeât à le troubler en cette occupation inoffensive, tant la curiosité habituelle des étrangers a rendu communes aux passants des façons qui, ailleurs, eussent pu paraître singulières ou bizarres.

Du reste, Rome se prête admirablement aux goûts de promenade et de solitude. Rome est double. On peut, à son gré, s’y isoler de tout et s’y mêler à beaucoup de choses, y vivre au centre des affaires ou en dehors des ambitions. Tout s’y sait à la fois ou s’y ignore. On y peut fréquenter les antichambres ou les sacristies comme on y est libre d’errer à travers les ruines et les jardins.

M. de Galandot usait de cette seconde liberté. Aussi connut-il peu à peu Rome en son détail et sous ses aspects différents, sordide ou monumentale, capitolienne ou transtévérine, populaire ou ecclésiastique. Partout il se sentait fort à l’aise et y prenait pied chaque jour. Déjà même il s’y créait des habitudes. Il était dans sa nature qu’il s’en formât promptement en lui ; elles y trouvaient des points d’appui et, de même que sa montre, réglée à l’horloge de la Trinité-du-Mont, marquait l’heure à la française, ainsi, parmi tant de choses nouvelles, M. de Galandot vivait, si l’on peut dire, à la Galandot.

Il avait remarqué dans ses promenades, sur le penchant du Janicule, dans un quartier isolé, un petit palais inhabité et fort à sa convenance et qui portait l’écriteau. M. Dalfi, à qui il en parla, après d’habiles pourparlers, l’acheta à très bon compte, tout en y trouvant le sien, car il l’obtint des héritiers du défunt propriétaire pour un morceau de pain, et M. de Galandot ne se douta pas que le prix qu’il le paya à l’entremise du banquier fit empocher à l’adroit intermédiaire un de ces petits gains qu’il ne négligeait pas, quoique riche par toutes sortes d’affaires et par quarante ans de trafics fructueux. Au demeurant, ce M. Dalfi était la seule personne avec qui M. de Galandot entretînt quelque commerce. C’est chez lui qu’il allait chercher l’argent nécessaire à sa dépense. Dalfi était obséquieux et bavard. Dès l’arrivée de M. de Galandot, il lui avait offert ses services, mais ce dernier ne lui dut guère que celui qu’on vient de voir.

Une fois la pancarte enlevée et les clés livrées, M. de Galandot quitta promptement pour son nouveau logis l’hôtel du Mont-d’Or, place d’Espagne, où il avait mis pied à terre en arrivant à Rome. Sa chaise de poste s’y trouvait encore remisée. On n’eut donc qu’à y atteler une paire de chevaux et à y charger les malles, et l’hôtelier laissa partir sans regret ce pensionnaire singulier qui ne parlait à personne et dont il avait tiré peu d’honneur et de profit, quoiqu’il n’eût pas ménagé le compte qu’il lui remit au départ, la mine goguenarde et le bonnet à la main. M. de Galandot paya sans rien dire et sans se récrier des surcroîts dont l’hôte avait impudemment grossi la note ; si bien que le maraud s’aperçut que son client n’était point avare ni regardant, et que seule la modicité de ses besoins l’avait fait passer pour tel.

Quelle qu’elle fût, elle ne pouvait pourtant s’accommoder de quatre murs nus, car ce fut tout ce qu’il trouva dans sa nouvelle demeure, de telle sorte qu’il dut dormir, la première nuit de son séjour, tout habillé dans la chaise de poste. C’est là que M. Dalfi le surprit, et le banquier eut grand’peine à se retenir de rire en le voyant descendre du marchepied et venir cérémonieusement à sa rencontre, l’épaule et le coude poussiéreux, la basque fripée et la perruque pleine de toiles d’araignée.

M. Dalfi s’excusa de sa visite matinale sur l’empressement qu’il avait ressenti à s’enquérir si M. de Galandot se trouvait bien de sa nouvelle habitation. M. Dalfi, qui la savait parfaitement vide et jugeait que M. de Galandot serait en peine d’y remédier sur-le-champ, prévoyait l’occasion de se défaire avantageusement de meubles de rebut qui encombraient ses greniers. Aussi promit-il, en se retirant, d’envoyer au plus tôt de quoi pourvoir aux premiers besoins. Il énuméra tout ce dont il pouvait disposer en meubles, vaisselle, tapisserie, linge. À mesure qu’il parlait, M. de Galandot se sentait délivré d’un grand poids que lui causait l’embarras à se procurer tant d’objets divers. Il accepta l’offre du banquier en la réduisant au nécessaire, car l’autre eût voulu joindre aux choses d’usage maint superflu et M. de Galandot dut refuser, en même temps qu’un clavecin qu’il n’eût su où mettre, quatre tables de jeu dont il n’avait que faire.

L’achat réglé, M. Dalfi crut devoir en revenir à une conversation plus désintéressée.

— « Vous voici tout à fait, Monsieur, de notre Rome, disait-il, et vous ne sauriez manquer de goûter les plaisirs qu’elle offre en divertissements et en bonne compagnie. »

Le banquier vanta les théâtres.

— « Nous y avons, Monsieur, le plus beau décor et la meilleure musique du monde. Vous vous garderiez bien d’y être insensible. Un homme de votre qualité ne saurait l’être à la beauté. Mais, sans doute, préférez-vous le jeu. Notre pharaon est célèbre et je ne vous dis rien de l’agrément de nos femmes ; vous avez pu certainement déjà apprécier leur mérite. Ah ! Monsieur, quels yeux !

Et M. Dalfi clignait le sien qu’il avait petit et louche.

Au mot femmes, M. de Galandot rougit et parut ressentir quelque gêne. Il toussa à plusieurs reprises et enleva une des toiles d’araignées qui, du col de son habit, lui chatouillait l’oreille.

— « Ah ! signor, continuait M. Dalfi confidentiel, je ne pourrais trop vous louer de votre prudence, et de craindre les périls du sexe. Nos dames romaines sont dangereuses et j’ai vu de brillants papillons se prendre à leurs filets. Leur renommée attire les voyageurs et plus d’un étranger trébuche au piège. Ah ! signor, les femmes ! les femmes !

Et M. Dalfi fit claquer sa langue d’un air entendu. Son petit œil cligné semblait s’agrandir, et il mêlait à son mauvais français des mots italiens pour mieux exprimer sa convoitise. Puis il s’arrêta court, regarda M. de Galandot dont le malaise était visible, et conclut :

— « Mais de plus hauts soins ont sans doute mené ici Votre Seigneurie. »

M. de Galandot se hâta de saisir la traverse. Il avoua fort simplement à M. Dalfi que son goût pour l’antiquité lui avait donné le désir de connaître une cité si célèbre dans l’histoire et qu’il y était venu avec le dessein d’y rechercher les vestiges de ce passé dont la pioche mettait à jour maint fragment digne d’intérêt. L’entretien se poursuivit encore quelque temps sur ce sujet et M. de Galandot remercia M. Dalfi, quand le banquier lui eut promis de lui indiquer promptement un terrain propre aux fouilles et aux trouvailles. Là-dessus ils prirent congé l’un de l’autre avec beaucoup de cérémonies.

M. de Galandot avait trouvé pour gardienne du logis qu’il venait d’acquérir une vieille femme qui se nommait Barbara. Elle occupait une chambre basse, était borgne, noiraude et dévote. Il la prit à son service.

Les soins du ménage n’interrompaient pas le chapelet continuel qu’elle marmottait tout le jour. Qu’elle balayât, lavât ou cuisinât, elle mêlait à ses occupations diverses l’égrènement de ses patenôtres. Son principal consistait surtout à soigner une nombreuse volaille. M. de Galandot avait été accueilli par les piaulements de quelques poulets maigres ; mais bientôt, avec son assentiment, la troupe s’augmenta. Barbara acheta des deniers de son maître un beau coq à longue crête. Des sacs de graines s’empilèrent dans sa cuisine. Elle y puisait à pleines mains et les volatiles s’en gorgeaient goulûment.

La chaise de poste, qu’on avait laissée dans la cour, en plein air, faute de place pour la remiser, servit de poulailler. Les poules venaient pondre sur les coussins ; le coq se perchait sur le timon, les poussins grimpaient aux jantes horizontales et inclinées des roues, et les pigeons, dont Barbara compléta bientôt la basse-cour, se posèrent en roucoulant sur le toit de la voiture dont ils blanchirent le vernis de leurs fientes crayeuses.

À tout prendre, M. de Galandot était fort content de sa nouvelle demeure. Barbara l’avait nettoyée de fond en comble. Le mobilier fourni par M. Dalfi garnissait les pièces ; mais les vastes armoires restaient vides. M. de Galandot garda rangées le long du mur ses malles de voyage, en tirant à mesure le nécessaire. Il s’était fait confectionner, avant de quitter Paris, une douzaine d’habits pareils à celui qu’il portait d’habitude et un nombre de perruques correspondant. Le tout tenait dans quatre grandes caisses avec le linge et les chaussures.

Hors la chambre qu’il occupait, M. de Galandot ne fréquentait guère que la salle où il mangeait, sur une table de bois ciré, la frugale cuisine de sa gouvernante. L’ordinaire consistait en œufs, en légumes et en fruits auxquels s’ajoutaient parfois une volaille et un pigeon, le tout servi dans une vaisselle grossière dont Barbara, maladroite et distraite, cassait presque chaque jour quelque pièce qu’elle regardait à ses pieds en débris, sans cesser d’égrener son interminable chapelet composé alternativement de grains d’olives et de grosses boules de buis.

Les jours d’orage, pourtant, M. de Galandot devait se passer de souper, car Barbara demeurait invisible et sourde à tout appel. Réfugiée dans la cave où elle se cadenassait, elle allumait des bouts de cierges bénits que lui donnaient les sacristains de l’église voisine auxquels elle rendait en retour quelques chapons gras ou quelques poulets tendres. Le tonnerre apaisé, elle ne reparaissait que bien après, encore hagarde et livide, et venait sécher les flaques d’eau que les fortes pluies laissaient couler dans les salles par les croisées mal jointes ou les fissures du toit. Ces averses avaient gâté en plusieurs endroits les peintures qui couvraient les plafonds et les murailles de la villa. Aux places épargnées, on distinguait encore des figures mythologiques et des arabesques du meilleur goût.

Vu du dehors, le palais de M. de Galandot s’élevait carré sur un haut soubassement de pierre. Par derrière, une porte basse, de plain-pied avec le sol, donnait accès aux cuisines ; mais la véritable entrée était par la façade. Des colonnes soutenaient le toit à balustre. Les fenêtres ouvraient à niveau d’une terrasse ornée de vases antiques. Un escalier double y conduisait à chaque bout. Au bas de la terrasse, dans une niche de maçonnerie, se dressait une statue au-dessus d’une petite fontaine. Tout cela dans un grand délabrement.

Derrière le palais s’étendait un assez vaste jardin à peu près inculte. Les pigeons de la vieille Barbara s’y perchaient sur quelques cyprès et sur de vieux buis jadis taillés, maintenant à moitié morts, dont la verdure ébréchée laissait voir à l’intérieur le bois sec qui la soutenait.

M. de Galandot allait assez souvent s’asseoir à l’extrémité de ce jardin en attendant l’heure du souper ; il y trouvait un banc de marbre sur lequel il se reposait. Il respirait le vent de la mer qui parfois, vers le soir, vient, de son odeur saline, rafraîchir et purifier l’air romain. Souvent aussi, la tête basse, il traçait sur le sol des ronds avec sa canne et, du bout, il simulait sur ces médailles terrestres, au hasard improvisées, des figures indistinctes et des exergues illisibles. Le crépuscule se faisait lentement ; la lune montait et arrondissait au ciel son étincelante effigie aérienne. Il restait là jusqu’à ce que la vieille Barbara l’appelât en son jargon bizarre. Alors il se levait et revenait à pas lents.

Une fois à table, il se versait un grand verre d’eau et l’avalait avec plaisir. Puis il remplissait son assiette, le plus souvent ébréchée, car aucune vaisselle, si épaisse qu’elle fût, ne durait aux mains maladroites de Barbara. Pour le cristal, il lui coulait des doigts, comme de l’eau, si bien qu’un jour, toutes les carafes brisées l’une après l’autre, elle posa, pour en tenir lieu, sur la table, une petite amphore de terre jaune.

Elle en avait trouvé un assez grand nombre de tailles diverses dans un coin de la cave et s’en servait à plusieurs usages domestiques. M. de Galandot, le lendemain, se les étant fait montrer, en fit vider le beurre, les olives et l’huile qu’elles contenaient. Elles étaient d’une rare antiquité et d’une forme exquise. L’attache des anses y figurait des têtes de béliers ou des masques rustiques. Les panses portaient des guirlandes de pampres ou des scènes bucoliques dessinées d’un trait élégant et robuste. M. de Galandot les fit placer au-dessus de son lit sur une longue planche. Il y serrait les écus qu’il recevait des mains de M. Dalfi et qui provenaient des revenus de ses domaines de France et, bien qu’il fût loin d’épuiser ce que le banquier recevait pour lui, néanmoins les amphores, une à une, s’alourdissaient d’or.

Ce fut sur cette réserve superflue que M. de Galandot préleva de quoi payer le terrain que M. Dalfi, fidèle à sa promesse, lui procura. Le banquier tenait parole d’autant mieux qu’il trouvait profit à cet achat.

C’était une sorte d’enclos désert, situé hors des murs, à la sortie de la porte Salaria. Quelques vestiges d’un petit temple et des restes de tombeaux s’y voyaient encore. M. Dalfi fournit en même temps une équipe d’ouvriers qui remuèrent le sol. M. de Galandot s’intéressa quelques temps à ces travaux qui ne donnèrent pas grands résultats, car, outre quelques pierres couvertes d’inscriptions plus qu’à demi effacées, on n’y découvrit guère autre chose qu’une grande urne de bronze verdâtre que Nicolas envoya en présent à M. l’abbé Hubertet.

Ce furent, d’ailleurs, les seules nouvelles qu’il donna jamais de lui à son ancien maître. L’abbé, de son côté, ne savait où adresser ses lettres. Le cardinal Lamparelli à qui l’abbé écrivit du séjour de son disciple à Rome répondit que le gentilhomme français ne s’était jamais présenté à son audience et qu’il n’avait jamais entendu parler d’aucun seigneur du nom de Galandot. D’ailleurs la lettre du bon cardinal était assez confuse et marquait l’état d’un esprit quelque peu affaibli ; le caractère en était d’une main indistincte qui en rendait la lecture difficile et, par endroits, si douteuse que l’abbé Hubertet dut renoncer à en déchiffrer exactement le sens entier et se contenter des parties les plus saines.


II


Certes, M. de Galandot eût pu facilement s’enquérir du palais où habitait le cardinal Lamparelli. Tout le monde lui en eût indiqué l’édifice monumental non loin du Monte-Cavallo, et il avait dû, plus d’une fois, en ses promenades, passer devant la haute porte où deux hercules engainés supportent de chaque côté le fardeau d’un grand balcon de ferronnerie qui montre à son centre le blason aux trois lampes d’or allumées de gueules qui sont les armoiries du dignitaire.

Chacun eût donc pu, aussi bien que de la demeure cardinalice, le renseigner également de l’accès qu’on pouvait trouver auprès du prélat. Rome, en effet, est fière de ses cardinaux. Leurs personnes, leurs caractères et leurs mœurs sont l’occupation favorite, au public comme au privé, autant de la société que du populaire qui aime à savoir ce qu’ils font et, à tout le moins, à répéter ce qu’on en dit. Une pareille ville, toute de prêtres, de moines, de sacristains, où presque tout tient de près ou de loin à l’Eglise, est fort curieuse, naturellement, des personnages ecclésiastiques et surtout de ceux qui, dans une cité papale, contribuent par leurs fonctions à son gouvernement et à celui de tout l’État.

M. de Galandot, donc, ne manquait guère, chaque jour, de rencontrer un de ces grands carrosses qui vont par les rues au trot de leurs gros chevaux de parade et dont l’un des laquais porte l’insigne bien connu du parasol rouge. Il se rangeait prudemment pour le laisser passer. Les glaces, hautes ou baissées, montraient, assis au fond, l’un ou l’autre des Porporati allant à quelque affaire ou se rendant à quelque cérémonie.

Il y en avait de tous les visages : de très gros avec des mines de bons vivants, de très maigres avec des airs de mauvais morts, faces béates ou sournoises, bouffies ou décharnées. Parfois quelque fort nez orgueilleux brusquait un profil âpre. Des narines minces ou sèches disaient la ruse ou la prudence. Les étrangers prélassaient leur vanité française, redressaient leur morgue espagnole, affaissaient leur flegme tudesque. La plupart, pourtant, italiens et même romains. Ceux-là conservaient sous la pourpre l’enseigne de leur origine rustre, citadine ou seigneuriale. Il y en avait de nés dans une échoppe et de venus au monde dans un palais. Certains avaient porté la robe des ordres prêcheurs, mendiants ou politiques. Certains étaient entrés au cardinalat à portes ouvertes, certains à portes basses. Les négociations des cours ou les intrigues des antichambres avaient valu le chapeau à plusieurs. La bassesse des origines et l’illustration des naissances se coudoyaient dans la vertu ou dans l’ambition ; mais un même air de hauteur et d’hypocrisie assortissait, dans une sorte de parenté secrète, ces visages disparates.

M. de Galandot, en bon Romain, avait fini par les connaître de vue. Leurs noms mêmes lui étaient parvenus aux oreilles par la bouche du peuple ; il l’entendait murmurer à mi-voix, au passage, par les rues qu’ils remplissaient de l’écart des larges roues de leurs carrosses surdorés. Quelques-uns de ces noms étaient prononcés d’un ton de respect, d’autres d’un accent narquois, certains remplacés par un sobriquet familier, amical ou méprisant, selon l’état que le populaire faisait du personnage, car la discrétion ecclésiastique n’empêchait pas qu’il courût par la ville mainte histoire où le peuple distinguait d’instinct et assez exactement le mérite ou l’indignité de ceux qui pouvaient après tout être un jour appelés à le gouverner, car tout cardinal porte en lui la graine d’un pape, et c’est la semence qui répond de la fleur et du fruit.

Sans partager à cet égard l’intérêt public, M. de Galandot avait appris peu à peu à reconnaître ces passants augustes et papables. Il reconnaissait le cardinal Benariva à son attelage de chevaux noirs, et le cardinal Barbivoglio à sa double paire d’alezans. Des juments pies du cardinal Botta, l’une boitait que le pingre vieillard ne songeait point à remplacer, de même que le cardinal de Ponte-Santo se contentait, pour traîner son équipage vermoulu, de quatre vieux bais qui n’avaient plus que la peau et les os.

Quant au cardinal Lamparelli, il n’y avait plus guère chance de le rencontrer, car il ne sortait pas une fois l’an de son palais. On le disait fort baissé et on prétendait plaisamment que, si les lampes de son blason restaient allumées, les siennes ne tarderaient point à s’éteindre ou à se transformer en beaux cierges de catafalque. Quant à M. de Galandot, il avait parfaitement bien oublié au fond de sa malle la belle lettre cérémonieuse que l’abbé Hubertet lui avait donnée au départ pour la remettre, en mains propres, au cardinal, et, depuis un an qu’il était à Rome sans en faire usage, la cire des cachets avait dû se fondre et l’empreinte s’en effacer.

Ainsi M. de Galandot menait la vie la mieux réglée et la plus unie dont la promenade continuait à faire le passe-temps le plus ordinaire. Aucun événement ne la vint troubler si ce n’est le carnaval où il lui arriva une aventure dont il garda un assez fâcheux souvenir.

Ignorant les usages romains, il était sorti, ce jour-là, comme de coutume, sans rien observer autour de lui de trop particulier, quand un hasard malencontreux le fit déboucher dans le Corso juste au moment où la folie des masques était à son comble. La rue en regorgeait dans toute sa longueur. Les carrosses l’occupaient en deux files et s’y tenaient roues à roues. Par les portières baissées, des hommes et des femmes déguisés échangeaient des galanteries et des lazzis. Les cochers juchés sur les sièges brandissaient des fouets enrubannés. Aux fenêtres, des groupes se penchaient, déroulant de longues banderolles ou lançant des pluies de petits papiers multicolores qui tombaient en tourbillonnant comme un vol inépuisable de papillons légers et incertains.

Parfois un grand char passait, chargé de figures comiques. On y voyait des grotesques et des bergamesques. Les visages de farine y riaient aux faces de vermillon. Quelques-uns s’étaient affublés de figures d’animaux. Les becs et les groins se querellaient. Des crêtes de coq démesurées y oscillaient vis-à-vis d’oreilles d’âne gigantesques. De grands éclats de rire saluaient les inventions les plus baroques. Les grimaces répondaient aux facéties.

En un instant, M. de Galandot, effaré de cris et ébloui du soleil qui faisait de toute la rue une sorte de remous coloré, fut criblé de confetti, harcelé de banderoles, bousculé, houspillé, enfariné. Il était le point de mire de tous les gestes, le sujet de tous les rires. Son arrivée à l’improviste satisfaisait, sans qu’on sût pourquoi, cette attente d’imprévu qui est le sentiment secret de toute foule. Sa mine ahurie augmentait la gaieté. Il allait et venait, sans savoir où ni comment se tirer de là, perdu dans la bagarre qu’il causait autour de lui. La cohue amusée trépignait. Les galopins commençaient à lui pincer les jambes, quand, tout à coup, il se sentit jeter sur les épaules un ample domino et poser sur le visage un masque de carton. Quelque passant sans doute avait voulu achever ainsi l’ahurissement de ce tranquille promeneur qui semblait tombé là de la lune ; mais ce déguisement improvisé eut l’heureux effet de le confondre avec la mascarade environnante, et M. de Galandot en profita pour, parvenu à l’angle d’une rue, s’enfuir à toutes jambes.

Ce fut dans cet accoutrement qu’il rentra chez lui. La vieille Barbara, de surprise, laissa, à sa vue, tomber une écuelle qu’elle tenait à la main, devant la tête de bouc en carton peint qui se présenta à ses yeux sur les épaules de son digne maître ; et elle ne revint à elle que lorsqu’elle vit reparaître, sous le masque enlevé, la figure barbouillée, suante et défaite de M. de Galandot, car il eut grand’peine à reprendre ses esprits et resta presque malade de la peur qu’il avait eue, si bien qu’il fut plus d’une semaine sans oser sortir de chez lui.

Durant cette retraite, il passa une grande partie de son temps auprès de Barbara. Presque chaque jour déjà auparavant il ne manquait guère de descendre aux cuisines où la bonne femme allait et venait, son chapelet aux doigts, à travers la vaste pièce à demi obscure. On y respirait une odeur de légumes fanés et d’huile rance, à laquelle se mêlait un parfum de cendre froide et de bois brûlé. M. de Galandot aimait à s’asseoir auprès de l’âtre. Une flamme mince et comme paresseuse chauffait le fond d’un vieux chaudron de fonte. La suie le rendait velouté et doux à l’œil. L’eau bouillait avec son petit bruit vif et clair. Au plafond se balançaient des couronnes d’oignons et des guirlandes d’aulx. Parfois une poule entrait et venait à pas prudents jusqu’au foyer. La clarté du feu se reflétait dans le point lumineux de son petit œil rond. Elle piquait une graine du bec et s’enfuyait à toutes pattes. Ses ongles griffaient le pavage d’un grincement sec.

Barbara était le mouvement même ; elle ne cessait guère de se démener sans pour cela faire grand ouvrage. La première activité qu’elle avait mise à nettoyer la villa, lors de l’installation de M. de Galandot, ne se renouvela plus. Elle laissait la poussière reprendre une place qu’elle ne lui disputait pas. Tout son travail consistait presque en un coup de balai sommaire qu’elle donnait à la chambre de son maître dont elle retapait le lit prestement et qui ne lui adressait d’ailleurs aucun reproche de sa paresse. Même, quand il la rencontrait dans la cour revenant du marché voisin, il lui arrivait souvent de lui prendre des mains son panier et de le porter lui-même jusqu’à la cuisine où il s’asseyait pour en voir déballer le contenu. Elle ne lui faisait grâce de rien. Il fallait qu’il remarquât la belle fraîcheur des légumes et sentît à l’écorce la bonne odeur des melons qu’elle rapportait.

Il les aimait jaunes et raboteux, à grosses côtes, de chair juteuse et ruisselante. Il prenait également plaisir à voir la vieille femme soupeser les oranges et les citrons et presser du doigt la peau mûre et flasque des grosses figues. Comme autrefois à Pont-aux-Belles, dans les vastes cuisines voûtées du château, il se plaisait à la société taciturne du jardinier Hilaire, ici, il aimait l’humble compagnie de cette servante âgée, bavarde et laide. Il commençait à fort bien entendre son langage. Il lui avait suffi pour cela de laisser corrompre son latin qu’il avait d’enfance pur, nombreux et excellent de par les soins de l’abbé Hubertet et dont le complimenta jadis M. de la Grangère, à sa descente de carrosse, dans la cour de Pont-aux-Belles, le jour qu’il y amena Julie de Mausseuil. C’est de cette langue hybride qu’il usait également dans ses visites au tailleur Cozzoli, quand il allait s’asseoir dans sa boutique de la rue del Babuino où il venait parfois se faire recoudre, car il était très soigneux de son vêtement ; si simple qu’il le portât, il le voulait parfaitement propre et de l’ordre le plus exact.

Ce fut à propos de ce funeste carnaval de 1768 que M. de Galandot fit la connaissance de Giuseppe Cozzoli.

Lorsque, au retour de son échauffourée, la vieille Barbara lui eut tiré de la figure le masque qu’il rapportait tout courant à la maison et qu’elle lui eut lavé à grande eau le visage où la sueur délayait la farine qui l’encroûtait, M. de Galandot, remis de son émotion, s’aperçut que, principalement, les basques de son habit avaient souffert dans la bagarre. L’un des pans ne tenait plus. Plusieurs boutons arrachés laissaient pendre à leur place un fil lamentable. L’étoffe, fripée et déchirée par endroits, montrait grand besoin d’une réparation. Barbara indiqua alors à son maître déconfit l’adresse de Giuseppe Cozzoli.

C’était justement une espèce de petit-neveu de la vieille femme. Il savait à merveille, disait-elle, tailler et ravauder ; mais M. de Galandot, avant de se résoudre, comme il le désirait, à aller chercher les secours de l’aiguille et du ciseau pour réparer le dommage de sa personne, attendit prudemment que le carnaval eût pris fin. Ce ne fut qu’alors qu’il se décida à sortir, pour faire effacer les traces de la mésaventure dont il lui restait un assez amer souvenir et dont le premier feu lui avait donné l’idée de fuir sans retour une ville si dangereuse aux passants. Tout de bon, il ne songea à rien moins, sur le moment, qu’à quitter Rome. Il y pensait en rôdant autour de la chaise de poste, toujours à la même place, en plein air, dans la cour de la villa, mais si délabrée déjà et si souillée de duvets de poules et de fientes de pigeons, qu’il renonça peu à peu au projet d’y faire atteler des chevaux et de reprendre au galop la route de France. Son ressentiment s’apaisa, mais il en garda une singulière rancune contre le Corso. Il s’épargnait avec soin d’y passer et l’évitait d’un détour chaque fois qu’il se rendait chez Cozzoli.

Cozzoli occupait au fond d’une cour deux pièces obscures à plafond bas. Dans l’une des deux, la plus claire, il cousait, continuellement assis sur une table, les jambes croisées sous lui, à la turque. Il parlait intarissablement en piquant l’aiguille et en tirant le fil. Ses auditeurs les plus ordinaires étaient quatre ou cinq grands mannequins sans tête, fort bien rembourrés et vêtus de diverses pièces d’habillement. Ils servaient au tailleur à ajuster les parties de son travail et à vérifier la justesse de ses coupes. Il les considérait absolument comme des êtres humains et ils tenaient lieu à ses discours du public qui lui manquait. Il les interpellait, leur répondait et les écoutait. M. de Galandot ne mettait pas moins à l’entendre d’attention que cette muette et permanente assemblée. Une fois assis sur sa chaise, la canne entre les genoux, comme il n’y manquait pas à chacune de ses visites qui devinrent presque quotidiennes, il était tout oreilles, et Cozzoli pouvait les lui rabattre de toutes les fadaises qu’il voulait.

On était presque toujours sûr de trouver là le bavard tailleur qui ne s’absentait guère que pour se fournir chez les drapiers et les passementiers des objets nécessaires à son travail ou pour aller prendre mesure à quelque client d’importance, car il était habile dans son métier et la pratique ne lui manquait pas. Il ne fallait rien moins que ces occasions pour lui décroiser les jambes de sur sa table cirée par l’usage. Cozzoli debout se trouvait fort embarrassé et presque penaud de se montrer avec de courtes jambes, un buste long et une grosse tête ébouriffée aux yeux vifs. Il ne se sentait vraiment lui-même que sur sa sellette, le dé et l’aiguille aux doigts. Une fois installé, il parlait. Aux endroits intéressants, il s’arrêtait, l’aiguille levée.

L’attention et le crédit que lui prêtait M. de Galandot le rendaient assez fier. Cozzoli savait un nombre de choses incroyable sans qu’on sût au juste comment et d’où il les avait apprises. C’était à croire que le petit homme eût assisté par quelque procédé de magie au conseil des princes, aux secrets des grands et aux pensées de chacun, tant il mettait à ses histoires de particularités probantes et de certitude communicative. Il possédait la chronique de la rue et du palais, les affaires de l’État et de la Religion, les ressorts des ambitions, les artifices des intrigues, le détail des amours et des passions, la raison des événements, les causes des catastrophes publiques aussi bien que privées.

Cozzoli ne tarissait pas. M. de Galandot écoutait cette fontaine de paroles comme il écoutait, en ses promenades lointaines, le bruit incertain des fontaines d’eau. Il y prenait une idée confuse et mouvante de tout ce qui se passe continuellement chez les hommes, des aventures innombrables, grandes ou petites, qui diversifient les destinées, les animent de leur imprévu et y font succéder les alternatives incessantes qui composent la vie. Pendant que Cozzoli parlait, les mannequins paraissaient l’approuver silencieusement comme s’ils eussent été les héros de ce que racontait l’avorton et M. de Galandot, les yeux grands ouverts, le menton au bec de sa canne, écoutait sans se lasser tant de choses singulières, curieuses ou surprenantes, pour lesquelles vraiment il eût été si peu fait.

M. de Galandot avait été très spécialement et très évidemment mis au monde pour qu’il ne lui arrivât rien. Il avait eu en lui, de tout temps, juste de quoi suffire aux circonstances les plus ordinaires, les plus communes et les plus succinctes de la vie. Il était fait pour en suivre la pente doucement inclinée, d’un bout à l’autre, sans accroc ni faux pas ; mais il se trouvait peu propre à en éviter les pièges et à en franchir les crevasses. La Providence, si l’on peut appeler de ce nom la puissance malicieuse qui se plaît à déjouer les concerts humains, en disposa différemment. Il suffit du sourire d’une fillette et du souffle tiède de sa bouche d’enfant pour déchaîner la bourrasque orageuse d’où le pauvre Nicolas de Galandot sortit à jamais étourdi et stupéfait.

C’est à elle qu’il devait, au lieu de vieillir paisiblement sous les beaux ombrages de Pont-aux-Belles, de se trouver à Rome solitaire, erratique et étranger, réduit au service d’une vieille servante italienne borgne, noiraude et bougonne et à la conversation d’un petit tire-point facétieux et bavard ; car M. de Galandot venait plusieurs fois la semaine à la boutique de Cozzoli. Cozzoli cousait ; il enfilait son aiguille, l’œil cligné, levant son doigt où luisait le dé de cuivre. Autour de lui voltigeait sa pie. Elle sautillait sur le carreau, claquant son bec où pendaient encore des grumeaux de fromage blanc, à moins que, battant des ailes, elle ne se perchât sur l’un ou l’autre des mannequins sans tête qui formaient avec M. de Galandot l’auditoire complaisant du petit tailleur de la rue del Babuino.


III


Il y avait, dans un endroit assez solitaire de Rome, un édifice que M. de Galandot aimait beaucoup. C’était un gros bloc rond de maçonnerie entouré de colonnes à chapiteaux qui soutenaient le pourtour d’un toit en champignon. Une petite place irrégulière s’étendait là, pavée de grandes dalles herbues. Une fontaine y murmurait à l’écart. Elle se composait d’un bassin circulaire d’où émergeait une rocaille sur laquelle deux monstres marins enlaçaient leurs queues écailleuses et, nus, haussaient de leurs mains levées une coquille. Ces deux figures de bronze étaient élégantes et souples, sans fatigue en leur double geste immobile. L’eau retombait autour d’elles de la haute vasque. Des pigeons s’y posaient pour y boire. Leurs cols chatoyants se gonflaient de plaisir, puis ils s’envolaient doucement et allaient se percher sur le toit de tuiles tièdes du petit temple, d’où ils roucoulaient.

M. de Galandot s’asseyait sur le rebord du bassin ou sur l’une des bornes inégales qui l’entouraient. Il comptait les allées et venues des pigeons et écoutait la fontaine. Ses tuyaux engorgés râlaient d’une façon rauque et douce ; elle était presque intermittente, semblait faillir ou s’accroître à intervalles irréguliers. M. de Galandot connaissait si bien son bruit familier que parfois il l’entendait la nuit, dans son sommeil. Il venait là, de préférence, au déclin du jour. Peu à peu, le soir arrivait. Les figures de bronze semblaient se roidir. La dentelure de la haute coquille se dessinait noire sur le ciel encore clair. Une dernière colombe roucoulait une dernière fois. Alors M. de Galandot se levait pour rentrer chez lui ; il avait achevé sa journée.

Il passa plusieurs années ainsi sans qu’aucune vînt apporter à sa vie aucun changement autre que celui des saisons. Il avait déjà usé cinq des douze habits qu’il avait achetés à Paris et autant de perruques. Quand les coutures blanchissaient, que l’étoffe s’élimait, que les coudes se trouaient, il ouvrait une de ses caisses de voyage toujours rangées le long du mur et il en tirait un nouveau vêtement en tout point semblable au précédent. La vieille Barbara recueillait avec soin la nippe de rebut. Elle la pendait dans un cabinet noir et venait parfois avec ses ciseaux y couper un morceau d’étoffe dont elle avait besoin pour quelque usage domestique. Quant aux vieux souliers que laissait son maître, elle en faisait des mangeoires pour sa volaille ; on les retrouvait dans la cour, à demi pleins de graines, tandis que des perruques retournées de M. de Galandot elle se servait comme de nids à faire pondre les poules ou couver les pigeonnes.

Tant de régularité à une vie si médiocre, une dépense presque nulle n’avaient point empêché M. de Galandot d’aller lever, chez M. Dalfi, une partie des sommes que son intendant y faisait parvenir de France. Après en avoir distrait le peu qui lui en était nécessaire, il rangeait méthodiquement le reste dans les amphores de terre cuite que lui avaient trouvées Barbara et qui garnissaient une longue planche placée au-dessus de son lit. Chacune avait maintenant un ventre plein d’or. Barbara ne se doutait guère de ce que contenaient leurs panses rebondies, sans cela elle en eût perdu le repos et le sommeil, par crainte des voleurs, car les portes fermaient mal, malgré leurs grosses clés, et la villa, à l’écart dans un quartier de jardins et de vignes, était assez isolée ; mais elle semblait si vide et si délabrée qu’il ne fût jamais venu à l’idée de personne qu’elle pût recéler autre chose que de la poussière et des toiles d’araignée.

M. de Galandot, ne se mêlant à rien ni de rien, vivait donc tout à fait inconnu. Personne ne s’occupait de lui, Rome lui donnait entièrement ce qu’il désirait d’elle, le repos et la liberté. Il avait même perdu peu à peu le goût des antiques auquel, naïvement, en lui-même, il attribuait la raison de son voyage, car M. de Galandot n’allait pas loin dans ses pensées et se contentait des plus immédiates, et il croyait de bonne foi avoir fait un voyage de curieux. L’utile manie que l’abbé Hubertet et ses amis lui avaient inventée, au lieu de s’accroître parmi les vestiges d’un passé où il l’eût pu satisfaire, avait diminué au point de presque disparaître de son esprit. L’urne de bronze vert, trouvée au sortir de la porte Salaria et qu’il avait envoyée à l’abbé, semblait avoir emporté en elle les cendres de Galandot l’antiquaire, et la meilleure preuve en paraissait bien au mépris avec lequel il avait fait des poteries de la vieille Barbara de commodes bourses d’argile.

Ainsi donc M. de Galandot se trouvait-il plus oisif et plus sans raison d’être que jamais et sa vie risquait bien, au train qu’elle prenait, de s’achever sans qu’il eût su, non pas certes à quoi la faire servir, mais à quoi même l’employer. Il n’avait vraiment part à rien ; la religion même, qui est une occupation, lui manquait. Il ne fréquentait les églises que pour s’y abriter les jours de pluie et de vent. Il se tenait en dehors de toute pratique. Le séjour à Rome ne changea rien à cette coutume. L’abbé Hubertet qui avait connu Nicolas, en sa jeunesse, fort exactement assidu aux sacrements et plus que bon chrétien, ne pouvait, à le voir ainsi, s’empêcher de dire familièrement, en haussant un peu les épaules, que, « quand on était comme Nicolas, ce n’était guère la peine de ne point croire en Dieu », entendant sans doute par là qu’il est vraiment regrettable et presque superflu de ne pas profiter de ce que le défaut de toute passion vous rende le salut si facile et de se priver ainsi délibérément de tant de chances qu’on a de faire aisément le sien.

S’il restait étranger aux plaisirs particuliers, il ne recherchait pas davantage ceux que procurent en commun les jeux du théâtre ou les pompes publiques ; de même, il se tenait loin des joies citadines. Il en craignait le bruit et le sans-gêne. Il détestait la foule qui se presse au passage des processions et la cohue qui escorte les mascarades. Il fuyait également le chant des cantiques et les cris du populaire. Son aventure du carnaval lui demeurait en la mémoire et, de temps à autre, il s’informait auprès de Cozzoli si le temps des masques n’allait pas bientôt revenir. Cozzoli le rassurait.

Il avait pris M. de Galandot en grande considération depuis qu’il le savait riche ; il l’avait rencontré une fois chez M. Dalfi, en y rapportant de l’ouvrage. Cozzoli apprit là que, si M. de Galandot tenait à Rome un état fort modeste, il en eût pu occuper sans peine un plus considérable et parcourir en carrosse les rues qu’il arpentait de son pas dégingandé. Là-dessus Cozzoli surbroda, car son imagination le portait à tout exagérer, et il eut bientôt fait d’arriver à croire plus qu’à moitié que M. de Galandot jouait quelque rôle déguisé et accomplissait quelque mission secrète. Non, bien au fond, qu’il y crût réellement, mais son esprit chimérique le poussait à s’en persuader. Cette rêverie plaisait à sa divagation naturelle. Aussi, tantôt traitait-il M. de Galandot avec le respect qu’on doit à un personnage d’importance, tantôt avec la familiarité qu’on se peut permettre envers un bonhomme inoffensif, hétéroclite et extravagant.

Le bon M. de Galandot avait beau se défendre d’être rien de ce que supposait l’imaginatif petit tailleur et protester de son éloignement de toute intrigue et de toute affaire, Cozzoli n’en démordait pas. M. de Galandot l’eût encore bien laissé dire sans essayer de le convaincre s’il n’avait eu à subir les reproches, moitié sérieux, moitié plaisants, du petit homme. Cozzoli aimait à l’entreprendre. Il lui montrait le tort qu’il avait de ne point vivre d’une manière plus conforme à sa naissance et à ses moyens, et il le blâmait entre toutes choses de ne pas se commander d’habit de parade dont il pourrait avoir besoin d’un moment à l’autre si l’occasion brusque se présentait de sortir de son incognito.

— « Ah ! Monsieur, disait le gnome à l’aiguille, si Votre Seigneurie me laissait faire, elle serait la mieux mise de Rome. Comment ! ajoutait-il en s’adressant à ses mannequins, voilà le seigneur Galandot qui est grand et de bonne taille. Il a Cozzoli sous la main et il ne s’habille point, car ce n’est pas se vêtir que porter toute l’année un gros habit gris avec des basques d’une aune et des bas roulés. Allons ! un tel abus ne peut durer. À toi, Cozzoli, d’y mettre fin ! Prenons ce beau velours et taillons-y quelque chose de digne de Sa Seigneurie. Cousons, ourlons, galonnons ! Vite, cette manche, cette autre manche, la coupe est bonne. Cela tombe bien. Faites bouffer le jabot, tendez le jarret. Ah ! que voilà donc un brave et digne seigneur ! Où va-t-il ? Chez le pape ? ou chez l’ambassadeur de France ? Mais non, il y a assemblée chez le prince Luccano. On passera des sorbets. On jouera au pharaon. Faites vos jeux, Messieurs ! La rouge passe. Pontez ferme. La banque saute. Et qui empoche ? C’est le seigneur comte de Galandot, ce gentilhomme français qui nous vint l’autre année. Son carrosse est avancé. « Ah ! le bel homme ! Et bien tourné ! Pardi ! c’est Cozzoli qui l’habille ! »

La scène jouée, Cozzoli n’en était pas tout à fait pour ses frais. M. de Galandot tenait à son gros habit gris et s’y tenait, mais il apaisait le zèle de Cozzoli par quelque présent pour sa femme ou ses filles. La signora était laide et coquette, mais Mariuccia et Theresa étaient jolies et promettaient. Elles avaient l’une douze ans et l’autre quatorze. Elles portaient l’ouvrage chez les pratiques et rentraient tard de leurs courses avec des mines sournoises et friponnes, en se poussant du coude pour rire à la dérobée. Mariuccia prétendait que le vent la dépeignait, et Theresa que les boutons de son corsage ne tenaient pas, quand elles revenaient au logis, l’une ébouriffée, l’autre mal rajustée. Un jour que Mariuccia était allée au palais Lamparelli pour un travail au compte du cardinal, elle tarda tant qu’on s’était mis à table sans elle. La conversation était si animée qu’elle se glissa à sa place sans être remarquée. On parlait de M. de Galandot qui était un fréquent sujet d’entretien dans la famille Cozzoli. Mme Cozzoli, qui était fort superstitieuse, le tenait pour sorcier. Elle savait par dame Barbara que son maître n’allait jamais à la messe. Que pouvait-il bien faire de l’or qu’il prenait chez M. Dalfi, sinon le faire servir à des conjurations ? Barbara ne lui avait-elle pas aussi confié que souvent il parlait haut sans que personne fût là pour l’entendre, que trois poulets étaient morts une fois qu’il leur avait jeté du grain de la main gauche ? et, enfin, la tante lui avait dit, en grand secret, que M. de Galandot gardait au-dessus de son lit, sur une longue planche où ils étaient rangés, une bonne douzaine de vases d’argile, peints de figures diaboliques, où il tenait sans doute des esprits enfermés.

Cozzoli, qui était peureux, commençait à regarder avec inquiétude autour de lui.

— « Sans compter qu’il nombre sur ses doigts les oiseaux du ciel, dit gravement Mariuccia qui se pinçait la joue pour ne pas rire et qui, sous la table, donnait des coups de pied à Theresa qui baissait les yeux sur son assiette en pouffant.

Et Mariuccia, tout d’une haleine, en écartant de son front une mèche rebelle de ses cheveux qui s’obstinait à lui venir chatouiller le coin de l’œil, raconta comment, en revenant du palais Lamparelli, elle avait rencontré, au coin d’une rue, M. de Galandot, le nez en l’air, en train de regarder les ébats d’une troupe de corneilles qui volaient au-dessus du Colysée.

M. de Galandot, en effet, s’amusait souvent à observer les corbeaux ou les pigeons qui tourbillonnent au ciel romain. Peut-être, à la mode antique, en tirait-il des augures de sa destinée, à moins que, plus simplement, il cherchât en leurs jeux aériens un passe-temps à sa monotone flânerie.


IV


À la fin de la quatrième année de son séjour à Rome, M. de Galandot eut cinquante-cinq ans. On était en été et il faisait fort chaud. Le matin de cet anniversaire auquel, du reste, il n’avait guère pris garde, il se leva, comme de coutume, d’assez bonne heure. Il sortit. Il avait dans sa main une poignée d’olives sèches qu’il croquait en marchant et dont il laissait tomber les noyaux dans la poussière.

Rome entière somnolait sous une buée tiède qui n’était point de la vapeur, mais seulement une sorte de trouble de l’air. Les objets y apparaissaient mous de contours et durs de couleurs. L’amas épars de la ville semblait tassé. Les dômes gonflaient avec moins de force leurs carapaces de tuiles rougeâtres, les clochers semblaient s’élever moins haut et les campaniles fléchir. Les choses éprouvaient d’avance la fatigue de cette journée de chaleur. M. de Galandot se sentait las. Il s’arrêta, resta appuyé sur sa canne, les yeux à la vue de la grande ville, à son mélange de pierre fauve et de verdure sombre.

Au loin et en face de lui les hauts arbres du Pincio se dressaient immobiles et distincts.

C’est de ce côté qu’il se dirigeait ; l’idée lui était venue de retourner au terrain qu’il avait acheté, en arrivant à Rome, par l’intermédiaire du banquier Dalfi et où, en faisant fouiller le sol, il avait trouvé la grande urne en bronze vert de l’abbé Hubertet. Cet enclos était situé hors des murs, près de la porte Salaria. Il consistait en un espace inculte, planté de quelques cyprès au milieu desquels se voyait encore un pan de vieux mur éboulé. M. de Galandot s’assit à son ombre étroite. Des fouilles entreprises, il restait une sorte de grand trou ouvert, auprès duquel gisait une pioche abandonnée. Une bêche plantée à côté se tenait toute droite dans l’entaille du sol durci. Les pointes acérées des cyprès luisaient sur le ciel d’un bleu cru.

M. de Galandot s’était approché du trou. Un peu de terre effritée y tomba. Un pigeon invisible roucoula et, tout à coup, par un brusque retour de mémoire, M. de Galandot se revit debout auprès de la fosse où on avait enterré jadis le vieux jardinier Hilaire. Il se crut dans le petit cimetière de Pont-aux-Belles. Cela dura un instant qui fut prompt, inattendu. Le pigeon qui avait roucoulé s’envola avec un gros bruit d’ailes. L’illusion cessa, mais elle avait été si vive et si certaine que M. de Galandot en demeura tout troublé, d’autant plus qu’il ne pensait jamais au passé de sa vie d’autrefois. Elle avait cessé en lui le jour où, toutes les clés de toutes les chambres de Pont-aux-Belles désert réunies en poignée dans sa main, il avait fermé une dernière fois la porte du château pour n’y plus revenir. Il y avait laissé son enfance, sa jeunesse, toutes les choses familières des années lointaines, le dernier soupir de sa mère, le dernier rire de Mlle Julie…

Le soleil tombait d’aplomb, M. de Galandot ôta sa perruque, s’épongea le front, tira sa montre et se mit en devoir de retourner chez lui. Il se sentait mal à l’aise, mais il voulut néanmoins passer par chez Cozzoli dont le bavardage le distrairait. De plus, le tailleur apprenait à sa pie à parler, et M. de Galandot s’intéressait aux progrès de l’oiseau loquace.

Pour aller à la rue del Babuino, M. de Galandot longeait les jardins de la villa Ludovisi, puis il n’avait qu’à descendre les escaliers de la Trinité-du-Mont pour se trouver place d’Espagne. Il marchait doucement, car la chaleur était accablante. Arrivé à la fourche de deux ruelles, il s’arrêta, hésitant de savoir laquelle il prendrait. Il y avait juste devant lui un gros caillou irrégulier qui semblait endormi dans la poussière. M. de Galandot le poussa du bout de sa canne. Il roula lourdement vers la ruelle de gauche et M. de Galandot l’y suivit sans se douter qu’il venait ainsi de décider du sort de sa vie. Il continuait à pousser la pierre du pied, tout en marchant. Il allait la tête basse et le dos voûté, comme cela lui arrivait fréquemment. Un léger bruit lui fit lever les yeux.

Une terrasse bordait la rue à cet endroit par un balustre à colonnettes au-dessus duquel des plants de vigne formaient berceau et laissaient retomber leurs pampres où se mêlaient quelques grappes de raisins. Il y avait sur la rampe une femme couchée. Elle était étendue de toute sa longueur sur la pierre tiède et semblait dormir, tournée un peu sur le côté. On voyait sa chevelure tordue sur sa nuque grasse, son dos souple, la saillie de ses reins. Une de ses jambes repliée soulevait sa robe et on apercevait son pied un peu en dehors de la balustrade. Il était chaussé d’une mule de satin jaune qu’il retenait de l’orteil et que, par un léger mouvement, elle faisait claquer doucement à son talon.

Sans doute que le bruit du caillou poussé par M. de Galandot du bout de sa canne et qui avait heurté le mur de la terrasse venait de réveiller le sommeil incertain de la belle, car elle se leva lentement, s’étira et s’assit le dos tourné à la rue. Elle était charmante ainsi. Ses mains élevées rajustaient une boucle de sa coiffure. Elle portait à son cou un collier de corail rouge à gros grains inégaux et une longue pendeloque brillait à son oreille.

Ce fut à ce moment sans doute qu’elle remarqua l’immobile présence de M. de Galandot. Elle se tourna à demi, puis, sans prendre garde à lui davantage, elle cueillit une grappe de raisin qui pendait à la treille à sa portée. Les pampres remuèrent.

Elle mangeait, grain par grain, lentement, voluptueusement, en tenant la lourde grappe gonflée à hauteur de ses yeux, tantôt vite, tantôt s’arrêtant pour la faire tourner entre ses doigts.

M. de Galandot, d’en bas, suivait ses gestes avec anxiété. À chacun des grains juteux et ambrés qu’elle mettait dans sa bouche, il éprouvait dans la sienne une fraîcheur délicieuse ; il lui semblait savourer je ne sais quoi de secret et de mystérieux ; il se sentait agité d’une émotion ardente et langoureuse. Un grand silence engourdissait l’air chaud.

Nicolas regardait. Sa main tremblait sur la pomme de sa canne. Une sueur froide lui coulait du visage. Il sentait revenir du fond de sa vie un trouble subtil et connu qui l’envahissait peu à peu. Cette jeune femme qui, les bras levés, la poitrine nue, mangeait un raisin, lui apparaissait comme debout au fond de son passé. Une heure lointaine et oubliée renaissait dans la minute présente. Il restait étourdi, le dos au mur. Ses lèvres balbutiaient un nom qu’il n’avait pas redit depuis de longues années : « Julie ! Julie !… »

— « Olympia, Olympia ! » cria dans le même moment une voix fort et gaie.

Une porte s’ouvrait dans le jardin en contrebas de la terrasse. Un chien jappa.

— « Olympia, viens donc voir l’habit que m’apporte Cozzoli, continua la voix.

— Venez, signora », dit à son tour un fausset aigu où M. de Galandot reconnut le petit tailleur.

La signora ne se dérangeait guère. Elle faisait tourner rapidement la grappe entre ses doigts. Il n’y restait plus qu’un seul grain ; elle le cueillit, le roula un instant, se retourna, puis, avec un grand éclat de rire, elle le lança vers M. de Galandot qui, la bouche béante, les yeux écarquillés, les jambes flageolantes et les mains tendues, le reçut juste à la joue d’où il rebondit, tomba à terre et y resta, juteux, doré et comme tout sucré de poussière.


V


Olympia s’appelait à sa naissance Lucia. Son père était l’un de ces bateliers du Tibre qu’on voit amarrer leurs barques au port de la Ripetta et qui semblent porter sur leur peau hâlée un reflet jaune du vieux fleuve. Il eût été difficile de dire exactement s’il se nommait Giuseppe ou Gabriele, car la mère de Lucia s’abandonnait tour à tour à beaucoup d’hommes, et il n’en était guère, de ceux qui vont par eau d’Ostie à Rome, qui n’eussent serré entre leurs bras sa poitrine maigre et ne l’eussent culbutée sur les sacs de blé ou les tas de légumes. Les jours de salaire, elle fréquentait les cabarets du port. Sa voix aigre se mêlait aux jurons et aux rires, au heurt des cruches et au bruit des verres. Sa bouche était familière aux haleines vineuses ou alliacées qui mélangent au baiser le rot et le hoquet.

D’ordinaire, elle se tenait postée sur le quai, devant une corbeille d’oranges et de citrons qu’elle vendait aux travailleurs. Ils s’arrêtaient devant elle, le fardeau aux épaules, choisissaient un fruit du panier et se relevaient en y mordant à belles dents. Tout le monde la connaissait. Elle habitait une chambre dans une pauvre maison du Vélabre. Son taudis sentait la chandelle et les écorces, car elle ne manquait pas, pour mieux vendre ses fruits, de brûler une petite cire devant l’image de la Madone. Elle était pieuse. On disait que les bas sacristains de San Giorgio ne craignaient point de la disputer aux bateliers, et qu’elle passait, tour à tour, des brûleurs d’encens aux vendeurs de marée.

C’est de l’un d’eux qu’était née Lucia. Six ans après, la Romaine mourut pour avoir été rouée de coups dans une querelle de taverne où on la traîna par les cheveux sur le pavé gluant d’une boue vineuse qu’elle ensanglanta d’une large blessure à la tête, qui ne guérit point et dont elle finit par trépasser, seule sur son grabat, tandis que la petite Lucia, tout en mordant un citron vert, chassait les mouches bourdonnantes qu’attirait en grand nombre le régal de la plaie sanieuse.

Cette mort fit de la petite Lucia une vagabonde. Elle couchait dans une sorte de soupente qu’on lui avait laissée par charité. Les voisines lui donnaient quelques hardes et, de temps à autre, de maigres pitances. Hors cela, elle se pourvoyait où elle pouvait. Souvent elle restait de longs jours sans reparaître au gîte. Elle vivait de la vie des petits mendiants de Rome, qui sont comme la vermine errante de ses vieux murs. Elle demandait l’aumône aux passants, courait derrière les carrosses, harcelait les étrangers, importunait les fidèles à la sortie des églises et, comme par miracle, échappait aux roues des voitures, aux claques des laquais, à la canne des promeneurs ; traînait partout ses guenilles, se mirait aux fontaines, jouait sur les marches des chapelles et montrait aux gens, dans sa face barbouillée et sa chevelure en broussailles, l’éclat frais de sa bouche et l’éclair malicieux de ses yeux noirs.

Elle s’attachait surtout aux étrangers. Elle rôdait souvent place d’Espagne, où ils descendent à l’hôtel du Mont-d’Or, qui est réputé pour son logement et sa chère. Les sentimentales et blondes comtesses allemandes qui visitent Rome avec de jeunes conseillers auliques aux joues roses ne lui refusaient guère quelque aumône quand ils sortaient de table la bouche encore pleine. Sa chétive personne apitoyait. Elle faisait voir, à travers ses loques, ses coudes pointus. Les bons gentilshommes français qui arpentent, le nez en l’air, le pavé romain, mettaient vite la main au gousset pour se délivrer de ses instances. Mais elle guettait de préférence les milords anglais. Elle les reconnaissait à leurs faces congestionnées ou à leurs visages anguleux, à leur prestance obèse ou à leur tournure efflanquée. Elle avait remarqué avec quel regard particulier les plus vieux examinaient sa vive maigreur de fillette de treize ans. Elle les suivait dans leur promenade, et, quand l’un d’eux se trouvait à l’écart des passants, derrière un mur ou à l’abri d’un arbre, elle troussait brusquement sa robe autour de son petit corps et montrait hardiment au milord sa nudité grêle et fine, tout ambrée et déjà ombrée. Et ce tour lui valait chaque fois quelque monnaie.

Elle partageait loyalement ses gains avec un compagnon qui ne la quittait guère. Orphelin et mendiant comme elle, il s’appelait Angiolino. Il avait un an de plus qu’elle et ils faisaient ménage ensemble. Inséparables et querelleurs, ils n’allaient pas l’un sans l’autre. Du reste, Angiolino la battait, lui volait son argent. Elle trépignait, pleurait et finissait par consentir à tout ce que voulait ce vaurien. Il était pâlot et joli.

Cependant Lucia grandissait. Une dame romaine la remarqua à la sortie d’une église. Lucia était accroupie sur une marche et sanglotait. Angiolino, dans une querelle, l’avait cruellement maltraitée ; aussi consentit-elle à suivre sa protectrice qui lui promit mainte douceur. Mme Piétragrita habitait une maison fort propre et silencieuse. Le plus grand ordre y régnait. Mme Piétragrita passait pour pieuse et charitable. Elle était bien vue du clergé de sa paroisse. Elle traita Lucia le mieux du monde, la décrassa, la vêtit, lui fit enseigner à lire et à chanter et certains soins du corps qu’elle ignorait. Puis, un beau jour, une fois à point, elle la vendit au cardinal Lamparelli. Le cardinal aimait la jeunesse et Mme Piétragrita l’en pourvoyait discrètement.

Le palais Lamparelli était situé parmi de beaux jardins dans le quartier du Mont Viminale. Ce fut dans un pavillon au bout de ses jardins que Lucia fut introduite. Mme Piétragrita la conduisit elle-même jusqu’à la petite porte basse qui s’ouvrait dans le mur d’enclos et la remit aux mains d’un valet à mine de sous-diacre qui la guida jusqu’au pavillon où il la laissa seule. C’était un lieu retiré dont le cardinal avait maintes fois éprouvé la sécurité. Lucia trouva les fenêtres fortement closes et les girandoles allumées. Elle comprit ce qu’on attendait d’elle et que Mme Piétragritra lui avait laissé entendre à mots couverts. En attendant, elle goûta la collation préparée sur un guéridon ; le cardinal la trouva la bouche pleine. Il était si pressé de voir cette merveille dont la Piétragrita lui avait dit le plus grand bien qu’à l’issue de son audience il accourait sans avoir pris le temps de quitter son habit de cérémonie et d’en revêtir un plus conforme à la circonstance. Aussi Lucia, en voyant sortir du grand costume rouge tombé à terre un abbé en culotte, puis un gentilhomme en chemise et enfin un homme tout nu, fut-elle saisie d’une telle hilarité qu’elle succomba à l’entreprise la gorge soulevée d’un rire et la bouche encore sucrée de sa confiture interrompue.

Lamparelli fut enchanté de la bonne humeur de l’aventure et tout fier de son exploit, car Mme Piétragrita l’avait assuré de l’intacte vertu de Lucia ; aussi crut-il en cette affaire avoir accompli une prouesse tout à son honneur. Au vrai, le bon cardinal n’avait guère fait tout au plus qu’achever ce qu’Angiolino avait fort bien commencé, sous les portiques, au coin des bornes, le long des murs, au crépuscule ou la nuit dans quelqu’une des cachettes familières où ils se terraient comme de jeunes bêtes souples et hardies ; mais Lamparelli ne se douta point de la supercherie et n’en fut pas moins content que s’il avait eu lieu de l’être plus justement.

Lucia revint souvent au petit pavillon du jardin. Lamparelli finit par l’y installer. Son caprice pour elle devint un goût. Du pavillon, Lucia passa au palais, d’abord sous les combles ; puis publiquement, elle y eut un appartement. Le cardinal raffolait de sa nouvelle passion. Il fit pour elle mille folies et ressentit à son égard une faiblesse singulière jusqu’à laisser introduire au palais Angiolino.

Angiolino était devenu un fort joli garçon. Il se présenta au cardinal d’un air modeste et doux et se contenta du plus humble service. Il avait de bonnes façons qu’il devait à un gentilhomme français, M. de la Terroise qui, frappé de sa bonne mine, se l’attacha jusqu’à en faire une sorte de compagnon. Angiolino conservait de cette aventure à l’italienne plusieurs fort belles bagues dont son maître lui avait fait présent et dont il portait les chatons à l’intérieur du doigt, afin que l’on ne vit pas trop au dehors les pierres de prix qui s’y trouvaient enchâssées.

Une fois dans la place le jeune homme s’y comporta avec tant de souplesse et d’habileté qu’il y acquit bientôt une certaine influence sur l’esprit du cardinal. Lucia et Angiolino retrouvèrent aisément leurs privautés d’autrefois ; mais, au lieu de rôder en haillons par les rues de Rome, ils prenaient leurs plaisirs, bien nourris et à l’aise, derrière le dos du cardinal qui n’y voyait goutte. Cette belle vie dura plusieurs années jusqu’à ce que, la santé du Pape étant fort précaire, Lamparelli qui avait des vues sur la tiare et qui craignait que ses mœurs, quoique communes à plus d’un des conclavistes, contribuassent à le desservir auprès de leur hypocrisie, employa le peu qui lui restait de bon sens à faire maison nette, pensant par là servir la cause de son élection.

Lucia poussa les hauts cris, menaça de faire scandale et de crier sur les toits les façons dont le cardinal entendait l’amour. Elle en savait long à ce sujet, car elle avait assisté aux derniers feux du vieillard et elle avait été témoin des bizarreries par lesquelles il cherchait, sinon à en ranimer l’éclat, du moins à en attiser les cendres. Aussi aurait-elle pu amuser le public de diverses particularités et anecdotes qui eussent plus renseigné sur l’imagination du cardinal qu’édifié sur sa vertu et qui n’eussent pas manqué de divertir les oreilles du conclave.

Au moment où il s’ouvrit en 1769, Lucia, sous le nom d’Olympia, était installée depuis quelques mois dans une jolie maison proche de la villa Ludovisi et acquise pour elle des deniers de Lamparelli qui joignit à ce don un fort cadeau d’argent et de meubles. Le cardinal la laissa à ses affaires et alla aux siennes. Il avait hâte d’échanger le chapeau contre la tiare.

Il n’en fut rien. Lamparelli s’agita prodigieusement, intrigua, cabala, manigança les votes, pelota les partis, eut le sien. Sa tête s’échauffa à ces brigues et à ces visions. Son corps souffrit de l’incommodité des cellules, du mauvais air et de tous les inconvénients de cette électorale prison. L’élection tardait, si traversée de menées diverses qu’elle menaçait de durer éternellement si l’Esprit Saint n’y mettait bon ordre. Deux cardinaux moururent à la peine. Les autres continuaient leur mystérieuse besogne. Enfermés dans les étroits logements du Vatican bâtis de planches dans la largeur et la hauteur des galeries et des salles, ils s’obstinaient. Les factions s’enchevêtraient, jusqu’au jour où, excédés, l’élection se fit par surprise. Lamparelli sortit de là, enragé et anéanti, et rentra chez lui la tête basse, à demi fou et incapable désormais d’aucune affaire.

Celles d’Olympia, par contre, prospéraient. Elle était suffisamment pourvue d’argent pour attendre l’occasion de quelque beau coup de filet. Outre les avantages en demeure et en espèces qu’elle avait tirés de Lamparelli, il lui restait la valeur permanente et réelle de son corps que sa jeunesse mûrie avait rendu d’une riche et savoureuse beauté. Elle était souple, ferme, assez grasse, le sein d’une belle forme, le ventre moelleux, la cuisse forte et la jambe fine. Cette beauté constituait une ressource vivante dont un usage bien entendu ne manquerait pas de lui valoir fortune. De plus, elle avait auprès d’elle, pour en régler l’emploi et le bien ménager, l’aide précieux, vigilant et avisé de l’incomparable Angiolino.

Il avait quitté le palais Lamparelli à la suite d’Olympia. Les premiers temps de leur nouvelle liberté furent une sorte de lune de miel ; ils la passèrent en grande partie au lit. Ils s’aimaient d’un amour vil et singulier, mélangé de camaraderie et de débauche, d’une sorte de basse et ardente tendresse où il y avait du jeu de polissons et de la fureur d’amants. Les caresses et les coups alternaient, étreintes et querelles d’où ils sortaient avec dans le regard je ne sais quoi de hargneux et de tendre.

Une fois ce premier regain passé, Angiolino retourna à ses occupations personnelles. Dans sa vie vagabonde il avait acquis les talents les plus divers et les plus utiles. Il avait déjà commencé au palais Lamparelli à en exercer quelques-uns ; mais il se trouvait maintenant en posture de montrer toute sa capacité et toute l’étendue de ses mérites. Le coquin avait, de plus, presque fort bonne mine. Il était bien vêtu et de figure agréable. On se fût, jusqu’à un certain point, trompé sur sa qualité, si je ne sais quoi de douteux n’eût averti et mis en garde. Une certaine souplesse d’échine le faisait saluer trop bas. Sa politesse était plus obséquieuse qu’il eût fallu pour qu’on n’y vît que l’effet de sa complaisance naturelle. Il tournait vite de la platitude à l’arrogance, de l’insolence à la bassesse. Il savait à merveille jouer le bouffon et n’ignorait pas l’usage qu’on peut tirer d’être plaisant. C’est par là qu’il avait capté le cardinal Lamparelli qui montrait un goût singulier pour la farce et la grimace. Il admirait chez Angiolino son habileté à esquiver un mauvais pas par une pasquinade. Il riait et oubliait que le drôle venait de regarder aux serrures ou d’écouter aux portes.

La vérité est qu’Angiolino était au fond de l’âme brocanteur, intrigant, espion et parfait rufian. Plus d’un grand seigneur ou d’un prélat recouraient à lui en des affaires délicates ou particulières. Aussi fréquentait-il les antichambres et les sacristies. Avec cela, resté populaire, il connaissait les cabaretiers, les loueurs de voitures, les porteurs de chaises et autres menues gens. Il se tenait là fort au courant des filles en train de devenir jolies et des garçons prêts à un coup de main. De cette façon il pouvait toujours mettre à la disposition de ses illustres clients de quoi satisfaire leurs vices ou assouvir leurs rancunes, une maîtresse complaisante ou un spadassin adroit.

À l’affût des voyageurs de passage à Rome, il se présentait à eux sous divers prétextes. À peine arrivés, ils voyaient venir le subtil Angiolino qui leur offrait ses services. Il en avait de toutes sortes à proposer et débutait par celui de leur faire voir la ville, en son détail et en toutes ses curiosités tant publiques que secrètes. Il s’occupait de tout, louait des appartements, vendait des camées et des mosaïques, procurait des reliques de saints, menait à l’église, au théâtre ou au jeu. Aux amateurs de musique il s’entendait à merveille à leur organiser des quatuors ou des concerts de chambre, car il était au mieux avec toute la clique des coulisses et des pupitres, les râcleurs de violons, les acteurs, les castrats. Il avait de quoi contenter le plus exigeant, qu’il voulût dépenser ses écus en achats, en musique, en bonne chère, au jeu ou plus simplement aux femmes, ce qui est encore, après tout, le moyen le plus commun et le plus commode.

Angiolino tenait boutique de beautés, et Olympia figurait en belle place à l’étalage. Elle se prêtait de bonne grâce aux choix prudents et lucratifs d’Angiolino, et ce fut par lui que la belle Romaine vit passer en ses draps les étrangers les plus divers.

Elle coucha avec des Anglais dont la peau laiteuse et blanche contrastait singulièrement avec le teint sanguin et rougeâtre. Il y en avait de vigoureux qui répandaient une odeur de viande fraîche et de saine boucherie. D’autres, longs et maigres, allongeaient à côté d’elle des carcasses osseuses et un petit souffle court. Quelques-uns, obèses, pesèrent de leur poids charnu sur sa poitrine ferme. Elle aimait assez les Allemands ; ils sont bonaces ou rudes, tandis que les Espagnols portent dans l’amour même une morgue quinteuse. Quant aux Français, presque aucun ne quittait Rome sans avoir passé par les bras d’Olympia, car ils ne voyagent guère sans demander à chaque pays l’hospitalité amoureuse de ses courtisanes. D’ordinaire, tout se passait bien et en bon ordre chez Olympia. On y trouvait un plaisir discret et sûr, car Angiolino détestait le bruit et le tumulte et tout ce qui attire les sbires et les argousins. Il savait pourtant risquer quelque chose, quand l’affaire en valait la peine, même au prix de suites désagréables, comme il arriva au sujet de ce jeune seigneur russe qui ne sortit de chez Olympia que les poches vides, car Angiolino n’ignorait aucun des artifices du jeu et aucune des pratiques par lesquelles on allège les pontes imprudents. Il les mit en œuvre envers le naïf boyard qui, après une nuit passée aux tables vertes, parmi les comparses dont Angiolino les avait adroitement garnies, se trouva, au matin, sans un sequin des bourses qu’il avait apportées avec lui fort gonflées d’or, et en si piteux état qu’on le ramassa au bas des escaliers de la Trinité, les boutons en brillants de son habit décousus, les poches retournées, les bagues coulées des doigts et la tête si perdue des boissons dont on avait étourdi sa déveine qu’elles le tinrent trois jours à l’hôtel, suant sang et eau, à hurler sur sa chaise percée des coliques qui lui tordaient les entrailles.

Olympia admirait d’autant mieux les bons tours d’Angiolino et son entente à toutes choses qu’elle eût été incapable d’en inventer le quart et d’en trouver l’équivalent. Elle manquait d’intrigue et d’entregent et même des manèges nécessaires à la galanterie. L’attrait et la vue de sa beauté étaient ses seules armes. Il ne lui restait rien de la petite fille malicieuse qui levait sa jupe au nez des vieux milords. Dès que sa vie vagabonde et précaire eut pris fin par les soins de Mme Piétragrita, elle se montra molle, inerte et paresseuse. Elle sortait à peine du palais Lamparelli. À peine si, en temps de carnaval, elle parcourait le Corso, masquée ; mais, une fois hors de son apathie, elle devenait furieuse, brusquement, de plaisir et de bruit, puis retombait le lendemain dans son indolence, interrompue seulement de colères soudaines, qui la dressaient tout d’un coup, injurieuse et brutale, l’œil égaré et les ongles en avant.

Une fois installée chez elle, elle devint de plus en plus casanière. Elle traînait par les escaliers et les corridors ses robes lâches et de toutes couleurs. L’hiver, elle chauffait aux brasiers ses mains engourdies et restait de longues heures ainsi, le feu aux joues, à se cuire aux braises chaudes. L’été, elle dormait de longues siestes, se réveillait pour croquer des pâtisseries ou des prâlines ou pour aller à son miroir. Elle y regardait son visage et son corps et revenait se reposer. Elle passait aussi beaucoup de temps à sa vigne, étendue sur la balustrade de la terrasse, mangeant une grappe ou quelque autre fruit.

Puis elle rôdait çà et là, pieds nus en des mules de satin jaune qu’elle faisait claquer à son talon et auxquelles jappait un petit chien. Elle recevait des tireuses de cartes et des marchandes de fard. Son indifférence à coucher avec le premier venu était complète. Elle s’en remettait à Angiolino.

Un singulier mélange de luxe et de négligence bigarrait sa maison. Cela allait du sordide au raffiné. On buvait en des verreries dépareillées dont les brèches craquaient sous la dent. Des assiettes de terre commune se mêlaient à des pièces de porcelaine fine. Il y avait aux plafonds des lustres de cristal irisé suspendus à une corde de chanvre. On glissait sur le pavé à des écorces de fruits et à des épluchures de noisettes. Dans un coin, un miroir fendu reflétait un fauteuil à trois pieds. Olympia portait des robes déchirées où les taches ne manquaient pas. Elle avait souvent les mains poissées de confitures. Sa chevelure croulante lui donnait toujours un peu l’air de sortir du lit. Malgré tout, une certaine grâce de volupté était répandue sur toute sa personne. Son charme venait sans doute de ce qu’elle semblait toujours prête au plaisir. On lui savait gré de celui qu’elle donnait, et Angiolino n’en était nullement jaloux pourvu que de temps à autre il y prît aussi le sien. Il se mélangeait de rires, de bouffonneries et de querelles, et finissait d’ordinaire par les larmes d’Olympia qui se consolait, les joues mouillées, à demi-nue, assise au rebord du lit, les jambes pendantes et mordant à belles dents à une orange rouge ou à un citron jaune.


VI


M. de Galandot ne se coucha point cette nuit-là.

En rentrant chez lui, il avait trouvé la table servie. D’ordinaire il lui fallait descendre à la cuisine pour rappeler à Barbara que l’heure du repas approchait ou pour l’avertir qu’elle était déjà passée depuis longtemps. La servante se levait en bougonnant et montait dresser le couvert.

Barbara, avec l’âge, devenait volontiers oublieuse. Elle tirait alors de l’armoire quelques restes qu’elle plaçait à chauffer sur le feu et courait chercher des œufs. Alors M. de Galandot entendait un grand bruit dans la cour. C’était Barbara qui, grimpée sur le marchepied de la chaise de poste et penchée à mi-corps à l’intérieur, visitait la ponte. Les pondeuses troublées caquetaient et la volaille effarée battait des ailes dans un tourbillon de duvets et de graines soulevées. Barbara revenait, une paire d’œufs dans chaque main.

M. de Galandot regardait patiemment tout cela de la fenêtre. Le crépuscule augmentait doucement. À travers les arbres, il voyait une Rome violette et comme reculée dans un lointain avec ses toits et ses dômes. Les cloches sonnaient aux clochers l’Ave Maria. Il y en avait une assez proche, très lente, très sourde, qui parlait presque à voix basse. C’était celle d’un couvent voisin.

La cloche s’éteignait peu à peu. Une autre, très lointaine, s’obstinait encore. Toutes s’étaient tues, sauf elle. On eût dit qu’elle voulait réveiller les endormies de leur engourdissement progressif, qu’elle les sommait de reprendre leur concert de bronze, qu’elle les sollicitait de s’unir de nouveau en un élan commun, dans une nouvelle entente sonore. Mais l’appel inutile de l’isolée se lassait ; elle essayait encore quelques volées, puis les coups s’espaçaient un à un jusqu’au dernier qui vibrait longtemps dans le ciel vide. Rome disparaissait peu à peu : elle semblait se fondre et se dissoudre dans l’ombre, à moins qu’une lune ronde et argentée ne substituât au jour sa transparence nocturne.

M. de Galandot regardait longuement ce spectacle coutumier, il ne se retournait qu’au pas de Barbara apportant un chandelier qu’elle posait sur la table. La lumière éclairait les plats avec leur petit tas de légumes ou la rondeur des œufs durs qui y roulaient et qui, d’ordinaire, durant le trajet de la cuisine, s’étaient fêlés en entrechoquant leurs coquilles.

Mais, ce soir-là, Nicolas avait trouvé, par hasard, le souper tout préparé qui l’attendait. Barbara se prenait parfois d’un beau zèle. Il fallait pour cela qu’elle eût remarqué à son maître mauvais visage et petite mine. M. de Galandot vieillissait. Sa longue figure osseuse avait maigri. Son habit, trop large, plissait dans le dos. Ses jambes paraissaient plus décharnées. Avec cela, il semblait triste, et souvent, en marchant, il tournait la tête de l’air de quelqu’un qui regarderait en arrière dans sa vie.

Quelles que fussent les causes de son malaise, il n’en était pas moins visible et il s’y marquait à tout le moins une certaine fatigue du corps. C’était pour la réparer que Barbara avait fait cuire, ce soir-là, une poularde grasse. Aussi resta-t-elle debout derrière la chaise de son maître pour observer sur son appétit l’effet de cette gourmandise. Son étonnement fut grand quand elle s’aperçut qu’il demeurait absorbé dans une rêverie profonde, la main posée sur sa fourchette sans faire aucun mouvement. Il avait tellement l’air d’un homme endormi qu’elle prit peur à le voir ainsi et s’enfuit dans sa cuisine où elle égrena force chapelets en priant Dieu de le désensorceler, car une pareille indifférence devant une volaille si à point ne pouvait manquer d’être la suite de quelque sortilège à qui il devait aussi, à n’en pas douter, le mauvais aspect de son visage et le déclin de sa santé.

M. de Galandot resta longtemps à table. Le poulet en son plat d’étain fuma, puis se refroidit peu à peu dans sa sauce figée. Les œufs immobiles dans l’assiette attendirent en vain ; en vain le pain fit le gros dos sous sa croûte dorée. Les petites olives noires nagèrent dans l’huile jaune. La chandelle charbonna, coula en lourdes larmes. Deux chauves-souris entrèrent par la fenêtre, volèrent au plafond en circuits interminables. M. de Galandot ne bougeait toujours pas et ce ne fut que la lumière éteinte à ras du chandelier et resté dans l’obscurité qu’il regagna sa chambre à tâtons.

La lune l’éclairait ; elle venait de se lever, et M. de Galandot se mit à marcher de long en large d’un pas égal et monotone. Arrivé au bout de sa promenade, il la recommençait. Cela dura longtemps sans qu’il songeât à se coucher. Cette nuit-là, la première depuis celle qu’il passa jadis dans la bibliothèque de Pont-aux-Belles, le soir du jour où sa mère avait interrompu son entreprise contre la jeune Julie et mis sous clé le coupable, M. de Galandot ne se coucha point. Pour la première fois, il manqua à poser, comme il le faisait d’habitude, son habit au pied de son lit, sur le dossier d’une chaise, les basques bien étalées et les manches pendantes, à plier soigneusement son gilet et sa culotte, à secouer la poussière de ses bas et à les rouler dans ses souliers, à placer sur sa canne appuyée au mur sa perruque et son tricorne.

Peu à peu l’air transparent et bleuâtre de la nuit se désargenta. Il devint gris et poudreux. La lune s’effaça, jaunit et déclina. L’aube vint ; au dehors chanta un coq. M. de Galandot semblait s’éveiller d’un sommeil ambulant. Il s’arrêta dans sa marche, resta un instant indécis, puis se dirigea vers son lit non défait, monta sur les draps et, les bras levés, atteignit sur la planchette où elles s’alignaient une des amphores de terre cuite qui y étaient rangées. Celle qu’il prit était si lourde qu’il faillit tout d’abord la laisser tomber ; puis, avec précaution, il s’assit sur le rebord de son lit, la tenant entre ses genoux. Elle était fraîche et poussiéreuse ; des toiles d’araignées, soyeuses et légères, la rendaient comme molle et presque humide à toucher, M. de Galandot regarda lentement les dessins qui l’ornaient. Le potier y avait figuré une scène assez singulière. On y voyait un homme à longue barbe et au front chauve étendu à quatre pattes et, sur son dos, une femme nue à califourchon, comme sur une monture. D’une main elle le frappait d’un thyrse, et de l’autre elle levait à hauteur de sa bouche une grosse grappe de raisins.

M. de Galandot tenait maintenant l’amphore renversée et tâchait d’en faire glisser l’or que contenait son ventre rebondi ; mais les pièces introduites une à une par le goulot étroit en obstruaient l’ouverture de leur masse. M. de Galandot frappa la panse, du doigt. Elle rendit un son mat et métallique.

Tout à coup un sequin tomba, puis trois, puis deux, puis une pluie pressée qui s’éparpillait sur le lit. M. de Galandot prenait cet or à pleines mains et le fourrait fiévreusement dans ses poches. Celles de sa culotte furent vite pleines ; il en gonfla celles de ses basques et de son gilet ; il en noua dans un vaste mouchoir, fit un tas du reste et le cacha sous sa paillasse. Puis debout, il retourna une dernière fois l’amphore.

Un ducat demeuré au fond dégringola et se mit à rouler en cercle sur le dallage et finit par y aplatir son petit disque doré. M. de Galandot se baissa pour le ramasser. Sa longue personne dégingandée se cassa en deux comiquement. Cela fait, il se dirigea vers le vestibule.

Le jour était venu complètement. Le soleil brillait dans les vapeurs matinales. M. de Galandot sortit de la villa. Il resta un instant debout au haut de l’escalier dont la double rampe descendait dans la cour. Rome s’éveillait délicieusement dans le matin, toute rose et rousse, familière et monumentale dans cette tendre et noble lumière. Sur le toit écaillé et blanchi de la vieille chaise de poste, des pigeons roucoulaient doucement ; de temps à autre, l’un d’eux s’envolait dans une bouffée de plumes chatoyantes. Un grand coq perché dans le cadre de la portière ouverte se tenait sur une patte ; sa crête molle et rouge oscillait. Il ne restait plus rien de la nuit que les deux petites chauves-souris que M. de Galandot avait aperçues en passant par la salle à manger où, blotties à un angle du plafond, elles pendaient, les ailes repliées, comme deux fruits nocturnes, deux gourdes à ténèbres saoules de l’ombre qu’elles avaient bue.

Au bas de l’escalier, M. de Galandot traversa la cour et sortit à pas rapides. Peu à peu, l’or qui alourdissait ses poches ralentit sa marche. Le Tibre, qu’il passa, coulait d’une eau fluide et huileuse. Sur une place se tenait un marché. Deux bœufs à longues cornes courbes, attelés à un char, mugirent doucement et sourdement. Dans une rue à peu près déserte, M. de Galandot entendit courir derrière lui. L’homme, avant de l’avoir rejoint, disparut dans une ruelle latérale. À un carrefour, il y avait un chien assis sur son derrière. Il se léchait une patte l’une après l’autre, et jappait plaintivement. M. de Galandot marchait toujours. Arrivé au coin de la rue del Babuino, il hésita, puis il la prit et pressa le pas jusqu’à la porte de Cozzoli.

Cozzoli se levait à l’aube. Il était actif et travailleur. Il s’installait sur sa table et commençait à coudre et à couper. Il besognait ainsi longtemps avant que sa femme descendît à la boutique, de la soupente où couchait toute la maisonnée. Theresa et Mariuccia étaient plus paresseuses encore. Elles restaient tard au lit, soit à dormir, soit à badiner, et il fallait que leur père vînt lui-même les tirer de la paillasse. À l’heure dite, le nabot grimpait l’échelle. Les vauriennes faisaient bien mine de sommeiller, mais Cozzoli ne s’y trompait pas ; elles avaient beau se cacher le nez sous les couvertures, le tailleur était sans pitié. D’un coup de main, il tirait les draps et les découvrait toutes chaudes de sommeil, débraillées, la chemise relevée ou en tapons, la cuisse à l’air. Il les taquinait et les houspillait pour les faire lever, réjoui de leurs bonnes mines et tout gaillard de la vue de leurs peaux fraîches, et elles déguerpissaient avec des rires et des cris joyeux. Mais souvent aussi le jeu tournait mal. Cozzoli était d’humeur changeante et, à certains jours, la meilleure et la pire se touchaient de si près qu’il était dangereux de provoquer l’une ou l’autre. Alors le lever ne se terminait point sans quelques gifles qui faisaient pleurer Theresa, tandis que Mariuccia, furieuse, se frottait la fesse où rougissait la claque ou la piqûre d’aiguille dont son père avait hâté sa paresse.

Cozzoli était donc seul dans sa boutique lorsque M. de Galandot poussa la porte et entra. Cozzoli fut si surpris de cette visite matinale qu’il en leva les bras en l’air et les rabattit promptement pour cacher l’ouvrage auquel il travaillait. En effet, au lieu de couper ou de couturer quelque habit d’homme, Cozzoli était en train de coudre une petite robe de moire rouge.

Une calotte minuscule déjà achevée reposait sur la table auprès de lui. Cela semblait destiné à vêtir on ne sait quel cardinal nain et eût pu laisser croire que quelque pygmée venait d’être promu au chapeau et chargeait Cozzoli de lui confectionner sa garde-robe. Mais M. de Galandot paraissait si troublé qu’il ne s’aperçut guère du bizarre travail du tailleur et qu’ayant heurté, en entrant, un des mannequins d’essayage il le salua cérémonieusement, comme si c’eût été un personnage d’importance.

Une fois assis sur sa chaise accoutumée, M. de Galandot reprit un peu contenance. La pie familière quitta l’épaule de Cozzoli où elle était perchée et vint se poser sur la sienne. Cozzoli, de son côté, avait retrouvé toute sa supériorité. Juché sur sa table, il considérait de haut son visiteur matinal, attendant de lui quelque explication de sa visite inopinée, car, bien qu’il brûlât d’en savoir la cause, il se fût reproché, comme une faiblesse indigne de lui, de témoigner aucune curiosité. Tout en enfilant son aiguille, il regardait à la dérobée M. de Galandot, mettant son honneur à ce qu’il parlât le premier. M. de Galandot ne s’y décidait toujours point. Il restait immobile et silencieux. On entendait de temps à autre le craquement sec du bec de la pie et le trotte-menu des points cousus. Cela pouvait durer indéfiniment par l’inertie de l’un et l’obstination de l’autre. Au-dessus grattait le bruit du balai de Mme Cozzoli qui nettoyait la chambre où Theresa et Mariuccia dormaient encore.

Enfin M. de Galandot toussa à plusieurs reprises et d’un air suppliant ; Cozzoli considéra cette marque de gêne comme une avance suffisante et n’y tint pas. La toux de M. de Galandot fit s’envoler la pie qui quitta son épaule pour celle de Cozzoli.

— « Où diable Votre Seigneurie a-t-elle bien pu s’enrhumer ? dit le tailleur. Nous sommes en plein été, tellement que M. Dalfi m’a commandé, hier encore, trois habits légers, dont l’un gris, à cause de la poussière qui est grande par ces temps secs ; c’est elle qui vous aura pris à la gorge. Votre Seigneurie veut-elle un verre d’eau ? Theresa ou Mariuccia vous l’apportera, bien que toute cette jeunesse dorme encore ; mais je les vais faire lever pour aller au puits. »

M. de Galandot fit un geste de remerciement.

— « Certes, continua Cozzoli, je ferai remarquer à Votre Seigneurie que c’est la première fois qu’elle visite à pareille heure ma pauvre boutique et que bien m’en prend d’être debout au chant du coq ; sans cela vous eussiez trouvé porte close, ce qui vous eût fort contrarié, car je gage que l’habit de Votre Seigneurie a besoin de quelque reprise urgente, et qu’il y a bien quelque accroc à recoudre ou quelque dégât à réparer. »

Comme M. de Galandot ne répondait toujours pas, Cozzoli partit alors dans un interminable discours où il énumérait toutes les causes qui avaient bien pu amener M. de Galandot chez lui, de si bon matin. Cozzoli avait cela de particulier qu’il était en même temps songe creux et burlesque. Ses imaginations tournaient vite à la facétie. Aussi M. de Galandot dut-il écouter attribuer à sa sortie matinale les raisons les plus saugrenues, car peu à peu la mauvaise humeur du petit tailleur disparaissait dans le plaisir qu’il prenait à ses propres plaisanteries.

Et ce fut en riant très haut qu’il en vint à demander à M. de Galandot si quelque querelle avec la vieille Barbara n’était pas tout bonnement le motif de sa venue.

— « Quand je dis querelle, bouffonnait Cozzoli, Votre Seigneurie m’entend bien. Mais je crains toujours que ma digne tante, à force de vivre auprès d’un honnête seigneur comme vous-même, lui sacrifie l’étrenne de son antique vertu. »

Cette farce réjouissait, d’ordinaire, toute la maison et la plus indirecte allusion aux amours de la tante Barbara divertissait extrêmement Theresa et Mariuccia. Mais M. de Galandot s’était levé tout à coup et, rouge, balbutiant d’une voix étranglée, il dit au tailleur.

— « Monsieur Cozzoli, je viens vous parler… »

À mesure que M. de Galandot parlait, l’ébahissement le plus profond apparaissait sur le visage de Cozzoli. C’était à son tour de s’étonner. Machinalement, il avait ôté son dé et planté son aiguille sur une pelotte. Il agitait ses jambes croisées, se renversait en arrière. Était-ce bien le vrai M. de Galandot qui se trouvait devant lui ou quelque larve nocturne, comme il en rôde, dit-on, dans les ténèbres ; avait-elle emprunté la figure et l’accoutrement ordinaires du digne gentilhomme et se servait-elle de son honnête apparence pour y incarner son fantôme diabolique ? Non, c’était bien M. de Galandot qui lui demandait, confus et rougissant, le nom d’une dame vue la veille à sa terrasse, non loin des jardins de la villa Ludovisi, et qui mangeait une grappe de raisin ; c’était lui qui ajoutait avec embarras qu’il s’était senti à sa vue un grand désir de la connaître et de lui témoigner son estime et le souhait des faveurs de sa compagnie, si rien ne s’y opposait. Il pensait que son ami Cozzoli, dont il avait entendu, par hasard, la voix dans le jardin de la signora, pourrait lui obtenir un entretien qui lui permettrait d’exprimer l’honnêteté de ses dispositions et le désir qu’il avait de pouvoir être utile à une si belle personne. Tout cela paraissait à Cozzoli tellement prodigieux qu’il en restait comme hébété, puis, tout à coup sa stupeur se changea en une hilarité irrésistible et, sautant à bas de la table, il se mit à courir par la chambre en se tenant les côtes, avec mille gambades et des glapissements de joie.

À ce tapage, Mme Cozzoli, ne sachant ce qui se passait, descendit de la soupente. Elle était en cotillon court, ses cheveux ébouriffés. Theresa et Mariuccia la suivirent de près. Elles avaient les yeux encore gros de sommeil et dans les cheveux encore le duvet des oreillers. Toutes deux en chemise, Mariuccia avait laissé tomber l’épaulette de la sienne et montrait son épaule nue, tandis que Theresa, le pan relevé, se grattait sans façon le mollet où une puce l’avait mordue.

M. de Galandot se tenait dans un coin de la chambre, les yeux baissés. Enfin Cozzoli, au milieu de ses rires, eut la force de s’écrier :

— « Savez-vous, savez-vous… ce que… Sa Seigneurie vient me demander ? Il veut que je le mène… ah ! ah ! ah ! que je le mène chez une dame… hi ! hi ! hi !… vous savez… chez l’Olympia… »

Il fut interrompu par un hoquet de joie ; alors ce fut un débordement de cris et d’exclamations autour du pauvre M. de Galandot abasourdi qui, debout, mal à l’aise avec ses poches gonflées d’or, tournait son chapeau entre ses doigts. Cozzoli se tordait. Mme Cozzoli s’affala sur une chaise. Theresa, le dos au mur, riait aux larmes, et Mariuccia, grimpée sur la table, y dansait en battant des mains, sans souci de ce que montrait sa courte chemise, tandis que la pie, épeurée de tout ce bruit, voletait au plafond, à grands coups d’ailes blancs et noirs.


VII


La première entrevue de M. de Galandot avec la signora Olympia eut lieu un jeudi. Le nouveau Sigisbée avait tiré, pour l’occasion, d’une de ses grandes malles, un habit neuf et une perruque fraîche. Depuis son importante décision de parler à Cozzoli, il avait retrouvé un peu de calme. La veille, il avait passé chez un joaillier, précisément celui de M. Dalfi, et, outre un superbe collier qu’il y commanda, il y prit quelques menus présents pour la famille Cozzoli. Le tailleur reçut un dé d’or et un étui à aiguilles ; sa femme trouva dans une boîte une fort belle montre bombée ; Theresa et Mariuccia eurent des pendeloques qu’elles coururent se mettre aux oreilles, d’où elles s’amusaient, en secouant la tête, à les faire tinter contre leurs joues. En échange, Cozzoli donnait à M. de Galandot des conseils sur la façon de se conduire avec les femmes, car il ne doutait pas que le seigneur français ne comptât faire sa maîtresse de la belle Italienne.

C’est justement ce qu’il avait dit à Olympia en lui apportant les propositions de M. de Galandot. Elles furent parfaitement reçues. Angiolino consulté voyait là une fortune sûre et discrète et justement ce qu’il leur fallait. M. de Galandot lui semblait en tous points providentiel et, quoique le compère eût rabattu le nécessaire aux propos de Cozzoli dont l’imagination surexcitée faisait de M. de Galandot rien moins qu’un prince déguisé, il en restait tout de même que, réduit à sa valeur exacte, le bon gentilhomme était riche, simple et déjà barbon. En y réfléchissant, il y avait bien quelque risque qu’il fût bizarre et atrabilaire, étant donnée la façon dont il vivait à Rome depuis plusieurs années, si retiré qu’il avait mis en défaut le flair d’Angiolino et échappé à son affût. Mais, en y pensant mieux, ces précédents prouvaient que son goût brusque et inattendu pour la signora devait être d’autant plus vif qu’il contrastait davantage avec des mœurs établies déjà par une longue habitude et dont il avait fallu, pour le détourner, une circonstance tout exceptionnelle.

Il se présentait donc là, comme en jugeait sagement Angiolino, une fort belle matière, pour une femme, à exercer ses talents. La solitude même où se trouvait M. de Galandot le rendait mieux propre à être aisément circonvenu. De plus, Cozzoli répondait de sa mine, disant qu’il n’eût tenu qu’à lui de faire de M. de Galandot un seigneur élégant. Mais Nicolas, malgré les instances du tailleur, ne voulut point consentir à se laisser habiller à neuf d’une façon qui convint à son nouvel état d’amoureux.

Ce fut donc, son habit gris au dos, sa grosse perruque aux joues, ses souliers à boucles aux pieds et sa canne à la main, un jeudi, vers trois heures de l’après-midi, qu’il fit son entrée chez Olympia. Angiolino avait trouvé prudent de s’esquiver et de tout disposer pour qu’aucun fâcheux ne troublât cette audience et n’interrompît mal à propos le tête-à-tête. Il avait vivement recommandé à Olympia de régler son attitude sur celle de M. de Galandot et de s’en remettre à son bon plaisir, car il savait fort bien qu’il y a des hommes qui apportent à ces sortes d’affaires une brusquerie immédiate, tandis que d’autres y mettent une lenteur voulue et calculée pour augmenter leur volupté de la circonspection dont ils la retardent. Il se pouvait que M. de Galandot, si modéré en toutes ses apparences, fût brutal sur le fait et expéditif en amour, auquel cas Olympia avait ordre de ne point trop se défendre et de conclure, s’il le fallait, sur-le-champ.

Dès le matin, au sortir du bain qu’elle prit, long et aromatisé d’herbes fines, elle remplaça son déshabillé ordinaire par une toilette d’apparat.

Olympia reçut M. de Galandot assise dans un grand fauteuil, la chevelure bien coiffée, la gorge couverte, son petit chien sur les genoux. Nicolas prit place sur une chaise en face d’elle. Il avait la contenance la plus embarrassée du monde, croisait et décroisait ses jambes, rougissait et pâlissait tour à tour. Olympia n’était point à ses débuts en ce genre de rencontres ; maintes fois elle s’était trouvée en face d’étrangers parlant des langages dont elle ignorait le premier mot, mais la simplicité de leurs sentiments et l’évidence de leurs intentions substituaient aisément au discours une mimique où il n’y avait guère à se méprendre et où, à défaut de l’accord des paroles, l’entente des gestes s’établissait à merveille. En ces occasions, Olympia laissait sa beauté parler pour elle, et la réponse ne manquait pas de se produire. Mais M. de Galandot faisait la sourde oreille et Olympia n’osait pas mettre en usage les moyens qu’elle employait d’ordinaire pour animer les muets.

Il lui sembla vite qu’elle se tenait là depuis des heures ; de temps à autre elle souriait, et M. de Galandot, à chaque fois, rougissait de tout le visage sous sa perruque et regardait fixement le bec de sa canne. Il faisait chaud. Olympia pensait au plaisir qu’elle aurait eu à ce moment à s’étendre et à dormir. Un bâillement invisible inquiétait sa bouche. La situation se prolongeait et le vis-à-vis durait. Olympia hésitait à engager la conversation, ne sachant trop par où entreprendre ce silencieux et grave personnage qui paraissait tout engourdi sur sa chaise et qui portait, en une démarche plutôt équivoque, une décence si réservée. Ils en restaient là quand la petite chienne longtemps tranquille au giron d’Olympia s’étira, remua les oreilles, se mit sur ses pattes, examina curieusement M. de Galandot et jappa trois fois.

Quand M. de Galandot fut parti, sur cela, après avoir salué cérémonieusement Olympia, elle demeura tout ébahie et sans savoir que penser de cette bizarre visite dont l’issue la laissa perplexe et dont le récit sembla fort embarrasser Angiolino, car elle avait un peu l’air d’une fuite.

Il n’en fut rien. L’original revint le lendemain et les jours suivants. Il arrivait toujours à la même heure, après avoir passé chez le joaillier voir si le collier était prêt. Il fallait quelque temps pour en assembler les pierres qui devaient être fort belles et pour en achever la monture que M. de Galandot voulait finement ciselée. Il tenait, chaque jour, Olympia au courant de l’état du travail, car il lui avait annoncé le cadeau qu’il lui préparait. Elle voyait surtout dans ce premier don l’augure de largesses futures ; mais elle aurait voulu se les rendre dues par ce qui oblige le plus les hommes à la reconnaissance et sert aux femmes néanmoins à tout exiger d’eux en retour.

M. de Galandot ne se départissait pas de la plus extrême décence, de la plus grande réserve et de la plus parfaite cérémonie. Il parlait maintenant assez volontiers ; mais Olympia ne retrouvait guère à ces propos surannés les discours qu’on lui tenait d’ordinaire et qui ne portaient le plus souvent que sur les pratiques de la volupté et les détails du plaisir. Elle avait bien tenté de glisser en ses réponses à M. de Galandot quelques amorces de ce genre ; mais il semblait n’en pas comprendre le sens et, quand l’avance y était trop vive, il paraissait en ressentir plus d’embarras que de trouble.

Dans tout cela Olympia s’ennuyait terriblement et à bâiller, d’autant que M. de Galandot, parti après deux heures de tête-à-tête, elle n’avait rien à dire à Angiolino qui accourait aux nouvelles. Il commençait à s’inquiéter, sachant maintenant M. de Galandot beaucoup plus riche qu’il ne l’avait cru d’abord. Son important crédit chez Dalfi en faisait foi. Mais Olympia, qui supportait tout le poids de ces mortels entretiens, se montrait exaspérée d’un ennui qui touchait à la fureur, si bien qu’Angiolino avait toutes les peines du monde à l’empêcher de planter là ce lanterneur. Il la raisonnait de son mieux, afin d’obtenir qu’elle patientât. Puisque M. de Galandot se taisait de ses intentions, il fut convenu qu’elle chercherait, par un manège prudent et favorable, à leur donner de telles occasions de se montrer qu’il faudrait bien qu’elles se fissent jour.

Pour cela il fallait agir doucement et progressivement, de façon à ne point trop, tout de même, effaroucher le timide. Peu à peu Olympia en vint donc à des manières plus libres. Elle revêtit des déshabillés avantageux. Souvent elle chantait. Nicolas l’écoutait avec plaisir et il paraissait donner une grande attention à ses mouvements. Olympia était vraiment belle, avec un sens de la volupté qui la faisait exceller aux attitudes les mieux propres à faire valoir les lignes les plus heureuses de son corps. M. de Galandot la regardait, avec un plaisir visible, aller et venir, manger un fruit, s’éventer longuement et paresseusement. Il la regardait rire sans qu’il rougît. Au lieu de rester à la maison, ils passaient aux jardins. Ils marchaient dans les allées et venaient s’accouder à la terrasse, fort près l’un de l’autre.

Un jour, ayant descendu trop vite un escalier, sa jarretière se rompit. Elle mit le pied sur une marche pour la rattacher. M. de Galandot, au lieu de détourner les yeux, la considérait attentivement. Elle retroussa sa robe plus haut qu’il ne fallait et fut longue à la remettre en ordre.

Sous divers prétextes, elle l’amena à toucher sa peau. Il la touchait timidement du bout des doigts, comme s’il avait peur. Un jour qu’elle se penchait sur le balustre de la terrasse, un brin de feuille lui tomba dans le cou et glissa entre ses deux épaules. Elle pria M. de Galandot de le lui enlever. Il le fit avec cérémonie et politesse, son tricorne relevé sur sa grosse perruque grise pour y mieux voir, la main hésitante et en laissant choir sa canne dans la poussière.

Quand il entrait maintenant, elle s’arrangeait volontiers pour se laisser surprendre endormie. Elle observait, les yeux mi-clos, l’embarras de M. de Galandot. Il tournait autour d’elle, faisait du bruit et réussissait d’autant moins à l’éveiller qu’elle ne dormait point. Olympia avait remarqué qu’alors il l’examinait avec attention. Les hasards du sommeil facilitent d’heureuses indécences. Mais tout cela ne concluait rien. Nicolas ne parlait même plus du collier, et Angiolino se demandait s’ils ne commençaient pas à être dupes.

Pas un jour ne se passait pourtant sans que M. de Galandot vînt chez Olympia, et chaque fois à la même heure. Ce jour-là il faisait chaud et Olympia s’était étendue pour la sieste en attendant son visiteur habituel. Pour mieux sentir sur son corps la fraîcheur du lit et de l’air de la chambre, elle s’était mise nue. On avait fermé à demi les persiennes et soigneusement arrosé le pavé. Des arabesques humides s’y entrelaçaient agréablement. Olympia s’était endormie en pensant que ce collier terrestre de gouttes d’eau ne valait point celui que lui avait promis Nicolas. Elle comptait lui rappeler sa promesse aujourd’hui même…

Elle dormit d’abord assez longtemps sur le côté, la joue sur son bras, une jambe allongée, l’autre un peu remontée. Un de ses seins s’écrasait doucement contre le drap. Ses reins se creusaient. Le sommeil le plus profond est rarement immobile, il a ses mouvements secrets ; le corps, de lui-même, cherche ses aises, de telle sorte que, d’elle-même, Olympia se retourna. Elle dormait maintenant sur le dos, les bras sous la nuque, les seins égaux, les jambes longues. L’ampleur de la cuisse faisait plus délicate la rondeur polie du genou. C’est ainsi qu’elle s’éveilla. M. de Galandot était debout auprès du lit. Il tenait à la main un grand écrin de maroquin rouge, et Olympia l’en vit sortir et lui passer au cou un magnifique collier d’émeraudes. Elle sentit sur sa peau la fraîcheur des pierres et du métal.

M. de Galandot restait immobile et silencieux. Olympia comprit que l’instant décisif était venu. Souple et rapide, elle saisit M. de Galandot par les poignets et le pencha de force sur elle. Ses mains molles et tremblantes se défendaient à peine. Tout à coup il trébucha et tomba à demi sur les draps. La canne, l’écrin et le chapeau roulèrent à terre. Soudain M. de Galandot se releva. Il était à genoux sur le lit, les bras tendus dans une attitude d’épouvante, les yeux fixés sur la porte qui s’ouvrait lentement, comme pour laisser entrer quelqu’un. Nicolas regardait cette porte entrebâillée comme si elle allait donner passage à quelque fantôme familier venu vers lui du fond de son passé, du bout de sa jeunesse, avec des traits connus, une démarche ressouvenue, puis il battit l’air, balbutia quelques mots inintelligibles et dégringola sur le pavage, tandis que le battant poussé d’un nouvel effort laissa voir la petite chienne Nina qui mêla son jappement au bruit de la chute de M. de Galandot dont Olympia effrayée franchit le corps étendu sans prendre le temps de se vêtir, courant toute nue pour appeler du secours et penchant sur la rampe de l’escalier son buste cerclé au cou du lumineux collier d’émeraudes.


VIII


M. de Galandot ne quittait plus la maison d’Olympia. Il y habitait une chambre isolée au fond d’un long couloir. C’est là qu’on l’avait transporté en pâmoison, le jour de l’accident bizarre qui lui était survenu si mal à propos ; ce fut entre ces quatre murs blanchis à la chaux qu’il revint de son évanouissement et, sur le grand fauteuil de chevet, qu’abattu encore de la secousse, il fit la connaissance d’Angiolino. Le drôle se présenta à lui sous les espèces d’un frère d’Olympia. Il joua son rôle avec assurance, se confondit en protestations de toutes sortes, jura, la main sur le cœur, de sa reconnaissance qu’un si digne seigneur voulût bien s’intéresser à eux, laissant entendre à M. de Galandot que sa présence dans la maison serait tenue à honneur tant qu’il la voudrait bien prolonger, que sa sœur et lui seraient heureux de la considération que ne manquerait pas de leur apporter une marque si publique de sa bienveillance. À mesure qu’il parlait ainsi, M. de Galandot sentait croître son embarras, comme si sa brusque entreprise de l’autre jour eût offensé d’avance les devoirs de l’hospitalité.

Il se remit peu à peu de son accident. Olympia venait lui tenir compagnie dans sa chambre. Elle ne cherchait plus à renouveler la scène de l’autre jour. De son côté, M. de Galandot semblait avoir complètement oublié sa tentative malencontreuse. Angiolino conseillait d’attendre. « Ces vieillards sont singuliers, disait-il, et leurs caprices souvent incompréhensibles. L’essentiel est qu’ils soient généreux. » La valeur du collier d’émeraudes rassurait Olympia sur ce point, mais il s’agissait de n’en pas rester là. La maladie servit de prétexte à introduire la question d’argent. Angiolino présenta modestement une note des dépenses qu’avaient occasionnées les soins du médecin. La façon dont M. de Galandot l’acquitta montra bien qu’il ne lésinerait pas en toute autre occasion.

Ce singulier pensionnaire avait pris ses habitudes dans la maison. Le matin, Angiolino le voyait se faire la barbe au petit miroir suspendu à l’espagnolette de sa fenêtre. Il l’observait. M. de Galandot se rasait soigneusement et longuement. Souvent, il restait indécis, le rasoir levé, et tournait la tête comme s’il entendait quelqu’un derrière lui.

D’ordinaire, il était tranquille et taciturne, mais Angiolino et Olympia remarquaient qu’il sursautait facilement. Le moindre bruit inattendu le faisait tressaillir de surprise et, chaque fois qu’on ouvrait une porte, il semblait éprouver une crainte furtive qui lui crispait tout le visage et lui remontait l’un de ses sourcils, tandis que l’autre s’abaissait bizarrement. Puis il se calmait ; sa figure anxieuse se détendait et on n’entendait plus le bout de sa canne que ses mains tremblantes choquaient par terre.

Chaque matin, à la même heure, il sortait de sa chambre. Son pas résonnait dans le corridor. Arrivé à une grande horloge debout en sa gaine de bois peint, il s’arrêtait et attendait, sa montre prête, qu’elle sonnât. Puis il constatait tristement le désaccord entre les aiguilles et la sonnerie, et il restait là, étonné, comme un homme qui aurait perdu le fil du temps, car il n’allait plus, comme jadis, prendre l’heure au cadran à la française de l’église de la Trinité. Ses seules sorties étaient pour se rendre parfois à sa villa du Janicule.

Il entrait dans la cour. Les poules s’effarouchaient à sa venue ; les pigeons s’envolaient du toit de la chaise de poste. La première fois qu’il reparut à la cuisine, la vieille Barbara était assise auprès du feu. En le voyant, elle se leva et fit trois pas en arrière. Son long chapelet tinta entre ses doigts ; elle se signa triplement au front, à la bouche et à la poitrine, comme si elle eût vu le diable, et demeura un temps sans parler ; puis elle éclata.

Nicolas écoutait, la tête basse, l’algarade de sa vieille servante. Sa bouche édentée crachotait. Elle avait su par son neveu Cozzoli pourquoi son maître ne revenait plus au logis. Aussi l’accueillit-elle durement. Son rude langage n’épargna pas Olympia. Son mépris de dévote et de vieille fille se donnait cours.

— « Et voilà, criait-elle en agitant son chapelet, celles qui attirent les hommes. Ah ! Seigneur ! un seigneur comme Votre Seigneurie, vivre sous le toit du péché ! Sainte Vierge ! il a tout quitté sans un regard. Aussi, je me doutais bien qu’il arriverait quelque chose. Je me disais : « Ce seigneur Galandot, si bon, si sage, n’a pas de religion. Il ne porte ni médailles ni scapulaires. « Ah ! j’en ai fait dire des messes pour Votre Seigneurie ! Quand je vendais des volailles et des pigeons, j’en portais l’argent au couvent d’à côté. Tellement que le frère me disait en riant : « Dame Barbara, vous payez à Dieu un vieux péché. » Et tout cela n’a servi de rien. Et pourtant, en ai-je fait des croix au couteau sur la croûte des pains… et les quatre œufs que je disposais en croix sur l’assiette ! »

Et la vieille main ridée et noire de la servante brandissait le long chapelet d’un geste furieux et désespéré.

Dans la suite, M. de Galandot prenait grand soin d’éviter les rencontres de Barbara. Il se glissait dans la maison furtivement et allait droit à sa chambre. Rien n’y était changé depuis son départ. Les amphores de terre cuite s’alignaient encore sur la planche poudreuse. Il en prenait une, la versait, emplissait ses poches et se hâtait d’emporter sa charge de sequins et de ducats.

Ils ne duraient pas longtemps en ses mains et passaient vite à celles d’Olympia et d’Angiolino. Leurs demandes augmentaient sans cesse. Celles d’Olympia portaient sur des fantaisies de hardes et de bijoux dont elle prétendait ressentir un désir immédiat ; celles d’Angiolino s’autorisaient d’affaires fort confuses dont il étourdissait M. de Galandot. Des sommes considérables y entrèrent sans que le bon seigneur entendît plus parler des belles entreprises dont Angiolino lui avait corné les oreilles, non plus qu’on ne voyait jamais paraître les étoffes et les bijoux pour lesquels Olympia prétendait mourir d’envie.

Peu à peu, elle avait repris ses habitudes ordinaires de gourmandise et de négligé. Sûre de la beauté de son corps, elle se préoccupait assez peu de l’orner, comme si la nature y avait suffisamment pourvu en le faisant souple et robuste et propre aux jeux du plaisir. Elle savait que celui que les hommes estiment le plus est celui qu’on prend aussi bien sur une paillasse que sur un lit somptueux et qui n’est pas moindre dans un grenier que dans un boudoir, à la lueur d’une chandelle fumeuse qu’à la clarté d’un lustre étincelant. Elle savait qu’en ce point la fraîcheur de sa peau, la fermeté de sa chair et l’agilité voluptueuse de ses mouvements la dispensaient de tous les artifices où ont recours celles qui ne possèdent pas cet avantage naturel et qui dispense de tout.

Aussi bientôt se remit-elle à l’aise avec M. de Galandot. Elle recommença à porter des robes tachées et trouées. Elle avait souvent à la main un fruit ou une friandise et, comme elle était en même temps distraite, violente et paresseuse, elle ne manquait guère de répandre sur elle les sorbets et les confitures, lâchant hors de propos ce qu’elle tenait et s’inquiétant fort peu du dégât de sa toilette.

On la revit donc les pieds nus dans ses mules jaunes, la poitrine à l’air, la chevelure nouée au hasard, la lèvre humide et la bouche rieuse, rôder du haut en bas de la maison, suivie aux talons par sa chienne carline et par M. de Galandot qui marchait derrière elle avec ses gros souliers à boucles, en son habit gris trop large, car il avait maigri encore, sa figure osseuse sous son ample perruque, et ne la quittant pas plus que son ombre.

À mesure qu’il la fréquentait, elle se gênait moins avec lui. Son langage, qu’elle avait observé pendant un temps, revenait au naturel, avec ce qu’il avait de populacier et de cynique, car les soins de la bonne Mme Piétragrita n’en avaient jamais pu enlever toutes les hardiesses. Elle portait trop au fond d’elle cette langue des rues qu’avait parlée son enfance pour l’avoir perdue entièrement, et le cardinal Lamparelli, qui en aimait la verve crapuleuse, riait aux larmes de ces retours populaires qui mettaient à la bouche de sa maîtresse l’ordure salée et sonore des bouges et des carrefours.

Les commensaux ordinaires d’Olympia appréciaient fort cette crudité de ses propos. Ils s’amusaient de ses boutades. C’étaient pour la plupart gens de vie scabreuse, car Angiolino avait de singuliers amis. On voyait là des abbés faméliques aux joues maigres qui cherchaient fortune autour du pot, des chanteurs et des joueurs d’instruments, des croupiers de jeu aux mains rapides et inquiétantes, des vendeurs de nippes, des acteurs de toutes sortes, des castrats, en un mot toute la racaille avec laquelle s’abouchait Angiolino en ses divers métiers.

Les premiers temps du séjour de M. de Galandot les écartèrent. Angiolino faisait bonne garde autour de son pensionnaire et ne souffrait guère qu’on en approchât ; mais, quand il se sentit sûr du tour que prenaient les choses, sa vigilance se relâcha, et la bande reparut peu à peu.

Ces visiteurs qui dérangeaient ses habitudes, M. de Galandot les détestait. Plus ou moins au courant, par le voir toujours là, de ce qu’il y faisait, ils le traitaient avec un assez curieux mélange de familiarité et de retenue. L’homme qui paie en impose toujours, mais ils se demandaient tout de même pourquoi, puisqu’il était chez lui, après tout, il ne chassait pas de là leur clique encombrante et semblait la supporter si à contre-cœur. Aussi, tout en l’admirant pour son argent, le méprisaient-ils pour sa faiblesse.

Dans les commencements, il s’éloignait à leur venue et leur cédait la place. On le voyait réfugié au jardin, assis sur le rebord de la terrasse, les jambes pendantes et le nez en l’air. Puis il finit par rester tout bonnement dans un coin de la galerie, distrait et rêveur, tandis qu’on pérorait autour de lui ; comme jadis, dans la boutique de Cozzoli, il demeurait des journées à entendre babiller l’avorton et jacasser la pie.

Peu à peu il s’apprivoisait jusqu’à s’asseoir à table au milieu de cette bizarre compagnie.

Ces dîners étaient le seul signe qui marquât l’abondance du nouvel état où vivait maintenant Olympia. M. de Galandot en était venu à soutenir toute la dépense de la maison ; mais, des surplus qu’on tirait de lui, rien ne paraissait. Les deux avares enfouissaient tout. Pour la table seulement, ils ne lésinaient pas. On y voyait paraître des plats recherchés et de grasses nourritures. Les convives d’Olympia faisaient grand bruit autour des plats. Le vin de Genzano déliait les langues. Elles étaient le plus souvent grossières et vilaines. Olympia donnait l’exemple et applaudissait à l’ordure des propos.

Ces jours-là, M. de Galandot ne buvait guère, ne mangeait point et ne disait mot. D’autant plus qu’avec le vin la compagnie s’émancipait. Les mains devenaient plus libres encore que les langues. Il se trouvait là parfois d’autres femmes qu’Olympia. Elles riaient bruyamment ou criaient d’un pinçon. Angiolino, au milieu du bruit des assiettes et des voix, debout, commençait un de ces discours burlesques auxquels excellait sa verve et portait la santé de M. de Galandot qui, égaré, suant à grosses gouttes sous sa perruque, piquait dans son assiette des morceaux qui n’y étaient point et qu’il faisait le geste de porter à sa bouche sans s’apercevoir, à la grande joie de tous, qu’un voisin facétieux les avait plaisamment escamotés.


IX


Le contenu des amphores de terre cuite fondait rapidement. L’une après l’autre, elles descendaient de leur planche et s’entassaient dans un angle de la chambre où M. de Galandot les laissait une fois vides. À son approche, elles vibraient doucement. Avec leurs gros ventres et leurs anses courtes, elles semblaient un conciliabule accroupi de naines trapues.

Lorsque la dernière eut rejoint les précédentes, M. de Galandot cessa de venir à la villa. Depuis longtemps ses hardes avaient été transportées chez Olympia. Il y vivait complètement ou plutôt on y vivait à ses dépens, car on tirait de lui des sommes de plus en plus importantes. Il les prenait maintenant chez M. Dalfi, son banquier. De longues années d’économie avaient constitué au bon gentilhomme de fortes réserves qui, outre ses revenus, le faisaient solidement riche.

M. Dalfi pêchait là-dedans en eau trouble. M. de Galandot ne comprenait rien aux comptes que lui fournissait le banquier et qu’il prenait à peine le soin d’examiner, dans sa hâte de fuir la présence du traitant. M. Dalfi, qui connaissait l’aventure de son client, ne manquait pas, à chaque visite, de faire à cette circonstance quelque allusion détournée. Il le recevait en souriant d’un air entendu, l’accablait de prévenances narquoises et de clins d’yeux. Il discourait sur les coûteuses fantaisies des belles. La vérité est qu’il admirait fort M. de Galandot pour ce qu’il appelait sa belle conduite.

Le banquier aimait les femmes, et sa vie avait été un combat acharné entre sa paillardise et son avarice. Aussi considérait-il avec respect les dépenses de M. de Galandot pour Olympia. Pour un peu, il l’en eût loué directement. Il se bornait pourtant à quelques considérations générales, tout en regrettant de ne pouvoir aller plus loin. M. de Galandot lui paraissait maintenant un homme avec qui on pouvait parler, mais qui ne répondait guère, car il s’empressait d’empocher ses ducats et ses sequins, tandis que M. Dalfi lui disait tout en le reconduisant et en le tirant par la manche : « Ah ! seigneur Galandot, les femmes… les femmes… »

Et comme il le voyait s’éloigner à grands pas, le dos courbé, maigre et dégingandé, il ne doutait point qu’il dût sa démarche chancelante et son air distrait aux fatigues de l’amour qui vident les cerveaux, font saillir les côtes et amollissent les jambes.

En cela, il se trompait lourdement. La seule vue d’Olympia semblait maintenant suffire à ce bizarre amoureux. Son assiduité silencieuse ne laissait pas que d’agacer la signora. Cette paresseuse détestait qu’autour d’elle on ne fît rien. Aussi le petit valet Jacopo, la servante Julia et la vieille cuisinière Adelina étaient-ils continuellement harcelés de besogne. Peu à peu, à force d’avoir auprès d’elle Nicolas, elle prit l’habitude d’user de sa complaisance pour mille petits services familiers qu’il lui rendait avec empressement. Elle le dérangeait vingt fois l’heure pour lui ramasser son mouchoir ou son éventail, pour lui ouvrir ou lui peler un fruit, pour aller chercher ceci ou cela.

Il se prêtait avec une béatitude singulière à ses ordres les plus inutiles, car, la plupart du temps, elle oubliait ce qu’elle demandait avant qu’on le lui apportât. Remontait-il essoufflé de l’office avec un sorbet sur un plateau, qu’il fallait redescendre au jardin pour mener pisser la petite chienne. M. de Galandot mettait à tout cela une promptitude et une maladresse admirables, dont Olympia, selon les sautes de son humeur, riait ou se fâchait. Il fallait le voir alors, humble et penaud, avec sa longue figure anxieuse et naïve. Cela finit par aller loin, car l’abus suit toujours l’usage, et M. de Galandot était trop homme à se prêter à l’un pour ne pas se soumettre à l’autre.

Nul risque qu’il y regimbât. Si bien que, lorsque entrait dans l’appartement le vieux castrat Tito Barelli qui divertissait fort Olympia par sa méchanceté, son fausset et son fard aux pommettes, ne voyait-on pas, sur un signe de sa maîtresse, le digne gentilhomme se lever gravement pour rouler une chaise au pitre, qui s’y carrait sans le remercier autrement que d’un petit salut où voltigeait sur sa nuque le papillon de ruban noir qui nouait sa perruque poudrée. Le dommage de tout cela, c’est qu’à voir faire Olympia les visiteurs avaient pris le pli d’agir de même, et ils en venaient à demander à M. de Galandot maints petits soins qui eussent mieux été le fait du petit valet Jacopo.

D’autre part, il arrivait qu’en somme Olympia ne pouvait plus guère se passer de M. de Galandot. Elle l’appelait à tout propos, qu’elle fût au lit ou à sa toilette. Il assistait à sa vie quotidienne en toute sa nudité et toute sa crudité, de telle sorte qu’il payait chaque année, de beaucoup de sacs d’or, le privilège de mêler sa vieillesse ancillaire aux turpitudes de cette jeunesse lascive et dévergondée, de vivre sous le toit d’une courtisane en commensal et à pot et à rot avec un rufian de l’espèce d’Angiolino.

Le bon M. de Galandot, en effet, quelles que fussent sa simplicité et sa naïveté, ne pouvait guère se méprendre sur la qualité de ses hôtes : ils ne prenaient, d’ailleurs, aucun soin de la dissimuler le moins du monde et ne se privaient pas de raconter les bons tours de leur métier. C’est ainsi que M. de Galandot connut les exploits d’Angiolino, ses fortunes diverses, et entendit parler tout haut de Mme Piétragrita et du cardinal Lamparelli et de maints autres personnages. Il sut donc que cette Olympia, à qui il obéissait sans réplique, avait traîné par les rues et les tavernes, que, née au populaire, elle avait montré ses guenilles à tous les carrefours de Rome et que c’était là pour lui une bien étrange compagnie.

Il ne semblait pas s’en inquiéter. Il regardait tranquillement son argent passer aux mains des deux escamoteurs. Bien plus, il ne se rendait aucun compte de la déchéance de sa destinée et ne se représentait nullement avec exactitude la bizarrerie lamentable de son état. La vie a des ruses singulières pour nous faire accepter en douceur ses pires circonstances, et ses voies sont telles qu’elle nous conduit toujours où elle veut, sans que nous nous en apercevions. Il est probable que, si on eût montré d’avance à M. de Galandot la figure qu’il ferait un jour entre Olympia et Angiolino, il se fût refusé à ce baroque avenir.

Certes, il se fût étonné de se voir au même miroir où Olympia coiffait ses cheveux, debout derrière elle à lui tendre les épingles, la pommade et le peigne, sans se douter qu’après tout il accomplissait là sa fonction secrète et naturelle.

N’était-il donc pas né pour la servitude ? Cette disposition remontait loin en son passé et il aurait pu, en regardant mieux, distinguer, dans la glace qui le reflétait ainsi en une sorte d’arrière perspective de lui-même, d’autres Messieurs de Galandot, d’âges divers, mais tous également serviables, depuis celui qui récemment surveillait le pot de la vieille Barbara jusqu’à celui qui naguère aidait le vieil Hilaire à cuire ses œufs dans la vaste cuisine déserte de Pont-aux-Belles ou qui, un long balai à la main, chassait les chauves-souris de la chambre nocturne de Mlle de Mausseuil ou, accroupi dans le sable des allées, y construisait des jardins de brindilles et des maisons de cailloux pour amuser à ce jeu sa petite cousine Julie. De sorte qu’en réalité la situation singulière de M. de Galandot aux ordres d’Olympia se trouvait parfaitement conforme à son passé et que le jeune homme de vingt ans, qui jadis obéissait sans besoin aux médicaments de sa mère, préparait le barbon de cinquante-huit ans, qui se levait au moindre geste de l’Italienne pour lui ramasser son éventail, tirer le store ou courir au gré de son caprice.

Peu à peu, à vrai dire, du service individuel de la personne d’Olympia, M. de Galandot descendait aux soins généraux de la maison. Il commençait même à ressentir cet orgueil particulier aux domestiques d’avoir bien accompli un ouvrage dont on l’avait chargé. Il se montrait déjà naïvement fier de certaines tâches. Une, entre autres, le rehaussait à ses propres yeux.

Olympia n’avait plus confiance qu’en lui pour soigner sa petite chienne Nina depuis qu’on avait surpris Jacopo à lui jouer de mauvais tours, ce qui lui valut d’Angiolino une bastonnade d’où il sortit l’échine lasse et les reins meurtris. Dès lors, ce fut M. de Galandot qui prépara chaque matin la pitance de Nina et la baigna dans un grand baquet au milieu du jardin. La petite bête se laissait faire assez tranquillement. Il la savonnait gravement ; sous sa longue main maigre, elle devenait toute mousseuse ; puis il l’aspergeait, et l’on voyait sauter du bain, parmi des éclaboussures d’eau savonneuse, une espèce de boule, grasse et lisse, qui jappait et que M. de Galandot, pour qu’elle séchât mieux, excitait à courir avec de grands gestes. Mais, à certains jours, la chose allait mal. Nina devenait hargneuse et arrogante, tournait en aboyant autour de son baigneur, happait les longues basques volantes de son habit et finissait par lui mordre les mollets.

Ce spectacle divertissait infiniment Olympia et Angiolino qui le regardaient de la fenêtre. Ils y apparaissaient au saut du lit et souvent dans une attitude peu équivoque. M. de Galandot levait vers leurs rires ou leurs baisers un œil indifférent. Il n’ignorait rien de ce dont ils ne faisaient du reste aucun mystère. Il avait accepté tout sans rien dire, de même qu’il ne semblait point s’apercevoir des visiteurs d’occasion que le rufian continuait d’amener à sa maîtresse et qui passaient la nuit avec Olympia et dont il voyait le matin, dans le corridor, le jeune Jacopo cirer les souliers et brosser les habits en sifflant entre ses dents.

Même sans une entrée fortuite dans la chambre d’Olympia qui lui montra, un jour, la jeune femme aux bras d’Angiolino, M. de Galandot n’en eût pas moins découvert leurs amours, car, s’ils en étalaient crûment les caresses à portes ouvertes, ils n’en cachaient guère les querelles. La maison retentissait alors de leurs cris. M. de Galandot se trouvait donc le témoin de leurs brouilles et de leurs raccommodements. Aussi bien qu’il voyait Angiolino culbuter sans façon sa maîtresse, il avait vu Olympia danser à demi nue sous la canne de son amant. C’étaient de terribles batteries d’où Angiolino se tirait déchiré de coups d’ongles et d’où Olympia s’enfuyait la face chaude de larmes furieuses.

Ils se prenaient aux cheveux et, au milieu des sièges renversés, des objets cassés, des tentures salies par les bouteilles et les flacons qu’ils s’étaient d’abord lancés à la tête, ils formaient un groupe hargneux et hurlant, autour duquel la petite chienne Nina tournait en poussant des glapissements plaintifs, tandis que M. de Galandot, la scène terminée, ramassait les meubles à terre, essuyait les flaques de vin ou les fruits écrasés, réunissait en tas les éclats des verreries, dont ses écus, le lendemain, réparaient le dégât, à moins qu’il ne se tînt immobile, la tête basse et les bras pendants, à écouter, par la porte ouverte et qu’ils n’avaient pas même pris le soin de fermer, les ébats des deux amants qui achevaient leur colère en un combat amoureux où ils mêlaient leurs souffles courts et leurs corps deux fois fatigués.

M. de Galandot écoutait… il y avait de longs silences, des soupirs, des rires… et il restait l’oreille tendue, jusqu’à ce qu’un appel le fit tressaillir en sursaut. On appelait Jacopo, mais M. de Galandot répondait involontairement au lieu du petit valet, comme si, à force d’en avoir rempli l’office, il en eût partagé l’état, et c’était lui qui revenait, apportant sur une assiette les oranges et les citrons que le drôle et la drôlesse mangeaient, à la fin de ces journées orageuses, pour se rafraîchir la bouche.

Ils mordaient tour à tour, au même fruit, et M. de Galandot, sous sa grosse perruque, maigre en son habit gris usé, se baissait silencieusement pour ramasser les écorces et les épluchures.


X


Comme Jacopo boitait encore d’un coup de canne que lui avait valu quelque incartade, ce fut M. de Galandot, qui ne valait guère mieux, qu’on chargea de la commission. M. de Galandot marchait à petits pas. Il descendait avec précaution l’escalier de la Trinité, car il portait à la main une assez grande caisse carrée enveloppée d’une large serge verte. De temps à autre, il la sentait tressaillir à son poing. C’étaient des sauts, des bonds, des secousses brusques et imprévues. Tous les cent pas il s’arrêtait, posait la caisse à terre, enlevait son chapeau, s’essuyait le front, car il faisait chaud, et reprenait sa route, en prenant grand soin de ne pas heurter les passants aux angles de son ballot. Il avait l’air d’un colporteur et ce fut miracle que personne ne lui demandât à voir sa marchandise. Aussi fut-il bien aise quand il aperçut enfin la façade du palais Lamparelli, car il était tout aussi fatigué de sa charge improvisée que les Hercules engainés de celle du balcon de pierre dont ils soutenaient le séculaire fardeau. Il n’avait, il faut le dire, ni leurs muscles ni leur stature et, précocement vieilli, paraissait plus vieux que son âge, d’autant plus que, depuis quelques jours, il se montrait taciturne, de mine singulière, peu dispos et mal en point.

La haute porte franchie, il se trouva dans un vaste vestibule. Le lieu bourdonnait d’une livrée nombreuse et bigarrée. Sur les banquettes étaient assis des drôles en souquenilles de couleur, qui causaient bruyamment entre eux. Au centre un groupe de valets jouaient aux quilles. La partie était animée. M. de Galandot s’en aperçut en recevant entre les jambes une des boules de buis qui faillit bien le faire tomber. Personne d’ailleurs ne faisait aucune attention à lui. Il avisa dans un coin deux domestiques. Ils étaient assis à terre, les jambes croisées, et jouaient aux cartes. Le plus âgé leva vers M. de Galandot un visage dédaigneux et, à sa question, se borna à lui indiquer du doigt un maraud galonné qui l’écouta insolemment et sortit sans répondre. M. de Galandot attendait debout auprès de sa caisse verte quand l’homme revint et lui fit signe de le suivre.

Il traversa d’abord une longue galerie. Des colonnes plates de marbre antique soutenaient un plafond peint d’où pendaient des lustres de cristal. Une mosaïque pavait le sol. Le laquais, en passant, cracha négligemment sur une figure de déesse qui cambrait dans un médaillon son corps quadrillé. Plus loin une petite pièce ronde à coupole contenait des pupitres et des instruments de musique et donnait accès à une salle carrée. De grands miroirs ornaient les murs. Sur des scabellons se dressaient des bustes de bronze. Devant ces durs regards de métal, M. de Galandot, comme s’il eût reconnu ces faces impériales et consulaires si souvent jadis maniées par lui aux effigies des médailles, redressa un instant sa haute taille courbée, mais la caisse avec ses soubresauts et ses secousses tirait sur son poignet fatigué. Une porte s’ouvrit sur les jardins.

Une terrasse à balustre, ornée de vases et de statues, les dominait. En contre-bas, les arabesques du buis entouraient la quadrature des parterres. Des bassins miroitaient. À gauche, au fond, sous des pins, on distinguait un pavillon de pierre. Le valet, d’une tape dans le dos et la main étendue, fit signe à M. de Galandot que c’était par là qu’il devait aller.

Le cardinal Lamparelli était effondré plutôt qu’assis dans un grand fauteuil de bois doré recouvert d’un damas écarlate. Sous sa robe de moire pourpre, on devinait son corps rachitique et noueux, aux membres grêles, que surmontait une petite tête parcheminée dont le crâne chauve arrondissait à son sommet une calotte rouge. Ses mains ratatinées et griffues grimaçaient fébrilement en leur contracture crispée. Elles étaient, comme la face, couleur d’amadou et de feuilles mortes. Dans ce visage sec, il n’y avait d’humides que les yeux et la bouche d’où découlait continuellement une lente salive qu’essuyait avec soin un grand laquais posté, debout, au dossier du siège. Parfois, par inattention ou par dégoût, il tardait à sa fonction, et le vieillard tournait alors la tête vers lui, une goutte de bave liquide en suspens à sa lèvre alourdie.

Entre ses genoux, le prélat tenait une barrette renversée pleine de pistaches, d’amandes, de noisettes. À côté de lui, à terre, son large chapeau, avec ses glands d’or et ses houppes de pourpre, servait de plat à des noix cassées. Ses doigts noirâtres puisaient alternativement aux deux réserves ; il maniait un instant le fruit choisi, puis, avec effort, il le lançait devant lui.

M. de Galandot s’approchait pas à pas, les yeux fixés sur cette singulière apparition. C’était donc là ce fameux Lamparelli dont lui parlait jadis l’abbé Hubertet et dont le nom revenait si souvent dans les discours de Cozzoli et à la bouche d’Olympia et d’Angiolino ? Les pins bruissaient lentement dans l’air. Parfois un oiseau invisible s’envolait. On entendait le bruit sec d’une noisette jetée. Le grand laquais, d’un geste distrait, essuyait la bouche salivante et se redressait, immobile, la main au dossier doré du fauteuil cramoisi.

Le cardinal était placé devant le pavillon qui lui servait jadis pour ses débauches discrètes. C’était là que, naguère, Mme Piétragrita avait introduit la jeune Olympia. On avait abattu depuis le mur de façade et grillé l’ouverture, et c’est devant cette baie que, chaque après-midi où le temps le permettait, Lamparelli venait s’asseoir pour jouir du bizarre spectacle qui était maintenant presque le seul plaisir qui satisfît son enfantillage, sa rancune et sa folie.

Les singes du cardinal Lamparelli, de tailles et d’espèces différentes, étaient tous uniformément vêtus de rouge. Ils portaient des robes écarlates qui s’entr’ouvraient sur des petites culottes fort bien faites, serrées à mi-jambes. Quelques-uns étaient coiffés de barrettes pourpres. D’autres, nu-tête, avaient, pendus à plat dans le dos et retenus autour du cou par une cordelière, des chapeaux cramoisis.

Tout ce petit monde ambigu, grotesque et mélancolique, montrait des visages hargneux ou mornes, presque humains en leur caricature à peine animale. Il y en avait de pygmées, empêtrés dans leurs robes, avec des faces poilues à joues bleuâtres. Certains semblaient extrêmement vieux. Des bésicles naturelles, faites de poils noirs, cerclaient leurs yeux enfoncés sous le surplomb de fronts bombés. Plusieurs offraient, au milieu d’une face plate, des nez camards aux narines dilatées et roses. Quelques-uns gonflaient leurs bajoues flasques. Ceux-ci, tonsurés en rond comme des frères mendiants, ceux-là chevelus, avec des barbes biscornues ou entièrement glabres. Tous avaient l’air oisifs, ennuyés et malfaisants, les yeux vitreux ou pétillants, les regards sournois ou hardis. Un, aveugle, écarquillait deux taies blanches.

Plusieurs, accroupis en rond, au centre de la vaste cage, s’observaient avec une gravité narquoise, tandis que deux d’entre eux se triaient, tour à tour, leur vermine en la faisant craquer sous l’ongle avant de se l’offrir réciproquement, avec cérémonie et délicatesse, pour régal.

Tout à coup, il y en eut un qui se leva, marcha debout comme un homme, puis entravé dans sa robe, retomba à quatre pattes, poussa un cri aigu et se dirigea vers un de ses compagnons assis juste devant le grillage où il cramponnait ses deux petites mains crispées et décrépites.

Ce personnage était un assez grand singe à face sénile, pleurarde et fourbe. Il grelottait et parfois toussait d’une toux rauque. Il était, par contraste, tout habillé de blanc, une soutane aux épaules, une calotte blanche sur la tête, et, pendues à sa ceinture, deux grosses clefs d’or qui, au moindre mouvement, tintaient l’une contre l’autre. Il semblait malade et engourdi, et ses yeux seuls bougeaient continuellement en sa figure immobile.

M. de Galandot regardait avec surprise cette simiesque assemblée. C’était ce que le cardinal Lamparelli appelait son conclave. Le baroque vieillard, déçu en ses ambitions papales, la cervelle dérangée par l’âge et la haine, avait inventé ce jeu impie et, chaque jour, venait contempler durant de longues heures sa ménagerie sacrilège. Taciturne et béat le reste du temps, là seulement il trouvait quelque plaisir en compagnie de ses singes travestis. Il riait, s’amusait, les appelait par leurs noms ou plutôt par ceux de ses confrères du Sacré-Collège qu’il leur donnait. Plusieurs des cardinaux qu’il injuriait ainsi n’existaient plus, de sorte que ces bêtes représentaient des morts. Quant au singe vêtu de blanc, il le détestait. On avait ordre de le mal nourrir pour qu’il mourût, car ces trépas mettaient en joie Lamparelli. Mais quand il s’agissait de remplacer le défunt et de lui choisir un successeur, cela n’allait pas sans colères et sans rages et, quand il voyait le nouvel élu paraître à son tour, habillé en pape, il en ressentait un véritable transport de fureur jalouse qui le faisait trépigner de ses pieds goutteux et baver plus abondamment.

Nicolas, sur un signe du laquais, avait déposé la caisse devant le cardinal.

L’un des nombreux métiers d’Angiolino consistait à fournir la ménagerie de Son Eminence et c’étaient deux nouveaux pensionnaires qu’il envoyait M. de Galandot lui porter aujourd’hui.

Le premier était d’espèce minime et comme tout vêtu d’une sorte de bure poilue. Il avait un petit visage guilleret et fripé, l’air mendiant et fin ; le second, de plus grande taille, apparaissait vraiment monstrueux. Sa panse obèse et son dos gibbeux posaient sur des jambes cagneuses. Sa poitrine molle bombait. Presque sans cou, engoncé et difforme, il montrait un masque brutal et finaud, au mufle proéminent, aux mâchoires furieuses, aux babines gonflées, puis, brusquement, il se retourna et fit voir à ses fesses deux ronds de chair crue, à vif et qui semblaient saigner.

À la vue des laides et puantes bêtes, le cardinal Lamparelli ne put se tenir de rire. Sa figure jaunâtre s’épanouit ; il poussait des hoquets, il faisait signe qu’il voulait parler. Il regardait en battant des mains le grand laquais à la serviette, puis d’une petite voix entrecoupée et zézeyante il finit par dire :

— « Ah ! Giorgio, ce diable d’Angiolino, il n’y a que lui, il n’y a que lui ! »

Une nouvelle poussée de rire l’interrompit, puis il reprit enfin, assez distinctement et plus clairement qu’on eût pu en attendre du début :

— « Ah ! cet Angiolino, où a-t-il mis la main sur une pareille merveille ? »

Il s’arrêta encore, toussa. Il se fit sur sa figure comme une éclaircie. Maintenant, il ravalait sa salive au lieu de la laisser couler, et ses yeux exprimaient une malice singulière. C’était une de ces échappées intermittentes qui parfois lui rendaient un espace de demi-raison et d’où il retombait ensuite, et promptement, en sa décrépitude habituelle. Il continua.

— « C’est déjà Angiolino qui m’a procuré Palizzio, pense donc, un singe pour représenter ce Palizzio maudit qui vota pour Onorelli ; un singe assez laid pour représenter Palizzio, cet imbécile de Palizzio ! Tiens, regarde-le ! le vois-tu qui se querelle avec Francavilla ? »

Palizzio était un assez vilain macaque, crasseux et ordurier en sa robe rouge. Il se tenait en face de Francavilla, les mains mauvaises et grinçant des dents. Francavilla, lui, était une sorte de babouin, piteux et couard. Sa longue queue dépassait sa robe. Soudain, Palizzio se précipita sur cette queue. Les deux bêtes roulèrent l’une sur l’autre avec des cris de rage, en une bousculade furieuse. Palizzio se dégagea assez vite et, tandis que Francavilla s’enfuyait en geignant, il resta maître du terrain, assis sur son derrière, en sa laideur encore batailleuse, mais satisfaite.

Francavilla fit deux fois le tour de la cage, l’air outragé, puis, tout à coup, il avisa le singe blanc qui toussotait tristement, vint à lui, le pinça, et attendit. L’impotent regarda autour de lui, comme pour implorer le secours de ses ouailles, puis il se résigna, toussa encore et se mit à grimper aux barreaux de la grille. Il montait péniblement, se haussant et retombant, s’efforçant de nouveau et s’arrêtant essoufflé et endolori. Sa robe relevée montrait le poil rare de ses cuisses maigres. Il n’avait pas de culottes. Les deux clefs d’or tintèrent faiblement.

Lamparelli eut un nouvel accès de rire.

— « Tu le vois, tu l’as vu ! criait-il en tirant le grand laquais par la manche. Dis, réponds ! Est-ce qu’il ne ressemble pas à Onorelli ! Là, regarde, quand il se gratte… Il est malade, très malade. Il va mourir. Ah ! Ah ! Ah !… »

Il resta un moment silencieux. La salive coula du coin de sa bouche, puis, sa lèvre essuyée, il se tourna vers M. de Galandot, debout auprès de sa caisse dont il avait soigneusement plié en quatre la serge verte.

— « Il va falloir maintenant habiller ces gaillards-là… Tu feras venir Cozzoli pour les mesures, tu sais, Cozzoli, celui qui habite rue del Babuino… Tu iras bien me chercher Cozzoli… Tu diras aussi à Angiolino que tout va bien, continua-t-il en baissant la voix et d’un ton confidentiel ; le blanc va mourir et ils me nommeront ; ils ne pourront pas faire autrement que de me nommer. Ce n’est pas comme l’autre fois, tu sais, quand ils ont élu Onorelli. Non, non… Regarde-les, je les tiens tous en cage ; ils y sont tous, de Palizzio à Francavilla, tous, tous, et ce niais de Tartaglia, et ce fou de Barbivoglio, et Botta, et Benariva, et le Ponte-Santo, et les deux Terbano, le gros et le petit, et Orolio, le punais, et les autres, et les Français, et les trois d’Espagne, et le Polonais, et je n’ai pas oublié Tartelli le jésuite ; non, tous, tous, et il faudra bien qu’ils me nomment quand ils seront las d’être ici et qu’ils auront assez de manger des noisettes creuses et des amandes rances et de se gratter la fesse. Tu peux lui dire que je les tiens, à Angiolino. »

Il s’arrêta un instant et demeura bouche béante sans pouvoir trouver la suite de son discours.

— « Et ce bon Angiolino, que devient-il, demanda-t-il tout à coup, cet Angiolino de mon cœur ? Voyons, le sers-tu bien ? au moins es-tu un fidèle serviteur, toujours là quand il t’appelle ? Tu ne le laisses pas seul au moins ? Entends-tu, Giorgio ? Il n’est pas comme toi qui m’as laissé tomber sur le nez. »

Et Lamparelli se mit à pleurer tout doucement. Le grand laquais haussa les épaules, se toucha le front et, poussant du coude M. de Galandot, fit, par derrière, un pied de nez au cardinal qui bégayait tout bas en pleurnichant :

— « Toi, tu es…tu es…un…bon…servi…teur… »

Mais la voix du vieillard fut tout à coup couverte par une clameur aigre et furieuse.

La dispute du macaque Palizzio et du babouin Francavilla recommençait de plus belle, et tous les singes maintenant, excités par cet exemple, prenaient part à la lutte. La mêlée était générale. Hargneux, provocants et acharnés, ils s’attaquaient de la griffe et de la dent avec des gambades, des sauts et des contorsions. Le cardinal, à cette vue, se démenait dans son fauteuil doré. Sa figure jaune grimaçait, et il agitait ses mains frénétiques, qui ressemblaient à des feuilles mortes dans le vent.

Les choses allaient tout à fait mal. Les robes rouges se déchiraient par lambeaux qui battaient l’air au bout de bras furieux. Par les trous apparaissaient des nudités velues. Il y avait des poussées et des assauts. Parfois deux groupes se heurtaient et n’en formaient plus qu’un où se confondaient les adversaires en un combat indistinct. Cela dura ainsi pendant quelques minutes, puis, sans raison, le calme revint et les combattants de tout à l’heure se retrouvèrent subitement assis sur leur séant. Palizzio, grommelant encore, prenait fraternellement ses puces à Francavilla qui contemplait le bout de sa queue mordue et saignante et, seul, se retenant d’un bras aux barreaux de la grille, le singe blanc à face papelarde, de l’autre main, troussait sa robe et, de là-haut, d’un jet fin, puis goutte à goutte, pissait de peur sur le sable.

Le cardinal était retombé hébété au fond de son fauteuil en même temps qu’entre les pins quatre porteurs approchaient avec une chaise. Lorsque le vieillard fut monté, les marauds reprirent les bâtons et, comme M. de Galandot s’avançait à la portière pour saluer, il reçut juste dans son chapeau tendu un écu d’or et, stupéfait, il fût resté sans doute à l’y contempler, tant sa surprise le rendait stupide, si le grand laquais à la serviette n’eût, d’un geste familier, fait sauter le chapeau et l’écu et mis l’un sur la tête, et l’autre dans la main de M. de Galandot, tandis qu’avec une bourrade amicale il le poussait dans l’allée où avait déjà disparu la chaise rouge du cardinal aux singes.

M. de Galandot se mit à marcher droit devant lui sans se retourner, les bras ballants, les épaules courbées. Le jardin était désert et silencieux. Les bassins luisaient doucement de leurs eaux miroitantes comme des pièces de métal fluide sculptées en leur transparence à l’effigie mouvante des nuées. Il arriva ainsi à l’escalier de la terrasse. Il avait peine à monter les marches, de ses jambes lourdes, comme si l’or qu’il tenait en la paume de sa main eût coulé en tous ses membres et y eût insinué son poids servile. Essoufflé, il s’arrêta. Les cris des singes et la voix zézeyante du cardinal lui résonnaient encore aux oreilles. Il revoyait l’écu d’or tomber dans son chapeau tendu et ressentait encore la bourrade du grand laquais. Il éprouvait une sorte de honte confuse et humble et il lui semblait que quelqu’un le regardait. Il leva les yeux.

Une statue antique se dressait sur un socle au haut de la terrasse. Cette figure représentait un homme nu coiffé d’un casque guerrier et le bras tendu d’un geste impérieux. Il était d’une forme parfaite, les jambes fortes et fines, les cuisses larges, le ventre plat, le torse musclé et plein, le cou solide, le visage régulier, debout au marbre souple comme dans une chair à la fois vivante et éternelle. Il exprimait vraiment ce que la vie a d’harmonieux et de sain et qui se montre en l’homme par l’exactitude des proportions et la dignité de la stature ; et il y avait une ironie et un contraste singuliers entre cette belle prestance virile, debout au piédestal, et le piteux personnage qui la considérait d’en bas, en sa silhouette ridicule et qui, avec ses bas roulés, son habit à longues basques, sa perruque de travers, représentait tristement ce qu’était devenu, par degrés, jouet d’une destinée obscure et baroque, aux mains d’une fortune narquoise, Nicolas-Louis-Arsène, comte de Galandot, seigneur de Pont-aux-Belles, en France et, à Rome, réduit, entre la courtisane Olympia et le rufian Angiolino, à n’être plus qu’une sorte de serviteur qui faisait les courses au lieu de Jacopo et recevait, à sa place, pour sa peine, l’étrenne domestique d’un petit écu.


XI


Quand M. de Galandot se trouva, sans savoir comment, hors du palais Lamparelli, il demeura un moment devant la porte, incertain et comme hébété, à regarder l’écu d’or qui, à plat, dans la paume de sa main, y miroitait aux rayons du soleil couchant. C’était une de ces fins de journée d’automne, sobres et glorieuses ; l’air sec et limpide semblait nourri d’une sorte d’énergie fluide. De grands nuages colorés passaient au ciel ; ils y séjournaient juste assez pour prendre des formes harmonieuses ou héroïques, et ils s’en allaient pompeusement en leur splendeur vaporeuse. Dans la franche et saine clarté de l’air, les choses paraissaient comme durables, situées à leur distance vraie, avec leurs proportions exactes. Un vent modéré circulait.

M. de Galandot s’était mis à marcher ; il allait au hasard, les yeux fixes et les poings fermés. À l’angle d’une rue, il hésitait un instant, s’essuyait le front. La brise soulevait un peu les longues basques de son habit et il repartait, parlant haut et gesticulant.

Rome était splendide à cette heure, lumineuse et dorée. M. de Galandot marcha longtemps, jusqu’au soleil couché. Une fontaine coulait au milieu d’une petite place. Il s’arrêta ; une cloche sonna doucement. Il reprit sa course comme s’il savait maintenant où aller. Peu à peu aux maisons succédèrent des jardins et des vignes. Il reconnut une ruelle, se mit à courir, arriva à une porte, la poussa et se trouva dans une cour pavée. Il était devant sa villa du Janicule. L’escalier double montait à la terrasse à balustre. Il fit le tour de la maison et se dirigea vers la porte basse qui donnait entrée aux cuisines de la vieille Barbara. La porte était fermée.

Par hasard, Barbara était absente pour trois jours. Comme depuis des mois M. de Galandot n’avait pas reparu, la vieille servante, qui vivait là du produit de son poulailler et du gage que lui payait M. Dalfi, croyait bien pouvoir quitter son poste sans dommage. Aussi avait-elle emporté les clefs, recommandé sa volaille à un frère du couvent voisin et, après vingt chapelets, pris le parti de cette escapade. Le tailleur Cozzoli mariait sa fille Mariuccia. Pour la première fois de sa vie, il délaissait l’aiguille, le dé et les ciseaux et quittait sa boutique pour plus d’une heure. Certes les mannequins solitaires devaient converser de cet événement avec la pie abandonnée. On dansait à l’auberge où Mariuccia, après son mariage avec l’hôtelier, allait tenir comptoir ; et la tante Barbara était de la noce.

Une surprise douloureuse décontenança M. de Galandot. Il semblait ne pas comprendre, puis il se ravisa, refit le tour de la maison, monta l’escalier de la terrasse et heurta la porte d’entrée. Elle était disjointe, mais soigneusement close et solide sur ses gonds. Découragé, il s’assit sur la dernière marche.

Le crépuscule commençait à s’obscurcir. M. de Galandot, à voix basse, balbutiait des mots incompréhensibles. Il les répéta plusieurs fois, d’abord à lui-même, puis, comme s’il s’adressait à quelqu’un : « C’est ma maison… Laissez-moi entrer. Je veux entrer. Vous savez bien que je ne suis pas Jacopo. Je suis Galandot, M. de Galandot, le comte de Galandot. »

À son propre nom dit tout haut, il s’était levé brusquement. Son visage était rouge de colère. Il tremblait, ses genoux entrechoquaient leurs rotules. Il recula de plusieurs pas, puis, saisi d’un transport subit, il revint au battant et le frappa du poing et du pied. Personne n’aurait reconnu dans cet énergumène inattendu le grave et doux M. de Galandot. C’était à croire que, contagieuse, la folie du cardinal lui avait dérangé la tête et fait perdre le sens. Les coups retentissaient sourdement dans le silence. La porte ne cédait pas. Alors il redoubla. Il prenait son élan et se ruait contre l’obstacle. Les basques de son habit volaient derrière lui. Il s’acharnait. Soudain, il poussa un cri. Un long clou, dont la pointe sortait du bois vermoulu, l’avait blessé. De douleur il ouvrit la main ; la pièce d’or qu’il y tenait serrée roula, décrivit un cercle et s’aplatit sur le sol avec un petit bruit sec.

M. de Galandot la suivit des yeux. Il lui semblait tenir comme autrefois l’amphore de terre cuite d’où il avait versé les ducats. Comme aujourd’hui, l’un d’eux avait roulé en cercle. C’était le lendemain du jour où il avait vu Olympia couchée sur sa terrasse et mangeant une grappe de raisins. Ne la voyait-il pas là maintenant devant lui, comme jadis, allongée sur le balustre de pierre ? C’est elle. La mule jaune pend à son orteil et claque à son talon nu. Elle a l’épaule découverte et la gorge au vent. C’est bien elle. Le collier d’émeraudes brille à son cou. Il la touche. De ses mains, il tâte son corps souple. Sa chair fond sous ses doigts. Il se penche sur elle. Tout à coup, il s’arrête sans savoir pourquoi, et le voici qui rassemble les vêtements tombés, les plie et les porte soigneusement sur son bras. Il met le collier dans l’écrin, ramasse la grappe à demi mangée et lentement il s’en va sur la pointe des pieds, portant à ses doigts les petites mules de satin jaune… comme un valet… comme un valet…

La nuit était venue, claire et transparente. M. de Galandot descendit les marches de l’escalier. Arrivé au bas, il se mit à pleurer doucement. À un coin de la cour, dans l’ombre, se dressait la vieille chaise de poste. Il s’en approcha à pas lents. Il murmurait entre ses dents de vagues paroles où revenait ce mot : « partir ». De sa main intacte, car l’autre le faisait souffrir du clou qui l’avait pénétrée, il ouvrit la portière et regarda dans la voiture.

Une odeur fade et âcre à la fois s’en exhalait. Un doux bruit s’y faisait entendre. Elle était pleine de choses endormies. Les poules et les pigeons de la vieille Barbara y sommeillaient perchés ou accouvis. Ils se réveillaient peu à peu. Un gloussement inquiet répondait à un frisson d’ailes étirées, puis un remue-ménage silencieux s’y produisit. Le trouble augmentait. Un pigeon s’envola par-dessus la tête de M. de Galandot, tandis qu’une grosse poule effarouchée lui glissait entre les jambes.

Le poulailler tout entier était debout maintenant et s’enfuyait. Un vacarme étouffé remplissait la voiture, et ce fut souffleté d’ailes peureuses et furtives que M. de Galandot, monté sur le marchepied, effaré, dans un tourbillon de duvet épars et de graines soulevées, se laissa tomber sur le coussin troué, parmi les œufs brisés des pondeuses, et pleurant, trépignant, suant la fièvre, s’y affaissa comme dans un refuge, comme si la vieille voiture qui l’avait amené jadis pouvait, au galop de ses chevaux imaginaires, sur les routes de France, le reconduire dans son passé.


XII


Toute la journée, le signor Angiolino avait battu le pavé de Rome à la recherche de M. de Galandot qui ne reparaissait pas. Où pouvait-il bien être allé ? Olympia et Angiolino en étaient fort en peine, d’autant plus qu’ils tiraient chaque jour de plus abondantes ressources du gentilhomme français dont le riche revenu passait tout entier aux mains des deux fripons et à celles de M. Dalfi, car le banquier prenait bonne part à la curée. Aussi désirait-il que M. de Galandot durât, de toutes façons, le plus longtemps possible. Il avait signifié la chose à Angiolino et lui avait fixé la mesure où lui et Olympia pourraient rançonner leur pensionnaire. Il voulait bien qu’on dépensât M. de Galandot, mais non qu’on le ruinât, car il redoutait les ennuis qui peuvent suivre un esclandre de ce genre. De même, lorsqu’il trouvait à son client petite mine et mauvais teint, il recommandait aux deux coquins de prendre garde pour lui à la malignité du climat de Rome. M. Dalfi s’intéressait à M. de Galandot d’autant mieux qu’il y était intéressé.

Ce fut donc chez le banquier que le rufian courut tout d’abord conter ses transes. M. Dalfi ne savait rien. Au palais Lamparelli, Angiolino apprit que M. de Galandot avait fidèlement porté les singes. La caisse s’y trouvait encore. À partir de là, on perdait sa trace. Il n’avait pas dû aller bien loin sans argent.

Olympia et Angiolino se reprochaient l’un à l’autre l’escapade du bonhomme. Ils se rendaient bien compte qu’ils avaient peut-être un peu abusé de lui par leur façon de le traiter ; mais, au lieu d’en convenir, ils préféraient se quereller à ce sujet, tout en se promettant intérieurement, quand il reviendrait, de ne s’en prendre qu’à lui de l’alerte qu’il leur causait. Pourtant il ne revenait pas. Aurait-il été attiré dans quelque guet-apens ? Sa mine n’était guère faite pour tenter les voleurs, et Angiolino, toujours bouffon, malgré ses inquiétudes, imitait la démarche et les ridicules du vieux gentilhomme, tandis qu’Olympia apostrophait à distance le fugitif. En tout, ils riaient jaune, quoique l’absent eût déjà laissé en leurs mains de belles dépouilles ; mais le pire était que leur déconvenue finissait par les tourner contre eux-mêmes.

Aussi, le matin du second jour qui suivit la fuite de M. de Galandot, les choses allaient-elles fort mal dans la chambre où Olympia et Angiolino étaient encore au lit. Dès son réveil, Olympia avait commencé à geindre jusqu’à ce qu’Angiolino agacé eût répondu par un grand soufflet qui rabattit la signora sur son oreiller d’où elle se redressa d’un bond et fit face à son amant en poussant des jurons de colère, l’œil mauvais et les mains hostiles.

Ils en étaient là quand ils entendirent du bruit au dehors. Le vacarme des voix les appela pieds nus à la fenêtre. Elle donnait à l’arrière de la maison sur une petite place, déserte d’ordinaire et qu’ils virent pleine de monde. Des groupes de femmes y riaient et y gesticulaient et une bande de polissons y faisait tapage en agitant leurs guenilles sur leurs corps grêles et souples. C’étaient de ces petits mendiants comme il en pullule à Rome, qui harcèlent les passants et jouent aux osselets sur les dalles, en même temps serviles et turbulents. Angiolino ne devinait pas la raison qui avait bien pu les assembler là pour jeter contre le mur des cailloux, du sable et des pommes de pin. Tout à coup une nouvelle troupe les vint renforcer, au milieu de laquelle, porté sur les épaules de ses camarades, un bambin, à toison noire et frisée comme celle d’un bélier, haussait, au bout d’un bâton, une perruque d’homme.

Olympia et Angiolino poussèrent un double cri. C’était la perruque même de M. de Galandot.

Il montait l’escalier et ils l’entendaient venir. La porte ouverte, il se précipita et resta immobile au milieu de la chambre.

Son habit déchiré ne lui tenait plus au dos. Les basques en avaient été arrachées. Un de ses bas, la jarretière rompue, avait glissé le long de la jambe qui apparaissait maigre et couverte de longs poils gris. Sa chemise passait par son gilet déboutonné. Il était couvert de poussière. Une grande toile d’araignée lui pendait au coude, et au fond de sa culotte s’arrondissaient deux larges cercles de jaune d’œufs où, dans la croûte durcie, des plumes et des duvets demeuraient collés. Cet accoutrement bizarre formait la plus surprenante figure de carnaval qu’on pût voir et expliquait la poursuite des vauriens et leur acharnement contre ce mannequin hétéroclite. Mais ce qui portait au comble la singularité de cette silhouette et ce qui fit éclater de rire Angiolino et Olympia fut de voir M. de Galandot entièrement chauve, sauf quelques longs cheveux gris épars, et sans sa perruque ordinaire que les polissons étaient en train de se disputer sur la place, rués les uns contre les autres, avec force horions, à la conquête de ce bizarre trophée dont le pauvre M. de Galandot tâtait furtivement l’absence sur sa tête dénudée.

Elle le resta. Jacopo chercha en vain une autre coiffure au fond des malles de M. de Galandot. Elles étaient vides et ne contenaient plus de vêtements de rechange. Les douze perruques et les douze habits pareils apportés autrefois de Paris se trouvaient à présent usés. Aussi, le lendemain, quand il se réveilla, éprouva-t-il une singulière surprise.

À peine levé, il alla en chemise à la recherche de son costume habituel, mais il n’en restait plus que les souliers à boucles. Les autres pièces en étaient tellement souillées de crottes de poules et d’œufs écrasés qu’on avait dû les jeter aux ordures et faire appel, pour les remplacer, à la garde-robe de Jacopo, Angiolino n’ayant rien voulu distraire de la sienne, de telle sorte que M. de Galandot, ne trouvant rien d’autre à sa portée, fut réduit à se contenter d’une culotte trop courte, grossière et rapiécée, et d’une sorte de souquenille verdâtre.

Ce fut donc dans cet attirail que, n’osant se présenter devant Olympia, il descendit de lui-même à l’office où il subit les quolibets de la servante Julia, de la cuisinière romagnole et de Jacopo qui, enhardi par l’aspect comique du vieux gentilhomme, perdit d’un coup le peu de respect qu’imposaient encore la veille à un drôle de son espèce la canne à pomme d’or, l’habit à basques et la grosse perruque à l’ancienne mode de M. de Galandot.

Il ne répondait rien aux plaisanteries ; d’ailleurs il ne parlait à personne, penaud, interdit, craintif et encore tout moulu de son aventure ; il rôdait en bas dans le vestibule et s’esquivait au moindre bruit. Il se risqua pourtant à sortir du jardin. La petite chienne Nina y jouait. Elle allait et venait par les allées, justement en train de flairer du museau une touffe de buis, quand elle entendit le pas du promeneur. Elle leva la tête et regarda.

M. de Galandot se dirigeait vers elle sans la voir ; mais, quand la chienne l’aperçut, elle se mit à aboyer avec fureur contre cet intrus qu’elle ne reconnaissait pas. Sa colère se changea en une véritable hargne. La bestiole jappait furieusement. Elle tournait autour de M. de Galandot qui avait grand’peine à garer ses mollets, si bien que, pour éviter la dent du roquet, il grimpa sur la balustrade de la terrasse. La Nina ne désarma point. Satisfaite de sa victoire, elle se coucha en rond, se pelotonna, mais chaque fois que son prisonnier faisait mine de descendre il voyait l’œil vigilant et la dent prête de son ennemie.

M. de Galandot vivait dans la maison comme s’il eût été une ombre transparente et irréelle. Il n’existait plus. Personne ne le considérait. Les premières fois qu’il croisa Angiolino dans un corridor, il se crut perdu. Angiolino passa comme s’il ne le voyait pas ; mais, à chaque nouvelle rencontre, M. de Galandot ressentait une peur nouvelle. Alors il feignait d’être absorbé par quelque occupation comme de gratter le mur ou de faire un nœud à son mouchoir. Plusieurs jours passèrent.

Peu à peu, M. de Galandot parut se rassurer. Il en vint même à essayer de faire remarquer sa présence. Il toussait et reniflait, mais sans parvenir à attirer l’attention du distrait Angiolino. Souvent il venait jusqu’au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre d’Olympia. Il écoutait longuement. Le moindre bruit le mettait en déroute. Une fois même, il se hasarda à monter quelques marches. Un jappement lointain de Nina les lui fit redescendre précipitamment.

Quant à la signora, elle demeurait invisible. Il regardait tristement Julia ou Jacopo passer avec une assiette ou un plateau pour aller chez elle. Un jour il trouva sur une table un réchaud allumé. Il servait à faire chauffer le linge dont Olympia se séchait au sortir du bain. M. de Galandot, du coup, n’y tint plus et, avant que la servante fût venue prendre l’ustensile, il le saisit et se sauva avec, tout courant.

Il arriva ainsi à la porte de la salle de bains. Il hésita un instant, puis, poussant le battant du genou comme il faisait naguère, il entra.

Olympia se baignait ; sa tête sortait seule de l’eau ; elle avait la nuque appuyée au rebord de sa baignoire et laissait flotter son corps allongé. Auprès d’elle Angiolino se tenait debout, les mains mouillées ; il venait sans doute de chercher sous la transparence de l’eau les charmes humides de sa maîtresse.

M. de Galandot posa le réchaud sur une tablette et attendit.

En le voyant, Olympia se redressa brusquement et s’assit. Son torse ruisselant émergea. On entendait un petit clapotement et le bruit des gouttes qui tombaient de ses bras élevés dont elle rajustait sa chevelure. Les gouttelettes brillantes coulaient le long de sa chair polie et s’amassaient sous l’aisselle d’où elles retombaient une à une, comme d’une algue naturelle, brune et frisée. Puis elle croisa ses bras sur sa poitrine et dévisagea M. de Galandot collé au mur de tout son corps et de ses deux mains aux doigts écartés.

— « Comment ! c’est toi ! Mais d’où viens-tu donc ? Je te croyais parti et parti encore sans dire adieu. Et te revoilà ?… Oui, on s’en va un beau jour, sans crier gare. Envolé, le bel oiseau, parti, disparu, décampé ! On le cherche, rien. Tu sais, j’ai d’abord cru que Lamparelli t’avait fait enfermer par mégarde avec ses singes. Il paraît que non. Tu es donc allé chez des femmes ? Dis-moi donc ? Est-ce que tu as trouvé mieux ? »

Elle s’était mise debout et soupesait sa gorge assouplie.

Angiolino s’essuyait tranquillement les mains et regarda M. de Galandot d’un air goguenard. Olympia reprit :

— « Eh bien ! je m’étais habituée à toi. Voyons, ne te trouvais-tu pas bien chez nous ? Qu’est-ce que tu nous reproches ? »

À mesure qu’elle parlait, elle s’échauffait. Elle croyait, en ce moment, d’assez bonne foi, que M. de Galandot l’avait véritablement offensée. En même temps à sa colère se mêlait l’intention d’enlever au vieux gentilhomme le désir de recommencer son escapade. Elle se savait maintenant assez nécessaire à son habitude pour user de la prise que lui donnait sur lui le besoin qu’il avait d’elle. M. de Galandot écoutait tout cela en silence. Il passait avec embarras sa main sur son crâne chauve et remontait sa culotte dont la ceinture trop large pour sa maigreur ne tenait guère à ses reins.

— « Est-ce que tu n’étais pas heureux avec nous ? continuait Olympia ; que te manquait-il ? Tu es nourri, logé, soigné, gâté. Tout le monde est aux petits soins pour toi, Angiolino et moi !… Il a confiance en toi ! Est-ce qu’il ne t’a pas envoyé porter les singes à Lamparelli, Lamparelli, un cardinal et qui a manqué d’être pape ?… Tu es le père de la maison. Tu sais tout ce qui s’y fait. Est-ce qu’on te cache quelque chose ? Tu prends la meilleure place à table. Angiolino ne manque pas d’y porter ta santé. Tu es le maître de tout, tu fais ce que tu veux. Je t’aimais bien. C’est toi qui baignais Nina. Tu pouvais monter, descendre, aller, venir, balayer, frotter. Tu étais heureux, et c’est comme cela que tu nous récompenses ! Allons ! demande-moi pardon et à genoux. »

Angiolino avait posé sa main sur l’épaule de M. de Galandot qui fléchit en balbutiant des paroles inintelligibles. Olympia enjamba la baignoire. Ses talons mouillés laissaient à chaque pas une trace luisante. Elle marchait vers M. de Galandot qui la regardait venir la tête basse et les mains jointes.

— « Allons ! demande pardon. Dis : « Pardon, Olympia, je ne le ferai plus ! »

Elle le secouait de ses fortes mains.

Elle était maintenant à califourchon sur son dos et elle l’opprimait de son poids. Entre ses genoux elle serrait les côtes efflanquées du bonhomme qui se débattait en geignant. Olympia prenait goût au jeu. Sa colère tournait en gaîté.

— « Allons, courage, désarçonne-moi. Rue donc ! Bravo, Galandot. »

Une grande glace reflétait leur groupe équestre.

Tout à coup, la monture céda. M. de Galandot s’abattit à plat ventre, tandis qu’Olympia se relevait d’un coup de reins, et, toute nue, debout, les mains aux hanches, partait d’un grand éclat de rire qui lui renversait la tête en arrière et faisait trembler mollement ses seins dont les pointes avivées par l’eau reprenaient en séchant leur couleur d’un brun rosé.


XIII


Il fallut qu’Angiolino lui tînt la main pour qu’il traçât les lettres de son nom au bas d’un billet destiné à M. Dalfi. Angiolino descendit pour cela aux cuisines où M. de Galandot s’était réfugié de son propre gré et d’où il ne sortait plus guère ; il vivait à l’office et au vestibule, devenu un serviteur modèle. Il s’était mis de lui-même à la besogne qu’on voulait bien lui confier. Ni la Julia, ni Jacopo, non plus que la Romagnole, ne le ménageaient. Aucun travail d’ailleurs ne semblait le rebuter et, peu à peu, il en vint aux plus bas et aux plus communs. Il s’y montrait actif et taciturne, allant et venant sans bruit.

On le voyait, les manches retroussées sur ses bras maigres, faire luire des fonds de casseroles et récurer des culs de chaudrons. Parfois il s’oubliait à frotter le même objet indéfiniment d’un geste régulier qu’il eût continué sans nul doute jusqu’au soir si Jacopo ou la Romagnole n’y eussent mis fin. Bonne femme d’ailleurs, cette dernière l’employait à mille services sans le rudoyer. Jacopo aussi le traitait avec douceur.

Ces gens, depuis qu’il avait perdu à leurs yeux, si l’on peut dire, sa qualité de maître, le considéraient comme l’un d’entre eux et en usaient bien avec lui. La Romagnole, en particulier, l’estimait même pour son habileté à plumer les volailles. Il s’en acquittait fort bien. Assis sur un escabeau, il tenait le poulet entre ses jambes et le nettoyait avec un soin minutieux des moindres duvets, puis une fois la bête nue en son aspect piteux et grelottant, il regardait d’un air singulier les petites ampoules de sa chair dépouillée.

Le travail de M. de Galandot ne se bornait pas là. Il épluchait les légumes. Ses yeux pleuraient aux aigreurs des oignons et des aulx, et la journée ne se passait guère sans qu’il plongeât dans l’eau tiède les plats et les assiettes. M. de Galandot lavait la vaisselle, maniait le torchon et le balai, et Jacopo l’avait instruit à battre les vêtements, à cirer les souliers et à vider les pots.

Moyennant cela, M. de Galandot vivait assez tranquille. Il avait quitté sa chambre d’autrefois et logeait maintenant au rez-de-chaussée, non loin de Jacopo ; il mangeait à l’office et, quand, à table, il entendait quelques vilains propos sur la signora, il rougissait et baissait le nez. Les diverses amours d’Olympia étaient le sujet de plaisanteries assez grossières. La dame, cette année-là, recevait beaucoup de monde. Il y avait à Rome affluence d’étrangers, dont Angiolino ne voulait pas perdre l’aubaine. Ce fut ainsi que M. de Galandot entendit parler de M. Tobyson de Tottenwood. Il le vit même passer dans le vestibule et monter l’escalier.

La haute taille de M. Tobyson, sa perruque blanche à rouleaux, sa figure sanguine, sa corpulence, ses larges pieds chaussés d’énormes souliers et son vaste habit cramoisi lui firent une forte impression. L’Anglais avait pris ses quartiers chez la signora. Il était généreux et bizarre ; on en parlait beaucoup à l’office. Jacopo, qui l’avait vu au lit, racontait qu’il y tenait une place formidable et l’emplissait tout entier d’un amas de chair musculeuse et blanche, et qu’à chaque mouvement le bois craquait sous le poids du gigantesque personnage. M. de Galandot fut appelé à en juger par lui-même, car, un matin, Jacopo ayant été pris de fièvre, ce fut lui qui dut le remplacer et aller chercher l’habit et les souliers du milord pour les mettre en ordre. Il entra sur la pointe des pieds et ressortit de même, sans avoir rien vu, comme s’il eût à pénétrer dans la chambre de l’Ogre.

M. de Galandot aidait la Romagnole à mettre à la broche une poularde grasse pour le souper quand Angiolino parut subitement à l’office. Il s’approcha avec politesse du vieux gentilhomme et le pria avec force prévenances inusitées de vouloir bien le suivre dans la galerie où on les attendait tous deux. Le trouble de M. de Galandot fut d’autant plus grand qu’Angiolino le fit passer devant lui et lui céda le pas.

Ils trouvèrent là M. Tobyson de Tottenwood qui, à leur approche, se leva du fauteuil où il était assis et salua gravement. M. de Galandot, pour ne point demeurer en reste, répondit au salut de l’Anglais par des révérences à la française dont la cérémonie contrastait singulièrement avec la souquenille verdâtre qu’il portait et le petit bonnet qu’il roulait entre ses doigts avec embarras ; mais son étonnement redoubla quand, outre Olympia, il vit là, debout en sa taille naine et l’aune à la main, le petit tailleur Cozzoli en personne. Stupéfait, M. de Galandot regardait le pavé et tiraillait le coin de son tablier graisseux.

— « Vous allez prendre mesure à M. le comte de Galandot, dit après un silence M. Tobyson en se rasseyant dans son fauteuil, et je veux que l’habit soit fort beau. Servez-vous d’un bon velours pistache que vous galonnerez pour le mieux. N’épargnez rien et faites promptement. »

M. de Galandot, interdit, se laissa faire. Cozzoli tournait autour de lui et le mesurait en tous sens. M. de Galandot écartait les jambes, ployait le bras, se prêtait à tout docilement.

— « Votre Seigneurie sera contente, jacassait Cozzoli affairé. Allons, voilà qui est bien… Ah ! Votre Seigneurie a maigri, quoiqu’elle ait l’air de se bien porter. Comme le temps passe pourtant ! On ne vous voit plus à la boutique. Notre Mariuccia a une fille ; notre Theresa, deux jumeaux : c’est trop d’enfants et pas assez de pères, car Theresa est si distraite qu’elle a oublié de passer par l’église. Que Votre Seigneurie veuille bien se tourner. Encore un moment. »

L’aune s’agitait aux mains du petit tailleur, tantôt accroupi, tantôt dressé sur la pointe de ses pieds.

— « Ah ! cet habit-là me manquait. Je me disais toujours : « Cozzoli, tu as beaucoup habillé et tu n’habilleras donc jamais le seigneur comte de Galandot. » Ah ! ah ! ah ! vous allez voir, Milord ; je couperai en plein velours. Si ma pauvre tante Barbara vous pouvait donc voir ainsi ? Mais elle est morte, la pauvre femme, trois jours après les noces de Mariuccia, du saisissement d’avoir trouvé son poulailler saccagé, les œufs brisés, les couveuses parties et les pigeons envolés jusque sur le dôme de Saint-Pierre… Et vous savez, la pie sait encore le nom de Votre Seigneurie, quoique la pauvre bête soit borgne maintenant… »

Et M. Cozzoli, ayant replié son bagage, salua la compagnie et s’esquiva dans une pirouette.

M. Tobyson de Tottenwood se leva de nouveau de son fauteuil.

— « Maintenant, Angiolino, tu vas pourvoir M. le comte d’un bon appartement. Dans trois jours, vêtu comme il sied, il reprendra à table la place qu’il n’aurait jamais dû quitter et qui appartient à sa qualité de gentilhomme, et tu le traiteras désormais comme il convient que le soit quelqu’un de sa naissance et de son âge, et si, au lieu que ce fût un simple seigneur de France que tu eusses ainsi méconnu, c’eût été un bourgeois de Londres, je t’aurais démis la mâchoire, brisé les dents et rompu les côtes. »

Et debout en son grand habit rouge M. Tobyson serra d’une façon significative son poing puissant, velu de poils fauves et cordé de veines bleuâtres.

Angiolino se mordit les lèvres. Il se repentait maintenant d’avoir trop parlé et d’avoir raconté à l’Anglais l’état et l’histoire de M. de Galandot. Contre sa prudence habituelle, il avait cédé pour une fois au plaisir de faire un bon conte et de divertir le milord, en même temps que de lui donner une haute idée de son adresse et de son esprit. Il n’était pas fâché non plus de mettre en valeur la force des charmes d’Olympia, puisqu’il paraissait évident que c’était par amour pour elle que le seigneur français subissait depuis plus de cinq années les diverses servitudes dont aucune ne décourageait sa curieuse obstination à les préférer toutes plutôt que de renoncer à une habitude d’autant plus surprenante que les causes en demeuraient obscures et secrètes pour tous ceux qui ignoraient les circonstances de la vie de M. de Galandot et comment le passé s’en reliait par un nœud subtil et inattendu à l’inexplicable présent. Qui eût pensé que le pauvre gentilhomme servait, en une double maîtresse, le fantôme d’un amour unique et deux fois vain. Angiolino ne voyait là qu’un beau trait de singularité et une belle figure d’extravagance. Aussi mit-il tous ses soins à sa narration, l’agrémenta de pantalonnades et de bouffonneries propres à dilater la rate du milord.

Son récit terminé, il s’attendait donc à voir M. Tobyson éclater d’un de ces accès de rire qui lui faisaient, en une bouffée, monter au visage toutes les couleurs de l’apoplexie future et secouaient sa gigantesque personne d’un orage de gaieté. D’ordinaire M. Tobyson ayant ri devenait fort généreux, étant de son naturel hypochondre, et le moment était alors favorable pour qu’Olympia obtînt de lui quelqu’une des belles et précieuses pierres dont il portait toujours dans ses poches un assortiment varié.

Mais, cette fois, le résultat fut tout autre. L’Anglais resta froid. Une rougeur lui monta bien au visage ; mais, au lieu de se résoudre en rire, elle se termina par un épouvantable coup de poing qui effondra avec toute sa verrerie la table devant laquelle il était assis. En même temps, Angiolino se sentit pris au collet, enlevé de terre par les mains du milord qui jurait à tue-tête ses goddam les plus vigoureux. L’alerte passée, Angiolino tout ébahi entendit M. Tobyson de Tottenwood exiger que désormais M. de Galandot reprît en sa présence une place conforme à son rang et qu’on mît fin au traitement déshonnête qu’on lui faisait subir.

Trois jours donc après cette algarade qui s’acheva par la visite de Cozzoli, M. de Galandot, vêtu d’un superbe habit de velours pistache, passementé d’or sur toutes les coutures, parut à table. M. Tobyson, ravi de son œuvre, but et mangea surabondamment et voulut que son nouvel ami lui fît raison, si bien que le pauvre M. de Galandot, dont la santé branlait de plus en plus, s’en fut coucher en fort mauvais état.

Un inconvénient inattendu commençait pour lui. M. Tobyson l’avait pris en amitié et ne pouvait plus se passer de sa présence ; mais M. de Galandot n’approchait son bienfaiteur qu’avec un grand trouble et une terreur manifeste. La haute taille de l’Anglais, sa corpulence, ses poings énormes, sa grosse voix l’épouvantaient. Le moindre de ses gestes le terrifiait. À table, M. Tobyson avait une façon furieuse de porter sa fourchette à sa bouche et de brandir son couteau qui faisait pâlir son timide voisin. De plus, M. Tobyson avait une terrible brusquerie de mouvements que sa force rendait encore plus redoutable. Ses poignées de mains formaient étau, ses bourrades amicales renversaient. Aussi M. de Galandot vivait-il dans une inquiétude continuelle, et il aurait préféré cent fois éplucher les légumes avec Jacopo et laver la vaisselle avec la Romagnole que de manger les quartiers de viande saignante que l’excellent M. Tobyson lui faisait servir sur son assiette et dont il exigeait impérieusement qu’il se chargeât l’estomac, sous prétexte qu’il le trouvait faible, débile et malingre.

Pourtant le séjour de M. Tobyson à Rome touchait à sa fin et il devait partir bientôt pour Naples. Il fut convenu qu’Olympia et Angiolino l’accompagneraient jusqu’à Frascati. Depuis longtemps déjà les deux associés désiraient y acheter une villa pour y passer au frais la belle saison. Ils étaient riches. L’Anglais venait de se montrer fort généreux et M. de Galandot continuait à rapporter gros. De plus, on leur avait parlé d’un bien à vendre là-bas, et, d’après le rapport que leur en faisait le vieux Tito Barelli, tout à fait à leur convenance. Ils se promettaient de le visiter avec soin.

M. de Galandot ne devait pas être du voyage. Il continuait à maigrir et à tousser beaucoup. Sa faiblesse était grande. Les viandes dont le bourrait M. Tobyson ne le réconfortaient guère. Visiblement il baissait. Mais, le matin du départ, les voitures prêtes, Milord dans la sienne avec Olympia, Angiolino dans une de louage, au moment où l’on partait, on vit arriver M. de Galandot qui, jeté à la tête des chevaux, pleurant et criant, s’imaginait qu’on allait l’abandonner et que M. Tobyson emmenait Olympia avec lui au bout du monde. En vain expliquait-on à M. de Galandot qu’on reviendrait le soir même, il ne voulait rien entendre et se cramponnait à la portière comme un vieil enfant têtu, si bien que M. Tobyson ordonna à Angiolino de prendre avec lui l’ami français, ce qu’Angiolino fit en maugréant, se souciant peu de parader en compagnie de cet antique mannequin, en habit vert, qui sentait l’office et le graillon, car M. de Galandot, malgré sa dignité reconquise, ne laissait pas d’aider par goût, de temps à autre, à leur besogne, Jacopo et la Romagnole près de qui il se reposait des transes que lui donnait la turbulente amitié de M. Tobyson de Tottenwood.

Et, tout en roulant vers Frascati dans l’air frais du matin, Angiolino trouvait qu’il était grand temps que le milord disparût, que M. de Galandot réintégrât les cuisines et reprît sa souquenille, et il voyait déjà l’habit vert perroquet, chef-d’œuvre de Cozzoli, quitter les épaules maigres du comte pour, planté sur un bâton, servir d’épouvantail aux oiseaux.


XIV


Quand les voitures arrivèrent à l’auberge de Frascati, M. Tobyson et Olympia descendirent de la leur dans un état de désordre qui laissait peu de doutes sur la façon dont ils avaient employé les longueurs de la route. Olympia se rajusta de son mieux. L’Anglais redressa sa perruque à rouleaux, s’étira dans son vaste habit rouge et fit claquer sa langue. Angiolino manifesta aussitôt l’intention de faire une promenade aux villas. Il y en a de fort belles à Frascati, et en particulier la Belvedere et la Mondragone, qui sont célèbres par la beauté de leurs ombrages, l’agrément de leurs jardins et l’abondance de leurs eaux. Angiolino se prétendait un vif goût pour les artifices et les jeux hydrauliques. Il le tenait d’enfance, à avoir fréquenté en ses vagabondages les fontaines de Rome. Il avait bu leurs ondes, regardé leurs nappes et leurs gerbes, barboté dans leurs bassins.

Toutes lui étaient familières par quelque souvenir. Il lui plaisait fort de revoir celles de Frascati ; elles avaient assisté à sa naissante fortune. Il les avait visitées jadis avec ce M. de la Terroise, gentilhomme français qui remarqua ses mérites, le tira du commun et fit honneur à sa jolie figure. Ce riche et généreux seigneur, sa fantaisie passée, laissa le jeune garçon les poches pourvues et des bagues de prix à tous les doigts et en état de se présenter décemment au cardinal Lamparelli.

La proposition champêtre d’Angiolino fut loin d’agréer à M. Tobyson qui ne montra nulle disposition à visiter des curiosités auxquelles il se sentait fort indifférent, car il avait une façon assez particulière de voyager. Sauf le vin et les femmes qu’ils pouvaient fournir, il se préoccupait assez peu des pays qu’il traversait. Aussi passait-il volontiers ses journées à l’auberge. Il y recevait les joailliers de l’endroit, car il était grand amateur de pierres et de bijoux, et c’était merveille de le voir toucher les plus fragiles et les plus délicates de ses fortes mains de boucher et d’assommeur. Partout il achetait les plus belles pièces et les envoyait à Londres à sa femme qu’il ne voyait jamais et qui y vivait nabote et contrefaite, parée comme une châsse, tandis que son gigantesque mari courait le monde en troussant les filles et en vidant les bouteilles.

Au gré de M. Tobyson, on se mit donc à table et les lampées commencèrent. Les rasades suivirent qui menèrent la compagnie assez tard dans l’après-midi. Enfin, après une dernière buverie, M. Tobyson déclara qu’il allait partir et ordonna qu’on attelât sa chaise de poste. Angiolino et Olympia sortirent pour hâter ses ordres et il se trouva seul à table en face de M. de Galandot.

M. de Galandot était assis silencieusement, les yeux fixés au fond de son assiette, quand un coup de poing que donna sur la nappe M. Tobyson le fit sursauter. Ce coup de poing annonçait que M. Tobyson allait parler ; il en faisait d’ordinaire précéder ses discours et le proportionnait à son humeur ; aussi tantôt le choc faisait-il sauter les assiettes, tantôt tinter agréablement la verrerie.

M. de Galandot, la tête levée, écoutait déjà. M. Tobyson de Tottenwood parla ainsi. Au dehors, on entendait les palefreniers atteler les chevaux avec un bruit d’ébrouements, de sabots et de clochettes.

— « Si vous étiez né, Monsieur, dans un des verts comtés de notre joyeuse Angleterre, savez-vous bien, Monsieur, ce que je ferais ? Je vous prendrais le plus doucement du monde par le collet et je vous déposerais sur la banquette de ma voiture. Je m’y assoierais à côté de vous et je dirais au cocher de fouetter les chevaux, et au galop, postillons ! »

M. Tobyson de Tottenwood respira profondément. M. de Galandot courbait la nuque et rentrait la tête dans ses épaules ; il se voyait déjà dans les airs, suspendu au poing puissant de l’original.

— « Malheureusement pour vous, Monsieur, vous n’avez pas l’honneur d’être Anglais et, d’autre part, je n’ai pas celui de vous connaître assez pour pouvoir agir avec vous sans votre consentement et vous appliquer un traitement que vous seriez peut-être en humeur et en droit de me reprocher, car chacun est libre de vivre à sa guise et chacun doit rester maître de sa fantaisie. La vôtre, Monsieur le Français, est d’être ridicule. Cela est familier à votre nation et je ne m’en étonne pas. Pardonnez-moi ma franchise, Monsieur, mais elle vient à vous voir ainsi le jouet d’un drôle et d’une drôlesse qui vous dépouillent, vous bernent et se moquent de vous. C’est votre choix, donc je n’ai rien à y redire. J’ai cru pourtant, et vous m’en excuserez sans doute, ne point devoir souffrir qu’en ma présence et à ma vue on traitât de la sorte un gentilhomme de votre état et de votre âge. Voilà tout. J’ai fait cela pour moi et non pour vous, car il ne m’était pas agréable de savoir que les souliers avec lesquels je marchais avaient été cirés par un homme de condition, transformé en maraud. Nous autres Anglais, nous respectons dans l’homme sa nature et sa qualité, mais les gredins en question ne semblent guère se soucier de la vôtre. J’ai mis donc quelque arrêt à leur familiarité, mais soyez bien sûr qu’une fois que j’aurai le dos tourné, Monsieur le comte, vous retomberez à l’office et que ni mes remontrances ni l’habit vert que vous portez ne vous en garantiront point. »

M. de Galandot suivait attentivement le discours de l’Anglais. M. Tobyson le toisa, puis se mit à rire bruyamment. Sa grosse figure rouge s’empourpra.

— « Plus je vous regarde, Monsieur, plus je remarque que vous n’avez rien de ce qu’il faut pour manier de pareils coquins. Si encore vous aviez des poings solides, de la taille et du nerf, je vous en enseignerais bien la manière. La leçon serait courte. Avec un bon coup de pied au cul à Angiolino et quelque large soufflet au visage d’Olympia, vous en seriez quitte et vous les verriez doux comme des moutons. Mais, mon pauvre Monsieur, les femmes et leurs rufians ne sont point votre affaire, et ces deux-là sont de la pire espèce. Vous êtes dans un guêpier dont vous ne sortirez pas et où il me peine de vous laisser, foi de Thomas Tobyson ! Si encore vous tiriez quelque avantage de votre turpitude, je vous comprendrais mieux. Certes, cette Olympia est bonne à l’amour, mais vous ne le faites pas même avec elle. Elle sait les métiers du lit. Elle a la peau fraîche et les membres souples, encore que pour mon goût elle ne donne pas ce qu’on en pourrait attendre. Mais cela vous importe peu, car l’usage que vous en faites n’est pas celui dont je parle et vous êtes encore donc sa dupe d’une façon de plus. »

M. de Galandot regarda M. Tobyson d’un air suppliant.

— « Ce que je dis là, Monsieur, n’est point pour vous fâcher. Chacun aime à sa façon, et la vôtre, pour bizarre qu’elle soit, ne m’en paraît pas moins respectable, quoique, comme j’ai l’honneur de vous le dire, je ne la supporterais pas un instant de l’un de mes compatriotes. Libre à vous donc, Monsieur, de faire le passe-temps et le jeu de ces pendards, mais pourtant je ne veux point partir d’ici sans vous proposer quelque chose. »

M. Tobyson s’était levé. Il se dressa, énorme et rouge, en face de M. de Galandot, maigre et vert, qui avait imité son mouvement. La table les séparait.

— « Je pars, Monsieur, dit gravement Thomas Tobyson. Je vous emmène. Dans trois jours nous serons à Naples et dans un mois en France. Je vous y conduirai. Laissez la vie absurde que vous menez ici et où vous faites, je vous le répète, piteuse figure. Olympia et Angiolino en crèveront de dépit. Il n’y aura là pas grand mal, vous les avez suffisamment engraissés de vos dépouilles. Dites un mot et vous êtes libre. Réfléchissez. J’attends votre réponse. Le temps de me verser un verre de vin. C’est dit. »

M. Tobyson s’était couvert et choisissait une bouteille. Il attira à lui un verre vide. Lentement, il inclina la panse de la fiasque. Un filet rouge tomba dans le cristal. M. Tobyson versait lentement en regardant, du coin de son petit œil tendre et narquois, M. de Galandot.

M. de Galandot était de la pâleur d’une cire qui eût sué. De grosses gouttes lui coulaient du front. Il tremblait de tous ses membres. Ses dents claquaient. M. Tobyson reposa la bouteille ; le verre était plein jusqu’au bord : il le leva.

— « Eh bien ? » dit M. Thomas Tobyson de Tottenwood.

M. de Galandot laissa retomber ses longues mains le long de son corps maigre et, par trois fois, de la tête, fit signe que non, en fermant les yeux.

— « À votre santé, monsieur de Galandot, s’écria M. Tobyson d’une voix de tonnerre, et il vida le verre d’un seul trait, le coude haut. Sa figure était écarlate. Puis, ôtant son chapeau, il s’approcha de M. de Galandot et le salua profondément.

— « Nous autres Anglais, Monsieur, nous estimons les hommes qui vont jusqu’au bout de leur devoir, de leur passion et de leur fantaisie. C’est pourquoi, Monsieur, je prétends vous admirer. Faire ce qu’on veut, tout est là. Ainsi moi, Monsieur, j’ai juré de ne pas revoir Londres tant que vivra Mme Tobyson que je déteste. Voici vingt ans que je m’ennuie par toute l’Europe, car il n’y a au monde qu’une seule chose qui me divertisse, Monsieur, me promener par une petite pluie fine sur le pont de la Tamise. »

Et M. Tobyson, pirouettant sur ses larges talons, disparut brusquement par la porte ouverte.

Au dehors, le fouet claqua ; les chevaux frappèrent le sol du sabot ; les essieux des roues grincèrent. Puis le silence se fit et M. de Galandot entendit la voix d’Olympia qui l’appelait.

Il la trouva avec Angiolino ; ils paraissaient joyeux et sournois et fort aises du départ de M. Tobyson ; un mauvais sourire errait sur les lèvres du rufian. Olympia ricanait. Il s’agissait maintenant d’employer la fin de l’après-midi à visiter les villas, celle d’abord qu’Olympia et Angiolino voulaient acheter et dont ils comptaient bien soutirer le prix à M. de Galandot, et ensuite celles qui contiennent des singularités curieuses en bâtiment, parterres, grottes et jeux d’eaux. La promenade fut gaie. M. de Galandot, plus courbé que de coutume, marchait derrière le couple, s’arrêtait avec eux et les suivait à pas traînants. Ils admirèrent ainsi la Mondragone, mais la Belvedere leur plut davantage. Les jardins y sont en terrasses couvertes de verdures et de cascades, la plus grande couronnée de colonnades à cannelures torses par lesquelles l’eau circule en spirale. Dans les grottes, ils s’étonnèrent devant le Centaure qui sonne du cornet à bouquin et le Faune qui joue de la flûte par les moyens de conduits qui fournissent l’air à ces instruments.

Ils arrivèrent ainsi à une fort belle statue de Triton dans une niche de marbre. Olympia resta à l’écart, mais le naïf M. de Galandot en approcha sur l’invitation d’Angiolino qui passa derrière la statue dont il connaissait le secret et tourna le robinet de telle sorte que M. de Galandot reçut en pleine figure un jet si violent que la force le jeta sur la dalle, à la renverse, tout étourdi du choc dont il se releva ruisselant, la perruque collée aux tempes, son habit vert laissant couler l’eau par toutes les coutures, à la grande joie des deux plaisants ravis d’avoir emprunté à l’onde complaisante le soufflet humide de leur rancune contre l’involontaire protégé de M. Thomas Tobyson de Tottenwood.


XV


Il s’agissait maintenant d’obtenir que M. de Galandot contribuât à l’achat de la villa de Frascati. M. Dalfi, consulté le lendemain, s’y prêta aux conditions ordinaires, et Angiolino rentra chez lui le soir, portant en sa poche le papier où ne manquait que la signature de la dupe complaisante. C’était un jeu de l’obtenir ; aussi le rufian soupa-t-il gaiement en tête-à-tête avec sa maîtresse. M. de Galandot n’avait point quitté sa chambre depuis le retour de Frascati d’où il était revenu morfondu et claquant des dents. En rentrant, il avait regagné son ancien logis proche des cuisines et s’était mis au lit où la Romagnole, par compassion pour sa toux, lui apportait des cataplasmes et des tisanes chaudes. La soirée achevée gaiement, Olympia et Angiolino allaient se coucher, quand ils entendirent gratter à la porte. La mine effarée de Jacopo se montra.

— « Qu’y a-t-il ? dit Olympia.

— Le seigneur Galandot est très mal.

— Que dis-tu là, Jacopo ?

— Oui, signora, en passant par le couloir, je l’ai entendu qui râlait. On croirait qu’il va étouffer. Il fait un bruit comme quand on tire de l’eau d’un puits. Alors je suis monté prévenir.

— C’est bien, j’y vais, dit Angiolino avec importance. »

Jacopo descendit, laissant la porte ouverte. Olympia et Angiolino ne disaient rien. Ils se tenaient l’un devant l’autre sans se regarder. La lumière de la lampe dessinait leurs ombres bizarres sur le mur. La porte ouverte montrait son carré de ténèbres.

— « Ferme donc », dit Olympia.

Angiolino alla vers la porte, la ferma brusquement en retirant sa main comme par crainte de quelque étreinte invisible. Ils se sentirent plus rassurés.

Ils avaient de la mort une peur stupide et basse, surtout Angiolino qui n’avait jamais vu de cadavres. Il leur croyait un aspect effrayant et pensait que, la vie enfuie, le squelette apparaît immédiatement. Il allait et venait par la chambre. Sa peur se tourna en colère, il frappa du pied.

— « Le gueux ! ah ! le gueux ! nous mourir là, à deux pas ! »

Puis il s’arrêta ; un moustique brûlé grésilla au flambeau. Olympia remonta l’épaulette de sa chemise. On entendit le glissement léger du linge sur sa peau. Angiolino perplexe se frotta le menton. Le poil de sa barbe rasée râpa la paume de sa main.

— « Après tout, il mourra bien tout seul ; qui nous force à descendre ? »

L’idée d’aller seul dans les ténèbres le faisait frissonner et il implorait des yeux Olympia pour qu’elle lui offrît au moins de l’accompagner. La chandelle charbonnait, il la moucha avec ses doigts et ajouta :

— « Qu’il crève sans nous ! »

Ils se taisaient, pensant tous deux à la même chose. Si M. de Galandot allait mourir sans signer le reçu de M. Dalfi ? Il s’agissait cette fois d’une somme importante qui, jointe à toutes celles que, depuis des années, ils tiraient du bonhomme, les faisait définitivement riches. Ils se voyaient à Frascati. La villa qu’ils venaient justement de visiter reparaissait à leurs yeux ; elle était blanche dans la verdure, avec une colonnade ; des fenêtres, on découvrait au loin la campagne nue jusqu’à la ligne bleue de la mer. Olympia entendait déjà le bruit de ses mules de satin jaune sur l’escalier de marbre. Elle se voyait accoudée sur la terrasse auprès d’un vase de myrte où roucoulerait une colombe perchée. En été, on viendrait chez eux. Le vieux Tito Barelli, avec sa mine de vieille femme, y conterait des cancans et des nouvelles en mangeant un sorbet à la neige, pendant que le fard fondrait comiquement à ses joues ridées. On jouerait aux cartes… Elle se baignerait en des eaux froides… Mais, pour cela, il fallait que M. de Galandot signât le reçu de M. Dalfi. Ils se regardèrent et lurent la même pensée en leurs yeux.

— « Vas-y, dit Olympia ; où est le papier ?

— Non, descends, répondit Angiolino ; il signera mieux avec toi.

— Mais non, c’est toujours toi qui lui tiens la main. »

L’idée de toucher cette main de mourant, de la tenir dans la sienne, d’en sentir la chaleur fiévreuse ou la sueur glacée fit frissonner Angiolino. Olympia le toisait. Elle retroussa sa chemise et se gratta le genou, puis elle cracha par terre, haussa les épaules et dit :

— « Lâche ! »

Angiolino, sans répondre, alla à un petit meuble, ouvrit un tiroir, en tira un papier plié en quatre qu’il déplia lentement. Olympia lisait par-dessus son épaule. Elle se pencha, posa le doigt sur un chiffre inscrit en gros caractères.

— « Il faut y aller », dirent-ils en même temps.

Depuis un instant, la petite chienne Nina, pelotonnée au pied du lit, s’agitait. Elle avait ouvert l’œil, remué une oreille. Elle finit par se dresser sur ses pattes. Sa langue rose lui pendait au coin de la bouche. Ses griffes piétinèrent le drap. Elle se mit à japper doucement et les regarda sortir.

Ils descendaient l’escalier. Les marches leur semblaient plus hautes que de coutume ; à chaque pas, ils croyaient mettre le pied dans un trou. Olympia portait le flambeau, Angiolino une petite écritoire de corne avec une plume d’oie. Ils se tenaient par la main. Ils arrivèrent ainsi au vestibule, puis suivirent le couloir qui menait aux cuisines et s’arrêtèrent devant une porte fermée. Angiolino regarda par le trou de la serrure, puis y colla son oreille pour écouter. Il n’entendit aucun bruit.

— « Il doit être mort, dit-il en se relevant, si nous remontions ? »

Olympia écouta à son tour.

— « Entends-tu ? » dit-elle.

Un souffle inégal haletait maintenant derrière la porte, tantôt imperceptible, tantôt gros et ronflant. Intermittent, il bourdonnait comme une mouche ou grinçait comme une poulie.

— « Allons-nous en ! » chuchota Angiolino.

Olympia sans répondre ouvrit la porte.

La chambre était vaste et pleine de ténèbres que la chandelle tenue haut ne parvenait pas à éclairer jusqu’au fond. Les murs nus, crépis à la chaux, semblaient avoir la chair de poule. Le plafond bas était traversé de grosses poutres. À des clous pendaient des bouquets d’oignons, des grappes d’aulx, des paquets d’herbes. À terre, gisaient des cruches cassées, des poteries en morceaux. Dans les coins, des meubles de rebut. Sur un vieux fauteuil boiteux était déposé l’habit pistache de M. de Galandot, lamentable et humide encore de la douche de Frascati, avec ses manches distendues, ses basques recroquevillées, ses broderies ternies, avec je ne sais quoi de saumâtre et de spongieux. Au dossier du fauteuil, la grosse perruque s’étalait, morne, comme une tête sans visage. Tout cela formait une dépouille hétéroclite, bizarre et déjà funèbre.

Le lit où gisait M. de Galandot consistait en une paillasse jetée sur un tréteau bas. Le moribond était couché sur le dos, les mains au drap qu’elles ramenaient en s’y crispant. Dans la face terreuse et durcie, la bouche s’ouvrait péniblement, tandis que les yeux restaient clos. Le crâne chauve luisait comme une cire rance ; quelques longues mèches de cheveux gris ramenés de derrière les oreilles se recourbaient vers les joues creuses. Il semblait sculpté dans une glaise jaune, sèche et comme prête à s’effriter sous les doigts.

Olympia, son flambeau à la main, s’était assise sur le lit. M. de Galandot ouvrit les yeux ; il respirait avec peine. Olympia se pencha sur lui.

— « Voyons, mon vieux Galandot, qu’est-ce qu’on me dit, tu es malade ? Tu ne souffres pas, au moins ? Mais non, tu as voulu nous faire peur ? Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?… As-tu faim ? Veux-tu souper ? On dressera la table. Allons, lève-toi ; habille-toi. Tu vas mettre ton bel habit vert que t’a fait Cozzoli, Cozzoli de la rue del Babuino, celui qui coud assis sur une table avec sa pie sur l’épaule. Tu mettras aussi ta perruque, ta grande perruque. Veux-tu que je t’aide ? Viens. Tu ne vas pas rester ici tout seul ? »

M. de Galandot regardait Olympia d’un œil hagard. Une quinte de toux le souleva à demi. Olympia voulut lui prendre la main. Il la retira brusquement. Il l’ouvrait et la refermait alternativement, puis la gardait ouverte et semblait en examiner la paume vide avec attention. Le dégoût se marquait sur son visage et il secouait ses doigts comme pour en faire tomber quelque chose de répugnant, sans doute l’image de la pièce d’or qu’y avait déposée jadis Lamparelli.

— « Finis donc ! continua Olympia ; ta main n’a rien. Tu n’as pas du tout mal à la main. Tu as la main aussi ferme que lorsque tu signes ton nom au bas des reçus de Dalfi. Tu sais quand tu écris au bas : « Galandot ». Veux-tu essayer de signer encore ? Tu verras comme tu signes bien et tu ne te croiras plus du tout malade. Tiens, je crois qu’Angiolino a le papier. Angiolino, donne-moi l’écritoire et la plume d’oie. »

Elle cherchait à lui mettre la plume entre les doigts sans y réussir. Peu à peu elle s’impatientait. Le souffle rauque et court lui montait à la figure.

— « Signe donc ! lui cria-t-elle durement, tout à coup, menaçante, de doucereuse qu’elle feignait d’être jusque-là ; signe donc ! Il fait froid ici. Tu vois bien que j’ai les pieds nus sur le pavé. Je suis en chemise et j’ai perdu une de mes mules dans l’escalier tant je me suis pressée de venir. Signe donc, signe… Ah ! le gredin ! »

D’un geste violent, M. de Galandot avait rejeté les draps. Une odeur pauvre et sèche sortait de la couche fiévreuse, et on vit pendre le long du lit une jambe étique et une cuisse maigre.

Angiolino, qui attendait assis sur le fauteuil boiteux, se releva d’un bond. Il n’avait plus peur du tout.

— « Laisse-le donc crever s’il veut, ce vieux fou, et va te coucher, Olympia. Moi, je saurai bien le décider à signer et sans tant de façons. Ah çà ! crois-tu que tu vas t’en aller ainsi en nous crachant au nez ton âme de vieux sot ? Voyez-moi le bon seigneur ! sa carcasse pour tout cadeau. Les vers mêmes n’en voudront pas. Nous l’as-tu assez promenée sous les yeux depuis cinq ans ! Allons ! allons ! M. Tobyson n’est plus là, mon gentilhomme. Ah çà, videur de pots, signeras-tu ? »

Il jura effroyablement et tâcha de maintenir de force la plume entre les doigts de M. de Galandot dont la main se rétractait. La plume becquetait le papier sans rien y tracer. Angiolino lâcha le poignet ; le bras, en retombant, heurta de l’os le bois du lit.

Olympia avait repris entre les siennes la main pendante de M. de Galandot. Elle se mit à lui parler d’une voix douce, geignante et pleurarde.

— « Voyons, mon petit Galandot, tu ne vas pas me refuser cela à moi. Rappelle-toi tout ce que j’ai fait pour toi, comme tu es venu à la maison… Tu t’es assis dans le fauteuil. Il faisait chaud. Puis tu m’as apporté les émeraudes. J’étais nue sur le lit. Tu allais me prendre. Pourquoi as-tu eu peur ; c’était la petite chienne Nina. Tu l’aimais bien. Donne-moi des sequins pour lui acheter des pâtisseries et du savon mousseux. Et mon bain, quand je sortais de l’eau toute ruisselante… Oui, je sais, Angiolino a eu tort ; il n’aurait pas dû t’envoyer porter les singes à Lamparelli. Mais tu étais si complaisant, tu aimais tant à rendre service ! Tu as dû toujours être comme cela ; c’est dans ta nature. Alors on oubliait que tu étais un grand seigneur, que tu avais des terres, des bois, des écus. Il ne faut pas nous en vouloir. Tiens, tu vas mieux. Veux-tu que la Romagnole t’apporte un bouillon ou que Jacopo refasse ton lit ? Tu respires bien. Allons ! signe donc, tu en seras débarrassé, tu pourras dormir. »

M. de Galandot semblait comprendre. Il souriait faiblement. Ses lèvres sèches remuèrent.

— « Tu as soif. Qu’est-ce que tu voudrais boire ? Veux-tu du vin, du citron ? J’irai chercher des raisins ; nous les mangerons ensemble comme le jour où tu m’as vue sur la terrasse. Veux-tu ? Je me coucherai sur ton lit, près de toi. Je tiendrai la grappe haute. Je la ferai tourner et je te mettrai moi-même les grains dans la bouche… »

Sa chemise était tombée jusqu’à la taille. M. de Galandot la regardait. Il lui caressa le bras, tandis qu’elle lui glissait la plume aux doigts. Il faisait un effort visible. D’abord le bec égratigna le papier, puis, toujours guidé par Olympia, M. de Galandot traça assez distinctement la lettre G.

Tout à coup, il poussa un cri muet qui s’arrêta dans sa gorge. Ses yeux se dilatèrent avec terreur ; Olympia tourna la tête et, en même temps que la porte s’ouvrait silencieusement d’une poussée invisible, elle sentit peser dans sa main la main de M. de Galandot. La plume brisée grinça aux doigts crispés.

Angiolino, debout, laissa lourdement tomber le flambeau, et ce fut dans la nuit que tous deux s’enfuirent épouvantés de la chambre funèbre dont la petite chienne Nina, qui venait d’y entrer ainsi, faisait le tour en reniflant, et, pendant qu’ils remontaient l’escalier les dents claquantes et le poil hérissé, la carline grimpait sur le lit et dressée sur ses pattes, sa langue rose au coin de sa bouche, elle flaira dédaigneusement le visage insensible de M. de Galandot ; puis, s’étant gratté le cou délicatement, elle sauta sur le pavé avec un bruit d’ongles et disparut légère, coquette et mystérieuse.