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La Double Vie de Théophraste Longuet/28

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 252-256).


XXVIII

OÙ LA CATASTROPHE, QUI SEMBLAIT DEVOIR S’EXPLIQUER, DEVIENT PLUS INEXPLICABLE ENCORE.


Je n’ai fait que publier un plan sommaire de la ligne, pour ne pas compliquer les choses. Ce plan n’est pas tout à fait complet. Car si cette ligne était unique, reliant dans une plaine les deux stations A et B, il se trouvait, adjacente à cette ligne, une courte ligne de garage hi, qui conduisait à une carrière récemment abandonnée de sable pour verrerie. La verrerie ayant fait faillite, on n’exploitait plus la carrière et la ligne était en quelque sorte abandonnée. Voici le plan complet :

Plan complet

Je sens bien que dans l’esprit du lecteur, cette voie de garage hi conduisant à une carrière de sable va jouer un rôle explicatif, trop facilement explicatif. Mais, vraiment, si l’affaire était aussi simple que la voie de garage hi semble devoir le faire croire, pensez-vous que l’auteur de ces lignes aurait attendu pour parler de cette voie de garage ? Et de cette carrière de sable ? Il aurait dit tout de suite : « Par suite de circonstances qui restent à déterminer, le rapide, au lieu de continuer à suivre la voie BA, s’est sans doute engagé sur la ligne hi de garage et s’est jeté dans le monticule de sable qui se trouve en i. Le train, marchant à plus de cent dix kilomètres à l’heure, a défoncé le monticule de sable i qui l’a recouvert, et telle est la cause stupide mais réelle, ou apparemment réelle, de la disparition du rapide. » Outre que ceci n’expliquerait pas la présence en D du dernier fourgon et du wagon où M. Petito avait la tête à la portière, cette démonstration n’aurait pas manqué de frapper l’intelligence si déliée de MM. les ingénieurs de la compagnie ; or, il y avait bien un aiguillage en h, mais cet aiguillage en h était, selon les règles, cadenassé et la clef avait été enlevé du cadenas.

Mais, moi, je vais plus loin que les ingénieurs de la compagnie. Je n’attache point d’importance à ce que le cadenas soit fermé ; je me dis : le cadenas avait peut-être sa clef que l’on y avait oubliée en h, ce qui était vrai, et Théophraste Longuet, qui avait intérêt à arrêter le train pour rejoindre M. Petito, a profité de la présence de cette clef pour faire jouer l’aiguillage, c’est-à-dire pour tourner la lentille de l’aiguille de l’autre côté, ce qui explique que le train n’a pas été vu par le sémaphoriste placé en A, puisque le train, au lieu de continuer sur A, s’est engagé sur hi vers la carrière… Je me dis, ou plutôt je me suis dit cela ; et si cela avait pu expliquer quelque chose, je ne suis pas un homme à avoir fait languir le lecteur et je lui aurais démontré l’affaire sans ambage, et je n’aurais pas hésité à publier comme premier plan la ligne AB et la petite ligne hi.

Si je ne l’ai pas fait, c’est que cette petite ligne de garage hi n’explique rien. Moi aussi, j’ai cru qu’elle allait nous faire comprendre la disparition du train, mais elle complique la catastrophe, au lieu de l’expliquer, car voici l’histoire, l’histoire vraie qui continue à ne rien expliquer du tout.

Errant le long de la route qui suivait la voie du chemin de fer, Théophraste avait remarqué la petite ligne de garage, et il avait vu que la clef avait été laissée dans le cadenas de l’aiguille. Ceci, qui n’avait aucune importance avant son entrevue avec Mme Petito, en prit une énorme quand il résolut de rejoindre coûte que coûte M. Petito qui était dans le train qui allait lui passer sous le nez. M. Longuet se dit : je ne puis monter normalement dans le rapide qui brûle les deux gares A et B. Mais il y a une petite voie de garage hi ; la clef est sur le cadenas de l’aiguille ; je n’ai qu’à retourner la lentille et le rapide s’engagera sur la ligne hi. Le mécanicien, puisqu’on est en plein jour, s’en apercevra, arrêtera le train et moi je profiterai de cet arrêt pour sauter dans le train.

N’est-ce-pas ? C’est excessivement simple. Théophraste fit comme il le pensait. Il retourna la lentille et, montant le long de la voie hi, il attendit le rapide.

M. Théophraste Longuet, caché derrière un arbre, pour n’être aperçu ni du chauffeur, ni du mécanicien, attendit le rapide au point K, c’est-à-dire avant la carrière i. Il attendit le rapide venant de h, les yeux sur la voie. Si, comme tous les lecteurs, depuis que j’ai parlé de la carrière, l’ont pensé, le train s’était précipité, venant de h, dans la carrière i, M. Théophraste Longuet, qui était en K, entre h et i, eût vu ce train !

Or, M. Longuet attendit, attendit, attendit le rapide ! Il l’attendit comme le sémaphoriste placé en A l’avait attendu et, pas plus que le sémaphoriste, pas plus que tous les agents de la gare A, il ne vit de rapide !

Le rapide avait disparu pour M. Longuet comme pour tout le monde.

Si bien que, las d’attendre, M. Longuet descendit, pour voir ce qui se passait, jusqu’en h, et là il vit l’équipe A qui s’en allait vers C à la recherche du train. Mélancolique et se demandant, sans pouvoir se répondre, ce que le rapide était devenu, il remonta la ligne hi et, arrivé en K qu’il venait de quitter, il trouva le fourgon vide et le wagon que, quelques minutes plus tard, les deux équipes devaient retrouver en B ! Il jura encore par les tripes de Mme de Phalaris et se prit le front à deux mains, se demandant comment ce wagon et ce fourgon étaient là, puisque le rapide n’était pas venu. Il n’était pas venu, puisque lui, Théophraste, n’avait pas quitté la voie.

Soudain, il vit la tête d’un homme à la portière du wagon. Le vent faisait remuer cette tête comme une loque et, comme cette tête n’avait pas d’oreilles, il reconnut M. Petito.

Il monta dans le wagon et déshabilla en lui laissant la tête prise dans la portière, M. Petito. Il le mit tout nu. Il se déshabilla lui-même et revêtit les habits de M. Petito. Il fit un sac avec les siens. Évidemment, Théophraste, qui se savait traqué par la police et en qui renaissait l’astuce de Cartouche, se déguisait. Quand M. Petito fut tout nu et que lui, Théophraste, fut dans les habits de M. Petito il descendit de wagon, fouilla dans la poche de M. Petito, en retira le portefeuille et, s’étant assis sur le talus, se plongea dans les paperasses de M. Petito, y cherchant les traces de ses trésors, mais M. Petito avait emporté le secret des trésors des Chopinettes dans la tombe et jamais plus on ne devait réentendre parler ni du Four, ni du Coq, ni des Chopinettes, ni des trésors, d’autant mieux que Mme Petito qui, quelques minutes plus tard, devait apprendre l’incroyable trépas de son mari, devint folle et le resta jusqu’à la fin de ses jours.

Nous ne nous occuperons plus que du malheur de Théophraste qui dépasse tous les malheurs et qui devient si incroyable qu’il nous faudra tout le secours de la science pour y ajouter une entière foi. L’auteur de ces lignes ose dire au lecteur qu’il ne le croit pas d’esprit si bas, ni d’imagination si pauvre qu’il ne puisse s’intéresser qu’à une aventure de trésors ; la véritable aventure, c’est l’âme de Théophraste. Or, ce qui est arrivé jusqu’à ce jour à l’âme de Théophraste — et à son corps — n’est rien, absolument rien, mais rien du tout à côté de ce que le ciel lui a réservé par la suite et que j’ai noté fort scrupuleusement dans la dernière partie de cette honnête compilation.

Donc, Théophraste poussa un soupir en ne trouvant rien d’intéressant dans les papiers de M. Petito, mais quand il releva le nez le fourgon et le wagon et M. Petito avaient disparu.