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La Double Vie de Théophraste Longuet/34

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XXXIV

OÙ, APRÈS QUELQUES INCIDENTS D’UNE BANALITÉ COURANTE, LA NATION « TALPA » ÉTONNE VRAIMENT M. LE COMMISSAIRE MIFROID ET M. THÉOPHRASTE LONGUET.


« Évidemment, nous ne pouvions nous attendre à tomber ainsi, à l’un des innombrables détours des catacombes, dans une cité de vingt mille âmes. Tout de même, en y réfléchissant — et il faut y réfléchir — on peut se demander pourquoi l’homme, desservi par certaines circonstances, ne serait point susceptible de passer par les mêmes aventures naturelles que l’animal. Quand Arago nous raconte qu’il a vu sortir des cavernes du lac souterrain de Zirknitz des familles de canards aveugles, vous le croyez et vous êtes dans la nécessité de supposer — avec certitude — que ces canards aveugles sont fils ou petits-fils de canards qui y voyaient clair, lesquels canards se sont autrefois trouvés enfermés par un âpre destin dans les entrailles de la terre, au sein des obscures eaux. Moi, je ne suis pas Arago ; mais si le ciel vous a doué de quelque logique, vous devez raisonner pour mon phénomène, comme vous avez raisonné pour le phénomène d’Arago.

» Vous devez imaginer — avec certitude — qu’une famille, dans les premières années du quatorzième siècle, s’est trouvée enfermée dans les catacombes, à la suite d’une catastrophe qui n’a pour nous aucune importance, qu’elle a pu y vivre, qu’elle y a vécu, en effet, et qu’elle a engendré. Pouvant y vivre (nous verrons qu’on se nourrit très bien dans les catacombes), pourquoi n’aurait-elle pas engendré ? Au bout de trois générations, ces gens ne se souviennent même plus du dessus de la terre. D’autant plus qu’ils ont peut-être intérêt à en perdre la mémoire. Ce qui se passait alors sur la terre n’était point si ragoûtant, et nous comprenons, quant à nous, tout à fait bien que, lorsqu’on a cessé de contempler, par le plus heureux des hasards, les horreurs du moyen âge, on ne soit point pressé de revoir la lumière du jour. Bien entendu, on continue toujours à parler la langue et, comme aucun élément étranger ne s’y vient mêler, elle se conserve dans toute sa pureté à travers les siècles. Tout ceci est si simple que je suis étonné d’avoir mis au moins vingt lignes à vous l’expliquer, mais je ne le regrette pas, car avant tout je ne voudrais que quiconque m’accusât de lui faire prendre des vessies pour des lanternes.

» Enfin, en ce qui concerne les quarante doigts de ces gens (vingt en haut et vingt en bas), nous avons les études probantes de Milne-Edwards, comme j’eus déjà l’honneur de l’exposer, sur l’asellus aquaticus, dont les poils tactiles sont si développés. De même pour le museau, pour le nez en nez monstrueux de taupe, mais qui, comme il était rose, pouvait passer pour un groin de cochon, nous avons encore et toujours les bâtonnets olfactifs du néphargus puteanus. Même raisonnement pour les oreilles. Tout le monde voudra comprendre qu’on ne peut perdre les yeux sans que les autres sens se développent et, quand ce développement date de plusieurs siècles, il devient monstrueux pour nous, magnifique pour les indigènes. C’est ainsi que damoiselle de Coucy était réputée comme la plus belle de la ville, parce qu’elle avait le plus gros nez. Il ne reste plus à expliquer que le groin rose. En effet, l’obscurité décolore. Mais je sus par la suite — dès le premier baiser de dame de Montfort — que cette couleur rose était artificielle et tenait à l’application d’un certain fard. Encore une fois, je m’excuse de tous ces considérants, mais chacun n’a pas lu la notice sur les puits artésiens d’Arago ni visité le laboratoire des catacombes de Milne-Edwards. Enfin, tant pis pour les autres, moi, j’ai la science avec moi !

» Que nous soyons arrivés à l’heure du concert (matinée classique), ceci, maintenant que nous avons la science avec nous, ne saurait nous arrêter un instant comme un événement excessif. Il fallait bien arriver à une heure quelconque, dans la cité des Talpa (au nominatif pluriel, talpa fait talpæ — voyez Rosa, la Rose, mais en fait les Talpa disaient : « Nous sommes les Talpa »). Ce qui nous gênait tout à fait dans cette histoire de concert, c’est que nous ne pouvions appuyer sur le bouton d’une lampe électrique sans exciter les murmures des spectateurs. Il paraît que notre lampe répandait une odeur de lumière insupportable. Nous nous résolûmes momentanément aux ténèbres et, comme il y avait un grand brouhaha autour de nous, à cause de nous, je m’efforçai de démêler quelques bribes de conversations. Ces gens s’interpellaient par des noms qui sont les plus illustres de l’histoire de France, aux environs de la bataille de Crécy. Mais ils s’interpellaient avec une voix d’une douceur ineffable, et tant de brouhaha n’était que le résultat de mille murmures enchanteurs. Moi qui, dans un éclat de mon étoile électrique, avais vu leurs groins roses, je ne pouvais me faire à cette idée que de pareils groins pussent laisser couler de si douces et mielleuses paroles. J’écoutai, cependant que dame de Montfort, dans le fauteuil d’orchestre, à côté de moi, m’enfonçait les doigts dans les oreilles, en manière de gentillesse, et s’extasiait sur leur petitesse. Mon Dieu ! quelle belle langue que la langue du quatorzième siècle : écoutez ! Un beau sire derrière moi bouscule tout le monde et je l’entends qui dit : « Or, veux-je retourner à dame de Montfort, qui bien a courage d’homme et cœur de lion. » Un autre sire répond au premier sire que, dans le moment, dame de Montfort a une attitude dont il est dolent et courroucé. (Elle me promenait alors ses deux index de la main droite dans l’œil gauche.) Mais elle ne s’occupait de personne que de moi et répétait aux gens : « Ha ! seigneurs ! ne vous ébahissez mie ! Ainsi je le vueuil réconforter ! » Et elle me réconfortait en fourrant ses doigts partout, avec une grande décence certainement, mais avec plus de curiosité encore. Cette dame avait les vingt doigts les plus curieux du monde.

» Enfin, il y eut un grand silence. C’était sans doute le concert qui commençait ; durant quelques minutes, nous n’entendîmes plus rien, mais absolument plus rien. « Ils se tenaient tous cois et nul ne sonnait mot[1]. »

» Mais bientôt des protestations troublèrent cette grande pause. Elles montaient autour d’un ronflement que je reconnus pour être celui de Théophraste. Je me levai et lui secouai le bras. Il me pria de présenter ses excuses.

» — Chaque fois, me dit-il, que je vais au théâtre, ça ne rate pas.

» Beaucoup de paroles encore autour de nous. « Tant fut proposé et parlementé », m’avoua ma voisine, qu’on avait déterminé de nous faire descendre sur la scène. J’eus ainsi la raison pour laquelle on nous avait entraînés avec cette précipitation dans la salle de spectacle de la ville et à la matinée classique de concert ; c’est qu’on voulait exhiber « notre phénomène » !… dans un entr’acte !… On nous réservait pour l’entr’acte !… Je fus étonné de voir avec quelle facilité Théophraste supportait cette humiliation, mais il était décidé à tout depuis que sa compagne lui avait promis qu’il y aurait du canard au sang au dîner, plus un brochet à la mode du cuisinier Jean Phébus et grand’foison de champignons de Béarn. Il fallut nous exécuter. Nous descendîmes donc sur la scène, dans un véritable trou, comme à l’orchestre de Bayreuth[2]. On pouvait nous voir, ce qui n’avait pas d’importance, mais je craignais qu’ils ne pussent m’entendre, car on me demanda de chanter. J’eus le bon goût de ne point me faire prier plus de cinq minutes. Ma voix n’est point déplaisante. Ces braves gens, selon moi, n’auraient certainement rien compris aux dernières chansons rosses de Montmartre. Le ciel me préserve de leur en faire un crime ! Moi aussi, j’en suis resté à la vieille et bonne et saine chanson de nos pères. Je susurrai le premier couplet de cette aimable romance : « Élisa, viens à moi ! » Je dis : susurrai, pour des raisons que vous comprendrez à l’instant. Je n’entonnai point, je susurrai :


Élisa, viens à moi ! Abandonne la ville…
D’un amour partagé viens goûter le bonheur.
J’aurais, pour t’enlever, ma cavale docile ;
Dans mes bras amoureux, sens tressaillir mon cœur !


» Je n’avais point fini le premier couplet que toute la salle criait : « Plus bas ! plus bas ! » « Chante donc plus bas ! » me fit Théophraste.

» Je chantai plus bas :


Viens ! J’ornerai ton front des perles les plus fines,
Et des bracelets d’or te pareront les bras !
Je me voudrais à toi au penchant des collines
(hiatus charmant).
Sur la peau du lion d’or, la nuit tu dormiras !


» Je comptais, comme toujours, sur le gros effet de la peau du lion d’or, quand les voix crièrent encore : « Plus bas ! plus bas ! » « Chante donc plus bas ! » fit encore Théophraste…

» Alors, je chantai le troisième couplet si bas, si bas, que l’on eût dit de ma voix le murmure étouffé de quelque lointaine et cristalline source :


J’habite le désert, au bord d’une fontaine,
Cet asile si pur où m’attend le bonheur.
Je quitterai ma tente et tu seras ma reine…


» Il me fut impossible de terminer. Je disais encore : « Je quitterai ma tante et tu seras marraine », que les cris reprenaient : « Plus bas ! Plus bas ! »

» Je regagnai alors ma place, suivi de Théophraste qui me suppliait de me calmer, car, dame ! je n’étais pas content. Eh bien ! j’avais tort. Ceci n’était pas un incident personnel. J’en pus juger par la suite du concert. Ce fut un concert de silence. De temps à autre, ils applaudissaient le silence. Ces gens ont un système auditif si développé qu’il ne comprennent la musique que dans le silence. Ils ont, m’a-t-on affirmé, des chanteurs silencieux de premier ordre ! Pour être applaudi, moi, j’aurais dû me taire.

  1. J’ai tenu à mettre en lettres italiques tout ce qui est de la langue du quatorzième siècle, de telle sorte que les pédants pussent vérifier et avoir ainsi la certitude que, dans cette histoire, je n’ai rien inventé. (Note de M. le commissaire Mifroid.)
  2. Tout ce qui est en italique n’est pas nécessairement dans la langue du quatorzième siècle. (Seconde note de M. le commissaire de police Mifroid.)