La Double Vie de Théophraste Longuet/37

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 323-328).


XXXVII

PAR QUEL SUBTERFUGE M. MIFROID ET M. LONGUET PARVIENNENT À S’ÉCHAPPER DES CATACOMBES.


« Je n’ai rien caché au lecteur et il a sans doute deviné de quelle liberté de mœurs jouissait le peuple talpa. Le mariage était chez eux une institution préhistorique dont ils ne parlaient qu’en souriant et qui, du reste, leur apparaissait tellement monstrueuse et indigne de l’état humain, qu’ils n’y croyaient qu’à moitié, comme à une sorte de légende inscrite dans les livres sacrés. À l’encontre des autres peuples qui ne parlent des livres sacrés qu’avec le plus grand respect, car ces livres sont à l’origine des lois et des mœurs comme des sources sont à l’origine des fleuves, le peuple talpa n’invoquait ces antiques tablettes que pour s’en gausser comme d’un conte de la mère l’Oie ; mais tout en s’en gaussant, il les avait toujours présentes à la mémoire, de telle sorte qu’il n’oubliât jamais de faire le contraire de ce qui s’y trouvait ordonné.

» Pour en revenir au mariage, il n’y avait donc pas de mariage, mais l’union la plus libre qui se pût imaginer. Cependant, il n’était pas rare de voir ces unions se perpétuer depuis l’adolescence jusqu’à la mort. À côté du spectacle réconfortant de ces unions que scellait la fidélité la plus inconnue sur le dessus de la terre, je vous donne ma parole qu’un quasi-vertueux commissaire de police avait quelque occasion de s’étonner de la rapidité inconcevable et de la variété stupéfiante avec lesquelles s’échangeaient les baisers les plus définitifs. Mais le quasi-vertueux commissaire était le seul à s’étonner de ces choses. M. Théophraste Longuet lui-même semblait avoir oublié les derniers liens qui le rattachaient au-dessus de la terre, et alors que je ne m’étais abandonné aux fantaisies un peu excessives, quoique originales, de dame de Montfort, qu’à mon corps défendant, Théophraste s’était vautré dans la débauche, sans retenue et sans honte. Quand je le voyais venir à moi, dans ses moments lucides, les yeux creusés par l’insomnie et les joues flasques, se tapant sur les cuisses en disant : « Ils sont épatants, dans les catacombes ! » il me dégoûtait. Vraiment, je ne trouve pas d’autre vocable pour traduire mon écœurement ; il me dégoûtait[1] !

» Ce qui me dépasse tout à fait, c’est qu’il n’y eût aucune différence à établir ou à constater entre les plus vertueuses des femmes talpa et les plus légères. Elles vivaient toutes sur le même pied et jouissaient de la même considération. Les premières ne s’étonnaient point plus de la frivolité amoureuse des secondes que les secondes ne s’extasiaient sur la vertu des premières. Les choses se passaient suivant les goûts et les tempéraments, et nul n’y prenait garde. C’est ainsi que je m’expliquai que chez ce peuple, les conflits de passions fussent réduits à leur strict minimum. Comme me le fit entendre dame de Montfort, personne n’étant la propriété de personne, personne n’avait même l’idée d’avoir des droits sur personne. L’idée du mariage étant issue de l’idée de propriété, cette idée de propriété conjugale a inspiré fatalement l’idée de propriété même dans l’amour libre, dans nos sociétés ; mais chez un peuple qui, comme celui des Talpa, ignore la propriété — celle des personnes comme celle des choses — personne ne devant rien à personne, pas plus « sa personne » que le reste, l’existence du « vol d’amour » qui, chez nous est la cause première de tous les conflits de passions, est aussi insoupçonnée, je dirai même aussi impossible que tous les autres vols.

» Est-il nécessaire de vous dire combien de pareilles théories révoltaient en moi l’honnêteté sociale du commissaire de police, et combien la vision d’une désorganisation aussi radicale me chavirait l’intelligence ?

» — Mais enfin, m’écriai-je, il y a les enfants ! Puisqu’ils n’ont pas de parents reconnus, qui est-ce qui les élève ? Ça n’est pas l’État puisqu’il n’y a pas d’État ! Votre ville doit être grouillante de petits enfants abandonnés, à moins qu’on ne les jette dans le lac comme chez les Chinois !

« Elle me répondit qu’ils n’avaient pas assez d’enfants, qu’on s’inscrivait ci l’avance pour en avoir ; que les enfants, c’était une grande distraction et que les personnes qui n’en avaient pas suppliaient les personnes qui en avaient trop de leur en passer un ou deux. Quand une femme était grosse, c’était à qui la soignerait, dans l’espérance qu’elle aurait deux jumeaux.

» Je lui demandai encore quelle instruction ils recevaient ; elle me répondit que chez eux, l’instruction n’était pas obligatoire et qu’on ne donnait guère que de l’instruction de métier. Seuls, les jeunes gens qui se sentaient beaucoup d’imagination recevaient une instruction générale qui leur était donnée par d’illustres rêveurs qu’on rencontre tous les jours au coin des bornes publiques, ce qui permettait à ces jeunes gens de faire, par la suite, des vers immortels ; mais l’immense majorité des enfants s’amusaient à apprendre à être bottiers, ou maçons, ou tailleurs, et alors ils faisaient avec orgueil des chefs-d’œuvre de maisons, ou d’habits, ou de bottes.

» Tant de stupidité sociale me donnait des nausées. — Vous avez de la veine, dis-je, de n’être que vingt mille, car si vous étiez seulement trente millions, vous verriez ce qui resterait de votre désorganisation ! Vous seriez organisés au bout de huit jours !

» Elle me répondit qu’ils pouvaient être, au lieu de vingt mille Talpa, trois cent quatre-vingt-dix mille millions trois cent soixante-quatre Talpa, et même davantage, que cela ne modifierait en rien leur désorganisation ; qu’ils étaient désorganisés en îlots de quatre cents Talpa, et que chaque îlot avait une place publique où se traitaient les affaires publiques de l’îlot. Un îlot de plus ou de moins leur était parfaitement indifférent, quant à leur désorganisation. Et puis, elle ajouta que ces places publiques ne servaient à rien, en réalité, quant à la discussion des affaires publiques, parce que, en dehors de la question d’un pont à construire ou d’un égout (ce qui arrivait tous les deux cents ans), il n’y avait pas d’affaires publiques.

» Cette dernière parole me suffoqua à un point que je ne saurais exprimer et, Théophraste survenant sur ces entrefaites, j’en profitai pour lui dire toute la répugnance que j’avais à rester au sein d’un peuple qui n’avait pas d’affaires publiques.

» Il me répliqua qu’il n’avait jamais été aussi heureux, lui, Théophraste, et qu’il passait son temps à jouer les plus joyeux tours à Cartouche dont l’âme inutile lui laissait enfin la grande paix inconnue à la terre.

» Quinze jours s’étaient écoulés depuis notre arrivée chez les Talpa. Je commençais à en avoir assez de leurs groins roses, de leur charcuterie de rat et de leurs concerts de silence. Je songeai sérieusement à les quitter et je me proposais d’exécuter mon dessein, quand j’appris par damoiselle de Coucy (dame de Montfort m’avait quitté pour Théophraste) que les places publiques avaient décidé de ne nous laisser partir que lorsque les vingt mille Talpa nous auraient passé les doigts sur le visage, pour que le peuple talpa fût dégoûté à jamais de tenter de retourner sur le dessus de la terre dont il est parlé dans les livres sacrés.

» Chacun de nos deux visages était livré à dix Talpa par jour, ce qui faisait vingt Talpa par jour. D’où cinquante jours pour mille Talpa, d’où mille jours pour vingt mille Talpa (les chiffres sont exacts). La perspective de trois années passées ainsi au fond des catacombes n’avait rien d’attrayant, bien que les Talpa eussent tous les mains propres et les ongles fort soignés.

» Théophraste, lui, trouvait que trois années, « c’était bien court », et il ne parlait de rien moins que de se crever les yeux « pour être comme tout le monde »

» Nous n’étions jamais longtemps seuls. Dans le moment que l’on s’y attendait le moins, des doigts nous entraient dans le nez ou dans les oreilles.

» C’est alors que j’eus l’idée miraculeuse d’utiliser mes talents de sculpteur pour fabriquer deux masques de terre glaise à l’image des groins de Talpa. Cette terre glaise fut recouverte de peaux de rats fraîches. Je m’appliquai l’un de ces masques ; puis, sous couleur de flatter la manie de Théophraste qui ne rêvait que devenir Talpa, je lui en collai un à travers le visage. Il rit beaucoup, surtout quand, en cours de route, nous rencontrâmes des Talpa qui, malgré la promenade des doigts, ne nous reconnurent point.

» Quand il eut fini de rire, il n’y avait plus de Talpa. Mon âme reconnaissante remerciait l’Être suprême. Nous avions enfin retrouvé la grande solitude des catacombes. J’avais eu la précaution d’emporter quelques boîtes de conserves de végétation cryptogamique, ce qui nous permit de marcher pendant cinq jours, au bout desquels nous tombâmes, au milieu de l’ossuaire, dans une fête de nuit donnée par les civilisés du dessus de la terre. Nous étions sauvés !

  1. Ne nous étonnons point du succès que remportaient auprès du beau sexe ces deux monstres qu’étaient pour le peuple talpa MM. Mifroid et Longuet. Récemment, nous avons vu un chimpanzé beau parleur, dans un music-hall, recueillir, s’il faut en croire la chronique galante, les suffrages les plus difficiles des plus inaccessibles beautés de la capitale. Et il en est mort !