La Doublure/Chapitre 02

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 24-32).
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II

Rue Alibert, au fond de la chambre, la porte
Dont la patère en cuivre, à deux branches, supporte
Le manteau de Gaspard, est fermée au loquet.
Faisant se hérisser des ombres au parquet,
Sur le bord d’une table, une seule bougie
Donne un tremblotement à sa flamme élargie
D’en haut. Du papier bleu plissé dans le flambeau
La cale. Plein de clairs reflets, un lavabo
Est adossé devant la porte condamnée
De la chambre voisine. Ornant la cheminée,

Une pendule dont on voit le balancier
Est arrêtée ; un homme est en train de scier
Un tronc d’arbre dessus ; le sujet est en bronze
Doré ; fixes, les deux aiguilles au chiffre onze,
L’une sur l’autre, font très peu d’angle ; un seul trou
À droite du cadran, assez en bas, par où
L’on introduit la clé pour remonter, est sombre ;
Le bout de fer carré, seul, luit un peu dans l’ombre ;
Au milieu le nom d’un horloger ne se lit
Que de tout près, très fin.
                                           
Prenant un coin, un lit
Sans rideaux, dont aucune étoffe ne recouvre
Les barreaux et les pieds de fer peint en rouge, ouvre
Diagonalement ses draps déjà tout prêts.
En mince étoffe à fleurs, se rejoignant de près,
Les rideaux mal fermés, là-bas, de la fenêtre,
Laissent un intervalle étroit, par où pénètre,
Mettant sur les carreaux un filet de clarté
Qui va s’élargissant, en bas, plus écarté,

La lumière de la bougie ; elle s’apaise
À présent.

Près de la table, sur une chaise,
Le visage plus calme et gai qu’à son départ,
Tenant sur ses genoux sa Roberte, Gaspard
Sourit. Mince dans sa robe en dentelle noire,
Qu’égayent la ceinture et le col haut, en moire
Rouge, elle est ravissante ; et ses cheveux d’un blond
Clair, ondulés partout d’une grande vague, ont
Par endroits les reflets cuivre de la teinture.
Une épingle, à la tête en perle, à sa ceinture
Miroite ; le profil régulier de ses traits
Est fin ; sous des sourcils longs, ses yeux noirs sont très
Expressifs et changeants, parfois plus ou moins sombres.
À la flamme tremblant de nouveau, leurs deux ombres
Frémissent sur le mur en atteignant le bord
Du plafond.



Quand il est arrivé, tout d’abord
Après une première et fiévreuse embrassade,
Gaspard avait repris son air sombre et maussade ;
Et ne pouvant dans sa douleur se contenir,
Il avait raconté tout ; et le souvenir
Des effets qu’il avait forcés, toujours avide
De succès, tous tombés encore dans le vide,
N’avait fait qu’augmenter sa honte et son dégoût.
Ces bravos de la fin, et ces rires surtout
Qu’il entendait encore, au passage tragique
De sa sortie, alors que d’un geste énergique
Il essayait d’entrer au fourreau, mais en vain,
La lame qui bougeait, ces rires de la fin
Avivaient sa colère et rallumaient sa rage.

Roberte avait voulu lui redonner courage
En le complimentant, pour lui rendre l’orgueil
De son talent, parlant, demain, d’un autre accueil
Du public… Puis l’idée alors d’un coup de tête
L’avait prise soudain ; elle se disait prête
À partir tout de suite en voyage avec lui,
Tous les deux seuls, pour fuir du même coup l’ennui
De cet hiver qui bat son plein, si triste et sombre
Avec ces jours entiers passés dans la pénombre,
Et ce temps gris, tantôt glacial, tantôt mou ;
Ils s’en iraient là-bas, au Midi, n’importe où !
                                           
Songeur sur le moment, lui presque tout de suite
S’était fait à l’idée extrême d’une fuite
Soudaine, sans rien faire, en laissant tout en plant,
Le théâtre et la pièce avec ; et contemplant
Roberte, il s’était vu réaliser son rêve
De l’avoir à lui, toute, au lieu de l’heure brève
Qu’ils ont même parfois tant de peine à pouvoir
Combiner tous les deux ensemble, pour se voir.

Et maintenant c’était affaire décidée.
Ils allaient s’échapper sans rien dire. L’idée
De ce brusque départ l’avait ragaillardi ;
Ils iraient se chauffer au soleil du Midi,
Sur la côte ; chez elle, elle avait une somme
Qu’elle reviendrait prendre ! en étant économe,
On pourrait voyager assez longtemps ainsi
Tous les deux, librement, quand il aurait aussi
Pris, dans divers endroits, tout l’argent qui lui reste
Des sommes qu’il a pu tirer de son modeste
Gain, depuis très longtemps qu’il en met de côté.
                                           



                                           
Tout en parlant il a très doucement ôté
De son col, en mettant ses deux mains, une broche
En croissant, un cadeau de lui ; puis il l’approche

De la flamme, pour voir, à son éclat, l’effet
Des pierres aux couleurs sombres ; puis il défait,
Sur l’épaule de la robe, des boutonnières
Faites rien que d’un gros fil ; après les dernières,
Sa main en descendant recommence plus bas
Sur le côté de son corsage, sous son bras
Qu’elle lève en riant, complaisante et docile,
Voulant lui rendre la besogne plus facile ;
Il déboutonne avec ses deux mains, et quand tout
Le côté de la taille est défait jusqu’au bout,
Il cherche par derrière, en tâtonnant, l’attache
Du col, qu’on ne voit pas sous le chou qui la cache ;
L’agrafe semble avoir un écart trop étroit,
Et pendant un instant il reste maladroit
Pour la faire partir ; de près il dévisage
Roberte en souriant. Le devant du corsage
Tombe alors de travers en entraînant avec
Tout le col, que Gaspard enfin a d’un coup sec
Ouvert, forçant afin que l’agrafe s’en aille ;
Dessous on voit comme un double corsage en faille

Avec un rang serré de boutons au milieu,
Comme un cache-corset tout noir dont il tient lieu.
Roberte met ses mains en haut pour le défaire ;
Mais Gaspard, les ôtant tout doucement, préfère
Le déboutonner, lui ; pendant qu’il est en haut,
Elle s’y met aussi par en bas, et bientôt
Lorsque les deux côtés sont ouverts sur le ventre,
Leurs mains, en remuant, se rejoignent au centre
Toujours fermé du rang de boutons, dont il vient
Pendant ce temps d’ouvrir le haut ; c’est lui qui tient
À défaire les trois derniers boutons ; il ouvre
Alors les deux côtés tout à fait, et découvre
Ainsi, le satin bleu de ciel de son corset ;
Puis il écarte sa chemise qu’un lacet
Étroit, bleu, formant un grand nœud au milieu, fronce ;
Ensuite dans l’espace entr’ouvert il enfonce
Sa figure, pour la baiser entre les seins ;
Sur sa poitrine à la peau blanche des dessins
Compliqués sont formés d’un côté par des veines ;
Son corset par devant a ses agrafes pleines

De reflets sur leur cuivre étincelant, plat ; lui
Reste ainsi quelque temps immobile, enfoui
Dans la chemise au même endroit ; puis il varie
La place, et maintenant par toute une série
De baisers caressants, il monte vers son cou ;
Il arrive, et choisit à droite une place où
De nouveau très longtemps, immobile, il s’arrête
En la serrant toujours plus fort ; elle se prête,
Heureuse, à ses désirs muets qu’elle comprend
D’instinct, obéissant à son bras en cambrant
Son corps sous son étreinte ; à présent il la couche
Sur lui, se renversant sur sa chaise ; sa bouche
Se tend en avant vers la sienne, comme pour
L’attirer, puis s’y colle ; elle alors à son tour
Lui rendant son baiser, de ses deux bras l’enlace
Les deux yeux à moitié fermés, et toute lasse,
En se laissant aller sur lui de tout son poids.
Le dossier de la chaise a craqué plusieurs fois.