La Doublure/Chapitre 04

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 235-245).
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IV

Lorsque tous les deux, vers cinq heures et demie,
Descendent dans la rue, une grande accalmie
Se fait. Le défilé des sujets et des chars
Est terminé ; partout des masques vont épars,
Encore très nombreux et turbulents dans toute
La rue. Ils vont à gauche en sortant de la voûte ;
Roberte, au bout de cinq, six pas, lève les yeux
Vers le balcon, voulant refaire des adieux
À Fanny qu’elle vient de quitter là ; mais elle
Est rentrée, et l’on voit, juste de dos, Adèle

Qui rentre aussi, suivant probablement Fanny.

Le jet des confettis est tout à fait fini ;
La foule est maintenant librement dispersée,
Sans rien pour la gêner, sur toute la chaussée ;
Les masques sont ôtés déjà pour la plupart.
Roberte, se mettant à côté de Gaspard,
Lui demande en poussant un soupir s’il ne trouve
Pas que déjà, d’avance, en pensant, on éprouve
Du plaisir à l’idée enfin qu’on va pouvoir
Ôter ces vêtements pleins de plâtre, et se voir
Un peu tout simplement, tous les deux, sans costume,
N’ayant plus l’air de fous, et comme de coutume,
En gens sensés ; Gaspard, en riant, dit : « Oh ! si,
Ça, par exemple ! » Puis il lui demande si
Elle ne se sent pas quelque peu fatiguée
De son après-midi, d’avoir été si gaie
Et puis d’être restée aussi longtemps debout
Au balcon ; elle dit : « Non, non, oh ! pas du tout ;
C’est aux bras que j’aurais plutôt de la fatigue,

De tant m’être accoudée. »

À gauche l’on intrigue
Un gros pierrot en vert. C’est une femme qui
A conservé son masque, et prétend qu’avec lui
Un jour elle est allée en bateau sur le Rhône ;
Qu’il avait même un grand et gros pardessus jaune
Qu’elle croit voir encore. À chaque nouveau nom
Qu’il lui dit, se creusant la tête, elle fait « non »,
Et les inventions qu’il trouve la font rire ;
Elle se met alors à vouloir lui décrire
La couleur de ses yeux, sa bouche, ses cheveux,
Mais l’autre dit : « Non, non, ne dites rien, je veux
Chercher ; vous comprenez, il faut que je devine ;
Je sais déjà que vous avez la taille fine
Et derrière ce masque atroce un son de voix
Ravissant ; m’avez-vous déjà vu plusieurs fois ? »
Elle dit : « Ah ! bien, oui, plusieurs fois, et bien d’autres
Avec, je vous connais, allez, vous et les vôtres. »
Il répond : « Ça, c’est drôle à la fin ; attendez,

C’est vous mademoiselle… attendez, est-ce chez
Mes cousins Darincy-Peck que je vous ai vue
Pour la dernière fois quand nous vous avons eue
Entre nous deux pendant dîner, mon frère et moi ? »
Elle reprend : « J’aurais bien désiré, ma foi,
Dîner de la façon de cette demoiselle, »
Mais déclare qu’hélas ! non, ce n’était pas elle,
Et qu’elle est mariée et madame, d’ailleurs.
Il redemande : « Ainsi, vous m’avez vu plusieurs
Fois ? » Elle dit : « La la, pour ça, je vous le jure,
Vous allez tout à l’heure en faire une figure ! »
Soudain il rit et dit : « Ah ! cette fois, j’y suis !
C’est trop fort, justement je n’y pensais pas. » Puis
Dit un nom et la femme entendant cela pouffe ;
Il dit qu’il ne faut pas surtout qu’elle s’étouffe
Et qu’elle fera mieux de se nommer enfin,
Car il donne sa langue au chat s’il en a faim.
Elle dit : « Ah ! vous qui vouliez tant qu’on vous laisse
Chercher, vous renoncez tout de même. » Elle baisse
Son capuchon orange et blanc ; puis prenant soin

De ses cheveux, pourtant qui n’en ont pas besoin,
Déjà complètement ébourriffés, elle ôte
Avec précaution, en faisant une haute
Courbe, le caoutchouc assez mou qui revient
Par-devant, sur le nez du masque qu’elle tient
Encore quelque temps appliqué sur sa face
En lui disant : « Alors il faut que je me fasse
Voir ? Vous ne changez pas d’avis ? Eh bien, tenez ! »
Elle ôte, en le tenant dans ses doigts par le nez,
Son masque. Le pierrot dit : « Non, ça c’est trop raide,
Par exemple, » en riant. « Non, vous étiez si laide,
Avec ça, vous savez, ah ! ce n’était que vous ? »
En marchant il s’amuse à lever les genoux
Très haut, en se tapant dessus l’un après l’autre
Avec les bras tout mous. Elle dit : « C’est la vôtre
De figure qui m’a bien fait rire à l’instant. »
Roberte les dépasse assez près ; elle entend
Leurs exclamations durer encore, comme
S’ils étaient tous les deux de vieux amis.


Un homme
Habillé tout en femme, en bleu voyant, très gros,
Vient par ici, le bras droit derrière le dos,
Marchant mal dans sa jupe ; il tient à la main une
Perruque à cheveux longs avec des boucles, brune,
Ayant un grand chapeau de femme qui ne peut
S’en ôter, excentrique, orné d’un large nœud.
Ses cheveux bruns coupés très courts partout, en brosse,
Lui donnent tout à fait l’air d’une femme atroce.
Roberte dit de près à Gaspard : « On dirait
Une femme guérie à laquelle on aurait
Coupé les cheveux ras pendant sa maladie ;
Est-il horrible avec cette tête arrondie ! »
Elle ne l’a pas dit assez bas ; il a dû
Comprendre ; comme s’il avait tout entendu
Quand elle finissait sa phrase, il la regarde
Fixement en passant. Gaspard lui dit : « Prends garde, »
Et rit.


Les dépassant, deux enfants courent l’un
Après l’autre ; celui qui s’enfuit est très brun
Avec un domino dont le capuchon bouge
Dans son dos en courant ; il est déjà tout rouge ;
L’autre, en pierrot, le suit, le masque dans la main,
Et crie, en paraissant rager un peu : « Germain,
Rends-moi ça, tu m’entends, Germain, » l’autre s’échappe
Par des détours, pourtant le pierrot le rattrape
Un peu de plus en plus ; le brun, voyant qu’il perd
Son avance en tournant la tête, crie : « Albert !
Écoute, arrêtons-nous, sérieusement, pouce,
J’ai quelque chose à dire, écoute, » puis il pousse
Des cris perçants, voyant que l’autre est à deux pas
Derrière ; le pierrot allonge enfin le bras
Et saisit dans sa main son col ; le brun s’arrête
Tout essoufflé, riant et renversant la tête ;
Le pierrot met son masque aplati sous son bras ;
Le brun lui dit très fort : « Tu sais, tu ne l’auras
Pas, tu peux te fouiller, tu peux te fouiller, j’ose

Te le dire, » sa main serre fort quelque chose ;
Il agite son bras, voulant le dégager,
Car le pierrot le tient et dit : « Pas de danger,
Va, malgré tous tes grands gestes, que je te lâche. »
Puis, remontant le bras jusqu’à la main, il tâche
De lui rouvrir, tous, l’un après l’autre, les doigts ;
Il y met les deux mains ; l’autre rit ; plusieurs fois
Il soulève l’index, haut ; mais le brun profite
De ce qu’il en travaille un autre, pour bien vite
Le refermer ; enfin le pierrot introduit
Son doigt, en le tournant, dans sa main, puis s’enfuit
En emportant ce qu’il voulait. L’autre lui crie :
« Il faut recommencer tout ça sans que je rie,
Tu comprends, je perdais toute ma force, moi,
Viens donc. »



Gaspard demande à Roberte : « Pourquoi
N’ôtes-tu pas ton voile ? » Elle dit : « Oui, j’y pense,
Je ne sais vraiment pas pourquoi je me dispense
D’y voir clair. » Il répond : « Je vais t’aider, veux-tu ? »
Ils s’arrêtent tous deux. Puis, ayant rabattu
Le capuchon, il prend le masque, puis dénoue
La voilette, disant : « C’est que, tu sais, j’avoue
Que je l’avais serrée, en la mettant, très fort,
Pour que ça tienne mieux ; mais j’ai peut-être eu tort,
Car je n’arrive plus moi-même à la défaire ;
Ah si, voilà. » Roberte, en s’en ôtant, préfère
Qu’il la garde, disant : « Ah ! ça me semble un peu
Drôle, moi, tout à coup, de ne plus y voir bleu ;
Je dois être, dis-moi, joliment bien coiffée ? »
Il lui dit qu’elle n’est pas trop ébouriffée,

Juste un peu seulement, mais que ça ne fait rien,
Avec ces cheveux-là que ça lui va très bien.
Elle remet quand même autour de sa figure
Son capuchon. Il dit : « Non, c’est vrai, je te jure,
Vois-tu, tu n’aurais pas dû le remettre. » Puis,
Y pensant à son tour, il dit : « Vraiment, je suis
Bien bon, moi, de garder toujours mon masque. » Il ôte
Son chapeau dont la pointe est creuse, un peu moins haute,
Comme si l’on avait tronqué de son sommet ;
Puis, la pointe tournée en arrière, il le met
Sous son bras ; il saisit un peu l’étoffe rouge
Du bonnet phrygien à la pointe qui bouge,
Avec le caoutchouc qu’il lâche d’un coup sec
En enlevant le masque ; il met les deux avec,
L’un dans l’autre.

Quelqu’un là-bas se débarrasse
De tous ses confettis en laissant une trace
Blanche dans l’air. Gaspard pense : « Nous pourrions bien
Faire avec nos deux sacs ce qu’il fait pour le sien

Celui-là, car ce n’est vraiment guère la peine
Que la chambre, après ça, soit complètement pleine
De confettis. » Il met son sac presque à l’envers,
Roberte aussi ; coulant par les bords entr’ ouverts,
Tout ce qui leur restait s’en va ; la grosse pelle
De Gaspard tombe avec toute une ribambelle
De confettis rangés dans son cintre. Gaspard
La ramasse avec sa main libre, puis repart
Dès qu’elle est de nouveau dans son sac, disparue.
Roberte, apercevant à sa gauche la rue
De la Terrasse, dit qu’il faut prendre par là
Pour rentrer à l’hôtel ; Gaspard lui dit qu’elle a
Raison, et tous les deux tournent alors à gauche.
Un gamin en pierrot, déguenillé, chevauche
Un autre en pèlerine à capuchon, très gros,
Qui trotte en le portant comme rien sur son dos.