La Doublure/Chapitre 06

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 279-318).
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VI

Par ce dimanche soir de la fin juin, la foire
De Neuilly bat son plein, mettant dans la nuit noire
Son vaste enfantement de tapage et de feux.
Dans le large et très long espace, entre les deux
Côtés élevés face à face, interminables,
Avec tous les attraits, les tirs imaginables,
La foule endimanchée et murmurante va
Lentement, avec un immense brouhaha,
Et s’arrête partout en flânant. Une boule
En métal rouge, avec un court fil de fer, roule,

Portant des points brillants sur elle, dans un coin ;
Un enfant court après et la ramasse. Au loin
On entend taper fort sur une casserole,
Puis une aigre voix d’homme avec une parole
Monotone, pressée, entame un boniment
Qu’on n’entend pas ; cela dure indéfiniment.
Dans la foule s’avance une grosse famille
Trapue ; un peu derrière une petite fille
Très grosse aussi s’arrête en face d’un gamin
Joufflu ; chacun prenant par un bout dans la main,
En serrant, une forte, étroite et mince bande
De papier rouge, tire ; une flamme assez grande
Jaillit avec un bruit d’arme à feu du pétard ;
Ils courent rattraper leurs parents. Quelque part,
À coups prompts, réguliers, cessant parfois, on cloue.
Assez loin, s’entendant le plus, un orgue joue,
Recommençant toujours, pas très long, le même air ;
Il semble qu’on le tourne assez vite. D’en l’air
Tombe à profusion une clarté produite
Sur tout le champ de foire entier, par une suite

D’ensembles lumineux de boules aux tons chauds
Multicolores tous, et pareils à des hauts
D’arc de triomphe ; ils font une lumière vive ;
On voit des deux côtés, avec la perspective,
Leur long alignement étincelant qui fait,
En se rapetissant jusqu’au dernier, l’effet
De s’entrer l’un dans l’autre en lignes parallèles,
D’un dessin tout pareil, plus petit, sur lesquelles
L’éclat donne au sein des boules de la pâleur
Par l’éblouissement vif, à chaque couleur.
Là-bas, au pont touchant la Seine, un disque énorme
Tourne assez vite, très lumineux ; il transforme
L’assemblage de ses divers tons, très souvent,
Se voyant au milieu de partout, et trouvant,
Par des combinaisons différentes sans cesse
Et nouvelles toujours, une grande richesse
De couleurs se fondant dans leur ensemble ; pour
Le moment, assez large, on lui voit tout autour,
Du vert, avec, au centre, une teinte rougeâtre.


À gauche, quand on va vers la Seine, un théâtre,
Où monte un escalier très large de bois blanc,
Est long ; une pancarte avec dessus : « Un franc »,
Est placée à l’entrée, au fond, dans une sorte
D’alcôve rouge, avec, à gauche, comme porte,
Rien qu’une draperie à gros plis et qui prend
Le côté de l’alcôve au devant aussi grand
Juste que l’escalier ; la draperie est rouge
Aussi, comme en velours grossier ; elle ne bouge
Pas ; le large escalier d’abord aboutit sur
Un long plain-pied de bois. Tout du long, comme mur,
Une toile est partout recouverte d’espèces
De peintures ; ce sont plusieurs scènes de pièces,
Chacune dans un grand encadrement en o.
À côté de l’alcôve, à gauche, un piano
Est ouvert, semblant vieux ; les touches sont jaunâtres ;
Les touches noires sont seulement très noirâtres,
Trop vieilles ; le couvercle a l’air mal essuyé.


Là, de l’autre côté de l’alcôve, appuyé
Juste en face de la draperie où l’on entre,
Les pieds croisés, les mains rejointes sur le ventre,
Gaspard, avec un air paresseux de dégoût,
Tout seul, reste immobile en regardant partout ;
On voit sur sa figure une grande amertume
Dans ses sourcils froncés. Il est dans un costume
Tout rouge avec un peu de noir, de Méphisto ;
Atteignant seulement sa taille, un court manteau
Sans manches lui descend derrière les épaules
Sans venir par devant du tout ; il a de drôles
De bas, complètement rouges, et des souliers
Rouges, à boucle noire, en pointe, singuliers ;
Il a de vastes gants, aussi du même rouge,
Rayés trois fois de noir sur le dessus. Il bouge
La tête ; il est coiffé, tout rouge, d’un chapeau
Étroit à plume noire ; écartant de sa peau
Un peu, sur une tempe, une perruque rousse
Avec de l’or, lui fait la tête grosse. Il pousse

Lentement un soupir et se croise les bras
En s’appuyant toujours de son épaule.





En bas
De l’escalier il passe une foule de monde
Allant dans les deux sens ; une femme qui gronde,
Lui secouant un peu le poignet, un enfant
À grand col rabattu touchant mal, lui défend
De rester en arrière, et dit : « Il faut qu’il fasse
Des bêtises toujours, c’est drôle. »

Juste en face,
Éclairé par plusieurs lampes en haut, un tir
Est assez peu profond, large ; on entend partir

Des coups nombreux que font plusieurs tireurs ; un homme
Pose sa carabine et montre du doigt, comme
Si pour changer un peu maintenant il voulait,
Au lieu de carabine, avoir un pistolet ;
Puis il reprend, changeant d’avis, sa carabine ;
Une femme l’attend avec une bambine
Qui se bouche les deux oreilles de ses doigts
Tout le temps, en serrant plus fort toutes les fois
Qu’un coup part ; tout au fond s’alignent des poupées
De plâtre à grosse forme ; et des pipes, coupées
Quelquefois, mais souvent encore entières, font
Des cercles, leurs tuyaux au centre, sur le fond
Noir du mur tout couvert aussi de cibles. Quatre
Œufs tournent au plafond ; un coup vient d’en abattre
Un ; on ne le voit pas tomber ; le fil de fer
Continue à tourner sans rien.

Il fait très clair
À gauche du tir dans une longue boutique
Où l’on voit, arrêtée, une seule pratique,

Une femme nu-tête en châle ; des quinquets
Sont pendus au plafond, très vifs ; des tourniquets
Sont espacés de loin en loin, et chacun porte,
Formés en pyramide, attachés, toute sorte
D’objets ; on fait tourner l’avant-dernier avec
Une espèce de bruit monotone, très sec,
Que font les dents de fer proches du pourtour, contre
Une lame en métal, souple ; la femme montre,
En étendant le bras droit, quelque chose sur
Une planchette, au fond, s’allongeant sur le mur ;
La marchande regarde où son doigt lui désigne,
Puis en levant les bras elle dérange un cygne
En porcelaine avec un bec jaune très grand,
Et le posant plus loin, par derrière, elle prend
Une poupée en rouge et noir, en villageoise ;
Elle lui tire un peu sa jupe.

Gaspard croise
Ses pieds dans l’autre sens ; toujours il se soutient
L’épaule sur le mur. Du regard il revient

Plusieurs fois sur le tir ; juste au centre un œuf saute
Sur un jet d’eau ; le coup d’un gros pistolet l’ôte,
Et le jet d’eau, très fin et rapide, qui n’est
Plus entravé par la coque qui retenait
Son élan, fait alors sa courbe tout entière.

En face, dans l’alcôve, un instant, la portière
Se gonfle comme avec un léger courant d’air,
Mais elle redevient aussitôt droite.

L’air
Toujours pareil de l’orgue, assez loin, continue ;
Avec une cadence à la fin trop connue,
Il finit et reprend sans cesse. Tout à coup
Son vacarme est couvert par un orgue beaucoup
Plus près, et qui se met à faire un bruit énorme ;
Un homme, devant lui, sur une plate-forme
Le tourne ; fort, il crie un ordre, enflant la voix
Dans le bruit ; tout autour de gros chevaux de bois
Sont souvent deux de front ; un enfant en chevauche

Un déjà, trottant sans bouger. Ils sont à gauche
De la longue boutique aux tourniquets. En haut
Des lampes font un fort éclairage. Bientôt
Du monde arrive en masse. Une femme s’installe
En s’aidant d’un gros homme en marron ; elle étale
Sa jupe sur la croupe et se met à crier,
Car l’homme en lui mettant le pied dans l’étrier
Lui pince le mollet. Une femme inquiète
Reste, en parlant, debout auprès d’une fillette
Qui vient de s’installer, vite, à califourchon,
En mettant dans son dos le tout petit manchon
Blanc qui lui pend au cou ; la femme renouvelle
Plusieurs gestes prudents. Tournant la manivelle
Vite, l’homme surveille un peu tout ; l’orgue fait
Des sons entrecoupés, hachés, donnant l’effet
De sortir bousculés et secs, de se poursuivre ;
Devant on voit beaucoup étinceler le cuivre
Des larges pavillons de trompette que font
Des sortes de tuyaux touffus, sombres au fond
Dans leur milieu ; sans cesse une foule hâtive

S’installe. On croit entendre une locomotive
Siffler soudain ; un maigre enfant vient d’avoir peur,
Tournant la tête ; c’est la machine à vapeur
Qui siffle avec de la fumée ; elle commence
À faire aller en rond, bientôt vite, l’immense
Et lourde course ; on voit des cavaliers sur tout
Le cercle vite empli par la foule ; debout
Sur ses deux étriers, un enfant sur sa bride
Se cramponne très fort ; la rapidité ride
La mince étoffe bleu clair du pan d’un foulard
De femme, qui dépasse en arrière du quart.
Des sortes de traîneaux, de voitures sans roues
Finissant en avant en pointe, par des proues,
Tiennent de temps en temps la place des chevaux.
On croirait d’abord voir toujours des gens nouveaux,
Puis on les reconnaît, venant aux mêmes places
Pareils. Sauf à l’endroit pris par l’orgue, des glaces
En polygone sont au milieu, tout autour,
Et pourraient faire croire à de l’espace à jour ;
Aux soudures de chaque un peu de reflet tremble

De haut en bas au verre épais, verdâtre ; il semble
Que des autres chevaux de bois, tout pareils, font
Une ronde dedans, filant très vite, et vont
Dans la direction contraire, à la rencontre
Des vrais. Toutes les fois que l’orgue se remontre
Au tournant, son tapage alors devient plus fort ;
Il va très vite là ; parfois sur un accord
Brusque et sec il se tait pendant une seconde
Et reprend aussitôt son air. Beaucoup de monde
Les regarde tourner en s’arrêtant en bas.
L’enfant debout sur ses étriers ne veut pas
Se rasseoir. Une femme a ses doigts sur sa tempe.
En l’air, on peut des yeux suivre une seule lampe
Dans sa course, en voulant la séparer du rond
Lumineux que produit par son tournoiement prompt
L’ensemble continu, tourbillonnant, de toutes,
Ininterrompu presque. On peut avoir des doutes
Rapides sur le sens des vrais chevaux de bois
En regardant longtemps dans les glaces, parfois.
Un homme tenant bien fort sa bride se penche

En arrière et bientôt touche la croupe blanche,
Dure, de son cheval ; mais tout de suite il perd
Par le vent son chapeau de paille à ruban vert,
Que le cheval d’après, pendant qu’il tombe, effleure.

Gaspard remet ses deux pieds comme tout à l’heure.

Là, du monde s’arrête à chaque instant, devant
Une table à tapis bleu posée en plein vent
Sur le passage, tout près du théâtre, à droite
De l’escalier ; elle est tout en longueur, étroite ;
Assez au bord, au bout le plus loin, un bougeoir
En cuivre a sur son bord, en bas, un éteignoir ;
Encore longue et très épaisse une chandelle
Y vacille en fumant fort, avec autour d’elle
Une espèce de vase en verre, haut, pour la
Garantir du plein air ; le feu, malgré cela,
Se couche, atteignant presque au bord du vase, comme
S’il n’avait rien. Debout contre la table un homme,
Son installation à même sur le sol,

Dans un habit voyant de velours noir à col
Blanc, élégant, très grand et mou, tout en batiste,
A des cheveux châtains, longs, ondulés, d’artiste ;
Mais à sa face large et ridée au teint brun,
Et surtout à ses mains, on voit qu’il est commun.
D’une voix enrouée et sourde il dit la bonne
Aventure à la foule ; en ce moment il donne
Deux tubes de cristal baroques, tout remplis
De renflements partout, de tournants et de plis,
Dans les mains d’une femme ; il les tend par la boule
Qui les termine en bas, et la chaleur refoule
Aussitôt dans la main droite un liquide vert
Qui, chaque fois qu’il trouve un endroit plus ouvert,
Bouillonne, dans la main gauche un liquide rouge,
Qui, dans un renflement qu’il vient de trouver, bouge
En tous sens ; l’homme alors, prétendant qu’il voit clair
Le caractère dans les tubes qu’il a l’air
D’examiner avec grand soin, se met à dire
À la femme des tas de choses qui font rire
Ses deux enfants auprès d’elle, qui sont ravis ;

De la foule arrêtée écoute.

Vis-à-vis,
Là-bas, auprès da tir, plus à droite, une espèce
De grande plate-forme en carré, très épaisse
S’étale sur le sol même, tout en plancher
Sonore et poussiéreux ; ne cessant de marcher
De long en large un homme, avec une sacoche
En bandoulière, a la main droite dans sa poche ;
Devant, la plate-forme est libre ; sur les trois
Autres côtés, un long au fond, deux plus étroits
Latéraux, sont des murs très bas que l’on dépasse ;
On y voit, séparés chacun par un espace
Deux fois grand comme lui, des sortes de hublots
Sombres pour le moment à l’intérieur, clos,
Et dans chacun desquels se regarde une vue.
L’homme parfois se met à crier : « La revue
De l’année, entrez voir, messieurs, mesdames, » puis
Il énumère avec rapidité des bruits
Célèbres et récents : le crime de Vaucluse

Et l’exécution ; l’accident d’une écluse ;
L’aspect des lieux après le grand déraillement
De la ligne Paris-Bordeaux ; le tremblement
De terre dans le Nord ; la scène du cadavre
Trouvé dans un wagon à la gare du Havre,
La confrontation, l’aveu ; le million
Volé par un garçon de recette à Lyon ;
Le naufrage de la Christine ; le sinistre
D’Orléans, l’arrivée en hâte du ministre,
Les victimes ; tout un village incendié
Dans les Vosges à deux heures de Saint-Dié ;
Deux maisons d’un endroit où la Loire déborde.
Devant, s’étendent deux moitiés de grosse corde,
Chacune se courbant sur deux piquets de fer,
Également distants deux à deux ; une a l’air,
Celle à gauche, d’avoir sa courbe un peu plus basse ;
L’homme l’a fait bouger en marchant ; un espace
Est juste entre les deux pour passer au milieu.

Dans la foule, une femme, ici, dit : « Ah ! grand Dieu ! »

En riant, « non vraiment, est-ce que c’est possible ? »

En face un des garçons du tir glisse une cible
Qu’il entre en remuant, dans le cadre sans bord
En haut, juste adapté de taille, d’un support
Branlant, quand il y touche, un peu, fait d’une tige
En fer noir.

Une femme, en s’arrêtant, oblige,
Pour qu’il ne traîne plus ses souliers, un gamin
Aux pieds blancs de poussière, à lui donner la main,
En disant : « Tu deviens insupportable, George, »
Et l’entraîne avec elle ; il suce un sucre d’orge
Tout jaune dont le bout est déjà très pointu.

Tout à coup l’orgue des chevaux de bois s’est tu ;
Ça vient de s’arrêter ; une femme très laide
Fait des manières pour descendre ; un homme l’aide
En lui donnant les deux mains ; elle prend un soin
Ridicule en sautant, puis rebondit. Au loin

L’orgue qu’on entendait sans cesse tout à l’heure
Joue encore son air.

Une gamine pleure
En passant, se laissant emmener par le bras ;
Son grand chapeau de paille au ruban crème, gras,
Pend dans son dos, sur ses cheveux, à l’élastique
Étiré de son cou.

Dans la longue boutique
La marchande, là-bas, remet un beau paquet
Bien fait, à deux soldats, puis lance un tourniquet.

Un gros homme, en passant, cause avec une bonne
À tablier à qui, tranquillement, il donne
Le bras ; à voir, tous deux ne doivent pas venir
De loin, tout naturels ; sans cesser de tenir
Avec son bras celui de la bonne qu’il garde
Serré, l’homme se tourne un instant et regarde
Derrière, à quelques pas ; puis il appelle un chien

Qui reste à se gratter, en disant : « Veux-tu bien
Arriver, polisson, tu gratteras tes puces
Une autre fois. »

Là-bas sont des montagnes russes,
À gauche, loin ; en bas, un enfant très content
Qu’on l’y mène, gambade et chantonne. On entend
Le bruit des wagonnets parfois une seconde
Parmi les autres bruits un peu moins forts. Du monde
Se voit sur l’escalier à toutes les hauteurs,
Montant et descendant.

Là, ce sont des lutteurs
Installés à côté du théâtre, à sa droite,
De front ; un escalier donne sur une étroite
Estrade ressemblant au long plain-pied d’ici,
En plancher blanc avec la même rampe aussi.
Un lutteur sort avec son paletot, nu-tête,
En maillot ; il descend trois marches, puis s’arrête,
Appuyé sur la rampe ; il caresse un grand chien

Jaune qui le suivait.

Un gros collégien
À la figure rouge, égayée et comique,
Avec son képi trop derrière et sa tunique
Trop étroite pour lui dont sa grosseur tend, dur,
L’étoffe avec des plis, en passant monte sur
L’escalier en faisant tout du long la première
Marche, incommodément ; on voit de la lumière
De deux couleurs, un point rougeâtre et deux points verts
Alignés sur chacun tout pareils, en travers,
Le point rouge au milieu, dans ses boutons de cuivre
Brillants, au reflet net ; il se hâte pour suivre,
En tenant par la main sa mère, ses parents
Marchant plus aisément que lui, guère plus grands
Quand il a la hauteur en plus, lui, de la marche ;
Le père, blanc, a la barbe d’un patriarche ;
La mère a des gants bruns de fil, trop larges.

Deux

Amis s’écartent pour laisser passer entre eux
Un couple se tenant la taille, qui les croise.

Une femme s’arrête et dit : « Viens donc, Françoise,
Voyons, il faut toujours, toi, que tu sois ailleurs. »
Une grande fille en bas blancs la joint.

Plusieurs,
Se suivant dans la foule, assez loin, marchent vite ;
Le premier, se frayant un passage, profite
De toute occasion pour se glisser devant
Les gens ; il se retourne, inquiet, très souvent
Pour voir s’il ne faut pas peut-être qu’il attende
Les autres ; mais chacun suit bien.

Toute une bande
Arrive près de la plate-forme, là-bas ;
Sans faire, pour monter dessus, un plus grand pas,
Ils entrent tour à tour ; une femme s’accroche
Un instant au piquet droit ; l’homme à la sacoche

Leur montre, en leur parlant, les hublots de la main.

Un homme, lentement, porte un petit gamin
À cheval sur ses deux épaules ; l’enfant bâille ;
L’homme a dans une main son gros chapeau de paille,
Et de l’autre, abaissant encore le bas bleu,
Il tient l’enfant par son mollet ; il baisse un peu
La tête en relevant les sourcils au contraire ;
Une femme, tenant un autre petit frère
Par la main, marche auprès de lui, son gant ôté
À la main droite, elle est grosse et rouge.

À côté,
À gauche du théâtre, ici, l’on vient d’entendre
Commencer tout à coup une expressive et tendre
Mélodie au contour banal ; un violon
La nuance beaucoup, enflant très fort selon
Les endroits ; le son porte assez malgré l’espace.
Une harpe lui fait toute seule une basse
Lente, banale aussi, très régulière. L’air

S’entend à quelques pas du théâtre, en plein air,
Sous le feuillage à la toiture assez épaisse,
Mis sur des fils de fer espacés, d’une espèce
De long café ; quelqu’un dit : « Qu’est-ce que tu bois ? »
En entrant, sans qu’on l’ait vu.

Les chevaux de bois
Sont repartis avec une foule nouvelle.
On ne voit pas le même homme à la manivelle
De l’orgue ; celui-là, cette fois, est gaucher.
Un enfant fait un peu le geste de faucher
De ses deux mains avec sa bride ; il se remue
Des jambes tout le temps, fort ; il est tête nue,
Les cheveux envolés.





Gaspard, d’un air distrait,
Regarde de tous les côtés sans intérêt,

Sans paraître non plus penser à quelque chose
Et promenant ses yeux de la foule qui cause
Aux baraques, partout. À la fin, pris d’ennui,
Il tourne, en soupirant, la tête autour de lui,
Sans savoir ; et les bras toujours croisés ensuite,
En se poussant un peu d’un coup d’épaule il quitte
Sa place ; puis, faisant à droite quelques pas,
Il arrive devant la portière ; du bras
Il l’écarte d’abord ; en passant elle essuie
Son genou ; maintenant de sa main qu’il appuie
À sa droite, il la tient complètement en l’air.
Dans la salle assez haute, en longueur, il fait clair ;
À ses pieds mêmes trois marches hautes, sans rampe,
Descendent ; devant lui, sur la scène, une rampe
Éclaire, relevé de son quart, un rideau
Souple représentant un immense jet d’eau
Dans un parc ; en-dessous le plancher de la scène
Se voit, complètement vide ; une odeur malsaine
De monde et de tabac circule, car on a
Tout à l’heure, devant salle comble, déjà

Une première fois joué toute la pièce,
Une pièce très courte en un acte, une espèce
De grosse farce à cinq personnages, vieux jeu
Avec, s’entremêlant au dialogue, un peu
De féerie ; un instant le rideau qui frissonne
Se balance. Garpard, en ne voyant personne,
Regarde sans savoir pourquoi ; puis il attend
Là, comme ne sachant pas quoi faire, un instant.
Enfin, lâchant sa main, il se retourne et laisse
La draperie aller ; sans bruit elle se baisse
Et reprend ses anciens plis tout en ondoyant.

Gaspard avance un peu sur l’estrade, et voyant
Traîner avec les deux pieds en l’air une chaise,
À gauche, un peu plus loin que l’escalier, mauvaise
Comme paille, il la prend par un des pieds d’abord,
Puis saisit le dossier, et la posant au bord
Pour ainsi dire, très en avant de l’estrade,
Et le dossier tourné contre la balustrade,
Il s’y met à cheval, croisant sur le dossier

Très plat et droit qu’il sent un peu les lui scier
Ses bras qu’il a serrés bien fort ; puis il allonge
Son pied droit tout à fait sur le plancher, et songe
De nouveau, le regard dans le vague.





Depuis
Six semaines déjà tous liens sont détruits
Entre Roberte et lui ; tous les deux sans ressources
Presque, après avoir fait encore plusieurs courses,
Allant et revenant sur tout le littoral,
Avaient vu qu’il faudrait en finir ; leur moral
À tous deux n’avait plus été bientôt le même ;
Sans doute, lui, parfois, doit s’avouer qu’il l’aime
Encore ; il se surprend des jours à la chérir
De nouveau, mais il compte à force s’en guérir.

C’est un jour, à Menton, soudain, qu’elle est partie ;
Le soir ils devaient faire encore une partie,
Car ils n’avaient jamais rien eu de grave entre eux ;
Il était sorti seul prendre pour tous les deux
Assez loin de l’hôtel des places au théâtre ;
Il la voyait toujours, dans sa robe rougeâtre,
Celle qu’il aimait tant et qui faisait si bien
Ressortir son teint mat, et n’ayant l’air de rien
Quand il était parti, l’embrassant. Tout de suite
En rentrant il s’était aperçu de sa fuite
Et, courageux, longtemps sur le grand canapé,
Calme, il avait songé ; puis s’était occupé,
S’attendant après tout à cette fin normale,
Se croyant sans regrets, de renvoyer sa malle
Qu’en partant elle avait laissée, éparse, là.
Sans cesse il se disait : « C’est ainsi que cela
Devait être. » Il avait tout l’argent nécessaire
Et plus pour revenir. Mais bientôt la misère
Au bout de quelques jours à peine l’avait pris
Après son retour rue Alibert, à Paris.

Il n’avait pas voulu voir de nouveau personne
De ses rares amis dont aucun ne soupçonne
Même son arrivée. Ensuite il avait fait
Argent de tout, prenant jusqu’au dernier effet,
Jusqu’au dernier objet quelconque qu’il pût vendre.
Après, il avait dû chaque jour se défendre
Quelque chose, d’abord la viande, puis le vin.
Et toute la journée il s’en allait en vain
De théâtre en théâtre, en tâchant qu’on l’engage
Pour n’importe quel prix, avec tout son bagage
De genres ; tous les jours il en faisait plusieurs.
Rien. Lenoir ? il n’était pas connu ; puis, d’ailleurs,
Encombrement partout ; partout même demande
Par bien d’autres ; pour lui, rien qui le recommande.
Il ne se lassait pas quand même. Tout, depuis,
Alors n’avait plus fait qu’aller de mal en pis.
Et c’est déjà de tous côtés couvert de dettes
S’accumulant toujours et l’épouvantant, faites
Chez plusieurs fournisseurs différents tour à tour,
Qu’il avait, par hasard, dans un journal, un jour,

Vu, l’esprit sous le coup encore d’un déboire
Reçu dans un théâtre infime, que la foire
De Neuilly quelques jours après devait ouvrir ;
À la soudaine idée alors d’y découvrir
Un bout de rôle dans un théâtre ambulant,
Il s’était révolté tout d’abord, reculant
Avec tout son pouvoir devant cette pensée
Lui paraissant alors tout à fait insensée
De se faire forain, de tomber aussi bas ;
Il n’y songerait plus, non, il ne voulait pas.
Plus d’une heure il avait soutenu cette lutte
Avec lui-même, sans pouvoir sonder sa chute,
Se refusant à croire encore ; puis songeant
Toujours à sa ruine excessive, à l’argent
Qu’il fallait rendre, à sa position extrême,
Aux refus essuyés sans cesse, le jour même,
Après s’être longtemps, de nouveau, recueilli,
Il s’était dirigé d’un bon pas vers Neuilly.
Arrivé dans la foire encore toute pleine
De grands préparatifs inachevés, à peine

Au tiers de l’avenue il avait vu parmi
Plusieurs marteaux, encore assez mal affermi,
Ce théâtre, et semblant commander tout le monde,
La patronne, une grosse et forte femme blonde,
En pèlerine, avec un grand tablier bleu,
Parlant à haute voix en tous sens, au milieu
Des autres, marchant sur l’estrade déjà telle
Qu’on la voit là. Gaspard s’était approché d’elle,
Puis avait demandé : « Je voudrais savoir si
L’on n’aurait pas besoin de quelque acteur ici. »
Tout de suite elle avait répondu qu’oui ; tout juste
Elle cherchait quelqu’un pour remplacer Auguste.
Puis ils avaient parlé quelque temps tous les deux
Avec toujours le bruit des marteaux autour d’eux.
À la fin elle avait dit qu’il revienne, qu’elle
S’occuperait de la voiture dans laquelle
Il coucherait ; Gaspard alors était parti
Angoissé, murmurant tout seul, anéanti
Et ne pouvant se faire encore à cette idée
Que cette vie était maintenant décidée,

Qu’il était seul au monde et sans aucun appui,
Nulle part. Il était rentré vite chez lui,
Puis il avait erré dans sa chambre, dans l’ombre
Qui commençait, sans rien allumer, laissant sombre.
Et dès le lendemain même, devant quitter
Sa chambre pour toujours, afin de s’acquitter,
Il s’était occupé de vendre tout le reste
De son mobilier ; puis à la somme modeste
Obtenue, il avait pu rajouter l’argent
De son lit, le dernier jour, en déménageant,
Et tout payer ainsi.

L’existence plus dure
Encore avait alors commencé. La voiture
De saltimbanques pour toute chambre et maison ;
Il n’avait pas encore assez de liaison
Ni de vie avec tous les autres de la troupe
Pour pouvoir bien souvent se mêler à leur groupe,
Presque toujours tout seul et pensif, à l’écart,
Voulant faire le plus possible vie à part.

Cet amour, cet oubli de tout avec Roberte,
Ce départ furieux, auront été sa perte.
Maintenant cette vie épouvantable, c’est
Peut-être pour toujours qu’il la mène, qui sait
Quand il pourra jamais reprendre sa carrière,
Et si son nouveau sort n’est pas une barrière
Infranchissable, presque, à tout espoir déjà,
Et s’il ne lui faudra pas toujours comme ça
Toute sa vie entière errer de foire en foire.
Pourtant il n’a jamais pu renoncer à croire
Sincèrement encore à sa vocation,
Il aime trop son art, trop à la passion
Pour ne pas, chaque fois qu’il y pense, y conclure.
Souvent tous les tourments de l’ancienne doublure,
Cherchant toujours en vain le succès, à tout prix,
Au plus profond de sa misère l’ont repris.
Il sent bien, même ici, la froideur unanime
Du public pour lui, dans le bout de pantomime
Introduit dans la pièce, et qu’il fait de son mieux.
Renfonçant son dégoût, avec des effets d’yeux

Étudiés. Parfois, malgré le temps, la honte
Avec un flot de sang rapide lui remonte
En bouillonnant dans son visage jusqu’au front,
Quand il se représente avec rage l’affront
Du soir terrible alors que de sa main crispée
Il ne parvenait pas à rentrer son épée
Dans le fourreau, piquant toujours à faux le bout,
Pendant que grandissaient les rires.

Malgré tout
Quelquefois reprenant son courage, il espère,
Voyant un changement insensé qui s’opère
Inattendu, trop beau, le faisant en finir
Avec ici ; puis fait des rêves d’avenir.





Mais là-bas, tout au fond de l’estrade, à sa droite,

La patronne, sortant par une porte étroite
Qui va dans la coulisse, avance par ici ;
Un peigne paraissant en plomb, blanc, mais noirci,
Ciselé, qu’un zigzag comme une enjolivure
Surmonte, est planté droit et haut dans sa coiffure
Excentrique et surtout commune, de gala ;
Par-dessus sa toilette exagérée elle a,
Tenant par une agrafe au cou, sa pèlerine
Qui, s’écartant devant, laisse voir sa poitrine
Décolletée ; on voit jusqu’au coude ses bras
Nus ; sous sa robe un peu courte elle a de fins bas
Clairs, bleu de ciel ; sa robe aussi très claire, bleue,
Forme derrière, sans toucher terre, une queue.
L’étoffe en soie a, gros et très larges, des pois
Bleu plus sombre. Elle tient un tourniquet de bois
En forme de petit drapeau, par son court manche,
Dans la main droite ; elle a l’autre main sur la hanche,
À plat ; apercevant Gaspard, elle dit : « Ha ;
Précisément je vous cherchais, vous êtes là. »
Elle reste devant l’escalier. Derrière elle

Est ensuite sorti par la porte, tout grêle,
Avec un nez en l’air, pointu, tout maigrelet
Une espèce de pitre à gifles, de valet
Louis quinze, en costume assez court, en tricorne
Noir sans galon, ayant l’air d’un comique morne ;
Il a sous son veston brun un tablier blanc
Dont un coin se relève attaché sur le flanc ;
Sa culotte est pareille à son court veston, brune,
En lainage ; ses bas sont d’un vert pâle, prune.
Contre le piano, prenant un tabouret
Plat et dur comme si rien ne le rembourrait
Sous son dessus de cuir collé presque, il l’éloigne,
Puis l’élance en tournant, attendant qu’il rejoigne,
En enfonçant sa vis complètement, le pied ;
Il crache promptement à sa gauche et s’assied,
Puis il ouvre de la musique qu’il apporte,
Un cahier relié, vieux. Là-bas à la porte
De la coulisse, un grand, en Louis quinze aussi,
Le milieu de sa joue assez peinte, grossi
Par un sifflotement qu’on n’entend pas, s’appuie,

En promenant partout un regard qui s’ennuie,
Au côté de la porte ; il est tout en velours
Vert ; bordant son habit, un galon à glands lourds
Tremblote ; chaque gland paraît une émeraude
En poire ; la patronne, en le voyant, dit : « Claude
Ne vient donc pas ? » Il dit : « Pas encore, il remet,
Je crois, un peu de colle en bas de son plumet. »
La patronne répond : « C’est encore assez bête ;
Si ça sèche… »

Gaspard avait tourné la tête ;
Il porte de nouveau ses regards devant lui,
Les bras toujours croisés au dossier ; aujourd’hui
Peut-être encore plus crûment que d’habitude,
Il a le sentiment de cette solitude
Complète dans laquelle il se trouve parmi
Ces gens qui ne l’ont pas encore pour ami,
Dont le contact, au reste, à chaque instant le froisse ;
En les voyant il sent s’augmenter son angoisse,
Et la réflexion longue de son malheur

Lui cause tout à coup une immense douleur,
Un dégoût de sa vie en la trouvant abjecte ;
Son regard, se voilant, abondamment s’humecte,
Il murmure très bas : « Mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !…





La patronne se tourne et dit : « Allez, Mathieu. »
Alors en s’agitant au piano, le pitre
Tourne vite une page et cogne le pupitre
Un peu sur le couvercle en la mettant à plat ;
Ensuite avec un son vieux ayant trop d’éclat,
Il se met à jouer avec rythme une sorte
De valse assez dansante à la basse très forte ;
Les notes durent trop ; à la longue elles font
Un brouhaha dont tout se mêle et se confond,
Comme si la pédale y restait. La patronne,
En faisant aller son tourniquet qui ronronne

Très fort d’un bruit de bois, dit en criant : « Venez,
Mesdames et messieurs, on commence, menez
Tous vos enfants voir Les Transes de la Marquise,
Montez vite pour vous placer à votre guise,
Ce n’est pas cher, l’entrée est seulement d’un franc ;
Venez et vous pourrez vous mettre au premier rang. »
Parfois son tourniquet, pendant une seconde,
Fait seul son bruit sec, puis elle reprend. Du monde
Monte déjà ; Gaspard tourne la tête et voit
Ignace, la sacoche entr’ouverte, et qui doit
Être entré depuis peu de temps par la portière
Ouverte maintenant, à droite tout entière,
Se tassant sous la tringle où son poids est pendu
Par des anneaux ; Gaspard n’avait rien entendu
Pendant son arrivée au milieu du tapage
Du piano. Mathieu tourne encore une page ;
Une tache jaunâtre, assez brillante, a lui
Sur le papier. Gaspard regarde devant lui
Comme avant ; une femme en pliant une écharpe
S’arrête, pour s’aider de son genou. La harpe,

À côté, fait plusieurs mesures qu’on entend
Malgré le piano ; le violon attend,
Puis, après le début de la harpe, commence
Doucement, avec une expression immense,
Très lentement, un chant religieux et doux ;
Dans le fond du café, loin, on entend la toux
Violente et sans fin de quelqu’un qui s’étrangle.
La patronne, criant toujours, se range à l’angle
De l’escalier, à droite ; elle n’arrête pas
De faire pivoter son tourniquet. Là-bas
Les chevaux de bois vont très vite, de plus belle ;
Gaspard voit une femme en bleu qu’il se rappelle
Tout à l’heure avoir vue à l’avant-dernier tour ;
En haut on voit tourner tellement fort le jour
Des lampes, qu’on ne peut plus en détacher une
En la suivant ; plutôt grande, une femme brune
Est bien faite et posée avec grâce, un genou
Assez haut, très plié ; le grand nœud rouge, mou
De son chapeau de paille à grande forme, tremble ;
L’orgue est toujours tourné par le gaucher et semble,

Chaque fois que Mathieu va plus fort, assourdi ;
Le gaucher fait l’effet qu’on doit être étourdi
De tourner près du centre en étant à sa place ;
À chaque tour, très vite on remarque une glace
Qui fait un mince éclair avec un long défaut
Dans son verre, en biais et presque droit. Il faut
Prêter attention à gauche pour entendre
La harpe accompagner l’air religieux, tendre,
Que chante avec beaucoup d’âme le violon ;
Un enfant fait sauter sous sa main un ballon.
La patronne, en mettant parfois des différences
Dans ses phrases, répète : « On commence Les Transes
De la Marquise, entrez, mesdames et messieurs. »

Gaspard regarde, en haut, les étoiles aux cieux.


1896.