La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre V

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 37-42).
CHAPITRE V




métaphysique de la douleur

Tout être se meut par la force même de Dieu. Cette force donnerait à notre être une direction en quelque sorte infinie ; mais la liberté, qui spécialise l’être en nous, décide de cette direction.

Par cette force, l’homme tend à devenir semblable à la source éternelle d’où il est sorti.

S’il tend à le devenir en se subordonnant à cette source éternelle, il y a amour. C’est là le grand bien de l’être. S’il tend à le devenir en voulant se subordonner cette source éternelle, il y a orgueil. C’est là le grand mal de l’être.

L’amour est la vie de la substance éternelle ; l’orgueil en eût été la dissolution. L’orgueil est précisément le contraire de l’Infini. C’est le mouvement opposé à celui de l’Absolu : l’orgueil rentre en soi au lieu de se répandre.

Rester en soi, telle est la grande sottise du créé ! c’est, pour lui, retourner au néant. Au commencement, si, par impossible, l’orgueil se fût allumé dans la substance, à la place de l’amour, la substance n’aurait pu garder son unité et son identité ineffables..... l’Infini n’eût pas existé.

Chez la créature, l’orgueil consiste dans ce fait, de ne plus considérer Dieu comme le soutien vivant de l’âme. Or, par suite de la liberté, Dieu ne peut continuer de pénétrer dans l’âme pour l’entretenir contre son consentement. C’est en cela que l’homme a le moyen de stériliser son être.

Dès lors, toute la vie a dû être organisée pour prévenir l’orgueil et former l’homme à la vie absolue. Si, dans cette œuvre, la volonté faiblit, il faudra un obstacle de plus pour fortifier et rétablir la volonté. Si le cœur s’est enflé, il faudra une humiliation de plus pour contrister et abaisser le cœur.

Cet obstacle de plus offert à la volonté, c’est le travail. Cette humiliation de plus offerte au cœur, c’est la douleur. Puis, vient la suprême peine et la suprême humiliation, la mort, après laquelle l’âme se présente à la grande vie.....

Dans le mouvement primitif de l’être vers l’être, l’homme reçoit un amour suffisant pour se porter vers l’Infini ; il ne le reçoit pas pour revenir en lui-même.

Le mal dérive de l’impatience où est l’être créé de se procurer le bonheur sans passer par le sacrifice. Cette impatience prouve la force de son désir et la faiblesse de son être. Mais le temps lui a été précisément donné pour que son être, à l’aide de la Grâce, prenne la force de son désir, pour que son moi s’élève à la vie de l’amour qui l’attend dans l’Infini.

Pour s’unir au mouvement éternel, il faut que le moi ait la puissance de sortir de lui-même. Il faut ici que le créé offre son être pour le retremper à sa source. Dans cet acte répété, il prend l’énergie même avec laquelle il se serait créé, s’il avait été créateur !

Car l’être doit s’élancer dans la lumière selon le mode infini. Le sacrifice, ou l’acte par lequel l’être offre son être, fait croître sa substance et transforme son moi. Ici, nous arrivons au cœur de la métaphysique.

En donnant son être par le sacrifice, l’homme est obligé de sortir de lui-même ; ce mouvement hors de lui, qui se modèle sur l’Infini, n’a pu venir que de l’amour.

Le sacrifice est l’acte opposé à l’orgueil. L’amour est un élan vers l’Infini, et non un retour en soi. C’est dans son éternel don que l’Essence adorable prend part à l’Infini. Si, d’après notre manière de comprendre, chacune des perfections divines ne se donnait aux autres avec un amour inouï pour maintenir leur identité éternelle, Dieu lui-même ne serait plus.....


Le sacrifice, c’est l’acte véritable, et, dès lors, la vitalité du créé. Le néant, c’est ce qui n’a jamais senti l’acte. Le néant commence où finit l’amour.

Par l’acte du sacrifice, l’homme développe à la fois, d’une manière suprême, et sa causalité, constituant sa personne, et son amour, le constituant pour l’Infini. Interrogez l’humanité, qui a su admirer le sacrifice comme la plus sublime des choses. Voyez à qui elle donne le nom de héros, le nom de grand, le nom de saint !

Humanité ! humanité ! pourquoi admires-tu les hommes qui savent mourir ? Où y aurait-il donc tant de gloire à se démettre de la vie ? Rien n’existe d’abord que la vie, le Ciel lui-même s’en déduit. Pourquoi une sainte amnistie s’élève-elle des champs de bataille ? Pourquoi Dieu a-t-il permis la guerre aussi longtemps parmi les hommes ? Pourquoi à cet être qui vit, est-il toujours noble, toujours saint, oui, toujours glorieux et divin de mourir[1] ? — Pourquoi ? Parce que, dans la guerre, l’homme se sacrifie. Et là se trouve le moyen de faire comme un peuple de demi-martyrs de ceux qui, par eux-mêmes, ne courraient point au sacrifice.

Mais il ne suffit pas de mourir une fois, il faut que notre liberté répète cet acte sur tous les points de sa durée : il faut souffrir, c’est-à-dire se donner ! Ici, la liberté prendrait-elle sa racine aussi avant que l’Infini ?

La causalité est comme le germe de l’être. Ses efforts sont des actes constitutifs d’existence ; ils produisent, quoique enveloppés dans le temps, des actes de réalité dont l’homme s’étonnera dans l’Infini. Or, le plus grand effort de la causalité est l’acte par lequel elle se met en jeu elle-même : le don, l’héroïsme, la mort !

La vertu, que produit peu à peu le travail, n’est qu’une tendance à l’héroïsme. La vie, qui prend l’œuvre par le pied, n’est qu’une marche savante vers la mort. D’ici, l’on se rend compte de l’existence.

  1. « N’y a-t-il pas quelque chose d’inexplicable, dit l’auteur du Pape, dans le prix extraordinaire que les hommes ont toujours attaché à la gloire militaire ? Pourquoi ce qu’il y a de plus honorable au jugement du genre humain est-il le droit de répandre innocemment le sang innocent ? Il faut que les fonctions de la guerre tiennent à une grande loi du monde spirituel ! Ce ne peut pas être sans une haute raison que toutes les nations de l’univers se sont accordées à voir dans ce fléau quelque chose de plus particulièrement divin que dans les autres. »

    La guerre est divine parce que, ouvrant carrière au sacrifice, elle forme pour Dieu une foule d’âmes parfaites dans le peuple. « Il ne faut point s’en prendre à Hélène de la guerre de Troie, dit Euripide, faisant parler Apollon dans la tragédie d’Oreste ; la beauté de cette femme ne fut que le moyen dont les dieux se servirent pour faire couler le sang qui devait purifier la terre, alors souillée par le débordement de tous les crimes. »