La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XIX

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 155-161).
TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE XIX




l’objection à la douleur vient du point de vue du temps

Hélas ! nous vivons loin de l’Infini..... Le temps, ce brouillard qui voile tout en vue du mérite, nous cache la terre et le Ciel. La Foi nous retient par un lien ; souvent le cœur, en s’éloignant, le brise. L’amour ainsi détaché roulera loin de la lumière. Comment combattre dans les ténèbres ?… On voit des hommes épouvantés par la douleur. Ils disent, car ils n’ont plus en main que le fil de la logique : « Qu’est-ce que la vie ? travailler ! Pourquoi faut-il que je travaille ? Souffrir ! Alors, pourquoi créer le bonheur ? Pourquoi en faire croître l’idée comme la plus forte pensée de l’homme ? Vivre pour souffrir, pour me désespérer, peut-être pour me perdre moi-même ?..... je ne cherchais pas à naître. Créer pour voir naître le mal, et, par une ironie cruelle, charger l’être lui-même de se multiplier dans le malheur ! Quel instinct agit donc à la source des choses ? Et que doit être cette Source en elle-même ? Ne produire que pour détruire ! Détruire, quel mot ! Et quelle tache sur la création, la mort !..... Moi qui vis, où peut être maintenant mon désir de vivre ? Dieu, si tu es, tu peux rendre l’homme heureux ; pourquoi ne le fais-tu donc pas ?..... On ne saurait échapper à cette pensée : Si tu es bon, pourquoi le malheur est-il ? Ne pouvons-nous rentrer tous dans les retraites du néant ? Propager le genre humain, n’est-ce pas propager la mort et reculer les rivages de la douleur ? Vois ! le fleuve immense de la vie ne fait que charrier mal sur mal ; sous chaque toit coule une larme qui en grossit à tout instant le cours..... Si du moins l’homme pouvait se retirer du défilé obscur de l’existence ! Mais ton imprévoyance infinie ne laissa même pas cette ressource au mal !.....

Telles se montrent les choses à qui n’a point compris le mystère sublime.

En se plaçant au point de vue du temps, il est aisé, en effet, d’écraser d’objections le fait de la douleur. Mais, dès qu’on songe sérieusement à la chute des anges et à celle de l’homme, on comprend pourquoi Dieu, qui déborde d’amour, n’a pas voulu que des êtres tirés du néant fussent immédiatement introduits dans la Gloire. Pour porter le poids de la Félicité sans exposer en nous l’amour à être aussitôt consumé par l’orgueil, il faut être l’Amour en soi, la bonté infinie, la Perfection première et absolue.

Ah ! plaignons les yeux assez faibles pour trouver mal ce que Dieu fait. Prenons-y garde : on voit celui qui manque de cœur et ne sait point porter l’existence, dès que la douleur le frappe, se renverser du côté du mal. L’orgueil est comme une pierre au fond de l’âme qui fait ressauter l’instrument divin. Mais si dans l’existence nous voyons Dieu, si à la source de l’être on trouve l’Infini, reconnaissons la légitimité de l’existence !

Voudrait-on renoncer à l’être ? la lâcheté ne serait pas avouable. Certainement l’épreuve est complète, et l’âme n’a pas une place où ne puisse pénétrer la douleur. Mais si l’épreuve n’était pas complète, comment pourrait l’être la joie ? Possédons-nous vraiment notre substance ? Vient-elle de nous ? Est-elle à nous ?..... La création est la grande tentative de l’Infini ; il faut nous y prêter ! Qui refuserait de combattre avec le Tout-Puissant ?..... Nous vivrons, puisqu’à toute heure nous pouvons faire quelque chose avec Lui !

Celui qui souffre et qui ne porte pas un grand cœur, prend vite le parti de l’homme. Il croit établir avec justice la part du bien et du mal. L’humanité, si noble et si infortunée (comment se le dissimuler !) est enchaînée au malheur, et Dieu lui semble bien sévère. À son insu, la rancune prend en lui peu à peu la place de l’amour. « Eh ! s’écrie-t-il, cette existence si amère est-elle réellement un bien ? Il faut évidemment que le mal un jour disparaisse ! Il est vrai que l’homme fait du mal, mais il est clair aussi qu’afin de mériter, il devait être libre ! et cette liberté est devenue la source du malheur.....

La liberté ! c’était l’affaire capitale ! Dieu ne peut se tromper lui-même. S’il ne remet à l’homme qu’un simulacre de liberté, il ne lui reviendra qu’un simulacre d’amour. C’est ici la question même de la création !

Doutant toujours de l’excellence de ses destinées, l’homme secoue tristement la tête, et se dit : Peut-être eût-il mieux valu que l’homme ne fût pas ! — Sincèrement, la question n’est-elle plus que là ? Eh bien ! l’Infini l’a résolue : il a créé !!… Fils de l’Être, tu perdrais l’espoir ?

Tu ne te confieras donc pas à celui qui sait le nombre des cheveux de ta tête, et qui reçoit tous tes soupirs ? Il t’envoie l’air que tu respires, il prépare le pain que tu manges, il crée pour toi le ciel et la terre, il empêche à chaque seconde que tu ne rentres dans le néant ; et c’est pour t’élever jusqu’à Lui qu’il te distribue des travaux avec autant de tendresse et de soins qu’il en met à te donner l’être.

Pourquoi resterais-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troublerais-tu ! Douter de la valeur de l’être, n’est-ce pas oublier l’Infini ?..... Peut-on se considérer sans respect, peut-on se considérer sans amour ? peut-on se faire un jeu du présent radieux de la vie ? L’existence pousse un cri qui efface tout, qui ravit tout, le cri de : Confiance !!..... « Tu es, dit Gœthe un jour, tiens-toi heureux de cette idée ! »

Oh ! si nous connaissions le don de Dieu ! Toi qui viens du néant, espères-tu mesurer un tel don ? Iras-tu par hasard te refuser au Créateur ? On vient de t’admettre dans le cercle auguste de l’être, l’Infini t’a choisi comme un marbre de prix, et tu ne désirerais pas ardemment entrer dans son merveilleux édifice ? Alors voudrais-tu te montrer indigne de Celui qui t’a jugé capable de porter le don sacré ? Allons ! ne sois plus triste, ô mon âme, et pourquoi te troublerais-tu ?

Entre en hâte dans les projets de l’éternel amour ; jette-toi dans ce fleuve qui descend de l’Infini sur la terre, qui traverse les lieux bénis du Purgatoire, et qui, chargé du poids des âmes, remonte pour se répandre en Dieu. L’âme, en entrant au Ciel, poussera un cri d’amour qui fera disparaître, comme une fumée vaine, tous les chagrins qu’elle a connus ; un cri de reconnaissance et de joie, dans lequel, si elle était encore ici, elle voudrait mourir..... Or Dieu la tire de cette première extase, qui lui aurait suffi, pour l’introduire dans de tels ravissements, que (les triples portes de l’abîme se fermant derrière elle) tout ce qui l’a peinée sur la terre ne sera pas seulement évanoui, mais changé en d’indicibles joies.

Emportée sur les hauteurs sublimes, il lui semble aussitôt qu’elle les a toujours habitées, et que toutes ses douleurs ont été des délices d’amour. L’éternité se fait en elle, et l’âme croit qu’elle a toujours aussi tendrement aimé Dieu. L’homme mourrait instantanément s’il se doutait de la beauté de Dieu, si seulement il se doutait de celle de l’homme qui entre, par les mérites du Sauveur, dans les embrassements de l’Être ineffable. Ne sois donc plus triste, ô mon âme ! et pourquoi me troublerais-tu ?