La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXI

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 169-176).
CHAPITRE XXI




l’objection tirée de la chute s’évanouit devant la liberté

Comme la douleur est irrésistible et souvent surabondante, l’homme l’a regardée avec effroi. Il s’est écrié dans son amertume : « Dieu n’aurait-il pu créer de telle sorte que le mal n’eût pas existé ? » — Mais il a bien fallu que Dieu nous créât libres ! Or, la liberté n’est que le pouvoir de faire le bien quand on pourrait faire le mal : et l’homme a voulu faire le mal.....

Toutefois la question s’est poursuivie ainsi : « Dieu n’aurait-il pu donner à l’homme une volonté libre également, mais en l’entourant de si pressants secours qu’elle se fût immanquablement portée vers le bien ? » — Certainement non, puisque l’homme aurait été moins libre, conséquemment moins méritant ! Le degré de notre liberté ici-bas fera dans l’Infini celui de notre gloire.

Notre perpétuelle inquiétude s’est réfugiée dans une dernière observation : « Dieu, dans tous les cas, prévoyait notre chute ! » — Eh bien ! peut-être était-il nécessaire que l’homme fût repris de plus loin..... Dieu avait bien donné un germe de liberté à l’homme ; mais s’il fallait que l’homme déposât cette liberté et qu’il la refît lui-même pour qu’elle fût radicalement libre ? L’enfant ne quitte-t-il pas ses dents de lait pour prendre celles qui viennent avec l’âge ?

La liberté est précisément ce qui ne peut pas se donner : elle existe à la condition d’être acquise. C’est la force qui s’emploie d’elle-même et qui surtout vient d’elle-même. La causalité qui ne sortirait pas de soi ne serait pas causalité. Et d’abord, l’homme n’étant pas, il fallait qu’il fût créé, mais créé précisément avec le pouvoir d’accepter ou de s’approprier sa propre liberté !

Ici, comment ne pas prendre en considération un ordre de faits que Dieu a laissé pénétrer dans la trame de l’existence !

L’Évangile a tenu à nous laisser cette remarque : La première substance du grain doit être comme anéantie pour faire grandir la plante qui portera l’épi. Pour nous, il faut en venir à ce point que tout le créé, tout le sensible, devienne comme rien et fasse place à l’Infini, car tout ce qu’on nous ôte ainsi ajoute à notre gloire. La vie que nous trouvons en naissant n’est-elle pas une vie de péché, une vie empoisonnée ? N’importe-t-il pas que Dieu trouve l’âme toute vide d’elle-même, de ses choix, de ses désirs, de ses forces, de ses inclinations, de toutes ses petitesses ? Alors l’Être divin, apparaissant en elle, inonde ce néant magnifique.

Pour avoir sa valeur dans l’Absolu, il était nécessaire que l’homme fût le fruit de ses œuvres, et, pour qu’il fût le fruit de ses œuvres, il devait concourir à sa raison d’être. L’homme fut créé en puissance, et il fallait bien qu’il fût créé : ce premier point est le levier des efforts ultérieurs. Mais, créé, cela ne venait pas de lui ; alors ne fallait-il pas que ce premier point fût brisé pour que l’homme le refît ? L’artiste brise ainsi la terre qui a donné l’empreinte au moule d’où sa statue va sortir !

Pour produire la liberté, Dieu lui a dit : Sois libre ! Car c’est à elle de le devenir pleinement en tirant d’elle son effort et en puisant sa sève dans la grâce. Pour trouver toute sa grandeur, l’homme ne pouvait naître achevé. Au lieu de nous créer plus, Dieu a dû nous créer le moins possible : là était notre gloire à venir. Et, en dernière analyse, l’homme, par la Chute, est même revenu sur son être et a détruit ce qu’il n’avait pas produit !

De cette manière, une bonne partie de sa liberté lui appartiendra. Le néant n’a pu demander l’être, ni le prendre, ni l’accepter. Mais l’homme a perdu l’être ; alors il l’a redemandé, accepté et repris. Une liberté essayée à ce titre peut sans doute être pesée aux balances de l’Absolu !

Dieu attache à notre liberté une telle importance, que, pour rendre notre mérite entier, il n’a même pas imposé la Foi, la Foi, sans laquelle un homme ne peut rien ! La civilisation, qui est tout sur la terre, dépend également de notre liberté ; il faut qu’elle soit inoculée par l’homme. Le navire qui franchit l’Océan ne sait pas ce qu’il porte ! Dieu, dans sa loyale administration du monde, évitant tout ce qui pourrait le trahir à nos regards et entraîner notre assentiment, laisse passer avec art une multitude de faits, derrière lesquels sa Providence se tient absolument cachée. Enfin, il a su éviter de déposer de sa main les individus sur la terre ; tenant à leur montrer qu’ils naissent du vouloir, du mérite et des soins les uns des autres, et que les origines de leur existence se cachent dans les profondeurs de la liberté et de la solidarité humaines. L’unité de chute, comme l’unité de rédemption, se rattache du reste à ce grand mystère de l’être.

Le mal ! Mais sait-on bien ce qui s’opère dans le temps ? Songeons que le mal est un fait ! c’est bien grave, un fait : avoir percé la maille serrée de l’existence et être entré de force dans l’ordre altier de l’Absolu ! Un poète met dans la bouche de Satan : cette parole, dite avec amertume : « Je suis une partie de cette force qui veut toujours le mal, et qui fait toujours le bien. » Le mal doit-il, comme une flamme, traverser toutes choses pour allumer la vie de la douleur dans ce qui n’est point éternel ? Est-il le sel de ce qui a vie dans les efforts du relatif ? Partout présent, fait-il aussi pour nous le mérite du bien ? On ne sait, on ne sait..... Mais les méchants peut-être serviront à la Gloire, quand on saura de quel point il a fallu les ramener. Peut-être rehausseront-ils la joie, quand on verra quelles libertés lourdes et sauvages la grâce a reconduites à Dieu.....

Il est grand, l’amour de ceux qui aiment dans la douleur !

Nous devrons pénétrer le sens de cette parole inouïe : « Il y aura plus de joie au Ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence..... » Il devient donc bien précieux, ce pécheur ! Il doit l’être, il est vrai, pour celui qui a créé le cœur des mères.....

Pourquoi ne déplaît-il pas à Dieu que l’homme ait besoin de pénitence ? Pourquoi tant de glorieux saints, au lieu de devoir leur origine à l’innocence, furent-ils souvent de grands pécheurs ? Pourquoi, pourquoi enfin cette parole qui décèle l’Infini : Ubi abundavit delictum superabundavit gratia ? Puisque ce pécheur devient si cher à Dieu, il est tel certainement aux yeux d’un père qui ne veut pas perdre un seul de ses fils ; mais il est tel, en outre, aux yeux de Celui qui considère de quel abîme remonte le pécheur afin de trouver la lumière ! Il est tel aux yeux de Celui qui découvre ici l’occasion d’épancher jusqu’au fond sa miséricorde ; mais il est tel aussi pour Celui qui, dans tout effort héroïque, reconnaît là un trait de l’Infini !..... L’héroïsme est pour le cœur de Dieu tout aussi doux que l’innocence.

Le saint curé d’Ars a laissé ces douces paroles : Le Sauveur est comme une mère qui porte son enfant sur ses bras. Celui-ci est méchant, il donne des coups de pied à sa mère, il l’égratigne et la mord ; mais la mère n’y prend pas garde, sachant bien que, si elle le laisse aller, il tombera et ne pourra pas marcher seul. De même, le Sauveur, supportant nos violences, a pitié de nous malgré nous.

Le mal, la Chute, et les désolations de quatre mille ans d’esclavage ! Qu’y a-t-il là, que Dieu, pour qui tout est prévu, ne se soit pas arrêté devant la création ?..... S’il est permis, faisons encore quelques pas dans cette question délicate et immense.