La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXIV

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 189-195).
CHAPITRE XXIV




finalité du travail et de l’homme

Le but final est de conduire l’homme à ses destinées éternelles, où il doit parvenir avec le mérite d’un moi purifié de lui-même, pouvant se donner par amour et devenir « parfait comme le Père céleste est parfait. »

Si l’homme ne prenait pas ici-bas quelque chose de Dieu, trouverait-il sa joie où Dieu trouve la sienne ? Ne serait-il pas dans l’état de l’enfant, qui reste insensible à tout ce que les arts ont de plus beau ? Or, comment l’homme pénétrera-t-il dans les joies de l’amour infini, s’il n’est déjà initié au don d’amour ? dès lors, s’il n’a préparé son cœur au don de soi par le renoncement, et s’il n’est arrivé au renoncement par la souffrance ?

La création est faite pour amener les âmes à l’amour par cette réduction du moi, et le monde est tout entier disposé dans ce but. À première vue, il semblerait avoir pour objet la justice ; mais cette justice n’est que le commencement de l’amour, comme le travail servile n’était que le commencement du travail libre. Ne faut-il pas commencer par ne pas faire à autrui le mal que nous ne voulons pas qu’on nous fasse, ce qui constitue la justice, avant de faire à autrui le bien que nous voudrions qu’on nous fît, ce qui constitue la charité ? L’amour, qui explique le fait de la création, explique donc toute l’histoire. L’amour explique la vie de l’Infini ; l’amour est la loi des rapports de notre âme avec Dieu ; l’amour constitue la perfection de l’homme, celle de la société et celle de cette vie future, que l’homme attend d’une grâce inouïe.....

Pour en revenir au travail libre, on voit qu’il donne à l’âme la supériorité de la souffrance désirée sur la souffrance acceptée, ou, si l’on veut, du saint qui s’expose avec amour aux peines de la vie sur l’homme qui les supporte avec résignation. Mais, comme les cœurs ne sont pas assez généreux pour s’imposer d’abord le renoncement, Dieu, qui travaille à sauver le grand nombre, a permis la douleur, qui lui amène, par cette voie de la souffrance plus ou moins acceptée, une si grande quantité d’âmes. Le travail servile mit dans l’âme du pauvre esclave cette vertu du renoncement, au-devant de laquelle il n’aurait point su aller de lui-même. Il faut que toute l’Antiquité s’explique, et elle s’explique de la sorte.....

Pauvre Antiquité ! si elle fut une des punitions de la chute, la frayeur de la mort et la faim furent les punitions dont Dieu l’a frappée. « C’est cette frayeur, dit saint Paul aux Hébreux, qui, pendant leur vie, tenait les anciens dans une continuelle servitude. » La vie, que le mensonge des poètes leur peignait si sereine, n’était pour eux qu’une descente vers la mort ; et la terre, déclarées si belle, qu’une tombe toujours ouverte et pour toujours scellée. Par l’universalité du suicide autant que par l’esclavage, on jugera des angoisses qui dévoraient l’Antiquité !


On a vu la nécessité du travail au point de vue économique. Au point de vue éternel, la question est donc plus grave encore : le travail, ou l’effort sur soi, a reconstruit l’homme intérieur ! il a rétabli, dans le genre humain, la volonté détendue par la Chute. C’est pour cela qu’il fallait immédiatement appliquer la loi du travail à l’homme, en attendant qu’il devînt par lui-même plus capable de la réaliser ! Et le travail servile fut, pour la nature humaine affaiblie, le premier pas vers le travail moralement libérateur.

Le Christianisme ne fut pas offert à l’Antiquité, qui, sans doute, ne l’aurait pas reçu. Déjà l’homme refusait le travail qui exige un effort extérieur, comment aurait-il accepté le travail qui exige un effort intérieur, c’est-à-dire la vertu ? Or l’esclavage fut pour les âmes, chose sublime ! comme un Christianisme extérieur, qui préparait ingénieusement, dans la volonté révoltée, certains effets du Christianisme véritable. Au moment de mourir, l’esclave rencontrait en lui les deux vertus (appelées par la Grâce pour nous détacher du moi et nous rapprocher de la sainteté, savoir : l’humilité et le renoncement..... Il faut bien que ces quatre mille ans d’antiquité s’expliquent à la clarté divine ! Il faut bien qu’ils aient constitué une préparation !

Est-ce à dire que l’antiquité se sauvait ainsi sans la Grâce ? — Bien au contraire, puisque Dieu, par un art inouï, nourrissant l’homme dans la patience, que saint Grégoire appelle « la racine de toutes les vertus », le préparait à recevoir plus aisément et plus abondamment la Grâce. Si quatre mille ans ont préparé le genre humain au travail libre, dès le principe, les peines si ingénieuses de la vie n’ont-elles pas préparé l’individu à la Grâce justificatrice ?

Saint Cyprien nous déclare que « la patience conduit à tout, s’étend à tout. » On voit saint Jacques, Tertullien et Bède attribuer à la patience les effets que saint Paul attribue à la charité, « car celle-ci ne souffre tous les maux que parce qu’elle est patiente. » Saint Augustin va jusqu’à dire que « Dieu, qui ne peut souffrir, ne voulant pas que la patience manquât à sa gloire, a voulu réparer le monde en souffrant ; qu’il est plus glorieux à Dieu de pouvoir souffrir que de pouvoir agir ; que la patience, alors, changeant de condition depuis que Dieu l’a unie à sa nature, n’est plus une qualité servile, mais une vertu royale, céleste et divine ! »

L’esclavage fut une école de patience, de soumission, d’abnégation, d’humilité. L’orgueil seul empêche la grâce de pénétrer dans l’âme, et c’est l’humilité, ôtant l’obstacle, qui l’y laisse entrer. Or, l’homme antique trouvait dans l’esclavage comme un traitement obligé de patience et de résignation, qui le rapprochait du renoncement, suprême vertu de l’âme et fin morale du Christianisme. — Cependant ces raisons[1], loin de constituer un droit à l’esclavage, ne font qu’indiquer pourquoi, vu l’état de la nature humaine, et dans son intérêt, Dieu a toléré si longtemps l’esclavage au sein des peuples.

Les esclaves, dès lors, devaient-ils tous être sauvés ? — Tous au moins rentraient dans la meilleure position pour l’être..... Dieu plaça les anciens dans les conditions de salut qui leur étaient propres, comme il y place amplement aujourd’hui les peuples modernes, quoique tous les hommes n’en profitent pas. Dieu nous mène aussi haut qu’il peut : c’est l’homme qui se refuse et qui s’arrête.



  1. Sans la chute, l’esclavage n’aurait pas existé..... On déclara l’esclave fait pour l’utilité d’autrui : rude école pour amener des légions d’âmes à exister, non pour elles, mais pour celui qui leur réserve le bonheur !

    Or, parce qu’il apportait sur la terre le service véritable que l’âme doit à Dieu, et parce qu’il rétablissait pour l’homme les droits de la famille, le Christianisme ne pouvait souffrir l’esclavage. Il l’abolissait à mesure que les âmes se montraient capables de se livrer au travail libre et de se soumettre au joug intérieur.