La Douleur (Rochard)

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La Douleur (Rochard)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 830-857).
LA DOULEUR

La douleur est un des sujets sur lesquels les grands esprits de tous les temps se sont appesantis avec le plus de prédilection. Les physiologistes l’ont étudiée sous son aspect physique ; les philosophes ont médité sur son essence, ses causes et sa finalité, et, malgré des divergences d’opinion inévitables, tous ont été d’accord pour la considérer comme une loi de la nature, comme une nécessité fatale à laquelle il faut se résigner, parce qu’elle a sa raison d’être et son utilité. Les stoïciens professaient, il y a deux mille ans, à cet égard, les mêmes doctrines que les pessimistes d’aujourd’hui, avec cette différence toutefois que, si les premiers acceptaient la souffrance comme une condition de la vie, c’était pour enseignera l’homme à l’endurer avec courage. Supporte et abstiens-toi, telle était leur devise. Ils plaçaient le bonheur dans l’accomplissement de la vertu, tandis que les pessimistes ne croient ni à l’un ni à l’autre. Pour Shopenhauer, comme pour Hartmann, la douleur est l’irrémédiable condition des êtres, une sorte de damnation, un enfer dont le monde ne pourrait sortir que par l’anéantissement.

Le christianisme a des doctrines plus consolantes. A ses yeux, la douleur, bien loin d’être un mal, est le premier des biens. « O homme, a dit Chateaubriand, tu n’es qu’un songe rapide, un rêve douloureux, tu n’existes que par la douleur, tu n’es quelque chose que par la tristesse de ton aine et l’éternelle mélancolie de ta pensée. » La douleur, dit l’abbé Bougaud[1], éclaire et purifie ; elle détache des choses qui passent. C’est la gerbe de lumière qui éclaire l’infini. C’est l’expiation qui efface les fautes et l’humiliation qui abaisse l’orgueil. Elle grandit et élève l’âme qui l’accepte et qui la bénit, car l’homme n’est vraiment sublime qu’en face de la douleur et de la mort. La souffrance ennoblit tout ce qu’elle touche, elle embellit le cœur comme le visage. De tout temps les saints, les génies, toutes les grandes âmes ont été les privilégiés de la douleur. Elle s’élève et se spiritualise pour se mettre au niveau de ces natures d’élite, car Dieu proportionne la force de ses coups à la vigueur de ceux qu’ils frappent, comme il mesure le vent à la brebis tondue. La souffrance est la clef d’or qui ouvre la porte de la vie éternelle.

« L’homme qui ne connaîtrait pas la douleur, dit Jean-Jacques Rousseau, ne connaîtrait ni l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la commisération. Son cœur ne serait ému de rien ; il ne serait pas sociable, il serait un monstre pour ses semblables. » Cette thèse vient d’être reprise par le comte Léon Tolstoï dans son livre de la Vie ; mais, tandis que la religion chrétienne a surtout en vue les souffrances morales, ce sont les douleurs du corps qu’il vise plus particulièrement. Le dernier chapitre a pour titre : Les souffrances physiques sont une condition indispensable de la vie et du bonheur des hommes. Si la douleur n’existait pas, dit-il, l’individualité animale ne serait pas avertie des transgressions de sa loi. Si la conscience réfléchie n’éprouvait pas la souffrance, l’homme ne connaîtrait jamais la vérité et ignorerait la loi de son être. La souffrance physique est pour lui un enseignement et une punition. Son intensité est proportionnée à nos forces. Les êtres inconsciens comme l’enfant, comme l’animal, souffrent beaucoup moins que les êtres doués d’expérience et de raison, parce qu’ils n’ont pas le sentiment de la situation et la crainte qu’elle se prolonge ; parce qu’ils ne connaissent pas la révolte.

Je n’ai pas la pensée de m’inscrire en faux contre une doctrine aussi universellement acceptée ; je voudrais toutefois réagir contre ce qu’elle a de trop absolu.

La souffrance est évidemment une condition de l’existence humaine au même titre que la maladie et la mort ; mais le désir et le pouvoir d’adoucir les rigueurs de cette loi sont également dans la nature. L’homme, depuis qu’il est sur la terre, n’a pas cessé de lutter pour améliorer sa condition, pour augmenter son bien-être, en diminuant la somme de ses souffrances et en multipliant ses plaisirs. C’est là son droit, son privilège ; c’est la conséquence de sa liberté, le fruit de son intelligence ; c’est un des principaux attributs qui le distinguent des espèces animales, lesquelles sont passives et impuissantes à changer leur destin. La lutte que l’espèce humaine soutient depuis son origine contre la souffrance et le malheur n’a pas été stérile ? Les pessimistes les plus aveuglés par l’esprit de système sont bien forcés de reconnaître que la somme des maux de l’humanité s’est amoindrie. Lorsqu’on veut prendre en patience ses tristesses de l’heure présente, on n’a qu’à relire l’histoire des temps passés ; on y puise la résignation et l’espérance. L’histoire est en effet le martyrologe de l’espèce humaine. C’est une succession de guerres sans fin, de destructions sauvages, où l’incendie et le pillage des villes, le massacre des habitans, sont les passe-temps habituels du vainqueur et qui ne se terminent que par l’anéantissement du vaincu. Nous avons bien encore nos guerres, hélas ! nous pouvons même en entrevoir dans l’avenir de formidables ; mais enfin ce n’est plus l’état normal des sociétés : leurs explosions sont séparées par de longs intervalles de répit. Elles sont de courte durée et, bien que le chiffre des morts soit très élevé de part et d’autre, c’est à peine s’il affecte d’une manière sensible le mouvement de la population des grands États engagés dans la lutte, Enfin, la guerre ne traîne plus après elle les horreurs dont elle était autrefois accompagnée.

Les autres fléaux ont diminué de même. Autrefois la famine dévastait le monde. Dans les dix siècles qui séparent l’époque de Charlemagne de la nôtre, on ne compte pas un laps de vingt ans sans qu’elle ait régné quelque part en Europe. Dans les années les plus désastreuses, lorsqu’on avait consommé le peu de grain restant de la récolte précédente et dévoré les bestiaux, on en venait à manger l’écorce des arbres, l’herbe des prairies, les animaux immondes. On voyait des affamés profaner les tombeaux et assassiner les voyageurs sur les routes pour s’en repaître. Notre pays, dit M. Maxime Du Camp, a souffert de la faim jusqu’au commencement du XIXe siècle. Aujourd’hui, grâce à la rapidité des communications, à la facilité des transports, on ne connaît même plus les disettes. La dernière remonte à 1847 ; elle est antérieure à l’essor des chemins de fer et de la navigation à vapeur. Maintenant les produits alimentaires s’échangent d’un bout du monde à l’autre avec une régularité et une promptitude telles que la pénurie ne peut s’en faire sentir nulle part, et c’est à peine si les mauvaises récoltes font monter de quelques centimes le prix du kilogramme de pain.

Les épidémies ont reculé, comme les famines, devant les progrès de la civilisation. Les nôtres ne sont plus que le vestige de celles qui ravageaient le monde au moyen âge. Depuis un demi-siècle, le choléra a passé six fois sur l’Europe, et toutes ses invasions réunies n’ont pas enlevé le centième de sa population, tandis qu’en trois ans la peste noire du XIVe siècle en a détruit le tiers. L’adoucissement des mœurs a de son côté diminué d’une manière sensible la somme des souffrances de l’humanité. Nous ne connaissons plus l’oppression des grands, les cruautés de l’esclavage, l’horreur des supplices et toutes les rigueurs formidables sur lesquelles reposait le vieil édifice social. Le progrès scientifique a rendu toutes les professions plus salubres et moins pénibles, amélioré toutes les conditions morales et matérielles de l’existence. L’homme, en un mot, par son intelligence et son activité, par le travail accumulé des générations, est parvenu à diminuer la somme des douleurs morales et physiques auxquelles il était condamné. Il a triomphé des maladies les plus meurtrières, et chaque jour il étend ses conquêtes sur ce terrain spécial ; enfin, s’il n’a pu se soustraire à la mort, il a réussi du moins à en éloigner le terme[2]. En se créant une condition meilleure, il n’a fait qu’obéir à sa nature, et, quoi qu’il fasse dans l’avenir, il lui restera toujours assez de maux à endurer pour obéir à la loi qui le condamne à souffrir.

Cette nécessite m’apparait, je l’avoue, d’une manière bien plus nette dans l’ordre moral que dans l’ordre physique. Sans replacer la question sur les hauteurs où le christianisme l’a portée et en la traitant au point de vue des faits de la vie pratique, il est certain qu’une prospérité continuelle est mauvaise pour l’esprit comme pour le cœur. Il faut avoir connu le chagrin pour compatir aux peines de ses semblables, de même qu’il faut avoir connu les défaillances pour se montrer indulgent aux faiblesses des autres ; mais il ne faut pas que le fardeau du malheur dépasse la mesure de nos forces. Les peines continues irritent les natures vulgaires, exaspèrent les mauvaises et les poussent à la révolte contre la société, qu’elles en rendent responsables. La douleur est mauvaise conseillère ; en se prolongeant outre mesure, elle finit souvent par lasser les plus mâles courages. Il n’y a que les âmes d’élite qui puissent résister indéfiniment au vent du malheur sans courber la tête, encore faut-il qu’elles puisent leur courage et leur résignation dans une sphère plus élevée que celle des intérêts matériels.

La souffrance physique a sans doute aussi sa raison d’être. C’est un avertissement que la nature nous donne et sans lequel nous serions à la merci de toutes les influences extérieures, de toutes les agressions. C’est également la punition de nos imprudences et de nos excès, et sous ce rapport encore elle nous rend des services ; mais cela n’est vrai que de la douleur normale, telle que la conçoit la physiologie, telle que les philosophes se la figurent ; cela ne s’applique pas aux souffrances démesurées en présence desquelles les médecins se trouvent chaque jour. Il leur est impossible de considérer comme justes et nécessaires des tortures sans trêve, sans merci, sans espoir, qui accompagnent certaines maladies ; les supplices qu’endurent de pauvres femmes, de petits enfans qui n’ont rien à expier, n’ayant jamais fait de mal ; ils pensent en un mot qu’il est aussi légitime de calmer les souffrances physiques que de soulager les peines morales. Soulager la douleur est une œuvre divine, a dit Hippocrate. Les médecins de tous les temps se sont efforcés de suivre le conseil du père de la médecine, et ceux de l’époque contemporaine ont eu le bonheur inappréciable de découvrir les moyens de faire disparaître la douleur physique d’une manière à peu près complète. Le siècle qui s’achève a vu naître des découvertes plus brillantes que celles-là, mais il n’en a pas produit de plus utiles.


I

Les plus redoutées, parmi les souffrances physiques, sont celles qui accompagnent les grandes opérations de la chirurgie. Le moyen de soustraire les blessés à ces tortures avait été souvent recherché ; mais on avait été rebuté par les insuccès et personne n’y songeait plus, lorsqu’on apprit tout à coup qu’on venait de découvrir ce grand secret en Amérique et qu’il suffisait de respirer de l’éther pour devenir complètement insensible.

Cette nouvelle fut accueillie on Europe avec une défiance que justifiaient sa provenance un peu suspecte et la simplicité même du citoyen sur lequel elle reposait. Il semblait étrange, en effet, qu’une propriété aussi merveilleuse se révélât tout à coup dans un agent connu depuis trois cents ans et que la médecine employait tous les jours sous cette même forme ; mais il était si facile de savoir à quoi s’en tenir, qu’on s’empressa de vérifier le fait, et tous les doutes s’évanouirent devant l’évidence. Il y eut alors une véritable explosion d’enthousiasme dans le monde entier et, par un privilège assez rare dans l’histoire des découvertes scientifiques, celle-ci fit le tour du monde sans rencontrer d’opposition ni de résistance.

L’événement fut si soudain, si imprévu, qu’on se crut en présence d’une idée nouvelle et qu’on oublia toutes les tentatives antérieures. Elles n’avaient eu du reste ni succès ni retentissement. La chirurgie avait renoncé à résoudre ce problème. L’Académie de médecine l’avait relégué parmi les questions dont il n’y avait plus à s’occuper, et Velpeau avait frappé cette recherche d’interdit : « Éviter la douleur dans les opérations, écrivait-il en 1839, est une chimère qu’il n’est plus permis de poursuivre aujourd’hui. » Ajoutons que, dix-sept ans plus tard, il fut le premier à révoquer son arrêt, en prouvant une fois de plus que, dans les sciences, il ne faut jamais engager l’avenir.

Lorsque la découverte de l’anesthésie[3] fut passée à l’état de conquête définitive, on sait avec quelle ardeur on en poursuivit l’application, avec quel soin la question fut étudiée sous toutes ses faces. On sait comment le chloroforme remplaça l’éther dans la pratique et comment il a triomphé de toutes les substances rivales qu’on a tenté de lui substituer. Je ne reviendrai pas sur cet historique, parce qu’il appartient au passé et parce qu’il a été fait ici même avec un talent remarquable[4]. Il ne constitue du reste que la première étape de la carrière que j’ai l’intention de parcourir.

L’insensibilité causée par le chloroforme et l’éther est profonde, absolue, mais fugitive. Suffisante pour endormir le sujet pendant la durée d’une opération, elle est trop fugace pour calmer la douleur d’une manière définitive ; elle est impuissante à triompher d’une simple névralgie dentaire. Après avoir sommeillé un instant sous l’influence de l’anesthésique, le mal se réveille aussi aigu, aussi térébrant qu’auparavant. Ces instans de calme, achetés au prix d’une perte momentanée de connaissance, ne peuvent se prolonger par le même moyen sans inconvénient et sans danger. Le chloroforme en inspiration ne remplissait donc qu’une des conditions du programme, il fallait trouver un analgésique[5] d’une action plus persistante et c’est encore en s’adressant à l’un des agens les plus connus de la matière médicale qu’on l’a rencontré.

Si la découverte de l’éther remonte à trois siècles, l’opium a des titres de noblesse bien plus respectables encore : les Grecs prétendaient tenir de Cérès la connaissance de ses vertus ; Homère les a chantées, et les illustrations médicales de tous les temps les ont célébrées à l’envi. Leur enthousiasme se comprend. C’était le seul moyen dont ils disposaient pour apaiser les souffrances de leurs malades ; mais l’usage continu de l’opium détruit l’appétit, paralyse les voies digestives et produit à la longue l’état cachectique dans lequel tombent tous les thériakis[6] et tous les fumeurs d’opium. Il est probable que ce remède n’aurait jamais dépassé le seuil des officines, si les chimistes ne l’en avaient pas fait sortir.

Comme tous les produits naturels, l’opium est une substance éminemment complexe. Il contient une quarantaine d’élémens, parmi lesquels on ne compte pas moins de vingt alcaloïdes. Le plus important de ces derniers, celui que l’opium renferme on plus grande abondance et auquel il doit ses principales propriétés, c’est la morphine. Découverte par Sertuerner au commencement du siècle, elle fut immédiatement utilisée dans la pratique médicale, sous forme de solution, de sirop ; on l’employa même en application extérieure ; mais l’usage ne s’en serait pas vulgarisé, elle n’aurait pas conquis la faveur des gens du monde et donné naissance à un vice élégant, si Pravaz n’avait pas imaginé l’ingénieux instrument à l’aide duquel on introduit les médicamens sous la peau, pour les livrer à l’absorption active et prompte du tissu cellulaire qui la double. les perfectionnemens apportés à l’appareil primitif, et surtout la substitution de l’aiguille creuse au trocart, en ont rendu l’emploi tellement facile que les injections hypodermiques de morphine sont devenues d’un usage courant en thérapeutique et que les malades eux-mêmes peuvent se les pratiquer. L’impulsion a été donnée en 1855 par un médecin anglais, le docteur Wood, et depuis lors, cette pratique a pris une extension qu’on n’avait pas prévue. Je parlerai plus tard de l’abus qu’on en a fait ; mais il est juste de constater d’abord les services qu’elle rend.

Les injections de morphine calment la douleur avec une promptitude extraordinaire. Le soulagement est presque instantané. Au bout de quelques minutes, on commence à en sentir les effets. Peu à peu la souffrance la plus aiguë se transforme en un simple engourdissement, qui fait bientôt place à un état de bien-être délicieux. Il faut l’avoir éprouvé pour en comprendre le charme. C’est un demi-sommeil léger, que le moindre bruit fait cesser ; parfois même c’est l’insomnie, mais elle est si agréable qu’on ne songe pas à s’en plaindre. Les morphinomanes passent souvent la nuit entière à lire sans regretter le sommeil.

La douleur, dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, revêt des formes bien variées ; les homéopathes, qui sont des analystes de première force, en admettent soixante-treize espèces différentes ; mais la morphine n’a pas souci de ces distinctions subtiles, elle calme toutes les douleurs, quelles que soient leurs causes et les formes sous lesquelles elles se traduisent. Lorsqu’elle joint son action à celle de l’éther ou du chloroforme, rien ne lui résiste.

L’art de guérir aurait pu se contenter de ces deux moyens ; mais la chimie et la physiologie expérimentale lui ont offert de nouveaux caïmans qui sont venus compléter son arsenal analgésique. Ce sont d’abord les alcaloïdes de la belladone, du datura stramonium, de la jusquiame, de l’aconit, puis le chloral et les bromures alcalins. Le chloral a été découvert par Liebig en 1832 et introduit dans la pratique médicale en 1860 par O. Liebreich. Ses propriétés sont tellement analogues à celles du chloroforme, que plusieurs physiologistes ont pensé qu’il n’agissait que par les petites quantités de ce corps qu’il produit en se transformant dans l’organisme. Il est, comme lui, hypnotique et insensibilisant. Le sommeil qu’il procure est exempt d’agitation et de rêves. Il n’a pas les inconvéniens de l’opium, et son énergie le rend utile dans le tétanos, où il a procuré quelques guérisons, et dans la rage, dont il parvient à diminuer les formidables crises.

Les bromures sont les antidotes de l’éréthisme nerveux et de l’excitation cérébrale. Ils fournissent à la thérapeutique de précieux agens dans le traitement des névroses. Ce sont les seuls remèdes qui aient prise sur la plus redoutable d’entre elles, l’épilepsie[7]. Enfin, deux nouvelles substances sont venues récemment se joindre à cette liste. C’est d’abord l’antipyrine, dont la vogue est devenue telle que les fabriques suffisent à peine à la consommation qui s’en fait aujourd’hui ; c’est ensuite la cocaïne, qui fait moins de bruit et rend plus de services, parce qu’elle jouit de la propriété précieuse de produire l’anesthésie locale, sous la forme la plus simple.

Il suffit de passer un pinceau trempé dans une solution de chlorhydrate de cocaïne au quinzième sur la surface la plus impressionnable, pour y déterminer une insensibilité complète. L’instillation d’une ou deux gouttes de ce liquide entre les paupières permet de faire subir à l’œil les explorations les plus pénibles, les opérations les plus délicates, sans provoquer ni douleur ni clignement. Lorsqu’on veut explorer ou cautériser la gorge des enfans, il suffit de la badigeonner au préalable avec la solution de chlorhydrate de cocaïne pour la rendre insensible à tout contact. Enfin, lorsqu’on en injecte quelques gouttes dans le tissu gingival d’une dent malade, on peut ensuite l’extraire sans que le patient éprouve autre chose qu’un sentiment de surprise et d’ébranlement. On insensibilise de la même manière les cavités intérieures sur lesquelles il faut agir et dont la susceptibilité est aussi grande.

La cocaïne a remplacé avec avantage tous les procédés à l’aide desquels on cherchait, depuis la découverte des anesthésiques, à insensibiliser momentanément une partie, sans être obligé d’agir sur l’économie tout entière. Elle est plus sûre et plus commode dans son emploi que les mélanges réfrigérans, que les pulvérisations d’éther, de sulfure de carbone et même de bromure d’éthyle. Avec de pareilles ressources, l’art de guérir est maître de la douleur. S’il ne lui est pas toujours possible de l’atteindre dans sa source, il peut du moins à coup sûr en suspendre les manifestations, en faire disparaître les tortures, et c’est là le principal. Pour comprendre l’étendue d’uni pareil bienfait, il faut avoir été témoin du supplice qu’endurent les malheureux en proie aux névroses douloureuses, quand on ne leur vient pas en aide. C’est une torture sans trêve et sans espoir, car chaque paroxysme en appelle un nouveau, car la durée de l’épreuve est inconnue, car il n’y a pas même à compter sur la mort pour y mettre fin : ces maladies-là ne tuent pas.

Les névropathes, les martyrs de leur système nerveux, les malheureux qui sont obligés de subir les dures nécessités de la chirurgie, ne sont pas les seuls qui aient bénéficié de ce progrès. Il a étendu son action à tous ceux qui souffrent, et il déploie la même puissance, qu’il s’agisse d’apaiser une douleur du moment, ou de procurer du calme o à ceux qui n’ont plus que la mort en perspective. Parmi les blessés qui couvrent les champs de bataille, il en est dont l’état ne laisse aucun espoir. On se trouve également quelquefois en présence de ces cas désespérés, à la suite des accidens dont les chemins de fer et les ateliers sont souvent le théâtre. Autrefois, ces malheureux attendaient la mort dans d’atroces souffrances ; aujourd’hui, grâce aux inspirations de chloroforme et aux injections de morphine combinées, ils s’éteignent doucement, dans la plénitude de leurs facultés. Ils n’ont perdu que celle de souffrir.

A l’aide des mêmes moyens, on parvient à prolonger, pendant des années, et à rendre supportable l’existence des malades atteints de ces lésions organiques qui ne pardonnent pas et qui font souffrir mort et misère avant de conduire leurs victimes au tombeau ; mais c’est surtout à la guerre que les anesthésiques rendent d’admirables services. Ils ont transformé la chirurgie des champs de bataille.

A l’époque de nos grandes guerres, les ambulances de première ligne offraient un terrible spectacle. Il fallait la force d’âme et la longue habitude des chirurgiens du premier empire pour conserver, dans un pareil milieu, leur calme, leur sang-froid et leur sûreté de main. Les cris des blessés se tordant sous le couteau, les gémissemens de ceux qui attendaient leur tour, les plaintes des mourans, les supplications des uns, les imprécations, des autres se mêlaient au bruit de la fusillade et au grondement lointain du canon. Ceux qui se sentaient blessés à mort, et auxquels on avait fait un pansement de consolation, demandaient qu’on les achevât. Les conscrits appelaient leur mère ou imploraient du secours ; les vieux soldats, plus stoïques, étouffaient leurs cris, en mordant dans un morceau de linge ou en mâchant une balle. Ceux-là, il fallait les supplier de se plaindre et de crier, parce que l’effort qu’ils faisaient pour se contraindre devenait un péril de plus. Les blessés, les mourans, se succédaient sans trêve, à mesure que l’affaire devenait plus sérieuse, et cela durait parfois des journées entières. A Eylau, J. -D. Larrey est resté, pendant trente heures, avec ses aides, dans une ferme convertie en ambulance, opérant et pansant les blessés, les pieds dans la neige et par un froid follement intense que les instrumens tombaient de leurs mains glacées, n’interrompant son terrible labeur que pour faire le coup de feu avec ses chirurgiens, ses infirmiers et les blessés qui pouvaient encore tenir un fusil, contre les nuées de Cosaques qui venaient tourbillonner autour de son ambulance. Les choses ont complètement changé depuis lors. Les anesthésiques ont transfiguré les ambulances. Il y règne toujours la même activité ; on y assiste encore à de cruels spectacles ; mais tout se passe dans le calme et le silence. La résignation et l’espoir ont remplacé les cris, les larmes et les imprécations. Les chirurgiens s’acquittent de leurs fonctions, avec une tranquillité que ne troublent ni les clameurs ni les mouvemens des blessés. Ceux-ci, lorsqu’ils ont subi leur épreuve, reposent paisibles et confians ; les autres attendent leur tour sans appréhensions, rassurés par ce qui se passe sous leurs yeux, et les désespères voient venir la mort dans un demi-sommeil lucide.


II

Tout s’enchaîne dans l’évolution de l’humanité, et chaque chose arrive à son heure. Il était temps que la science découvrit les moyens de supprimer la douleur, car nous ne savons plus souffrir. Les progrès de la civilisation, en nous rendant la vie trop facile, ont tellement affiné la race, ils ont à ce point exalté le système nerveux aux dépens de tout le reste, que nous sommes devenus, avec le temps, des êtres tout de sensation, ressentant à l’excès le plaisir comme la douleur, celle-ci surtout.

Nos joies sont plus vives peut-être, elles sont assurément plus délicates que celles de nos ancêtres ; mais je ne crois pas qu’il y ait compensation. Le champ de la douleur est bien autrement étendu que celui du plaisir, et la puissance de souffrir est sans limites. Il est des gens, et le nombre s’en accroît tous les jours, pour qui presque toutes les impressions sont pénibles, chez lesquels l’exercice des fonctions les plus simples devient douloureux. Ce n’est pas, comme les personnes bien équilibrées sont disposées à le croire, une affaire de pure imagination ; il s’agit de souffrances bien réelles ; mais on les exaspère en les écoutant. Ceux qui s’y abandonnent sans résistance perdent très vite le pouvoir de réagir contre elles. Cela devient une obsession véritable. On ne trouve plus de mots assez énergiques pour exprimer ce qu’on ressent. Notre langue, malgré sa richesse, n’a plus assez de superlatifs pour répondre à ces exagérations. Les médecins, confidens habituels de ces lamentations, ne peuvent plus faire la part de l’imagination et celle de la réalité. Déroutés par ces hyperboles, ils se demandent si les gens auxquels ils ont affaire sont doués d’une organisation différente de la leur, pour tant souffrir de si peu de chose.

Longtemps ces exagérations ont été le partage exclusif des femmes. Les hommes tenaient autrefois à honneur de braver la souffrance comme le danger. Sans être aussi stoïques que les Spartiates, sans viser à l’orgueilleux mépris du sauvage attaché au poteau du supplice, qui sourit à la torture et entonne son chant de mort, pour braver une dernière fois son ennemi, nos pères auraient rougi de se montrer faibles devant les petites épreuves de la vie. Les hommes d’aujourd’hui n’ont pas cet amour-propre. Lorsqu’il s’agit de souffrir, ils confessent leur pusillanimité avec un aimable abandon. Ils s’en font même une sorte de mérite. Ils sont si nerveux, leur constitution est si délicate, qu’il leur est impossible d’endurer la moindre douleur. Il en est même qui sont organisés d’une façon tellement supérieure, qu’ils ne peuvent pas être témoins des souffrances des autres et qu’ils s’empressent de les fuir. Ces êtres, trop perfectionnés au moral comme au physique, tiennent en médiocre estime les natures grossières qui souffrent sans se plaindre, se résignent quand il faut, et qui n’hésitent pas à prendre leur part des chagrins des autres, quand ils peuvent, à ce prix, leur apporter un soulagement ou une consolation.

Cet excès de sensibilité qui paralyse les meilleures intentions, cette faiblesse de caractère qu’il faut plaindre, lorsqu’elle n’est pas la manifestation inconsciente de l’égoïsme, toutes ces défaillances sont surtout le résultat d’une éducation mal dirigée.

Il s’est produit assurément, comme je le disais tout à l’heure, un changement physique et moral dans l’organisation des peuples que de longs siècles de bien-être ont quelque peu amollis. Il est certain que nous ne sommes pas de la même trempe que nos ancêtres. Les plus solides d’entre nous se sentent passer un frisson dans le dos, lorsqu’ils visitent les musées rétrospectifs dans lesquels les instrumens de torture du moyen âge étalent leur hideux appareil. Si la question juridique n’était pas abolie depuis bientôt un siècle, il faudrait y renoncer, parce qu’elle serait inapplicable. La vue seule des instrumens ferait tomber les gens en syncope, et le premier contact provoquerait de tels accidens nerveux, que les juges seraient obligés de tout suspendre, dans l’impossibilité d’obtenir aucune réponse de l’accusé, ou parce que, dans sa terreur, il aurait tout avoué par avance.

Les mêmes réflexions se présentent à l’esprit quand on visite les cachots de la même époque. On se demande comment des êtres humains ont pu vivre, pendant de longues années, dans de semblables conditions. Les hommes de notre temps n’y dureraient pas trois mois. Il y a par conséquent, dans notre défaut de résistance, quelque chose qui tient aux modifications subies par la race et transmises de génération en génération ; mais les habitudes, les mœurs, l’affaiblissement des caractères et surtout la manière dont les enfans sont élevés, y entrent pour une bien plus forte part.

Ce n’est pas seulement dans l’ordre physique que cet affaissement se fait sentir. Tout se tient dans l’organisation humaine, et la débilité du corps entraîne la faiblesse de l’esprit. Lorsqu’on s’est déshabitué de souffrir, lorsqu’on éloigne avec terreur toute impression pénible, on devient inhabile à supporter les contrariétés et les inquiétudes. On les éprouve au centuple ; elles prennent dans la pensée des proportions effrayantes et transforment en torture morale les plus vulgaires préoccupations, les chagrins les plus usuels.

Les médecins sont plus frappés que les autres de cette impuissance à supporter les contrariétés et les soucis, parce qu’ils en sont chaque jour les témoins. Dans les familles où règne le nervosisme, lorsqu’un enfant tombe malade, c’est une exagération d’inquiétude, une explosion d’angoisse qui dépasse toute mesure. Le petit malade, gâté à l’excès, pousse des cris quand on l’approche et ne veut se prêter à aucun examen. Il faut lui faire violence pour s’assurer de la nature de son mal. S’il est nécessaire d’y porter remède par une intervention immédiate, on est obligé d’engager avec lui une lutte dans laquelle on n’a pas toujours le dessus, et qui, dans tous les cas, a pour effet inévitable d’aggraver la situation.

Lorsque l’enfant est rétabli, tout le monde est épuisé dans la famille, et tout cela souvent pour une simple indisposition. Quand le cas est grave, c’est autre chose, et si l’enfant succombe, c’est cent fois pis. La famille est désemparée. Les parens fous de désespoir désertent la maison et vont promener leur chagrin de ville en ville ; parfois la mère ne s’en relève jamais.

C’est là sans doute une douleur légitime et respectable entre toutes. La perte d’un enfant est le plus grand chagrin qu’on puisse éprouver sur la terre ; c’est celui qui déchire les fibres les plus profondes et les plus sensibles de notre cœur ; mais enfin toute chose a sa mesure, et ce n’est pas faire acte de raison que d’ensevelir le bonheur de toute une famille dans la tombe d’un petit enfant. Nos aïeules aimaient aussi les leurs ; elles en perdaient davantage, car la variole à elle seule leur en enlevait un sur trois ; leur cœur de mère saignait comme celui des femmes de nos jours ; mais elles prenaient sur elles et dévoraient leurs larmes en silence, pour ne pas attrister ceux qui les entouraient, pour ne pas affaiblir le moral du chef de la famille, qui avait besoin de tout sa liberté d’esprit, pour continuer à la faire vivre.

Toute souffrance combattue s’affaiblit par la lutte, et la résignation apporte avec elle sa récompense ; mais ce langage ne se comprend pas aujourd’hui. Une conduite aussi raisonnable serait taxée d’insensibilité par les névropathes, pour lesquels le comble de l’héroïsme consiste à se laisser mourir de chagrin, en faisant partager son sort aux autres. Il est temps de protester contre cette tendresse malentendue. Il est tout aussi coupable de s’abandonner ainsi, que de chercher dans la mort un refuge contre les maux de la vie. Les deux suicides se valent, et, puisque j’ai prononcé ce mot, je ne puis pas me dispenser de signaler, comme un argument de plus en faveur de la thèse que je soutiens, l’augmentation rapide et croissante des morts volontaires. D’après les recherches récentes de M. Jacques Bertillon, le nombre en a plus que triplé, en France, depuis un demi-siècle. De 1826 à 1830, sur un million d’habitans, on comptait en moyenne 54 suicides par année ; de 1878 à 1882, le chiffre s’en est élevé à 180, et, l’année dernière, le suicide a fait, à Paris, plus de victimes que la fièvre typhoïde. Le même accroissement se constate dans le reste de l’Europe, sauf en Norvège. Je dirai bientôt la cause de cette exception.

Le suicide suit la même progression que la folie, dont il est le satellite et souvent la conséquence. Ces deux manifestations de l’égarement intellectuel sont soumises aux mêmes influences. C’est toujours l’exagération de la vie cérébrale, l’abus des sensations et celui de l’alcool qui troublent la raison. Les statistiques, avec la précision impartiale de leurs chiffres, projettent sur ces questions une éclatante lumière.

Les peuples riches, élevés en civilisation, sont ceux qui paient le plus fort tribut à la mort volontaire. L’écart d’un peuple à l’autre est énorme. Tandis que, pour un million d’habitans, la Saxe compte chaque année 392 suicides, le Danemark 251, la Suisse 239, l’Espagne n’en enregistre que 30 et l’Irlande 17 seulement.

Le nombre des morts volontaires suit la même marche que la consommation de l’alcool. Les races du Nord, qui font abus de ce dangereux liquide, comptent deux ou trois fois plus de suicides que celles du Midi. Il n’y a qu’un seul pays où cette consommation décroisse, c’est la Norvège, et c’est aussi le seul où le nombre des gens qui attentent à leur vie aille en diminuant.

Alcoolisme, folie, suicide, sont trois fléaux qui marchent de front dans les sociétés modernes. Ce dernier cependant progresse un peu plus vite, parce qu’il reconnaît une cause de plus, c’est l’affaiblissement des croyances. Lorsqu’on ne croit plus à rien, il est logique de quitter la vie, comme on sort d’une salle de spectacle, quand la pièce a cessé de plaire ou quand on s’y trouve mal assis. Les chiffres confirment encore, à cet égard, les prévisions du raisonnement. A population égale, il y a moitié plus de suicides dans les villes que dans les campagnes, où les principes religieux ont été moins fortement ébranlés. Ce n’est que dans les grands centres de population que les femmes et les enfans attentent à leur vie.

Un dernier fait ne s’explique pas aussi facilement : c’est que les pays protestans, pris en bloc, ont, toute proportion gardée, deux fois plus de suicides que les pays catholiques. Le fait est d’une évidence saisissante dans le royaume-uni. L’Angleterre est le pays le plus riche de l’Europe. C’est celui dont la population s’accroît le plus rapidement. Les mœurs sont relativement austères, le puritanisme ardent, et pourtant on y compte presque autant de suicides qu’en France et dix fois plus qu’en Irlande, ce pauvre et malheureux pays qui meurt de faim, émigré en masse et va se dépeuplant. Pour les peuples, comme pour les individus, ce n’est pas toujours la souffrance qui conduit au dégoût de la vie. Ce ne sont pas les heureux de la terre qui craignent le plus de la quitter, ce sont les déshérités de l’existence, ceux auxquels elle a fait banqueroute et qui s’obstinent à poursuivre, avec l’espoir de le voir sortir enfin, le numéro qu’ils ont pris en naissant, à la loterie du bonheur.

Il est bien difficile de remonter un pareil courant de sentimens et d’idées ; mais on peut réagir contre les exagérations de sensibilité, contre la pusillanimité croissante, qui affaiblissent les ressorts de la famille et portent atteinte à sa vitalité, contre la faiblesse de caractère qui ne permet de tenir tête ni aux événemens ni aux hommes, qui se traduit par des défaillances continuelles dans la vie publique, comme dans la vie privée, et qui finira par énerver la nation elle-même, si on n’y prend garde.

Pour combattre cette débilité sociale, il faut l’attaquer dans sa source, en s’adressant aux enfans. On peut transformer les générations de l’avenir, en leur donnant une éducation plus virile, en leur apprenant à supporter la douleur, à braver le danger, à s’endurcir aux privations comme à la fatigue et à ne pas attacher au bien-être plus d’importance qu’il n’en mérite. Les hygiénistes réclament depuis longtemps cette réforme de l’éducation. J’en ai moi-même fait ressortir la nécessité[8]. Cette fois nous n’avons pas prêché dans le désert. La croisade que nous avons entreprise a porté ses fruits. Des sociétés se sont formées pour la propagation des exercices physiques dans les écoles et les lycées. Elles ont fondé des journaux[9] et font une propagande active. Cette question d’hygiène pédagogique fera l’objet d’un des congrès qui se réuniront cette année, à l’occasion de l’exposition universelle ; enfin, par un arrêté en date du 8 juillet dernier, le ministre de l’instruction publique a institué une commission pour l’étude des améliorations à introduire dans le régime des lycées et des collèges, et les exercices physiques sont à l’étude dans une de ses sections. Tout fait espérer que les jeunes gens élevés d’après ces nouveaux principes seront plus vigoureux et plus énergiques que leurs devanciers.


III

La suppression de la douleur a été pour quelque chose dans l’exagération de sensibilité qu’on observe surtout dans les classes élevées de la société ; mais ce n’est pas le seul préjudice qu’elle leur ait causé. Elle y a introduit deux vices complètement nouveaux : l’ivresse de l’éther et l’abus de la morphine.

L’insensibilité profonde qu’amènent les inspirations d’éther à haute dose est précédée de l’ivresse la plus délicieuse qu’il soit possible d’imaginer. C’est un enchantement dont on ne peut se faire une idée que lorsqu’on en a savouré le charme, un bien-être ineffable, un bonheur de vivre dont rien n’approche dans la vie réelle. Des visions charmantes, et qu’il est possible de prolonger, vous conduisent doucement à un sommeil léger qui se dissipe au bout de quelques instans, sans trouble, sans malaise, et qui ne laisse après lui que le souvenir du bonheur ressenti et le désir de l’éprouver encore.

Cette ivresse était connue longtemps avant la découverte de l’anesthésie. Humphry-Davy avait, dès le siècle dernier, signalé les sensations agréables que procure l’inspiration du protoxyde d’azote, qu’il avait désigné, pour ce motif, sous le nom de gaz hilarant. Ses expériences, répétées on Angleterre et sur le continent, y mirent à la mode les inhalations gazeuses ; mais on ne tarda pas à remplacer le protoxyde d’azote par les vapeurs de l’éther, qui se recommandait par sa limpidité, l’odeur suave qu’il exhale et sa volatilisation facile. L’habitude de le respirer à titre d’amusement se répandit dans les laboratoires de chimie et de physique, en Angleterre et aux États-Unis. Jackson y retrouva cette tradition en 1840, et c’est là ce qui le mit sur la voie de la belle découverte que nous lui devons.

Les médecins, en vérifiant sur eux-mêmes les faits avancés par leurs confrères de Boston, constatèrent, en même temps que l’insensibilité anesthésique, le charme incomparable de l’ivresse qui précède l’anéantissement de la conscience. Il en est bien peu, parmi ceux qui exerçaient à cette époque, qui n’aient cédé quelquefois à la tentation de la savourer de nouveau, soit pour échapper un instant aux soucis et aux ennuis professionnels, soit pour oublier quelque chagrin cuisant, ou pour se débarrasser momentanément d’une douleur trop vive. Quelques-uns d’entre eux en ont conservé l’habitude. Du corps médical, elle a passé à ceux qui l’assistent. Le goût de l’éther a fait des prosélytes dans les rangs des sages-femmes, des infirmières, des garde-malades. Puis est venu le tour des névropathes auxquels les médecins en ont révélé le secret en y recourant pour combattre chez eux des attaques d’asthme, de dyspnée cardiaque, d’hystérie, etc.

Aujourd’hui le nombre des éthéromanes est assez considérable ; on les reconnaît à l’odeur qu’ils exhalent, car il n’en est pas de plus persistante, ni de plus caractéristique. On pourrait suivre à la trace celui qui vient de respirer de l’éther.

Les gens qui en font abus et qui se maintiennent sous son influence d’une manière persistante ont une physionomie spéciale. Ce n’est pas l’air abruti, l’œil atone des alcooliques, c’est une sorte d’excitation bizarre, une mobilité extrême dans les idées, comme si la pensée était ailleurs. Ils perdent peu à peu l’aptitude aux travaux de l’esprit ; leurs facultés diminuent, en même temps que surviennent les troubles nerveux et que l’appétit disparait. Il en est chez lesquels la passion de l’éther finit par dépasser toute mesure et qui arrivent à en consommer des quantités invraisemblables, lorsqu’ils peuvent se les procurer. Tel était le cas de ce jeune Anglais dont le docteur Ewald a rapporté l’observation et qui s’en allait par les rues, un mouchoir imbibé d’éther sur la bouche, errant de pharmacie en pharmacie, pour tâcher d’obtenir de nouvelles doses de son liquide favori. Repoussé des officines, chassé de son logis par le propriétaire, à cause de l’odeur dont il emplissait la maison, le malheureux vint, en désespoir de cause, s’échouer à l’hôpital, dans un état voisin de la folie.

Les médecins n’éprouvent pas de pareilles résistances et peuvent, grâce au privilège professionnel, se livrer d’une manière désordonnée à leur funeste passion. J’en ai connu qui ne sortaient plus, et dont l’existence se passait dans un demi-sommeil dont on avait peine à les tirer. Lorsqu’on parvenait à pénétrer jusqu’à eux, en enfreignant la consigne, on les trouvait étendus sur leur lit, pâles, amaigris, les yeux éteints et tenant entre leurs mains un flacon d’éther dont les vapeurs remplissaient la chambre.

Les cas de ce genre sont très rares ; et, au demeurant, l’ivresse de l’éther est bien moins dangereuse que celle de l’alcool, non-seulement chez ceux qui se bornent à le respirer, mais encore chez ceux qui le boivent. Les paysans irlandais qui s’enivrent avec un mélange des deux liquides tombent moins bas et moins vite que ceux qui ne font usage que du second. Il est vrai qu’ils en consomment une beaucoup moins grande quantité. La boisson dont ils usent est un mélange commercial, dans lequel entrent les éthers éthylique et méthylique, mêlés à de l’alcool et à des composés empyreumatiques. Le litre de cette liqueur coûte 3 francs, et il suffit de 15 grammes pour déterminer une légère ivresse. Ainsi, dans ce pauvre et malheureux pays, il en coûte un peu moins de 5 centimes pour se procurer un moment d’oubli.

L’habitude de l’éther s’est développée, en Irlande, à la suite des prédications des prêtres catholiques. Dans leur zèle, ils ont tonné contre le whisky avec une telle force, qu’ils ont réussi à le faire abandonner par leurs coreligionnaires ; mais ceux-ci l’ont remplacé par la liqueur mixte dont je viens d’indiquer la composition. La substitution s’est opérée peu à peu, à partir de 1866, et maintenant on reconnaît la religion des gens à l’odeur qu’ils exhalent. Les protestans sentent l’alcool, et les catholiques l’éther. Les paysans irlandais ne sont pas seuls à faire usage de ce dernier liquide, sous forme de boisson. Le goût s’en est répandu dans tout le royaume-uni, et il a fait des prosélytes, même dans les rangs de l’aristocratie anglaise. À la suite des courses d’Epsom, on trouve toujours, sur l’hippodrome, quelques petits flacons d’éther parmi les innombrables bouteilles vides de Champagne et de porto qui jonchent le sol.

L’abus de la morphine est bien plus répandu et bien autrement pernicieux que celui de l’éther ; mais le corps médical non a pas conservé le monopole. Les morphinomanes se rencontrent aujourd’hui dans toutes les professions appartenant aux classes aisées, et le nombre s’en accroît tous les jours, sans qu’on s’en aperçoive, parce qu’ils ne sont pas trahis par leur odeur, comme ceux qui font usage de l’éther. D’un autre côté, la pente est plus glissante. Lorsqu’on s’éthérise, c’est plutôt pour se procurer une sensation agréable que pour calmer une douleur ; c’est une ivresse comme celle de l’alcool à laquelle on s’adonne, tandis que l’abus de la morphine a presque toujours pour point de départ une maladie douloureuse, dans le cours de laquelle le médecin a cru devoir pratiquer des injections hypodermiques. Dans ce cas, le soulagement est si prompt et si complet, que le patient ne trouve pas de termes pour exprimer son contentement et sa reconnaissance ; mais, au bout de quelques heures, la souffrance revient à la charge, le malade réclame une nouvelle application du remède qui l’a si merveilleusement soulagé, et le médecin n’a pas le courage de refuser.

Bientôt il devient indispensable de rapprocher les piqûres et d’augmenter les doses, car il n’est pas de remède pour lequel l’accoutumance s’établisse aussi vite. On arrive très rapidement ainsi à faire absorber aux malades des quantités de morphine qu’on regrette d’administrer.

Cependant, il n’y a pas de danger tant que le médecin reste maître de la situation, en pratiquant lui-même les injections hypodermiques. L’abus commence, lorsqu’il a la faiblesse de céder aux instances de son malade et de lui confier l’instrument. La morphinomanie s’établit alors d’une manière à peu près infaillible. On en arrive à se faire des piqûres en l’absence de toute douleur. Chaque jour on se voit obligé d’abréger les intervalles et d’augmenter les doses. Il y a des gens qui, après avoir commencé par quelques milligrammes, en arrivent à consommer 2 et 3 grammes de morphine par jour.

Il paraît surprenant, au premier abord, qu’une habitude dispendieuse, et qui nécessite une petite opération, ait pu se répandre aussi facilement dans un monde aussi pusillanime ; mais cela s’explique par la promptitude avec laquelle la sensibilité s’émousse chez les personnes adonnées à la morphine, et par ce fait, connu de tous ceux qui en ont usé, que les injections sont d’autant moins douloureuses que la solution est plus concentrée. Les morphinomanes n’en font aucun cas. « Ils éprouvent, dit le professeur Ball, une âpre volupté à se faire des piqûres. Pour certains sujets, il existe un véritable attrait à pratiquer cette opération sur eux-mêmes, et plusieurs de ces malades m’ont affirmé que, s’il fallait absolument diminuer la dose, ils aimeraient infiniment mieux l’absorber en plusieurs fois qu’en une seule[10]. »

La douleur arrête si peu les morphinomanes, qu’on en voit se piquer avec des aiguilles dont la pointe est complètement émoussée. Une femme, dont le docteur Mottet a rapporté l’observation, vint à briser son aiguille, pendant qu’elle se trouvait à la campagne. Elle n’en avait pas d’autre. Elle prit des ciseaux à broder, se fit une ouverture à la peau, y introduisit le tronçon de son aiguille et continua à s’injecter ainsi jusqu’à ce qu’on lui en eût envoyé une autre de Paris. La dépense n’arrête pas davantage. Elle est insignifiante au début, quand on en est encore aux centigrammes, et, lorsqu’on arrive aux grammes, il n’est plus temps d’y renoncer. On voit alors des femmes vendre leurs meubles, mettre leurs bijoux, leurs vêtemens au mont-de-piété, pour se procurer de la morphine. On en voit commettre des vols, comme celle dont j’ai parlé plus haut. Après avoir épuisé toutes ses ressources, poursuivie par le pharmacien qui avait commis la faute de lui donner de la morphine à discrétion, et auquel elle devait 1,600 francs, la malheureuse, affolée, ne sachant plus que faire, s’en alla voler des marchandises aux magasins de la Ville Saint-Denis, pour les revendre et acheter de la morphine. Arrêtée, traduite en justice et sous le coup d’une accusation infamante, elle n’avait qu’un souvenir, celui de l’épouvantable nuit qu’elle avait passée au poste, le jour de son arrestation, parce qu’elle y avait été privée de morphine ; elle n’avait qu’une crainte, celle de ne pouvoir s’en procurer lorsqu’elle serait en prison.

Ce sont surtout les femmes qui se livrent à la morphinomanie. En général, elles ne dissimulent pas leur habitude. Il en est même qui s’en parent comme d’un vice élégant, comme d’une excentricité à la mode. Ce sont elles qui se font monter en bijoux de petites seringues et des flacons minuscules, pour contenir leur poison bien-aimé. Ce sont elles qui sont ingénieuses à varier les procédés pour se soustraire aux regards et se faire leur injection à toute heure et partout, sans attirer l’attention. Ce sont elles enfin qui, ne sachant pas s’arrêter, vont s’échouer dans un lit d’hôpital quand elles sont à bout de ressources. Les hommes ont plus d’empire sur eux-mêmes, et surtout savent mieux dissimuler leur vice. Les médecins, qui forment le fond de la clientèle masculine de la morphine, mettent surtout un soin extrême à se cacher, et c’est pour cela qu’on n’en connaît pas le nombre. Cependant les statistiques indiquent une proportion bien élevée pour les membres du corps médical et pour leurs auxiliaires : elle dépasse la moitié du nombre total.

Il faut tenir compte aussi des prédispositions individuelles. Les natures inquiètes, avides d’impressions nouvelles, de jouissances inconnues, les déséquilibrés, les héréditaires, sont voués à la morphinomanie, et si les circonstances s’y prêtent, ils ne résistent pas longtemps. Du reste, il ne faut pas plus de trois mois d’un usage journalier de ce poison, pour que l’habitude en soit prise et le vice établi.

La santé n’est pas troublée au début par ces injections quotidiennes. Souvent même elles font disparaître la maladie nerveuse à laquelle on les avait opposées ; mais bientôt l’affaiblissement de l’intelligence, la bizarrerie du caractère, la perversion des sentimens affectifs, dénotent le trouble profond de l’économie ; les désordres de la santé générale ne tardent pas à survenir et la déchéance physique marche de pair avec la déchéance morale. Les morphinomanes n’atteignent jamais un âge avancé. Quelques-uns meurent subitement, les autres succombent dans le cours d’une maladie aggravée par l’abus du poison ou s’éteignent dans le marasme.

Cette passion est encore plus difficile à guérir que celle de l’alcool, parce que le penchant est plus irrésistible et le besoin plus impérieux. Lorsqu’il n’est pas satisfait, il en résulte un état d’irritation, de malaise indescriptible ; il peut même survenir des accidens sérieux quand l’abstention est brusque et complète.

La morphinomanie est un vice avec lequel il faut compter ; il est encore à ses débuts, mais il fait de rapides progrès. L’opium a tout autant de séductions que les boissons alcooliques. Il tient sous sa domination 200 millions d’Asiatiques et il envahit peu à peu le reste du monde, sous une forme plus perfide. Il s’est déjà répandu dans l’Europe entière et il gagne du terrain de l’autre côté de l’Atlantique. En Angleterre, la morphine commence à détrôner le laudanum. En Allemagne, au dire du docteur Landowski, elle compte plus de prosélytes qu’en France. Cette dangereuse habitude n’est plus l’attribut exclusif de la bonne compagnie ; elle a franchi le seuil de l’antichambre et de l’atelier ; on voit maintenant entrer dans les hôpitaux des domestiques et des ouvrières qui s’y adonnent depuis longtemps. Il faut couper le mal dans sa racine, et rien n’est plus facile. Il n’est pas besoin pour cela de lois nouvelles. Il suffit d’appliquer celle du 21 germinal an XI, qui fait défense aux pharmaciens de délivrer ou de débiter des préparations médicinales, ou drogues composées quelconques, sans l’ordonnance d’un médecin.

La même mesure suffirait pour empêcher l’abus de l’éther ; ces deux vices demeureraient alors l’apanage exclusif des médecins, auxquels il est impossible de l’interdire ; mais ceux-là savent à quoi s’en tenir, et ce n’est pour eux qu’un danger professionnel de plus. Tout compte fait, si les moyens de calmer la douleur que la science contemporaine a trouvés présentent quelques inconvéniens, ils ont de tels avantages, ils rendent de tels services à tous ceux qui souffrent, que la comparaison n’est pas possible. Je n’ai cependant fait qu’envisager un des côtés de la question. Il me reste à montrer l’influence que’ ces découvertes ont exercée sur le plus grand progrès que l’art de guérir ait réalisé de nos jours.


IV

Lorsque la découverte des anesthésiques eut accompli, en chirurgie, la révolution dont j’ai parlé, les opérateurs purent juger de l’importance de la conquête qu’ils venaient de faire par la facilité avec laquelle on acceptait leur secours. Au lieu de la terreur qu’avait jusqu’alors inspirée leur approche, au lieu des résistances qu’il leur avait toujours fallu combattre et dont l’imminence de la mort ou l’aiguillon d’atroces douleurs leur permettait de triompher, souvent trop tard, ils se trouvèrent, en présence de gens résignés qui s’endormaient avec confiance et se réveillaient surpris, ne pouvant pas croire que le moment terrible se fût passé pendant la durée d’un sommeil si doux.

C’est qu’en effet, surtout à notre époque, la souffrance fait encore plus peur que la mort. La sagesse des nations prétend le contraire. Mieux vaut souffrir que mourir, c’est la devise des hommes, a dit La Fontaine ; mais cet adage n’est vrai que lorsque la mort se dresse brusquement devant nous, comme devant le bûcheron de la fable. L’instinct presque physique de la conservation se réveille alors, et nous la prions de nous aider à recharger notre fardeau ; mais tant qu’elle se tient à distance, elle ne nous cause pas autant d’épouvante que la douleur.

Quoi qu’il en soit, la résignation facile des malades et la possibilité d’agir sur eux, pendant le calme et l’immobilité du sommeil anesthésique, avaient imprimé une impulsion considérable à l’art chirurgical. N’ayant plus à compter avec la douleur ni avec le temps, il put intervenir dans des cas considérés comme incurables et sauver des existences qu’on avait crues jusqu’alors irrévocablement condamnées ; mais cet essor fut bientôt entravé par le nombre croissant des insuccès et des revers. Les désastres de la pratique hospitalière surtout frappèrent tous les regards et causèrent un véritable effroi. Il en avait été ainsi de tout temps ; mais on en prenait plus facilement son parti lorsque la statistique n’était pas encore venue révéler le véritable état des choses et le chiffre effrayant des décès.

La guerre d’Orient acheva de porter la lumière sur ce sujet. Elle démontra, d’une manière définitive, la puissance et l’innocuité du chloroforme, même aux armées. Sur 30,000 blessés qui y furent soumis, pas un ne dut la mort à son emploi ; mais les suites des opérations furent encore plus désastreuses qu’en temps de paix. La mortalité, dans les hôpitaux de Constantinople, comme en Crimée, dépassa toute mesure. Entravé par cet obstacle, l’art de guérir se trouvait en présence d’un nouveau problème plus difficile à résoudre que le premier ; mais, encouragé par le triomphe qu’il venait de remporter sur la douleur, il se -mit à chercher, avec une ardeur nouvelle, le moyen de vaincre à son tour le danger. Cette poursuite a duré plus de vingt ans ; mais elle a été couronnée par le succès le plus éclatant. Ce fait laissera dans l’histoire de notre siècle une trace assez profonde pour que je n’hésite pas à l’exposer sommairement ici.

A l’époque à laquelle nous nous reportons, les causes de la mortalité excessive que subissent les blesses dans les hôpitaux n’étaient déjà plus un mystère. On n’ignorait pas que les accidens qui les enlèvent sont analogues aux lièvres graves et, comme elles, le résultat d’un empoisonnement. On savait que l’agent toxique est transmis d’un sujet à l’autre par l’air qui les entoure, par les personnes qui les approchent et les objets avec lesquels ils sont en contact, et qu’il pénètre dans l’organisme par la surface des plaies. On s’expliquait dès lors que les chances de contamination fussent d’autant plus grandes que les blessés étaient plus nombreux, les salles plus encombrées, la propreté plus défectueuse ; mais on ignorait complètement la nature de l’agent délétère et les moyens de le combattre.

C’était quelque chose toutefois que d’avoir posé, dans des termes précis, le problème de l’intoxication nosocomiale, parce qu’on savait dans quelle direction il fallait marcher pour en trouver la solution. Trois voies différentes se présentaient à l’esprit ; on pouvait empêcher le poison de naître, le détruire une fois formé, ou s’opposer à sa pénétration dans l’organisme. Chacune de ces routes fut suivie par les expérimentateurs. Les chirurgiens, habitués à tout demander à la médecine opératoire, s’évertuèrent à inventer des méthodes nouvelles pour oblitérer les vaisseaux, en divisant les tissus et pour fermer ainsi la porte à l’agent infectieux. Ces procédés, quoique peu barbares, auraient été absolument inapplicables, si l’anesthésie n’avait pas été découverte auparavant ; quelques-uns d’entre eux ont survécu pour remplir des indications spéciales. Les chimistes, de leur côté, cherchaient des substances susceptibles de neutraliser le poison. Ils imaginaient des pansemens préservateurs, et nous verrons bientôt que cette direction était la bonne étique c’est elle qui a conduit au succès. Les hygiénistes réclamaient l’assainissement du milieu nosocomial et, pendant de longues années, ils ont dirigé, contre les vieux hôpitaux, encombrés, sombres, humides et mal tenus, une croisade habilement conduite et qui a porté ses fruits. C’est à partir de cette époque que les règles qui doivent présider à la construction de ces établissemens ont été définitivement posées. Ceux qui se sont élevés depuis laissent peu de chose à désirer. L’Hôtel-Dieu a été la dernière infraction aux lois de l’hygiène nosocomiale ; cette faute, commise malgré l’opposition du corps médical tout entier, a coûté 25 millions.

Une réforme comme celle-là ne peut porter que des fruits tardifs. Nous avons en France 1,587 hôpitaux ou hospices, et il s’écoulera bien des années avant qu’on ait pu les transformer ou les remplacer tous ; mais cette enquête en a fait assainir un grand nombre et a modifié la tenue de la plupart d’entre eux, en y faisant entrer de vive force des habitudes de propreté dont on ne soupçonnait pas jusque-là l’importance.

En dépit de tous ces efforts, la mortalité des blessés restait toujours à peu près la même, et la guerre de 1870 vint démontrer le peu d’importance des progrès qui s’étaient accomplis. Les désastres qui fondirent sur la nation, les revers subis coup sur coup par nos armées, les maladies qui s’abattirent sur leurs débris, détournèrent l’attention de ce qui se passait dans les ambulances et dans les hôpitaux ; mais lorsque Paris fut enfermé dans son cercle de fer, lorsque les blessés y affluèrent à la suite des combats livrés sous ses murailles, on vit survenir alors les mêmes accidens qu’en Crimée, et ils s’aggravèrent encore par l’encombrement qui se produisit au sein de cette agglomération de plus de 2 millions d’âmes.

Les hôpitaux ne tardèrent pas à se remplir. On en éleva de temporaires ; on construisit des baraques, on dressa des tentes ; on convertit eu ambulances les édifices disponibles, les maisons vides, les hôtels abandonnés. Ces ressources furent rapidement épuisées, et comme le flot des malades montait toujours, l’entassement ne connut plus de bornes. Toutes les complications des blessures s’y répandirent à la fois, et la mortalité devint effrayante dans ces locaux infectés. Les plus élégans, les plus riches étaient aussi meurtriers que les autres. Lorsqu’on entrait dans la cour du Grand-Hôtel, converti en ambulance depuis le commencement du siège, on se sentait envahi par cette odeur fade, nauséeuse, qu’on ne respire d’habitude que dans les vieux hôpitaux. Les blessures les plus légères étaient presque fatalement suivies de mort, et ceux qui franchissaient le seuil de ces demeures empestées devaient laisser leur dernière espérance sur le seuil. Il en était de même partout. Les médecins, réduits à l’inaction, à l’impuissance, assistaient désespérés à ces désastres qui venaient s’ajouter à tous les autres et mettre le comble aux souffrances que la grande ville endurait avec une résignation et un courage qui ont fait l’admiration du monde entier.

C’est à la fin de cette terrible épreuve que se produisit, en France, la première tentative qui ait été couronnée de succès. Ce fut aussi la première et la plus heureuse des applications qui ont été faites, à l’art de guérir et à l’hygiène, des belles découvertes qui ont transformé la science contemporaine.


V

Le moment propice était arrivé ; M. Pasteur venait de découvrir, dans le domaine de l’histoire naturelle, un nouveau monde ; dont il nous révélait successivement l’organisation et les lois. Dans le cours de ses recherches sur les fermentations et de sa longue lutte contre les derniers défenseurs de la génération spontanée, il avait prouvé que l’atmosphère est peuplée comme la nier, qu’elle renferme des myriades de germes organisés et vivans que leur ténuité dérobe à nos regards, mais que le microscope décèle et qui se dévoilent par leurs effets. Il avait prouvé que toutes les fermentations sont le résultat de l’action de ces petits organismes, et que partout où la vie se manifeste, sans facteur apparent, elle provient du développement et de la multiplication de ces germes.

Les infiniment petits, personne ne le conteste plus aujourd’hui, sont les agens de toutes les transformations et de la destruction qui se produit dans le monde entier, pour compenser la création incessante qui s’y opère. Ils font disparaître, plus rapidement que les grands vertébrés nécrophages, tous les corps qui ont cessé de vivre. Ils protègent les vivans contre les morts, en restituant au monde inorganique les élémens de ceux-ci, afin de leur permettre d’entrer dans de nouvelles combinaisons et de participer à une vie nouvelle. C’est là le côté bienfaisant de leur intervention ; mais ils ne se bornent pas à décomposer la matière morte, ils agissent aussi sur les êtres vivans. Leurs innombrables essaims, répandus dans l’atmosphère, mêlés aux poussières qu’elle entraine dans ses mouvemens, tombent sur le sol et dans les eaux, qu’ils ensemencent. Ils pénètrent dans le corps de l’homme et des animaux, se développent, se multiplient au sein des liquides organiques qu’ils altèrent, et deviennent ainsi la cause des maladies les plus redoutables qui affligent l’espèce humaine et les animaux.

A l’époque néfaste dont j’évoquais tout à l’heure le douloureux souvenir, M. Pasteur n’avait pas encore démontré, pour l’espèce humaine, l’exactitude de ces grandes lois biologiques ; mais il on avait fourni les preuves pour quelques-unes des maladies contagieuses propres aux espèces animales. La bactéridie du charbon, le vibrion septique, les corpuscules de la maladie des vers à soie étaient découverts, et leur spécificité démontrée ; ces exemples suffisaient pour affirmer la loi posée et pour en permettre la généralisation. M. Pasteur était en droit de déclarer que toute maladie transmissible est le résultat d’un microbe. Les découvertes qui se sont réalisées depuis ont prouvé l’exactitude de cette assertion. Mais la chirurgie n’avait pas attendu cette démonstration pour en faire son profit, et, sur ce terrain, la pratique a devancé la science de dix années.

M. Pasteur, dans ses études sur les micro-organismes répandus dans l’atmosphère, avait reconnu que ces corps, si ténus qu’il peut en tenir plusieurs millions dans une goutte d’eau, ont cependant des dimensions suffisantes pour qu’on puisse les arrêter au passage avec une couche d’ouate, et qu’ils sont assez lourds pour tomber, par leur poids, au fond des couches d’air, lorsqu’elles sont en repos, comme les poussières tombent au fond des liquides. M. Alphonse Guérin eut l’idée d’utiliser la première de ces propriétés, pour préserver ses amputés de l’invasion des microbes flottant dans l’air des salles. Il réalisa sa pensée en enveloppant, aussitôt après l’opération, le membre qui venait de la subir, dans un épais manchon d’ouate vierge, irréprochable, aussi tassée que possible, et en l’y laissant à demeure.

Le résultat répondit à ses espérances, et le pansement ouaté obtint immédiatement le succès qu’il en attendait. C’est au printemps de 1871 qu’il fit ses premiers essais. Les événemens du 18 mars, du 3 avril, et les journées de mai avaient encombré de blessés les salles de l’hôpital Saint-Louis. La mortalité y était désespérante. Pendant les six mois précédens, M. A. Guérin n’avait sauvé qu’un seul de ses amputés. A partir du moment où il adopta sa méthode, il n’en perdit plus que le tiers. Il vit guérir la moitié de ses amputés de cuisse. Ce résultat fut considéré comme merveilleux. Jamais, de mémoire de chirurgien, on n’avait vu à Paris autant d’amputés vivant à la fois dans le même hôpital.

Cependant, de l’autre côté de la Manche, un chirurgien écossais poursuivait, depuis quelques années déjà, la solution du même problème, en marchant dans une autre voie, mais en s’inspirant également des découvertes de M. Pasteur. M. A. Guérin était parvenu à arrêter les microbes au passage, le docteur Lister entreprit de les faire périr. Parmi les nombreux parasiticides qu’on expérimentait depuis dix ans, il fit choix de l’acide phénique, qui, jusqu’alors, avait été considéré comme le moins incertain d’entre eux ; mais, au lieu de se borner, comme on l’avait fait jusqu’alors, à en imprégner les pansemens, il en étendit l’action à tout ce qui approchait du malade. A l’aide de la pulvérisation, il le répandit dans l’atmosphère de la salle ; il en imbiba ses appareils, il y trempa ses instrumens et ses mains, et y fit plonger celles de ses aides ; il eut soin, en un mot, que pas un germe infectieux ne pût échapper à l’action de l’acide destructeur, et il créa ainsi la méthode antiseptique[11], qui a rendu son nom célèbre dans le monde entier.

Cette méthode ne fut pas accueillie, même en Angleterre, avec l’enthousiasme qu’elle a excité plus tard. En France, on s’y montra d’abord indifférent. D’une part, elle n’avait rien de nouveau, puisque l’acide phénique et le phénol étaient employés depuis longtemps ; de l’autre, les précautions méticuleuses, les petits détails d’exécution dont elle se composait, semblaient un peu puérils aux chirurgiens de notre pays. Les esprits sceptiques trouvèrent la confiance de Lister naïve et son procédé presque enfantin ; mais le chirurgien de Glascow avait, comme M. A. Guérin, la foi scientifique avec laquelle on fait les grandes choses ; il persista, il perfectionna son procédé, et bientôt le succès le plus éclatant vint récompenser sa confiance. Nos compatriotes s’empressèrent alors de convenir de leur erreur. Ils reconnurent que ce sont précisément ces soins minutieux, cette propreté rigoureuse, qui constituent l’essence de la méthode et qui assurent la perfection du résultat.

Depuis cette époque, elle a fait le tour de l’Europe et s’est implantée aux États-Unis. L’Allemagne et le Danemark l’ont accueillie avec enthousiasme, et en France, il y a longtemps qu’on ne la discute plus. Dans ses pérégrinations, elle a subi des modifications de détail. On a quelque peu délaissé l’acide phénique pour d’autres substances reconnues plus actives ; mais, au fond, c’est toujours la méthode de Lister, et l’antisepsie chirurgicale est bien son œuvre. Partout où elle a été appliquée, avec la rigueur nécessaire, elle a donné les mêmes résultats : mais cette rigueur est la condition indispensable du succès. Loin de se relâcher des précautions recommandées par son auteur, on n’a fait que renchérir sur leur sévérité. On y a été conduit par les progrès mêmes de la science.

Lorsque Lister créa sa méthode, ou ne faisait que soupçonner l’existence des petits organismes auxquels sont dus les accidens formidables qu’on désignait, dans leur ensemble, sous le nom de fièvre des hôpitaux. Le microbe pyogène n’a été découvert que dix ans plus tard. Depuis on a en trouvé d’autres qui ne sont pas moins dangereux, et, de plus, on a reconnu l’extrême subtilité de ces micro-organismes et leur résistance surprenante aux causes de destruction. Elles sont telles qu’il ne suffit pas, pour rendre aseptiques les mains de ceux qui touchent les blessés, de les laver à l’eau chaude et au savon, de les tremper ensuite dans la solution phéniquée ; il ne suffit pas de nettoyer ses ongles à la brosse, poulies débarrasser de tous les germes qu’ils abritent. La poussière qu’on peut y recueillir, après cette opération, est encore susceptible de transmettre des maladies, car elle produit de riches cultures de microbes, lorsqu’on la dépose sur la gélatine ou sur l’agar-agar. Pour désinfecter complètement ses mains, il faut recourir à un dernier lavage à l’alcool.

Il est facile de se rendre compte par ce fait de l’examen sévère ; qu’il faut faire subir à tout ce qui approche des blessés. Pour peu qu’on se relâche de cette surveillance, on en est puni par des accidens de contamination. Il est des salles de blessés dans lesquelles on ne pénètre qu’après avoir subi un sérieux lavage et changé de vêtemens. Dans certains hôpitaux, tous les pansemens, toutes les opérations se font dans une salle spéciale, au milieu d’une atmosphère idéalement pure et par les soins d’un personnel également irréprochable.

Nous sommes loin, on le voit, de la malpropreté légendaire de nos vieux hôpitaux. Aussi, les chirurgiens qui ont conservé les traditions du passé, qui répugnent aux doctrines nouvelles et continuent à traiter d’enfantillage les détails minutieux de l’antisepsie, ceux-là continuent à perdre des malades. Dans les services où ces principes sont observés, les accidens consécutifs des blessures n’existent plus. Les opérations les plus graves réussissent avec une simplicité jusqu’alors inconnue ; la guérison s’opère sans trouble, sans réaction et dans un temps invraisemblablement court.

La pratique des opérations a puisé dans cette sécurité une audace que les vieux chirurgiens qualifient de témérité, mais que le succès encourage Le cadre des maladies accessibles aux instrumens a considérablement augmenté, et celui des innovations heureuses ne se compte plus. Dans les entreprises nouvelles dont nous sommes chaque jour les témoins, il y a eu sans doute que la saine pratique reprouve ; mais leur témérité même atteste la puissance de la méthode qui permet de les tenter.

L’art des accouchemens a bénéficié, comme celui des opérations, de cette conquête inappréciable. Les maladies puerpérales ont disparu des maternités comme des maisons particulières. Elles ont fui devant l’antisepsie. La mortalité si connue des femmes en couches dans les établissemens hospitaliers est passée à l’état de légende. On en parlera bientôt comme des épidémies du moyen âge. Pour donner la mesure de l’importance du progrès accompli, je ne puis résister au désir de reproduire ici ce que le professeur Tarnier disait, il y a quatre ans déjà, à la tribune de l’Académie de médecine : « En 1856, quand je fus nommé interne de la Maternité, la mortalité des femmes en couches était d’environ 10 pour 100. Elles étaient littéralement décimées par les maladies puerpérales… Je vis un jour mourir sept femmes en quelques heures. En 1884, sur près de mille femmes entrées à la Maternité, nous n’avons eu qu’un seul décès. »

En dehors des hôpitaux, les résultats sont les mêmes. Les épidémies qu’on voyait autrefois s’abattre avec tant de violence sur les femmes récemment accouchées, ont disparu complètement des localités où l’on observe les règles indiquées plus haut. Les femmes enceintes n’ont plus besoin de fuir les grandes villes pour subir leur épreuve ; elles y courent même moins de danger que dans les petites, parce que les règles de l’antisepsie y sont mieux connues et mieux observées. En somme, grâce aux progrès scientifiques contemporains, les femmes, échappant à la condamnation qui pesait sur elles depuis le commencement du monde, peuvent maintenant devenir mères sans souffrances et sans danger.

La solution du problème une fois trouvée, les médecins se sont beaucoup relâchés de leurs exigences en ce qui concerne la construction des hôpitaux, et de grandes dépenses seront ainsi épargnées aux villes qui désireront en construire. Il est même des chirurgiens qui professent une indifférence complète pour la salubrité du milieu dans lequel ils opèrent, et qui acceptent le premier local venu pour y loger leurs blessés. C’est aller un peu loin.

L’antisepsie chirurgicale est destinée à transformer la pratique des champs de bataille. Elle y sera d’une application plus difficile que dans le calme des hôpitaux ; ses résultats ne seront probablement pas aussi brillans ; mais ils atténueront toujours, dans une proportion considérable, l’effrayante mortalité qui a pesé jusqu’ici sur les victimes de la guerre. Fasse le ciel que nous n’ayons jamais à constater ce dernier bienfait de la méthode !

Je tiens à rappeler, en terminant, que le progrès dont je viens de tracer très rapidement l’histoire est la conséquence de la découverte des anesthésiques et du perfectionnement des moyens à l’aide desquels on annule la douleur. Pour atteindre le degré de sécurité et de hardiesse auquel elle est parvenue, la chirurgie contemporaine doit agir avec une lenteur, un soin et un ensemble de précautions qui ne sont possibles qu’à la faveur d’une immobilité absolue et d’une insensibilité prolongée. Autrefois, il fallait agir vite pour abréger le supplice, et les opérations ne duraient que quelques minutes. Il en est aujourd’hui qui demandent plusieurs heures pour se terminer et, pendant tout ce temps, le malade, plongé dans le sommeil anesthésique, demeure absolument étranger à ce qui se passe. En ne comptant que les femmes rendues à leurs familles par une de ces opérations terribles que nous regardions, il y a trente ans, comme des tentatives criminelles, on arriverait à des centaines de mille.


JULES ROCHARD.

  1. Le Christianisme dans les temps présens, par l’abbé Emmanuel Bougaud, vicaire-général d’Orléans. Pari », 1877, t. Ier.
  2. Le terme moyen de la vie humaine, qui était de vingt-huit ans à la fin du siècle dernier, dépasse quarante aujourd’hui.
  3. Anesthésie, de α privatif et αἴσθησις (aisthêsis), sensation.
  4. A. Dastre, Sur les Anesthésiques. (Revue du 15 décembre 1880.)
  5. Analgésie, de α privatif et ἀλγος (algos), douleur.
  6. C’est le nom qu’on donne en Turquie aux gens qui font abus de l’opium.
  7. Le bromure de potassium et le chloral forment la base d’un remède composé qui nous vient d’Amérique et qui se nomme bromidia. Les extraits de chanvre indien et de jusquiame entrent également dans la composition de ce calmant très actif et d’une administration facile.
  8. Voir l’Éducation hygiénique et le Surmenage intellectuel dans la Revue du 15 mai 1887.
  9. L’Education physique, bulletin de la ligne nationale de l’éducation physique. — L’Education athlétique, journal des élèves de l’école Monge.
  10. B. Ball, la Morphinomanie. Paris. 1885.
  11. Antiseptique, de ἀντι (anti), contre, et σῆψις (sêpsis), putréfaction.