La Douleur du taureau

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LA DOULEUR DU TAUREAU


À M. Louis Naville.

 
Tout le jour, à l’écart couché dans les rosages,
Le taureau noir, le roi sombre des hauts alpages,
Au flanc de la prairie a gémi tristement,
Dans la blonde vapeur de son poitrail fumant
Exhalant vers le ciel des plaintes inconnues.
Les filles des chalets près de lui sont venues ;
Elles l’ont appelé des noms accoutumés,
Offrant à sa douleur les herbages aimés,

Caressant doucement pour soulager sa peine,
De leurs tremblantes mains son large cou d’ébène.
Il est demeuré là. — Les vaches aux longs pis,
Les petits veaux craintifs dans les buissons tapis,
Paissaient joyeusement les gazons et les mousses ;
Sous les branches des pins montrant leurs têtes rousses,
Les génisses, avec de grands yeux innocents,
De leurs roses naseaux soufflaient sur les passants,
Et fuyaient en chassant les taons avec leur queue.

Les sommets endormis sous l’immensité bleue
Dentelaient vaguement les vaporeux lointains,
Sur les pentes couraient les ruisseaux argentins,
Les herbes s’inclinaient sous une tiède haleine,
Les grands bois se taisaient, toute l’Alpe était pleine
De parfums, de rayons et de gais tintements ;
Mais il est resté sourd à ces appels charmants,
Et, dédaigneux des soins et des douces paroles,
Et de la combe verte, où, sous les vieux arolles,
Les belles du troupeau mugissaient leurs amours,
A tout indifférent et gémissant toujours,
Il est demeuré là, farouche et solitaire,
Dans le rosage en fleurs étendu sur la terre.

Quand l’ombre des chalets s’allongea sur les prés,
A l’heure où le jour fuit sur les monts empourprés

Où le lointain adieu des âmes envolées
Dans les cloches du soir s’exhale des vallées,
Tout à coup, sous l’effort d’un élan furibond,
Le taureau menaçant s’est levé d’un seul bond :
De son regard oblique il a fouillé l’espace,
Et, plus impétueux que l’ouragan qui passe,
Il a, sous le galop pressé de ses pas lourds,
Ébranlé sourdement les pentes de velours : —
On eût dit le fracas des neiges entraînées.

Dans le vertige affreux de courses effrénées,
Sa vaste silhouette, ainsi qu’un noir démon,
Passait et repassait à la croupe du mont
Qu’envahissait déjà l’ombre des nuits paisibles.

Parfois, comme entouré d’ennemis invisibles,
Il s’arrêtait soudain, reculait frémissant,
Abaissait son front large, arquait son dos puissant,
Et, déchaînant l’éclat de sa rage insondable,
Recommençait au loin son galop formidable, —
Frappait, frappait le vide et les fantômes vains,
Broyait le sol, lançait les blocs dans les ravins ;
Puis, dans l’enivrement terrible de sa force,
Au sein d’un tourbillon de cailloux et d’écorce,
Éventrant les vieux pins sous ses cornes de fer,
Il jetait dans la nuit des beuglements d’enfer.

Tous ont fui, redoutant ses coups épouvantables,
Et la terreur les tient blottis dans les étables ;
Le vieux tueur de loups, le robuste vacher,
Ni le fort bûcheron, n’ont osé l’approcher.
Aucun pouvoir humain ne s’en peut rendre maître ;
Il faut un exorcisme, et l’on attend le prêtre…

Et, depuis quatre jours, là-haut, sous les deux clairs,
Le mufle tout sanglant et les yeux pleins d’éclairs,
Avec un roulement d’échos qui l’accompagne,
L’énorme taureau noir beugle dans la montagne.