La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XXII

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E. Dentu (p. 469-490).

XXII

LE SECRÉTAIRE SCHUMANN


En espérant que, si elle retrouvait dans la Frémerol la femme légitime de Jean Mourel, ainsi que tout le lui faisait craindre, la justice ne franchirait pas du moins son cadavre pour atteindre la duchesse Claude, la pauvre Geneviève avait probablement raisonné juste ; mais elle s’était aussi effrayée trop vite dans son affolement d’amour maternel, et c’était peut-être inutilement qu’elle avait donné sa vie pour sauver le repos de sa fille.

En effet, plus de deux mois s’étaient écoulés depuis les dernières communications du parquet de Paris à la presse ; l’hiver était venu et il n’était plus question du crime du boulevard de Courcelles.

Le magistrat chargé de l’enquête l’avait à peu près abandonnée.

Si l’affaire n’était pas précisément classée, comme on s’exprime en termes de Palais, elle était déjà enfouie au fond d’un carton, dans le cabinet du juge d’instruction, M. Destournel, que Guerrard connaissait depuis son enfance — leurs pères avaient été fort liés — et c’est lui-même qui avait dit un soir, chez des amis communs, où le docteur l’avait adroitement interrogé :

« Ma conviction est que ce Jean Mourel a été assassiné par des rôdeurs d’autant plus difficiles à découvrir qu’ils ne connaissaient certainement pas leur victime. C’est le hasard seul qui a amené cette rencontre. De plus, ce Mourel n’avait aucune relation à Paris ; il n’y était arrivé que depuis peu de jours, et s’il a été vu à Mantes avec un ami, cet individu était sans doute venu en France avec lui. Enfin, si c’est ce même individu qui l’accompagnait encore au café de la place des Ternes le soir du meurtre, il est reparti bien vite le lendemain, lorsqu’il a appris la mort de Mourel, afin de ne pas être compromis dans ce mystérieux attentat. »

Il n’était pas absolument impossible que les choses se fussent passées de la sorte. Aussi Guerrard, bien qu’il sût le contraire, avait-il applaudi comme tout le monde à la perspicacité du juge d’instruction.

Enchanté de l’effet qu’il produisait, M. Destournel avait alors poursuivi :

« Qui sait si cet inconnu n’était pas un ancien camarade de Cayenne ? Cependant Jean Mourel n’avait là-bas qu’un seul ami, un nommé Pierre Rabot, qui s’est noyé dans le Maroni. Il avait bien été fort lié jadis, avant sa condamnation à Reims, avec un nommé Charles Durest, son complice ; mais, après avoir subi sa peine à Clairvaux, où il s’était fort bien conduit, ce Durest a habité de nouveau sa ville natale puis il a trouvé une place au Havre, chez MM. Oulmann et Cie. C’est un employé modèle dont les patrons répondent tout à fait. Alors j’ai pensé qu’il était de mon devoir de ne pas compromettre cet homme, devenu honnête et laborieux. Je me suis seulement assuré qu’il n’avait pas quitté le Havre à l’époque de l’assassinat de Mourel.

« Or, le lendemain même de cet événement, à six heures du matin, Durest, ainsi qu’il en a l’habitude depuis longtemps, assistait à la sortie des bateaux de pêche. Je crains donc beaucoup que les malfaiteurs du boulevard de Courcelles ne restent introuvables, à moins qu’un jour le hasard, ce grand juge d’instruction, plus habile qu’aucun de nous, ne les mette entre les mains de la justice. »

On voit que Durest avait eu raison lorsque, venant de dévaliser Mourel, il s’était écrié, en rejoignant au pas de course la gare du Havre, pour y bondir dans le train de nuit :

— L’alibi, l’alibi, il n’y a que ça !

La vérité, c’est qu’à la fin de 1869, en raison de l’agitation qui régnait, le parquet de Paris, la brigade des recherches et la police de sûreté étaient tout à la politique. Les conspirateurs, vrais ou faux, étaient traqués, et les malfaiteurs y gagnaient d’autant en impunité.

L’affaire du boulevard de Courcelles était donc à peu près enterrée, mais en l’apprenant à Guerrard, M. Destournel lui avait fait savoir ce qu’était devenu Durest. C’était là un renseignement précieux, que le docteur se hâta de vérifier quelques jours plus tard, un se rendant au Havre.

Les bureaux de MM. Oulmann et Cie étaient sur le quai du Commerce. Le docteur y entra un matin, sous le prétexte de demander un renseignement, et ce fut précisément à Durest qu’il s’adressa. Il le reconnut tout de suite au portrait que lui en avaient fait Mme Frémerol et sa tante.

C’était bien là le personnage que le garçon du buffet de Mantes avait vu avec Jean Mourel. Il était peut-être moins maigre et moins blême que vingt années auparavant, mais son strabisme faisait si bien comprendre les lunettes bleues avec lesquelles il avait été signalé, qu’il n’était pas permis d’avoir l’ombre d’un doute sur son identité.

L’employé de MM. Oulmann était confortablement vêtu, et, au moment où il finissait de lui donner des explications sur les prix de diverses traversées, les départs et arrivées des bâtiments, le docteur aperçut, accrochée à l’une des boutonnières de son gilet, une chaîne d’or que, par une sorte d’éclair de mémoire, il lui sembla reconnaître.

Alors, tirant sa montre de son gousset, il lui demanda tout à coup, en homme dont les minutes sont comptées :

— Ah ! pardon je crois que je suis en retard ; soyez assez aimable pour me donner l’heure exacte.

— Cinq heures et demie juste, répondit l’ancien complice du faussaire, en exhibant un superbe chronomètre, de fabrique étrangère bien certainement.

Guerrard remercia, salua et sortit. Il était fixée.

Non seulement ce Charles Durest accompagnait à Mantes et à Paris Mourel, avec qui sans doute il était resté en correspondance à Guyane anglaise, d’où il l’avait tenu au courant de ce que faisait sa femme, mais encore il avait suivi le mari de Geneviève jusqu’au boulevard de Courcelles et là, après avoir vu apporter son corps ou après l’avoir retrouvé mort, il l’avait dépouillé.

Cela étant, le silence du misérable s’expliquait, mais il n’en restait pas moins une menace vivante pour la duchesse ; il était donc indispensable de ne pas le perdre de vue.

C’est ce que Paul se promit de faire, et il retourna à Paris, ou Claude poursuivait l’existence de recluse qu’elle avait adoptée depuis la mort de sa mère, après la réinstallation de Mme Ronsart à Verneuil.

Elle ne descendait de son appartement que pour les repas, qu’elle prenait en commun avec Gontran, l’abbé Monnier et, de temps en temps, le duc et Guerrard, que son ami invitait parfois à déjeûner.

Les jours, trop rares, où le docteur était là, les choses se passaient convenablement ; mais lorsque la duchesse était seule avec son mari, son beau-fils et le précepteur, ou on gardait un silence presque complet et blessant, ou la pauvre femme était en butte à mille coups d’épingle.

Chacun s’en mêlait, même les gens de la maison, sauf Germain et Suzanne qui, sans le manifester ouvertement de peur d’être chassés, aimaient et plaignaient leur jeune maîtresse. Les autres ne l’appelaient jamais autrement que Mme Claude.

Cependant l’infortunée ne se révoltait pas ; elle opposait un calme stoïque à toutes ces lâchetés, et quand, un matin, le duc eut la cruauté de s’opposer à ce qu’elle continuât de porter un deuil qu’il trouvait compromettant, elle obéit.

Elle ne sortait guère que pour faire, deux fois par semaine, son pieux pèlerinage au cimetière Montmartre, où elle rencontrait souvent Mme Ronsart, venue tout exprès de Verneuil, et, en traversant le parc Monceau, le docteur, avec qui elle causait quelques minutes.

Ces jours-là, elle rapportait rue de Lille une nouvelle dose de courage et de résignation.

Quant à M. de Blangy-Portal, plus que jamais sous la domination de Léa Morton, il s’endettait pour satisfaire à toutes ses fantaisies, vivait publiquement avec elle, et n’ayant plus de crédit au Cercle impérial, jouait partout, dans des salons interlopes, où la police apparaissait parfois, et dans les tripots dont les prêteurs étaient tout fiers d’ouvrir leurs portefeuilles au noble client que le vice leur envoyait.

Car le duc était un joueur fatalement condamné à toujours demander des ressources aléatoires au tapis vert et aux courses, ainsi que tous ceux qui n’ont pas pour contre-poids une industrie, un travail quelconque, ou des devoirs dont ils ne songent jamais à s’affranchir.

Ces derniers seuls peuvent guérir, ou tout au moins échapper à ces terribles entraînements du jeu, qui coûtent si souvent l’honneur aux désœuvrés, car, forcés à certains moments de s’arrêter pour retourner à leurs occupations ou à leur famille, il suffit de ces intermittences de sagesse pour ne pas permettre à la plus terrible des passions de les envahir complètement.

De plus, comme l’argent que risquent les travailleurs, négociants, littérateurs ou artistes, est le fruit de leur labeur et de leur intelligence, ils en sentent plus douloureusement la perte, et si les leçons successives ne les corrigent pas, du moins elles les renvoient presque toujours aux sources honnêtes et sûres de leur revenus.

C’est autant de gagné sur la gangrène et le diable !

Il en est tout autrement du joueur qui ne fait rien. Et la preuve, c’est que dans les scandales dont les cercles de Paris et de province, grands ou petits, ouverts ou fermés, sont trop souvent le théâtre, les coupables sont généralement des oisifs, des hommes qui, n’ayant nulle autre industrie que le jeu, finissent par s’imaginer, dans l’aberration de leur sens moral, qu’ils ont le droit de tout exiger de lui, pour les satisfactions de leurs appétits.

M. de Blangy-Portal n’en était pas encore arrivé là, mais sa situation financière devint bientôt si mauvaise que, pour aller passer le carnaval à Nice, il emprunta trois cent mille francs sur son hôtel. Il partit ensuite avec Léa et le baron de Groffen, sans même prévenir la duchesse.

Celle-ci ne le sut que le lendemain par le docteur, mais elle n’en éprouva, cela se conçoit, nul chagrin. Elle n’en ressentit même aucune humiliation, tant elle était cuirassée contre tous les outrages.

L’absence de son mari était d’ailleurs pour Claude une véritable délivrance. Elle pourrait donc aller prier aussi souvent qu’elle le voudrait sur la tombe de sa mère et voir fréquemment Mme Ronsart.

Mais ce a quoi ta jeune femme n’avait pas songé, dans la chaste ignorance des passions qu’elle conservait malgré sa profonde affection pour Guerrard, c’était à la facilité que celui-ci aurait de l’entretenir sans témoins.

Elle n’eut conscience de ce danger ou plutôt de cette épreuve, car l’honneur de M. de Blangy-Portal était en sûreté entre leurs mains, que quand, pour la première fois, elle se vit seule avec Paul, dans ce même salon où il lui avait juré de lui consacrer sa vie.

Alors elle se mit à trembler, n’osant lever les yeux, se défiant d’elle-même et prête à regretter d’avoir reçu le docteur, lorsque celui-ci, qui l’examinait attentivement et comprenait ce qui se passait en elle, lui dit avec un inexprimable accent de respectueuse tendresse :

— Ne craignez rien de moi, Claude, pas même de nouveaux aveux. J’ignore ce que l’avenir nous réserve, j’espère qu’il rachètera le passé, mais, moi, je ne vois en vous que celle dont j’ai fait le malheur et que j’ai mission de défendre. Pas un seul mot d’amour ne sortira de mes lèvres. Si je redoutais de ne pas avoir le courage de tenir ce serment, que je me suis fait à moi-même, je me priverais du bonheur de vous rencontrer jamais.

— Mon ami ! s’écria la duchesse profondément émue.

Et elle lui tendit ses deux mains, qu’il eut l’héroïsme de seulement presser dans les siennes, sans les couvrir de baisers.

À partir de cette époque et tout le temps que M. de Blangy-Portal resta dans le Midi, Guerrard alla deux ou trois fois par semaine rue de Lille, mais il demeura toujours maître de ses sentiments, et l’affection de Claude pour lui ne s’en fit que plus grande.

Enfin le duc revint d’assez bonne humeur, car s’il avait perdu dans les cercles de Nice, il s’était rattrapé et au delà à Monte-Carlo, et on le vit de nouveau, avec Léa et le baron de Groffen, dans les endroits où l’on s’amuse.

Seulement le gentilhomme prussien ne provoquait plus d’excursions aux environs de Paris. Il s’était pris de passion pour les questions chevalines ; il était abonné à toutes les feuilles spéciales qui traitaient de cette matière et souvent, le matin, dans le luxueux appartement qu’il occupait à l’hôtel Meurice, Robert le surprenait en train de traduire quelque long article sur l’élevage en France.

M. de Groffen voulait, disait-il, appliquer dans ses propriétés de Poméranie les procédés des grands éleveurs normands, et comme il travaillait beaucoup, mais écrivait assez mal, il avait pris un secrétaire qui faisait sous sa dictée de superbes copies de ses traductions, qu’il adressait aux revues d’outre-Rhin.

Tout cela était fort naturel, et Guerrard trouvait digne d’estime ce gentilhomme étranger qui, tout en restant un admirateur fidèle des femmes et des plaisirs de Paris, savait employer quelques-uns de ses loisirs à des choses utiles, quand il eut un jour chez Léa, grâce au baron lui-même, une surprise à laquelle il ne devait guère s’attendre.

Ce jour-là, si pénible qu’il lui fut toujours de passer devant l’hôtel de Mme Frémerol, qui lui rappelait une si terrible nuit et ses épouvantables conséquences, Paul était venu voir la Morton, comme il le faisait de temps en temps, non pour surveiller Robert, qui se cachait si peu, mais plutôt par un scrupule de vieille amitié, pour ne pas l’abandonner complètement à son existence honteuse, lorsque la jeune femme, après avoir lu un billet que l’un de ses gens lui avait apporté, dit à ce domestique, en s’excusant gracieusement du geste auprès de son visiteur :

— Faites entrer le secrétaire de M. le baron.

À la vue du personnage qui parut presque aussitôt, le docteur étouffa un cri de stupeur.

C’était Charles Durest.

Quoiqu’il eut laissé pousser sa barbe et lors même qu’il n’eût pas été louche, Guerrard ne pouvait s’y tromper. Les traits de l’ami de Mourel étaient trop bien gravés dans sa mémoire.

Durest, secrétaire de l’ami le plus intime de M. de Blangy-Portal ! Durest, chez la maîtresse du mari de Claude ! Il y avait de quoi troubler l’esprit le plus ferme.

Cependant le défenseur de la duchesse ne broncha point et l’ex-clerc d’huissier n’eut pas l’air de le reconnaître. Il est vrai qu’il ne l’avait aperçu qu’une fois, au Havre, à travers le grillage de son bureau mais quand, après avoir reçu réponse verbale au billet de son maître, le misérable fut sorti, Guerrard ne put s’empêcher de dire à Léa :

– Où diable M. de Groffen a-t-il pêché ce secrétaire-là ? Il est affreux.

— Ça, c’est vrai, il n’est pas beau ! fit en riant l’Américaine. Mais il parait qu’il est fort utile au baron. C’est un brave Alsacien. Il s’appelle Schumann et travaille beaucoup.

Paul se garda bien d’en demander davantage, mais lorsqu’il eût pris congé de la Morton, son esprit fut tout entier à cette coïncidence étrange de rentrée, dans le milieu où vivait le duc, du seul homme qui fût dangereux pour sa femme.

Était-ce le hasard seul qui avait amené Durest à Paris ? Le baron Groffen connaissait-il les MM. Oulmann et, à l’un de ses derniers voyages au Havre, où il allait assez souvent, s’était-il adressé précisément à eux pour avoir un secrétaire ?

Cela se pouvait, mais n’expliquait pas ce nom de Schumann et cette qualité d’Alsacien que l’ancien condamné avait pris. Peut-être était-ce simplement pour échapper à la police de sûreté et au dangereux article 47, qui lui interdisait le séjour de Paris. À moins qu’il n’eût obtenu une autorisation spéciale ou se fût fait relever de la surveillance ? Alors il n’aurait pas changé de nom.

Durest était donc à Paris incognito, on n’en pouvait douter. Dans quel but ? Seulement celui de gagner honnêtement sa vie ?

Guerrard avait de fortes raisons pour ne pas le croire et, fort inquiet, puisque, d’un seul mot, le vieil ami de Mourel pouvait rendre inutile le sacrifice que Geneviève avait fait de sa vie, il se promit de ne point le perdre de vue un seul jour et de redoubler, grâce à Germain et à Suzanne, de surveillance autour de la duchesse, contre qui le triste sire voulait peut-être se livrer à quelque ignoble chantage.

Le docteur avait au moins une supériorité sur ce dangereux individu, c’est que celui-ci ne le connaissait pas et qu’ignorant l’intimité dans laquelle il vivait avec Mme Frémerol au moment de la mort de Mourel, il ne se doutait pas du rôle qu’il avait joué dans ce tragique événement.

Mais, quoi qu’il en fut, que l’ex-clerc de Me Tellier fût venu à Paris dans un but déterminé ou qu’il n’y eût été conduit que par le hasard, ce hasard-là était un de ceux dont les hommes prudents doivent tout particulièrement se défier.

Il est vrai que Paul dut penser bientôt que ses craintes étaient exagérées, car au mois de juin, le lendemain du Grand Prix, Durest se rendit avec le baron de Groffen à Trouville, où M. de Blangy-Portal et Léa devaient les rejoindre sous peu de jours.

Informé de ce prochain départ de son ami, le docteur lui demanda un matin, de la part de Claude, s’il voulait l’autoriser à passer quelques semaines à Verneuil.

— Ma foi non, répondit sèchement le duc ; les oreilles me tinteraient trop ! Ce que Mme Ronsart et sa nièce, une fois réunies, diraient de moi ! Il me semble déjà les entendre !

— Tu es fou ! Un changement d’air n’est pas moins nécessaire à la mère qu’à la fillette. Depuis la mort de Mme Frémerol, la duchesse n’est sortie que pour aller au cimetière. Vis à ta guise, mais ne te rends pas ridicule ! Laisse ces mesquines vengeances aux petites gens !

Puis, avec un effort surhumain, il ajouta :

— De plus, tu es maladroit ! Que diable ! tu en finiras un jour ou l’autre avec ta maîtresse ! Ne t’aliènes donc pas complètement le cœur de ta femme !

— Tiens ! c’est vrai ! fit Robert avec fatuité ; on ne sait jamais ce qui peut arriver ! Eh bien ! que Claude aille à Verneuil si cela lui plaît : Gontran est déjà en Bretagne ; l’hôtel restera vide ! voilà tout !

Et le lendemain, sans avoir même dit adieu à la duchesse, Robert, en compagnie de Léa, rejoignait M. de Groffen au bord de la mer.

Quelques jours après le départ de son mari, Mme de Blangy-Portal quitta elle-même la rue de Lille ; mais, avant de monter dans le train de Mantes, elle dit à Guerrard, qui l’avait conduite au chemin de fer :

— Ma tante sera bien heureuse si vous venez la voir à Verneuil.

— Et vous ? dit Paul d’une voix émue.

— Moi, je serais bien malheureuse si vous n’y veniez pas !

C’est sur ces mots que le docteur, le cœur rempli de joie, se sépara de Claude. Mais il n’eut pas le temps de lui rendre de nombreuses visites à la campagne, car soixante-douze heures après son départ, le bruit courait que des négociations secrètes étaient entamées entre le maréchal Prim et le roi Guillaume dans le but d’appeler au trône d’Espagne le prince Léopold de Hohenzollern, et moins de deux semaines plus tard, la déclaration de guerre à la Prusse éclata comme un coup de tonnerre.

On se rappelle l’enthousiasme qui s’empara de Paris à cette occasion, et comment furent accueillis les pessimistes ou tout simplement les sages qui tentèrent de faire voir plus froidement les choses ! À ceux-là, hélas ! l’avenir devait donner cruellement raison !

Mais nous ne parlerons que sommairement et selon les besoins de notre récit des événements terribles au milieu desquels va se poursuivre et se terminer notre drame.

Agir autrement, ce serait en quelque sorte admettre qu’on a pu déjà oublier et que la plaie faite au flanc de la patrie a cessé d’être saignante.

Or, pas plus que l’historien, le romancier n’a le droit de se rendre coupable d’une semblable calomnie !

La guerre avait donc été déclarée. Au combat heureux de Niederbronn et à la prise de Sarrebruck avaient rapidement succédé l’échec de Wissembourg, où le général Douai avait été tué, le désastre de Reischoffen, où nous avions lutté un contre quatre, puis la bataille presque victorieuse de Borny, et Guerrard ne savait ce que devenait M. de Blangy-Portal, s’il était toujours à Trouville ou s’il avait passé avec sa maîtresse en Angleterre, quand le 22 août enfin, au moment où on apprenait la marche de Mac-Mahon sur Sedan, il reçut un mot par lequel le duc lui annonçait son retour.

Le jour suivant, en effet, Robert se présenta chez le docteur.

— Ma foi, lui dit aussitôt Paul, je n’ai jamais été plus heureux de te revoir !

— Ah bah ! Et pourquoi donc ? fit M. de Blangy-Portal assez surpris.

— Parce que je craignais que Mme Morton ne t’eût forcé de l’accompagner à l’étranger.

— Tu as de moi une jolie opinion ! Tu te trompais doublement, à mon sujet d’abord et ensuite à l’égard de Léa. Au bord de la mer, elle ne suivait pas avec moins d’angoisse que moi tous nos échecs, et c’est elle qui a pressé notre rentrée à Paris.

— Votre rentrée ! Elle est revenue avec toi ?

— En quoi cela est-il extraordinaire ?

— Dame ! mon cher ami, il me semble que l’heure des folies amoureuses et du gaspillage d’argent est passée. C’est de notre sang seul que nous avons le droit d’être prodigue aujourd’hui.

— Peste ! quel élan patriotique ! Je le partage et je t’admire, tout en ne désespérant pas de l’issue favorable pour nous de cette lutte inégale, mais je ne comprends pas que la présence de Léa près de moi te révolte à ce point. C’est une fille énergique qui vaut mieux que tu ne supposes. Elle ne m’empêchera jamais de prendre un fusil, au contraire ! Si je lui avais parlé de passer en Angleterre, je suis certain qu’elle aurait refusé avec mépris de partir avec moi.

— Je suis ravi de m’être trompé. Et ton ami M. de Groffen ?

— Il a disparu tout à coup la veille ou l’avant-veille de la déclaration de guerre. Ce brave garçon, il aime tant la France, Paris et nous trois, qu’il doit être désolé ! Il n’a pas même osé nous faire ses adieux !

— Et son secrétaire ?

— Schumann ? Il voulait retourner dans son pays, aux environs de Strasbourg, mais il n’y serait jamais arrivé, et nous lui avons persuadé de rester parmi nous, où sa connaissance de la langue allemande lui permettra de se rendre utile.

— Nous ! Qui ça nous ? C’est toi qui a donné ce conseil à ce Schumann ?

— C’est surtout Mme Morton.

— Alors il est à Paris ! Où cela ? Chez toi ?…

— Non pas ! Léa, toujours bonne et généreuse, l’a logé dans une petite chambre, dans les combles de son hôtel. Privé des appointements que lui payait M. de Groffen, le pauvre diable est absolument sans ressources.

Décidément la fatalité poursuivait la malheureuse Geneviève jusque dans la tombe. Le seul homme que sa mémoire eût à craindre allait vivre sous le même toit que son gendre. Guerrard, épouvanté, gardait le silence.

— Eh bien ! reprit alors M. de Blangy-Portal, c’est à mon tour de te demander des nouvelles. La duchesse est toujours à Verneuil, tu es allé la voir. Comment va-t-elle ? Est-elle un peu plus calme ? Et la fillette ?

— Je n’ai vu ta femme que deux ou trois fois, répondit Paul qui avait eu le temps de se remettre ; elle prend son mal en patience et, en attendant, elle va presque bien. Quant à ta petite Thérèse, elle pousse à ravir.

— J’en suis enchanté et je les verrai bientôt, car je vais faire revenir Claude.

— Tu n’y penses pas !

— Pourquoi non ?

— Mais, mon pauvre ami, nous pouvons être bloqués d’un jour à l’autre. Tu ignores donc les mouvements des armées allemandes ? Qui sait ce qui se passera si nous avons un siège à subir ! Ce n’est pas ici la place des femmes et des enfants. Gontran est à l’abri en Bretagne, chez sa tante, laisse ta femme à Verneuil, en lui recommandant de gagner la Normandie et même les îles anglaises, si elle craint d’être inquiétée par l’invasion.

— En effet, ce serait peut-être préférable.

— Sans compter que tu serais plus libre !

— C’est convenu, je vais écrire à Mme de Blangy-Portal dans ce sens.

— Je comptais aller la voir demain ? Veux-tu que je lui porte tes instructions ?

— Parfaitement.

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Mon devoir, comme tout Français, qu’il soit savetier ou gentilhomme. Si Paris est menacé, je prendrai du service dans quelque bataillon de marche.

— À la bonne heure !

Paul avait tendu la main à Robert, qui riposta, en répondant à son étreinte :

— Sois bien convaincu que si cela devient nécessaire un jour, je me souviendrai que bon nombre de mes aïeux sont morts à Bouvines et dans les plaines d’Azincourt.

Et sur cette fière parole, inspirée par l’orgueil, mais qu’il était fort capable de tenir, le duc se sauva rue de Prony.

Le surlendemain de cette scène, le docteur s’en fut à Verneuil et informa la duchesse du retour de son mari, ainsi que de ce qu’il avait décidé à son sujet.

— Est-ce que M. de Blangy-Portal est revenu seul ? demanda la jeune femme.

— Non, fit Paul, avec hésitation. Vous le regrettez ?

— Beaucoup !

Et comme Guerrard, à ce mot, avait pâli, Claude lui saisit les deux mains et, les pressant avec tendresse, ajouta vivement :

— Oh ! je le regrette non sous l’empire d’un sentiment que je ne saurais éprouver pour le duc, mais pour l’honneur de son nom. Si cette femme allait le rendre lâche !

— Ne craignez rien à cet égard. Robert est un fou, un égoïste, un viveur, mais il est d’une race de soldats, et d’ailleurs, de même que l’enfant le plus indiscipliné ne résiste jamais aux pleurs de sa mère, de même le Français le plus amolli par les plaisirs sait répondre au cri de la mère commune, la Patrie, lorsqu’elle verse des larmes de sang ! Comme tous, le duc de Blangy-Portal, j’en suis certain, se conduira vaillamment.

— Toujours bon, généreux, loyal ! Eh bien ! retournez à votre poste, vous aussi, mais revenez bientôt, car je ne prendrai aucune résolution, de séjour ici ou de départ, sans m’être entendue avec vous.

Et offrant son front à Guerrard, qui l’embrassa longuement, mais en frère, en ami, elle lui dit adieu et le laissa partir.

Quelques jours plus tard, malgré les héroïques efforts que l’on connaît et au milieu des inutiles et sauvages cruautés des Allemands à Bazeilles, l’armée de Sedan succombait. 60.000 hommes se rendaient à 220.000.

Toujours la supériorité du nombre ! Toujours et partout un contre quatre !

Soixante-douze heures après, l’Empire s’écroulait, la République était proclamée et, le 10 septembre, l’ennemi marchait sur Paris.

L’investissement pouvait être rapide ; il était possible que les communications avec la province fussent brusquement interrompues.

Dans la crainte que cela n’arrivât du jour au , Paul résolut d’aller encore une fois à Verneuil. Il en avisa le duc, qui lui remit une lettre pour sa femme, lettre dans laquelle il lui recommandait tout simplement de suivre les conseils de leur ami et il passa chez Me Duhamel pour y prendre les 150.000 fr. de Mme Frémerol, qu’il lui avait confiés ; puis il monta dans le train de Mantes.

La route lui parut d’autant plus interminable que, sur tout son parcours, il put juger de la terreur que répandait dans les campagnes l’approche des armées ennemies. Enfin il arriva à Verneuil.

Au moment où il franchissait la grille de la villa, Claude était sur le perron. Elle courut à sa rencontre et lui demanda :

— Quelles nouvelles ?

— Mauvaises, répondit le docteur, en entraînant la jeune femme sous une tente dressée dans le jardin.

Là, il lui remit la lettre de Robert.

La duchesse la lut rapidement et, avec un sourire affectueux à son visiteur :

— Est ce que, pour suivre vos conseils, j’ai besoin d’y être invitée par personne ! Que dois-je faire ?

— Quoique l’on puisse croire que le roi Guillaume ait dit la vérité, en affirmant qu’il faisait la guerre à l’Empire et non à la France, ce qui permet de supposer que nous touchons à la fin des hostilités, puisque l’Empire n’existe plus, il serait peut-être sage de vous réfugier en Normandie. Vous y attendriez les événements et agiriez en conséquence. Et comme il pourrait arriver que votre exil se prolongeât plus longtemps même que nous ne devons le craindre, voici cent cinquante mille francs que Me Duhamel m’a remis pour vous. C’est une partie de l’argent liquide de la succession de votre mère.

I ! lui tendait la liasse de billets de banque que Mme de Blangy-Portal reçut en disant :

— Pauvre mère ! Ah ! vous pensez à tout. Et vous, pendant que je serai ici ou plus loin ?

— Moi, je vais rentrer à Paris pour y remplir mes devoirs professionnels dans quelque bataillon ou dans quelque ambulance. C’est notre façon de nous battre, à nous, médecins ! Nos victoires, c’est de soulager ou de guérir.

La jeune femme s’était affaissée sur un siège et pleurait.

— Claude ! supplia le docteur en s’agenouillant devant elle, ne m’enlevez pas par le spectacle de votre douleur tout le courage dont j’ai besoin pour me séparer de vous !

— Oui ! oui ! vous avez raison ! Allez où l’honneur vous le commande, mais rappelez-vous que s’il vous arrivait malheur, je mourrai.

Et saisissant dans ses mains la tête de Paul elle la plaça contre son cœur en murmurant :

— Écoutez-le, il ne bat plus que pour vous !

Guerrard se releva, prit la jeune femme entre ses bras, scella d’un baiser fiévreux sur ses lèvres le serment de lui consacrer sa vie et, fou de bonheur, ne pensant plus qu’à se rendre digne de l’amour dont il était l’objet, il s’enfuit !

Au moment où il reprenait le train de Mantes, la duchesse, qui s’était enfermée dans son appartement, priait encore pour lui, comme elle allait le faire pendant de longs mois.

Bien qu’en son âme loyale, il éprouvât quelque remords de ce qui venait de se passer entre Mme de Blangy-Portal et lui, le premier soin du docteur, en arrivant à Paris, n’en fut pas moins de rejoindre le duc. Il tenait à lui rendre compte, en partie du moins, de son voyage à Verneuil.

Après l’avoir demandé vainement rue de Lille et au Cercle impérial, il finit par le trouver là où il aurait dû aller le chercher tout de suite, chez Léa Morton.

Celle-ci, qui savait sans doute d’où venait Guerrard, lui permit d’emmener son amant sur le balcon, pour qu’il pût l’entretenir en liberté de sa femme et de sa fille, et Paul ayant dit là à son ami tout ce qu’il avait à lui dire, allait rentrer dans le salon lorsqu’il aperçut, débouchant du boulevard de Courcelles, un garde national tout flambant neuf, dans lequel il reconnut immédiatement Charles Durest.

Alors il appela Léa ; elle accourut et il lui dit, en montrant l’ex-secrétaire du baron de Groffen, qui se dirigeait vers l’hôtel, au pas militaire :

— Sapristi ! votre protégé n’a pas perdu un instant pour s’enrégimenter. C’est bien, cela !

— Mon cher, riposta la Morton, si M. Schumann avait hésité à faire son double devoir de Français et d’Alsacien, il n’aurait pas couché une nuit de plus ici. Mais je n’ai pas eu besoin de l’y pousser. Le brave garçon ne rêve que de venger son village envahi et sa famille probablement ruinée et dispersée ! Quant à moi, si je n’étais pas souffrante en ce moment, j’aurais déjà sollicité un poste dans une ambulance. J’espère que je pourrai bientôt le faire.

M. de Blangy-Portal était tout fier de ce noble langage de sa maîtresse. Guerrard, lui, ne savait plus que dire.

De la part d’une femme, honnête ou non, tous les héroïsmes étant possibles, la conduite de la Morton ne le surprenait pas outre mesure. Ce qu’il comprenait moins, c’est que rien ne confirmât les soupçons qui l’avaient assailli à l’égard de Durest.

Tout au contraire, voilà que cet ancien pensionnaire de Clairvaux, cet homme qui, après avoir été le complice d’un faussaire, avait volé son ami mort, voilà qu’il gardait le silence sur un drame l’aide duquel il pouvait battre monnaie. De plus, en bon patriote, il endossait l’uniforme et, d’homme paisible, se transformait en soldat, tout prêt à courir aux remparts !

Il y avait là de quoi troubler l’esprit le plus judicieux. C’était le renversement de toute logique. Aussi Paul, qui n’admettait pas aisément les phénomènes psychologiques, retourna-t-il chez lui, plus inquiet encore que par le passé à propos de l’ex-employé de MM. Oulmann et Cie, du Havre.