La Duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde/05

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La Duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 795-837).
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
ET
L’ALLIANCE SAVOYARDE

LES PROJETS DE GOUVERNEMENT
DU DUC DE BOURGOGNE


I

« Il ne faut point d’autre éloge pour un prince prêt à régner suivant le cours ordinaire de la nature que les projets qu’on va voir qu’il avoit formés et qu’il avoit fortement résolu de suivre et d’exécuter sagement de point en point l’un après l’autre, surtout si l’on fait réflexion au pouvoir sans bornes qui l’attendoit, auquel il fut tout à fait associé par la volonté du Roi son aïeul. Ce fut alors que ce prince, si éclairé et déjà si instruit, s’instruisit et s’éclaira de plus en plus, et acheva de prendre les résolutions dont on se propose ici de rendre compte. »

S’il fallait prendre au pied de la lettre cette assertion, il n’y aurait point lieu de chercher les projets de gouvernement du Duc de Bourgogne ailleurs que dans le volumineux mémoire de Saint-Simon qui a été publié sous ce titre à une date relativement récente. Mais il s’en faut que l’affaire soit aussi simple, et il y a là un premier point qui est à élucider.

Un mot d’abord sur la publication elle-même. Ce fut en 1860 que M. Paul Mesnard fit paraître, en l’accompagnant d’une introduction et de notes très judicieuses, un manuscrit trouvé par lui à la Bibliothèque nationale et qui portait ce titre : Projets de gouvernement résolus par M . le Duc de Bourgogne, dauphin, après y avoir mûrement pensé. Le manuscrit est sans nom d’auteur. Mais il n’y a aucun doute qu’il ne soit de Saint-Simon dont la main se reconnaît non seulement au style, qui est inimitable, mais à la ressemblance presque textuelle de certains passages avec ceux des Mémoires et la similitude complète des idées. La question n’est donc pas de savoir si l’écrit est de Saint-Simon, mais si ces projets de gouvernement sont bien, comme le titre l’affirme, ceux du Duc de Bourgogne lui-même. C’est ici que les doutes les plus sérieux s’élèvent.

Il importe d’abord de déterminer avec exactitude la date précise à laquelle Saint-Simon coucha par écrit ces projets. M. Paul Mesnard a fortement établi que ce dut être entre mars 1714 et août 1715, c’est-à-dire avant la mort du Roi. Dans cet écrit, Saint-Simon parle souvent en effet de Louis XIV comme étant encore vivant. D’un autre côté, il parle du comte de Toulouse comme exerçant la charge de grand veneur. Or, le comte de Toulouse ne fut promu à cette charge qu’en mars 1714. Par une singulière inadvertance, Saint-Simon dit que le Duc de Bourgogne (mort depuis deux ans) avait l’intention de le maintenir dans cette charge. Cette inadvertance nous permet de saisir sur le vif le procédé de Saint-Simon. En réalité, ce mémoire n’a point été écrit par lui, comme par momens il le donne à croire, sous la dictée du Duc de Bourgogne dont il n’eût été en quelque sorte que le secrétaire. C’est, au contraire, une œuvre de souvenir composée deux ans après la mort de celui dont il prétendait traduire la pensée. Mais ces souvenirs sont-ils exacts ? Est-ce bien la pensée du Duc de Bourgogne, sont-ce bien ses projets en présence desquels on se trouve ? Ne seraient-ce pas au contraire les projets de l’auteur lui-même qu’il aurait voulu couvrir de l’autorité d’un nom d’autant plus respecté qu’une mort prématurée avait ajouté à la popularité de ce nom ? On est presque en droit de l’affirmer. Il est en effet matériellement impossible que toutes les questions soulevées par Saint-Simon, dans ce volumineux écrit, aient été tranchées par le Duc de Bourgogne dans ses conversations avec Saint-Simon. Non seulement en effet dans les Projets du gouvernement, on trouve résolues nombre de questions concernant la constitution et l’administration intérieure du royaume au point de vue de la guerre, de la marine, de la justice, des impôts, des relations avec l’Église et avec Rome, mais les articles de protocole et d’étiquette les plus minutieux y sont réglés, depuis les sièges des ministres et les armoiries des évêques jusqu’à la forme du bonnet des présidens à mortier. Si fréquentes qu’aient pu être les conversations de Saint-Simon avec le Duc de Bourgogne auxquelles nous allons revenir, — et comme elles étaient mystérieuses, le nombre en a dû être forcément limité, — il n’est pas possible d’admettre que tant de questions et de si diverses aient été examinées et décidées entre eux et par eux, dans l’espace de neuf mois qui s’écoula entre la mort de Monseigneur et celle du Duc de Bourgogne. Lors donc que Saint-Simon se sert, presque à chaque page, de ces formules : « Le Dauphin voulait... le Dauphin a jugé à propos... le Dauphin s’est résolu..., » il s’en fait manifestement accroire, et cette prétention ne saurait être acceptée. Que s’est-il proposé en donnant à son œuvre personnelle ce titre ambitieux ? Voici ce qu’on peut imaginer.

A l’heure où écrivait Saint-Simon, la décrépitude croissante du Roi devenait visible à tous les yeux. Le règne touchait à sa fin : c’était une question d’années, ou plutôt de mois, et peut-être de jours. Un nouveau règne allait commencer, et celui qui présiderait à ses débuts, ce ne serait pas le jeune roi, un enfant, ce serait le Duc d’Orléans, c’est-à-dire de tous les princes de la maison royale, le seul avec lequel Saint-Simon entretînt des relations intimes, car ni son austérité, ni ses principes religieux ne l’empêchaient de vivre dans une étroite familiarité avec un prince dont les mœurs et l’irréligion avaient plus d’une fois scandalisé la Cour. Saint-Simon avait lieu de s’attendre, et ce fut ce qui arriva en effet, à faire partie des conseils du Régent. S’il désirait avec ardeur sortir de son obscurité, ce n’était pas, rendons-lui cette justice, par un sentiment d’ambition vulgaire ; c’est que, possédé de la manie réformatrice, il rêvait d’introduire de profonds changemens, pour employer une de ses expressions favorites, dans la mécanique du gouvernement. Ses projets de réforme étaient tout prêts ; mais quelle meilleure manière de les faire adopter et par le Régent et par l’opinion publique, que de les couvrir de l’autorité d’un prince dont la mort prématurée avait excité de si universels regrets et chez qui on voyait par avance le réparateur de tous les maux dont souffrait la France ? La tentation était grande. Saint-Simon n’y sut pas résister, et c’est là, suivant nous, qu’il faut chercher l’explication et du titre donné par lui à son mémoire et de l’usage qu’il fait du nom du Duc de Bourgogne, usage si fréquent que cette répétition constante finit par fortifier le soupçon au lieu de le dissiper.

Saint-Simon avait au reste quelque droit d’en invoquer l’autorité, car s’il est excessif de sa part de représenter les projets de gouvernement, si minutieusement dressés par lui, comme étant ceux du Duc de Bourgogne lui-même, il est cependant hors de doute qu’ils avaient été soumis à celui-ci, qui, tout au moins, ne les avait pas désapprouvés et peut-être même en avait adopté certains. Ces projets avaient en effet formé la matière des nombreux entretiens qui s’échangèrent entre Saint-Simon et le Duc de Bourgogne dans les premiers mois qui suivirent la mort de Monseigneur, entretiens dont nous avons déjà parlé, mais auxquels il nous faut revenir, car nous pourrons commencer d’y surprendre la pensée du Duc de Bourgogne lui-même.


II

Nous avons dit[1] avec quel art consommé Saint-Simon avait su, dès le lendemain de la mort de Monseigneur, dresser autour du Duc de Bourgogne des batteries d’approche, s’insinuer peu à peu d’abord dans sa familiarité, puis dans son intimité la plus secrète, jusqu’au point d’être introduit dans son cabinet par les derrières, et d’y demeurer enfermé avec lui de longues heures, à l’insu de la Duchesse de Bourgogne elle-même, jusqu’au jour où celle-ci finit par les surprendre. Dans ses Mémoires il se représente avec vivacité, garnissant ses poches de force papiers quand il se rendait chez le Dauphin, cherchant à en dissimuler l’enflure aux yeux des courtisans, et ne pouvant s’empêcher de rire en lui-même, « passant dans le salon d’y voir force gens qui se trouvoient, dit-il, actuellement dans mes poches et qui étoient bien éloignés de se douter de l’importante discussion qui alloit se faire d’eux[2]. » Mais nous n’avons rien dit du sujet de ces entretiens. C’était d’abord la dignité de duc et pair dont la diminution successive faisait le désespoir de Saint-Simon, et dont le rétablissement était son constant souci. Dès le premier jour, il en entretint le Dauphin, et sa joie fut grande de le trouver « activement attentif, » goûtant toutes les raisons qu’il lui donnait et les achevant souvent en sa place ; plus grande encore lorsque le Dauphin le pria de rédiger un mémoire où les pertes que la dignité de duc et pair avait subies, et les usurpations dont elle avait été victime seraient énumérées et rapportées chacune à leur date, avec l’indication des moyens les plus propres pour porter remède à ces pertes et à mettre un terme à ces usurpations. « Il n’est pas difficile, s’écrie Saint-Simon, d’imaginer dans quel ravissement je sortis d’un entretien aussi intéressant... Je me voyois en situation de contribuer à tous ces grands ouvrages, de m’élever en même temps, et avec un peu de conduite, en possession tranquille de tant et de si précieux avantages. Je ne pensai donc plus qu’à me rendre digne de l’une et coopérateur fidèle des autres[3]. »

Saint-Simon était en proie à ce ravissement lorsqu’il rédigea le long mémoire qui a pour titre : Estat des changemens arrivés à la dignité de duc et pair de France dont le texte autographe se trouve au dépôt des Affaires étrangères, et qui a été publié par M. Faugère, mémoire où les questions de préséance, de tabourets, de carreaux, de bonnets, de housse, de manteaux, semblent seules l’avoir préoccupé. Il ne nous dit point quelle impression reçut de ce mémoire le Duc de Bourgogne qui se serait borné à en remercier l’auteur en lui disant qu’il le lirait à Fontainebleau. On aimerait à penser qu’il en apprécia la futilité, et qu’il attachait au l’établissement des ducs et pairs dans leurs dignités anciennes d’autres conséquences que de misérables satisfactions d’étiquette.

Un autre point fut encore traité dans ces entretiens mystérieux entre le Duc de Bourgogne et Saint-Simon. Ce fut le rang des bâtards. On sait avec quelle virulence, — et assurément elle était justifiée, — Saint-Simon s’élève contre la situation que Louis XIV avait faite « aux enfans du double adultère ; » situation qui, chaque année, allait croissant et les mettait peu à peu sur le même pied que les enfans de France et au-dessus des princes du sang. Sur ce point encore, il devait, sans difficulté, se trouver en plein accord de sentiment avec le Dauphin. Il avait fallu en effet tout le respect dont le Duc de Bourgogne était pénétré vis-à-vis de son grand-père pour que, une année auparavant, du vivant de Monseigneur, aucune protestation n’eût été élevée par lui contre le rang que le Roi avait décidé d’accorder aux enfans du duc du Maine. Saint-Simon a peint admirablement la scène qui se passa dans la chambre du Roi lorsqu’il sollicita l’assentiment de Monseigneur et du Duc de Bourgogne à la décision par laquelle il avait fixé ce rang. « Pour la première fois de sa vie, dit-il, ce monarque si fier, ce père si sévère et si maître, s’humiliant devant son fils et son petit-fils, les pria d’agréer le rang qu’il donnoit aux enfans du duc du Maine, de donner cela à la tendresse qu’il se flattoit qu’ils avoient pour lui, invoquant son âge, sa mort prochaine, et témoignant l’espoir qu’après lui ils les voudroient bien protéger par amitié pour sa mémoire. » Et il représente d’autre part les deux princes « un peu attendris, les yeux fichés à terre, se serrant l’un contre l’autre, immobiles d’étonnement de la chose et des discours, d’abord ne proférant pas une unique parole, puis bredouillant ce qu’ils purent, mais sans rien promettre[4]. » Si, pour ne point peiner et blesser son grand-père, le Duc de Bourgogne n’avait point fait d’éclat, jamais cependant, au fond de son cœur, il n’avait accepté cette égalité de rang entre légitimes et légitimés. Saint-Simon, en soulevant la question, était donc assuré de trouver un écho. Il y fallait cependant des précautions, car le Duc de Bourgogne ne l’aurait pas laissé manquer de respect au Roi. L’habile homme sut les prendre.

« C’étoit, dit-il, une corde que je voulois lui faire toucher le premier, pour sentir, au son qu’il donneroit, le ton que je devois prendre à cet égard. » La corde ayant vibré, Saint-Simon s’enhardit, et après avoir, avec beaucoup d’adresse, pris le Dauphin par le point où il était le plus sensible, c’est-à-dire par « le danger de l’exemple et de la tentation nouvelle, ajoutée à celle de la chose même, qui précipiteroit toutes les femmes entre les bras des rois, » il l’amena peu à peu à s’expliquer lui-même sur cette matière délicate. Le Dauphin s’échauffa. Il insista sur la différence entre deux extractions, « dont l’une constituoit une habilité innée à la couronne, » et dont l’autre n’était due « qu’à un crime séducteur et scandaleux qui porte avec soi son infamie. » L’égalité entre ces deux extractions, surtout à une cérémonie religieuse comme celle du sacre, — car c’était par la place occupée au sacre des rois que se déterminait le rang des princes, — lui paraissait odieuse et presque sacrilège chez les légitimés ; mais, dans tout cela, il avait cependant « de fréquens retours de respect, d’attendrissement même et de compassion pour le Roi » qui firent admirer à Saint-Simon « la juste alliance du bon fils et du bon prince dans ce Dauphin si éclairé. » Sur la fin, se concentrant sur lui-même : « C’est un grand malheur, dit-il, d’avoir de ces sortes d’enfans. Jusqu’ici, Dieu m’a fait la grâce d’être éloigné de cette route ; il ne faut pas s’en élever. Je ne sais pas ce qui m’arrivera dans la suite. Je puis tomber dans toutes sortes de désordres ; je prie Dieu de m’en préserver, mais je crois que, si j’avois des bâtards, je me garderois bien de les élever de la sorte et même de les reconnoître. Mais c’est un sentiment que j’ai à présent par la grâce que Dieu me fait : comme on n’est pas sûr de le mériter et de l’avoir toujours, il faut au moins se brider là-dessus de telle sorte qu’on ne puisse plus tomber dans ces inconvéniens[5]. »

A l’élévation en même temps qu’à l’humilité de ce langage on reconnaîtra bien le Duc de Bourgogne, tel que nous nous sommes efforcé de le peindre. Nul doute que, sur cette question des bâtards, il ne fût d’accord avec Saint-Simon, et que son règne n’eût mis fin à la scandaleuse situation que Louis XIV leur avait faite. Il est possible qu’il se trouvât également d’accord avec lui sur d’autres points, entre autres ceux traités par Saint-Simon dans la série de Mémoires auxquels il a donné pour titre : Brouillons des projets sur lesquels il faudroit travailler petit à petit, sans relâche et sans jamais tomber dans le piège de se laisser rebuter par rien. Mais ces projets, auxquels Saint-Simon travaillait en effet sans relâche, portaient surtout sur ces questions d’étiquette aux moindres minuties desquelles il attachait une importance vraiment puérile. D’autres et de plus importantes matières (quoiqu’il n’en fût pas de plus importantes aux yeux de Saint-Simon) étaient traitées dans ces conversations que dirigeait le Duc de Bourgogne, où il effleurait de nombreux sujets, et dont, après bien des années écoulées, Saint-Simon ne pouvait rappeler le souvenir sans émotion : « Quel amour du bien public ! s’écrie-t-il. Quel dépouillement de soi-même ! Quelles recherches ! Quels fruits ! Quelle pureté d’objet ! Oserai-je le dire : quel reflet de la divinité dans cette âme candide, simple, forte, qui, autant qu’il leur est donné ici-bas, en avoit conservé l’image ! On y sentoit briller les traits d’une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d’un disciple lumineux, qui était né pour le commandement. »

Né pour le commandement : ces mots sont à relever, car ils ne répondent pas à l’idée que nous avons pu nous faire jusqu’à présent du Duc de Bourgogne, qui nous est apparu plutôt disciple que chef. Saint-Simon reconnaît loyalement, dans ces mêmes pages de ses Mémoires, que la confiance mise en lui par le Duc de Bourgogne n’allait pas jusqu’à lui faire adopter tous ses points de vue. « Le discernement de ce prince n’étoit point asservi, dit-il, mais, comme l’abeille, il recueilloit la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tâchoit à connoître les hommes, à tirer d’eux les instructions et les lumières qu’il pouvoit espérer. Il conféroit quelquefois, mais rarement avec quelques-uns, mais à la passade, sur des matières particulières, plus rarement en secret sur des éclaircissemens qu’il jugeoit nécessaires, mais sans retour et sans habitude... J’étois le seul qui eusse ses derrières libres et fréquens, soit de sa part, soit de la mienne. Ici il découvroit son âme et pour le présent et pour l’avenir, avec confiance et toutefois avec sagesse, avec retenue, avec discrétion. Il se laissoit aller sur les plans qu’il croyoit nécessaires ; il se livroit sur les choses générales, il se retenoit sur les particulières, et plus encore sur les particuliers ; mais comme il vouloit, sur cela même, tirer de moi tout ce qui pouvoit lui servir, je lui donnois adroitement lieu à des échappées, et souvent avec succès, par la confiance qu’il avoit prise en moi de plus en plus[6]. »

A le bien entendre, ce passage nous livre le secret des relations du Duc de Bourgogne avec Saint-Simon. Pour nous servir d’une locution familière, il le faisait causer ; il tirait de lui des renseignemens, des aperçus, des indications, mais ne s’y asservissait point. Il tombait d’accord sur les idées générales, mais se réservait sur les particulières, et cet aveu vient, après coup, enlever toute valeur et toute autorité au titre que Saint-Simon donnait, entre 1712 et 1715, au Mémoire préparé par lui, car ce Mémoire ne contient pas seulement des idées générales, mais tranche, jusque dans le plus minime détail, une foule de questions particulières. Nous pouvons donc donner maintenant comme éclaircie la question que nous posions en commençant. Ces projets de gouvernement ne sont pas ceux du Duc de Bourgogne ; ce sont ceux de Saint-Simon. Ce dernier avait d’ailleurs tort de croire que, sauf avec lui, et encore avec Beauvilliers et Chevreuse, le Duc de Bourgogne n’eût de relations qu’à la passade. Matériellement, c’était peut-être vrai ; mais, moralement, il était une influence, autrement puissante que celle de Saint-Simon, qui cherchait à s’exercer sur lui de loin, et avec un mystère, qu’avant de pousser plus avant, il nous faut essayer de percer.


III

« J’apprends qu’à Paris on a parlé et on parle encore de vous, Monseigneur ; cette voix répandue m’a donné un véritable plaisir. Ce seroit un coup merveilleux de la Providence que, pendant les troubles où est la religion en France, vous eussiez, outre la plume, la main aussi libre et puissante à les dissiper. On entendra ici toujours une pareille nouvelle avec la plus grande joie parce qu’on croit inséparables vos bons succès de ceux de l’Église[7]. » C’est en ces termes qu’au mois de juin 1711, c’est-à-dire deux mois à peine après la mort de Monseigneur, l’abbé Alamani écrivait à Fénelon, de Rome où il se trouvait alors. Ainsi le bruit avait couru et était arrivé jusqu’à Rome que Fénelon allait non seulement rentrer d’exil, mais même être investi de quelque autorité. D’autres lettres également adressées à Fénelon montrent qu’on l’avait cru un moment à Paris. Quelque effort qu’il fit pour commander à ses sentimens, il était impossible que ces bruits ne troublassent pas la paix de ce « grand diocèse » auquel Fénelon comparait lui-même son âme. Mais ces sentimens n’étaient pas non plus ceux d’une ambition vulgaire. Nous avons vu avec quel intérêt passionné il suivait, du fond de son exil, les affaires publiques, comme il était ému des malheurs de la France, quelle influence, par l’intermédiaire de ses amis Chevreuse et Beauvilliers, il s’efforçait d’exercer dans les Conseils du Roi[8]. Et voici que tout d’un coup s’ouvrait devant lui un avenir nouveau et prochain. Il pouvait prévoir le jour où il serait appelé à faire partie de ces Conseils, peut-être à y exercer une autorité prépondérante et à y jouer, sous un élève chéri, dont en réalité il redeviendrait le maître, le rôle d’un Richelieu sous Louis XIII, ou d’un Mazarin sous Louis XIV. Encore quelques années, et il pourrait voir de ses yeux son royal disciple mettre en pratique les avis qu’il lui avait fait parvenir en chargeant Beauvilliers de lui communiquer l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, et lui-même pourrait être appelé à transformer en procédés de gouvernement les principes qu’il avait développés dans ses conversations avec le roi d’Angleterre, pendant les deux séjours que celui-ci lit à Cambrai en 1709 et 1710, et qui, recueillis par le chevalier de Ramsay, ont constitué la matière de l’Essai philosophique sur le gouvernement civil[9]. Comment d’aussi brillantes perspectives n’auraient-elles pas enflammé cette imagination ardente, et ne lui auraient-elles pas inspiré la pensée de se mieux rendre compte à lui-même des applications que comportaient ses principes, en essayant de les préciser. La mort pouvait, d’un jour à l’autre, faire disparaître le vieux Roi. Il ne fallait pas risquer d’être pris au dépourvu, et d’arriver au pouvoir sans plans arrêtés et concertés d’avance avec ceux qui seraient vraisemblablement ses collaborateurs.

Au premier rang de ceux-ci était le duc de Chevreuse, son correspondant habituel, avec lequel, tantôt par l’ordinaire, tantôt par une voie secrète et mal connue, il échangeait de nombreuses lettres ; c’est par lui qu’il avait coutume, au cours des années précédentes, de faire parvenir à Versailles ses Mémoires sur l’état des affaires, et ses objurgations en faveur de la paix. Chevreuse n’était pas seulement un chrétien fervent, versé dans les matières théologiques à un degré surprenant pour un laïque, et dissertant avec aisance sur la doctrine des deux délectations ou sur la différence de l’acte premier et de l’acte second. C’était aussi un réformateur et un faiseur de projets, un peu songe-creux. Dans sa solitude de Dampierre, dont il ne bougeait guère, il passait son temps à manier et remanier des plans de réforme qu’il gardait par devers lui. Chacun de leur côté, Fénelon à Cambrai, Chevreuse à Dampierre, se préparaient donc à leur rôle de futurs conseillers du jeune prince. Il ne leur restait plus qu’à se réunir. C’est ce qu’ils firent.

La réunion eut lieu à Chaulnes. Chaulnes était une terre située en Picardie qui avait été autrefois érigée en duché pour le frère du connétable de Luynes, et qui était devenue la propriété du duc de Chevreuse. Chevreuse faisait à Chaulnes d’assez fréquens séjours, et, bien que Fénelon ne pût sans permission expresse sortir de son diocèse de Cambrai, cependant il avait pris peu à peu l’habitude de se rendre à Chaulnes pendant le séjour annuel qu’y faisait Chevreuse, tout en ayant soin d’entourer ses voyages d’une sorte de mystère. Il se plaisait dans cette retraite, entre des amis qui étaient chers à son cœur : Chevreuse lui-même, la bonne duchesse sa femme, son fils le vidame d’Amiens et aussi la jeune vidame sur la conduite spirituelle de laquelle Fénelon donnait, au vidame son époux, de judicieux conseils. « O que la vie de Chaulnes est trop douce ! écrivait-il au duc de Chevreuse ! Elle gâte tout autre état. Je veux être hermite dans le bout du parc. Cet hermitage sera trop joli et l’hermite ne sera guère en solitude quand vous serez tous au château[10]. » Au moment où nous sommes, Fénelon hésitait cependant à s’y rendre, car, à ce moment, Chevreuse poursuivait une nouvelle érection de cette terre en duché au profit du vidame, et Fénelon craignait que sa présence à Chaulnes revenant aux oreilles du Roi ne compromît son hôte[11]. Chevreuse, de son côté, n’était pas sans inquiétude sur les conséquences du voyage projeté, non pas à son point de vue personnel, mais au contraire à celui de Fénelon. « Ne le saura-t-on pas, lui écrivait-il, en septembre également, et pouvez-vous éviter qu’il ne devienne public ? C’est vous (que vous ne regardez point), que nous devons néanmoins regarder en cela, non seulement à cause de vous, mais pour ne point mettre de nouveaux obstacles à l’ordre inconnu de Dieu. »

L’ordre inconnu de Dieu. Ces mots trahissent les espérances à la fois mystiques et politiques auxquelles, depuis la mort de Monseigneur, se livrait le petit troupeau, et il aurait fallu tout à la fois être plus détaché des grandeurs de ce monde et moins animé de patriotiques desseins que Fénelon et Chevreuse, pour ne s’y abandonner point, tant il paraissait probable que tous deux se retrouveraient bientôt dans les conseils du Duc de Bourgogne. Aussi, malgré les scrupules éprouvés des deux parts, la réunion eut-elle lieu à Chaulnes, en octobre. Fénelon y passa un mois. Pour mettre de l’ordre dans leurs délibérations, il avait par avance donné ses instructions au duc de Chevreuse, et lui avait prescrit de préparer par « des espèces de tables » toutes les questions dont ils auraient à traiter ensemble. Ce fut sur ces tables que s’ouvrit leur délibération. De là le nom de Tables de Chaulnes donné souvent par les biographes de Fénelon aux projets que les deux amis arrêtèrent ensemble et qui figurent dans ses œuvres sous ce titre : Plans de gouvernement concertés avec le duc de Chevreuse pour être proposés au Duc de Bourgogne[12]. Analyser ces plans nous conduirait trop loin, car il n’y a guère de matière qui n’y soit traitée, depuis la manière d’assurer la paix qui doit être achetée « sans mesure, » Arras et Cambrai étant « très chers à la France, » jusqu’aux questions les plus diverses concernant l’administration intérieure du royaume, et les rapports de l’Église avec l’Etat. Ces plans de gouvernement tiennent en quelques pages, mais dans ces pages sont condensées, sous une forme brève qui tranche les questions sans les discuter, des matières bien autrement sérieuses que celles traitées par Saint-Simon. Les Tables de Chaulnes sont à cent coudées au-dessus des Projets de gouvernement, et montrent toute la distance qu’il y avait entre les deux esprits, l’un qui ne voyait rien de plus pressé que de rétablir les ducs et pairs dans leur dignité, et de cette réforme faisait découler toutes les autres, l’autre à qui aucune spéculation n’était étrangère, et qui avait des vues arrêtées sur les matières les plus diverses, même sur celles qui semblaient le plus éloignées de sa vocation. Dans les Tables de Chaulnes, les propositions hardies, mais justes, alternent avec les chimères : d’un côté, rétablissement des États généraux et des États provinciaux, suppression de la gabelle, des grosses fermes, de la capitation, de la dîme royale, et leur remplacement par des sommes que les États lèveraient pour payer leur part de la somme totale des charges de l’État ; retranchement de toutes les dépenses de cour peu nécessaires ; cessation des doubles emplois ; obligation de résidence ; liberté du commerce, la France ouverte aux étrangers qu’on y attirerait ; coutumes corrigées et réunies ; abréviation de la procédure et d’autres mesures encore qui, prises à temps, auraient épargné bien des maux. Puis, à côté, des chimères ou des erreurs : lois somptuaires comme chez les Romains ; corps militaire réduit à cent cinquante mille hommes ; marine médiocre ; et enfin tout un ensemble de mesures destinées à maintenir et accroître les privilèges de la noblesse, à laquelle toute mésalliance aurait été d’autre part défendue par les lois. Et nous laissons de côté des vues originales et hardies sur les relations de l’Église et de l’État où Fénelon va presque jusqu’à souhaiter la séparation, demandant pour l’Église la liberté d’élire, de déposer, d’assembler les pasteurs, comme les chrétiens sont libres de le faire dans les États du Grand Turc. En un mot, tout un ensemble de projets qui donnent une haute idée de l’esprit, sans faire naître l’impression qu’il y eût en leur auteur l’étoffe d’un homme d’État.

Que ces projets aient été communiqués au Duc de Bourgogne, cela ne fait nul doute, car nous voyons par une lettre du même Chevreuse que les mémoires précédens de Fénelon sur l’état des affaires avaient été communiqués au prince par Beauvilliers. Mais quelle impression en ressentit l’élève de Fénelon ? Dans quelle mesure aurait-il été disposé à faire siennes ces réformes hardies qui n’auraient tendu à rien moins qu’à remanier de fond en comble l’administration de la France et à la transformer dans ses plus importantes parties ? Ici, nous nous trouvons en présence d’un problème où les élémens certains de solution nous échappent, et nous entrons en pleine conjecture. Nous essayerons cependant, à l’aide du peu de documens certains que nous possédons, de démêler dans quelle mesure ces deux influences, sinon contraires, du moins différentes de Fénelon et de Saint-Simon, s’étaient exercées sur le Duc de Bourgogne et surtout de marquer comment il comprenait ses devoirs de Roi.


IV

Que le système politique adopté et les méthodes de gouvernement mises en pratique depuis tant d’années par Louis XIV, ne fussent pas destinées à lui survivre, le Duc de Bourgogne en avait, sans nul doute, le sentiment. Il n’était pas seul à le penser. Durant les dernières années du grand règne, les réformateurs abondaient. Suivant l’expression très juste que Sainte-Beuve, dans les articles consacrées par lui au Duc de Bourgogne de Michelet, emprunte à Boisguillebert, cil n’y avait plus d’huile à la lampe, » et chacun cherchait le moyen d’en renouveler la provision, les uns en secret comme Saint-Simon et Fénelon, les autres dans des écrits rendus publics comme Vauban dans son Projet d’une dîme royale et Boisguillebert dans son Détail sur l’état de la France, d’autres enfin dans des ouvrages qui ne devaient voir le jour que plus tard comme l’abbé de Saint-Pierre et Boulainvilliers. Cette préoccupation datait de loin chez le duc de Bourgogne. Il est difficile de croire que ce fut seulement pour compléter son instruction qu’à l’âge de dix-sept ans il avait demandé, nous le rappelons, à chaque intendant de lui fournir un mémoire détaillé sur l’état de sa province, et pour peu que les rapports des intendans aient été fidèles, la lecture des quarante-deux volumes in-folio qui composaient la collection de leurs mémoires dut le convaincre que beaucoup de choses étaient à changer dans le royaume.

Il se rendait compte cependant qu’interroger des fonctionnaires sur ce qui se passe dans leurs services n’est pas une manière très sûre d’arriver à la vérité, et il accueillait, il provoquait même d’autres témoignages. C’est ainsi qu’il ne rejetait sans examen aucun des mémoires que des particuliers lui adressaient du fond des provinces. « Quand il n’y auroit, disait-il, qu’une seule observation judicieuse dans un volume entier de spéculations chimériques, on ne doit pas regretter le temps qu’on a passé à le lire[13]. » Grand était le nombre de ceux qui ainsi s’adressaient à lui. Un jour même, rapporte la marquise d’Huxelles[14], il trouvait sur son bureau, déposé par une main inconnue, un mémoire qui contenait des conseils mélangés de vives critiques sur l’administration intérieure du royaume. Ainsi, depuis qu’il était devenu l’héritier présomptif et immédiat du trône, tous les yeux se tournaient vers lui. Fatiguée par la longue domination d’un vieux roi dont la gloire s’était obscurcie, la France aspirait à voir luire, sous un jeune prince, l’aube d’un jour nouveau.

Quel avait été cependant le résultat d’une si longue préparation ? Jusqu’à quel point les projets de gouvernement du Duc de Bourgogne étaient-ils, dans son propre esprit, mûris et arrêtés ? C’est une question à laquelle il est assez difficile de répondre avec précision. La seule chose qu’on sache, c’est qu’il s’enfermait pour travailler, qu’il écrivait beaucoup, et que de nombreux papiers furent, après sa mort, trouvés dans son bureau et sa cassette. On sait également que ces papiers furent brûlés par le Roi. Nous raconterons plus tard la scène. Mais on sait également que la destruction ne fut pas complète. Lorsqu’on 1782 l’abbé Proyart, qui avait déjà écrit la Vie du Dauphin père du Roi, entreprit d’écrire cette Vie du Duc de Bourgogne à laquelle nous avons fait de si fréquens emprunts, l’abbé Soldini, confesseur de Louis XVI, lui communiqua un grand nombre de papiers provenant de la succession de la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe, mère de Louis XVI. Parmi ces papiers, et confondus avec ceux du Dauphin, père de Louis XVI, au point qu’on avait cru d’abord qu’ils provenaient de lui, se trouvaient un certain nombre d’écrits dont le Duc de Bourgogne était l’auteur. Proyart s’en servit pour composer sa Vie du Dauphin père de Louis XV, dont il allongea le titre par cette phrase : écrite sur les mémoires de la Cour et enrichie des écrits du même prince. Ces écrits, publiés par Proyart, et qui occupent, dans ses deux petits volumes, un grand nombre de pages, sont les seuls documens où l’on soit en droit de chercher la pensée authentique du Duc de Bourgogne. Mais Proyart a-t-il publié tous les papiers qui lui ont été confiés ? Le contraire est très vraisemblable. Ainsi que le fait observer judicieusement M. Paul Mesnard, « il est infiniment probable que Proyart n’eut pas les coudées franches. » Sans doute, au commencement du règne de Louis XVI, la liberté des publications était devenue plus grande, et la censure préalable, à laquelle tous les ouvrages étaient soumis, s’exerçait avec plus d’indulgence que par le passé. Louis XVI avait permis, en 1774, la publication de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, et c’était déjà de sa part une grande concession ; mais peut-être considéra-t-il comme imprudent de donner un consentement formel à l’apparition d’un ouvrage où serait attribué à un prince, dont la mémoire était demeurée populaire, tout un plan de réformes que lui-même n’était pas disposé à accorder. Ce consentement aurait paru une approbation tacite qui l’aurait engagé malgré lui. De là vient, sans doute, comme le fait encore observer M. Mesnard « qu’une conclusion pratique manque presque toujours aux maximes, aux principes cités par Proyart[15]. » Ce qui nous a été conservé du Duc de Bourgogne présente bien plutôt le caractère de considérations générales, religieuses ou politiques, que de projets arrêtés. Quelle sanction le Duc de Bourgogne aurait-il donnée à ces considérations dans la pratique ? Sur quels points ses résolutions étaient-elles irrévocablement prises ? Là où il y avait désaccord entre ses deux mystérieux conseillers, Saint-Simon et Fénelon, de quel côté penchait-il ? C’est ce qu’il serait téméraire de prétendre dire avec certitude. Aussi, sans nous hasarder à des assertions sans fondement, essayerons-nous plutôt de montrer comment, au point de vue moral, il comprenait son métier de roi, et à quelles conséquences sa conception du rôle et des devoirs de la royauté l’aurait conduit, sans entrer, sur les questions secondaires d’administration, dans des détails que Proyart nous fournit avec abondance, tandis que, soit prudence, soit défaut d’information, il demeure muet sur des questions plus hautes.

Si nous avons bien fait connaître et comprendre le caractère du Duc de Bourgogne, on ne s’étonnera pas que nous disions que le trait dominant chez lui était la conscience. Fénelon connaissait bien son royal élève lorsqu’il rédigeait, à son intention, l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, car la conscience était le principal levier par lequel on pouvait agir sur cette âme. Il était consciencieux jusqu’au scrupule, et l’exagération d’une très noble vertu lui avait souvent donné des apparences de faiblesse et d’indécision. Mais à mesure qu’il avançait en âge, il prenait de la fermeté. Les petitesses disparaissaient et la grande idée du devoir, dominant toutes les autres, devenait la maîtresse de sa vie. Loin que la perspective du pouvoir immense et presque sans bornes dont il serait prochainement revêtu, causât chez lui, comme il eût été naturel chez un être jeune et tenu longtemps dans la dépendance, une sorte d’enivrement, il envisageait au contraire cette perspective avec des sentimens d’appréhension et presque d’effroi. La pensée des soucis, des devoirs, des responsabilités de la royauté l’entretenaient dans un état de tremblement ; il était hanté de cette préoccupation au point que, de temps à autre, il ne pouvait retenir l’expression de ses anxiétés et qu’elle éclatait au dehors. Saint-Simon raconte à ce propos une scène curieuse.

C’était, par un mélancolique hasard, quinze jours avant la mort du jeune prince ; un certain nombre de seigneurs et de dames de la Cour étaient rassemblés dans un des salons de Marly. La conversation était fort gaie. On y faisait des contes sur ces galopins de cuisine qui, par la belle saison « passoient leurs nuits sur les degrés du palais de Versailles, souvent à découvert et ne s’en portaient pas plus mal. On rioit de leurs aventures, et le Duc de Bourgogne rioit comme les autres, lorsque peu à peu, élevant le sujet, il dit que ces petits garçons étoient heureux en ceci qu’ils n’avoient point de soins ni comptes à rendre, qu’encore qu’il y eût assurément des gens plus heureux les uns que les autres, cependant il sembloit que Dieu dispensât les peines et les satisfactions, de façon à se balancer partout ; puis, s’animant peu à peu : « Par exemple, reprit-il avec plus de voix et de feu, un Roy, avec tout son éclat extérieur, n’a-t-il pas ses peines ? Il est le plus à plaindre de ses sujets, s’il fait ou s’il ne fait pas son devoir. Croit-il que tout ce faste, cette autorité, cette grandeur soit faitte pour luy ? C’est l’homme de l’Estat, le serviteur de ses peuples, celui qui n’est préposé que pour les gouverner et les rendre heureux. Ce n’est que pour cette fin et pour y administrer justement tout, sans retour pour soy, que cette autorité et cet éclat extérieur luy est donné, et le plaisir attaché à son estat n’est qu’en dédommagement de son travail, de son application, de ses veilles, car il doit tout son temps et tout son repos. Il n’est fait que pour cela et en rendra compte ; c’est son travail, comme à ces galopins de coucher sur la dure et à découvert, ce qui n’est pas si pénible à eux qui y sont nés et nourris et ne connoissent autre chose, qu’à un Roy, qui couche à son aise, les fatigues du corps et d’esprit auxquelles il se doit livrer sans cesse et sans relâche. » « Je ferois tort, continue Saint-Simon, aux sentimens et à l’éloquence naturelle de ce Prince, si j’entreprenois de la rendre en cette occasion ; mais chacun se regardoit avec stupeur et délectation de ce qu’il osoit en tant dire et qu’il en sçavoit tant sentir. On y estoit pénétré d’un air de vérité, et, pour la dire entière, il s’engoua, si j’ose ainsy parler, s’anima ; ses yeux, plus perçans que de coutume, décochoient ses sentimens qu’il exprimoit avec une énergie flamboyante ; en un mot, la surprise d’en tant entendre en public fut extrême, mais chacun en fut si vivement pénétré que les larmes estoient touttes prestes à couler[16]. »

Nous trouvons l’expression de ces mêmes nobles sentimens dans ce fragment sur les devoirs des rois qui a été retrouvé dans la cassette du Duc de Bourgogne et publié par Proyart : « De tous les hommes qui composent une nation, le plus à plaindre, et celui qu’on plaint le moins, c’est le souverain. Il a toutes les incommodités de la grandeur, sans pouvoir presque en goûter aucun des agrémens. Toute sa vie se passe dans un tourbillon d’affaires : elle n’est qu’un cercle de représentations gênantes, de soins inquiétans, de travaux pénibles, de sollicitudes accablantes... Le Souverain a des palais et des richesses, mais des palais qu’il ne connoît pas, et des richesses dont il ne jouit pas. Il est, par la nécessité de sa condition, ce que saint Paul veut que le chrétien soit par vertu ; il a tout et ne possède rien. Il est, à proprement parler, moins riche que le moindre de ses sujets, parce que tous les besoins de l’Etat sont ses besoins et qu’ils surpassent toujours sa fortune. Un père de famille n’est jamais riche quand ses revenus ne suffisent point pour la subsistance de ses enfans. Un Roi père est vraiment indigent de toute l’indigence de ses sujets[17]. »

Ce n’était pas seulement au point de vue de sa quiétude personnelle et du lourd fardeau des occupations dont le poids tomberait sur lui, que le Duc de Bourgogne semblait appréhender bien plutôt que désirer le pouvoir. C’était surtout au point de vue de sa responsabilité morale et du compte qu’il serait un jour appelé à rendre à Dieu de l’exercice qu’il aurait fait de ce pouvoir : « Celui, dit-il dans un de ses écrits, qui est venu dans la bassesse de la nature humaine pour mon salut, viendra dans l’éclat de la majesté divine pour me juger. Comme sauveur, il veut maintenant me procurer une éternité de bonheur, mais comme juge, ne me condamnera-t-il pas un jour à un malheur éternel ? La qualité de prince, sans celle d’homme de bien, ne serviroit qu’à me rendre plus condamnable à son tribunal, car plus on a reçu de faveurs de sa main, plus le compte qu’il en demandera sera grand. Je dois donc beaucoup plus travailler à vivre en chrétien qu’en prince. Je ne dois me servir de la grandeur attachée à mon rang que pour m’élever à une plus sublime vertu en m’humiliant sous la main toute-puissante de Dieu et en faisant aux autres tout le bien qu’ils peuvent attendre de moi[18] . »

Le Duc de Bourgogne traduisait le sentiment de ses devoirs vis-à-vis de ceux sur qui il était appelé à régner par cette maxime qu’il répétait souvent, et qui faisait l’admiration de Saint-Simon : qu’un Roi est fait pour les sujets et non les sujets pour lui, « mot de père de la patrie, ajoute Saint-Simon, qui, hors de son règne que Dieu n’a pas permis, seroit un affreux blasphème. » Saint-Simon ignorait sans doute qu’Henri IV avait dit à peu près la même chose lorsqu’il écrivait « que les rois n’étant pas nés pour eux, mais pour les États et les peuples sur lesquels ils sont constitués, ne doivent jamais aspirer à d’autre tranquillité que celle du tombeau et qu’il faut qu’ils meurent en l’action. » Le Duc de Bourgogne est mort avant l’action, mais il s’y préparait. Il se préoccupait d’exercer son pouvoir avec justice et dans l’intérêt de son peuple, mais nous ne savons par aucun document émané directement de lui quelles limites il entendait de lui-même imposer à ce pouvoir. Il était trop consciencieux pour ne pas sentir que l’écueil du pouvoir royal est ce qu’il appelle lui-même quelque part « la tyrannie, » et trop bon théologien, trop pénétré des principes de Bossuet, dont il avait lu certainement la Politique tirée de l’Écriture sainte, pour ne pas savoir que le pouvoir absolu, revendiqué par Bossuet pour les rois, n’est pas la même chose que le pouvoir arbitraire ; nous ajouterons même, trop bon élève de Fénelon, pour ne pas partager les idées de son maître sur les dangers du despotisme. Chevreuse lui avait certainement communiqué une lettre où Fénelon s’exprime en ces termes : « Pendant que le despotisme est dans l’abondance, il agit avec plus de promptitude et d’efficacité qu’aucun gouvernement modéré, mais quand il tombe dans l’épuisement, sans crédit, il tombe tout à coup sans ressource. Il n’agissait que par pure autorité. Le ressort manque… Quand le despotisme est notoirement obéré et banqueroutier, comment voulez-vous que les âmes vénales qu’il a engraissées du sang du peuple se ruinent pour le soutenir ? « Enfin, le Duc de Bourgogne était trop humble et trop méfiant de sa propre nature pour ne pas reconnaître que les rois sont sujets aux faiblesses et à l’erreur. Mais, encore une fois, dans quelles insti lu lions entendait-il chercher une garantie contre la tyrannie, le despotisme où l’erreur ? Proyart ne nous apprend rien à ce sujet. Il nous dit bien qu’aux yeux du Duc de Bourgogne, « après le secours du ciel, rien n’était plus nécessaire à un roi qu’un ami fidèle... un ami généreux et sincère, un ami bien éprouvé qui soit autorisé et même obligé, sur la foi de l’amitié, de l’avertir quand il s’écarte de ses devoirs et que le mal se fait en son nom, soit qu’il y ait part ou qu’il l’ignore. Et comme un ami fidèle est lui-même sujet à erreur et peut ne pas être au courant de tout, le Dauphin voulait encore qu’un Roi cherchât la vérité dans le commerce des personnes qui peuvent l’en instruire, « et qu’il l’accueille de quelque manière qu’elle lui soit présentée, lors même que ce ne serait pas avec ces ménagemens que souhaiteroit l’amour-propre[19]. » Mais un ami fidèle n’est pas une institution, et comme, immédiatement après avoir rapporté ces réflexions, Proyart nous parle de l’importance que le Duc de Bourgogne attachait au choix des ministres, on pourrait croire qu’il ne voyait de garantie contre les entraînemens ou les erreurs des rois que dans un choix judicieux de leurs serviteurs. Ce serait une erreur, et s’il y a lieu de regretter que la destruction des papiers du Duc de Bourgogne par Louis XIV, ou leur publication incomplète par Proyart ne permette de rien affirmer à ce sujet, on peut cependant sur ce point s’en rapporter au témoignage de Saint-Simon, qui, s’il est suspect quand il attribue au Duc de Bourgogne la paternité de tous les projets enfantés par lui-même, peut être tenu pour sincère lorsqu’il dit formellement que le Duc de Bourgogne était « ami des États généraux[20]. » Dès cette époque, les réformateurs considéraient en effet la convocation des États généraux comme un remède aux difficultés de toute nature au milieu desquelles le pays se débattait. C’était assurément aux États généraux que Fénelon pensait, lorsqu’il adjurait Louis XIV « de se ressouvenir de la vraie forme du royaume et de tempérer le despotisme, cause de tous nos maux[21]. » Mais si le Duc de Bourgogne était véritablement ami des États généraux et s’il lui avait fallu un jour témoigner de cette amitié dans la pratique, il aurait pu se trouver fort embarrassé lorsqu’il lui aurait fallu faire un choix entre la conception fort différente du rôle que ses deux conseillers éventuels, Saint-Simon et Fénelon, entendaient leur attribuer, les États généraux n’étant, aux yeux de Saint-Simon, « qu’un grand nom qui séduit quelques personnes, un leurre auquel on peut prendre la nation et une multitude ignorante, mais ne devant être qu’un corps de plaignans, de remontrans, et, quand il plaît au Roi de le lui permettre, de proposans ; » tandis que Fénelon les assemble tous les trois ans et leur reconnaît le droit de délibérer « sur les fonds à lever par rapport aux charges extraordinaires » et aussi, celui d’étendre « par voie de représentations » leurs délibérations « sur toutes les matières de justice, de police, de finance, de guerre, d’alliances et négociations, de paix, d’agriculture, de commerce[22]. »

Le Duc de Bourgogne aurait-il été aussi loin ? Nous en doutons. Proyart nous apprend en effet qu’à ses yeux ce n’était point dans une assemblée de sages qu’il fallait chercher la sagesse, et qu’il valait mieux consulter les particuliers que l’assemblée. « Je ne connois rien, disait-il, de plus ignorant qu’une assemblée de savans ni de moins clairvoyant qu’une assemblée de sages, » et il s’appuie sur la division des opinions qui se produit souvent dans les assemblées pour dire que « celui qui n’étoit que dans l’obscurité avant de consulter, se trouve dans les plus épaisses ténèbres, après l’avoir fait[23]. » Professant sur les assemblées cette opinion un peu dédaigneuse, il n’est pas probable qu’il eût pris son parti, comme le lui aurait proposé Fénelon, d’associer les États généraux à son administration, quoique Saint-Simon dise encore qu’il se serait servi de leur réunion, au moins comme moyen d’information et qu’il se serait plu « dans le sein de sa nation rassemblée. » Il est en tout cas un point sur lequel le Duc de Bourgogne se serait trouvé d’accord avec Fénelon, comme avec Saint-Simon : c’est le rétablissement des États provinciaux. Il était frappé, comme chacun, de la paix et de la prospérité relatives qui régnaient dans les pays d’État et il se proposait non seulement de maintenir ces institutions anciennes, là où elles existaient encore, mais de les rétablir là où elles avaient été abolies, et de supprimer les intendans, ces ancêtres de nos préfets, par qui les États provinciaux avaient été remplacés dans les pays dits de Généralité, en les remplaçant eux-mêmes par des missi dominici, renouvelés de Charlemagne. Comme les Tables de Chaulnes sont d’accord sur ces points avec les Projets de gouvernement, il n’y a aucun doute que cette importante r(‘‘forme n’eût été mise en pratique par le Duc de Bourgogne, et par cette réforme, la face et la marche générale des choses auraient été singulièrement changées, car c’eût été la fin de cette centralisation excessive à laquelle la monarchie tendait depuis Richelieu, que Louis XIV a fortifiée, que le premier Empire a aggravée et aux procédés de laquelle la République ne paraît pas disposée à renoncer, bien au contraire, puisqu’elle ne pense qu’à étendre les pouvoirs et l’intervention de l’Etat.

Il n’est pas douteux non plus que la commune renommée avait raison lorsqu’elle lui attribuait le dessein de transférer à des conseils administratifs les pouvoirs considérables dont, peu à peu, les ministres s’étaient emparés sous Louis XIV. Sans doute il avait trop d’équité dans l’esprit pour adopter tous les griefs passionnés de Saint-Simon contre ces « marteaux de l’Etat, » et depuis qu’il travaillait avec eux, et en particulier avec Desmarets, il avait pu apprécier la valeur et le véritable dévouement de quelques-uns d’entre eux à la chose publique. Mais il avait aussi pu voir de près les inconvéniens d’un système qui, dans chaque département, assurait au ministre une prépondérance sans borne et ne laissait arriver aux différens Conseils (sauf peut-être au Conseil d’En-Haut) que des affaires toutes mâchées où les décisions avaient été arrêtées par avance entre le ministre et le Roi. Le système des Conseils remplaçant les ministres, que lui recommandaient chacun de leur côté Saint-Simon, Chevreuse, Fénelon, avait été adopté par lui. Un projet, tout rédigé, fut trouvé dans sa cassette, et la déclaration royale qui, au début de la Régence, établit les Conseils, faisait avec raison dire au jeune Roi : « Le plan en avoit déjà été tracé par notre très honoré père, dont nous aurons au moins la satisfaction de suivre les vues, si le ciel nous a privé de l’avantage d’être formé par ses grands exemples. » Mais ce projet n’ayant malheureusement pas été conservé, nous ne savons pas comment il entendait la composition de ces Conseils. S’il eût adopté les plans de Saint-Simon, ces Conseils au nombre de sept auraient été, — le Conseil du Commerce seul excepté, — composés presque exclusivement de grands seigneurs, et toujours présidés par un duc et pair ou un maréchal de France. Le Conseil d’Etat en particulier, le premier de tous, devait, d’après Saint-Simon, être composé du Roi et de cinq ministres, « dont aucun ne sera de robe ni de plume, et n’en aura jamais été, et qui seuls porteront le nom de ministres d’Etat, les autres ministres n’entrant que quand ils y seront appelés et n’y ayant point voix délibérative[24]. » Mais rien ne prouve que le Duc de Bourgogne ait entendu donner à ces Conseils une composition aussi exclusivement aristocratique.

Sans doute il aimait fort la noblesse. Saint-Simon n’exagère rien lorsqu’il dit que le Duc de Bourgogne « étoit touché jusqu’au plus profond du cœur de la ruine de la noblesse, des voies prises et toujours continuées pour l’y réduire, de l’abâtardissement que la misère et le mélange du sang par les continuelles mésalliances nécessaires pour avoir du pain avoient établi dans leur courage. » Comme Saint-Simon, « il étoit indigné de voir cette noblesse française, si célèbre, devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distinguée de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail, de tout négoce, des armes mêmes, au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n’a d’autre choix qu’une mortelle et ruineuse oisiveté, qui, par son inutilité à tout, la rend à charge et méprisée, ou d’aller à la guerre se faire tuer[25]. » Boulainvilliers, de son côté, était bien informé en lui prêtant « une distinction tendre et compatissante pour la noblesse[26]. » Le Duc de Bourgogne avait en effet pitié de la condition pénible à laquelle un grand nombre de gentilshommes étaient réduits, et il avait raison. C’est une des erreurs les plus communément entretenues sur l’ancien régime de croire qu’une noblesse opulente se superposait à un peuple misérable. La vérité, c’est que, si certaines familles nobles jouissaient d’une grande fortune, — et encore leurs affaires étaient-elles souvent embarrassées, — un très grand nombre, surtout parmi celles qui appartenaient à la noblesse de province, connaissait la gêne, quelques-unes même la misère. Lorsque Mme de Maintenon parlait sans cesse de la pauvre noblesse, elle en savait quelque chose, elle qui, laissée à la charge d’une tante avare, avait gardé les dindons dans son enfance, et dans les instructions qu’elle donnait de vive voix aux demoiselles de Saint-Cyr, qui appartenaient toutes, comme on sait, à cette pauvre noblesse, elle ne se faisoit pas faute de leur répéter que la vie à laquelle elles devaient se préparer était une vie de privation. Le Duc de Bourgogne savait cela. Il savait qu’une des causes les plus fréquentes de la condition misérable où la noblesse se voyait réduite était son zèle à servir en temps de guerre. Il lui en gardait reconnaissance et la considérait comme le plus ferme soutien de l’État. Assurément il n’aurait pas pratiqué vis-à-vis d’elle ce système d’exclusion que Louis XIV avait érigé en doctrine lorsque, dans ses Instructions au Dauphin, il expliquait les motifs qui l’avaient toujours déterminé à choisir ses ministres dans un état obscur en disant : « Il falloit faire connoître au public, par le rang même où je les prenois, que mon dessein n’étoit pas de partager avec eux mon autorité. Il m’importoit qu’ils ne conçussent pas par eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu’il me plaisoit de leur donner, ce qui est difficile aux gens de grande naissance. » Le Duc de Bourgogne aurait certainement appelé aux affaires des gens de grande naissance, Beauvilliers, Chevreuse, Saint-Simon. Mais, quoiqu’il fît la distinction entre ce que Saint-Simon appelle les grands seigneurs, les nobles et les simples gentilshommes, ce que lui-même appelait la haute et la commune noblesse, cependant il ne bornait pas sa sollicitude à la haute noblesse, et il l’étendait à la commune, qu’il voulait tirer de sa situation inférieure. Pour la relever, il lui donnait, dit Proyart, « une sorte de droit naturel aux distinctions honorables et aux emplois avantageux[27]. » Partant de l’idée que « l’origine de la noblesse est le mérite guerrier et qu’il est naturel de penser que les enfans des héros seront plus braves que les autres, » il voulait que, dans l’armée, la plupart des grades leur fussent réservés, mais à ceux-là seulement qui avaient servi à l’armée, non point à ceux qui n’avaient servi qu’à la Cour, et il s’indignait que « les courtisans toujours empressés de demander, et à toute heure à portée de le faire, n’eussent pas honte de solliciter pour un homme qui n’avoit jamais été à la guerre un poste vacant par la mort d’un officier qui avoit été tué sur la brèche. »

De même il croyait bon que les principaux sièges de l’épiscopat fussent réservés à la noblesse. Sans doute « la sainteté de la vie, le zèle du salut des âmes et la science propre à diriger ce zèle » étaient les qualités essentielles à l’épiscopat, et celui qui ne les réunissait pas ne devait pas être promu à cette éminente dignité, fût-il d’une des premières maisons du royaume ; mais, « quand ces qualités se trouvent jointes à un nom distingué, le sujet, pensait-il, doit être préféré à celui qui, réunissant les mêmes qualités, seroit d’une naissance obscure, car il est certain que la religion a quelque chose de plus respectable aux yeux du vulgaire quand il la voit annoncée et pratiquée par un homme de naissance. »

La préférence accordée à la noblesse était donc chez le Duc de Bourgogne un principe de gouvernement. Mais cette préférence n’allait pas jusqu’à l’exclusion de la roture, contre laquelle on ne le sent animé d’aucune des passions dont déborde Saint-Simon. Bien au contraire, il reconnaît que « c’est servir l’Église que d’élever à l’épiscopat des ecclésiastiques d’un mérite reconnu et d’une éminente sainteté, lors même qu’ils seraient des roturiers, car les talens et la vertu peuvent tenir lieu de la plus haute naissance. » De même il estimait qu’il était bon que, dans tous les régimens, il y eût au moins un officier de fortune qui eût commencé par être soldat. « Ce seroit, disait-il, un encouragement toujours parlant, tant pour le soldat que pour l’officier même qui doit avoir à cœur que le soldat ne lui soit point préféré. » Il aimait à rappeler que, sur un rapport avantageux que lui avait fait Vendôme, il avait fait capitaine un simple sergent du régiment de Navarre.

Il faut ajouter que la noblesse aurait trouvé en lui un surveillant sévère et vigilant. Il annonçait l’intention de prendre des mesures sévères contre les exactions dont certains seigneurs se rendaient coupables, par eux-mêmes et plus souvent par leurs intendans, aux dépens des paysans. Il voulait que certains droits, certaines redevances, abusivement créés par eux fussent abolis, et il aurait certainement cherché avec Fénelon le moyen de mettre en pratique ce bref article des Tables de Chaulnes : punir les seigneurs violens.

Dans son désir de favoriser la noblesse, le Duc de Bourgogne aurait-il été plus loin ? Lui aurait-il assigné un rôle politique ? Après avoir rétabli les ducs et pairs, comme il l’aurait fait incontestablement, dans ces dignités honorifiques dont la perte désolait Saint-Simon et dont la restitution paraissait à leur infatigable champion la plus urgente et la plus importante de toutes les réformes, les aurait-il constitués en corps politique ? Aurait-il rétabli, sous une forme ou sous une autre, ces placita d’autrefois, qui n’étaient composés que du Roi et de ses grands vassaux, où « se décidoient, dit Saint-Simon, la paix et la guerre, et où les pairs avoient la puissance législative et constitutive pour les grandes sanctions de l’Etat. » Cela est possible, mais nullement certain. Henri Martin nous paraît avoir été beaucoup trop loin lorsqu’il dit que le Duc de Bourgogne se proposait de créer une monarchie aristocratique consultative et « de constituer en France ce qui n’y avait jamais été, une aristocratie gouvernante[28]. » Que ce fût la tendance de son esprit et que la noblesse eût exercé sous son règne une beaucoup plus grande influence que sous le précédent, on n’en saurait disconvenir ; mais il s’en faut que ses décisions sur ce point fussent aussi arrêtées que le dit Henri Martin, et, pour être fidèles à la ligne que nous nous sommes tracée de ne demander ses projets qu’au Duc de Bourgogne lui-même et point à un autre, nous sommes obligés de laisser dans le doute la question, intéressante cependant, de savoir quelle part de pouvoir politique il aurait attribuée à la noblesse.


V

Si le Duc de Bourgogne aimait la noblesse, c’est une justice à lui rendre qu’il aimait aussi le peuple, et l’expression de tendresse compatissante dont se servait Boulainvilliers s’applique ici davantage encore. Il avait, en effet, la préoccupation constante, poussée parfois jusqu’à l’obsession, de la misère publique qui avait pris, depuis quelques années, surtout depuis l’hiver de 1709 et depuis les malheurs de la dernière guerre, des proportions inquiétantes pour l’avenir du royaume. Cette préoccupation ne lui inspirait pas seulement une charité ardente dont nous avons raconté les traits[29], qui le poussait à distribuer en aumônes la presque-totalité de la pension qu’il recevait du Roi et à se dépouiller pour les pauvres. Elle le portait à s’enquérir des causes de cette misère, dont il croyait, non sans raison, découvrir l’explication principale dans la mauvaise administration des finances publiques. C’était cependant avec une sorte de répugnance qu’il s’occupait des matières financières. Bien qu’il eût le droit d’assister aux séances de tous les Conseils, il n’avait jamais voulu assister à celles du Conseil des Finances, présidé cependant par Beauvilliers, et il fallut un ordre formel du Roi pour qu’il y vînt siéger après la mort de Monseigneur. Mais, depuis longtemps, il s’instruisait de ces matières. Nous voyons que, dans le questionnaire adressé par lui aux intendans, il sollicite de leur part les informations les plus minutieuses sur la façon dont les différens impôts, taille, capitation, gabelle, et bien d’autres encore, étaient établis et perçus. Leurs réponses ne lui avaient pas laissé ignorer quels effroyables abus s’étaient établis peu à peu dans l’assiette et le mode de recouvrement des impôts. Cette enquête avait fait naître chez lui des sentimens de violente indignation contre tous ceux qui étaient chargés de ce service, de quelque nom qu’ils s’appelassent : fermiers généraux, traitans, financiers, partisans, maltôtiers, qu’il voyait seuls s’enrichir au milieu de la ruine publique et qu’il accusait de se rendre coupables d’exactions dans la levée des impôts, dont l’impopularité retombait sur le Roi. L’animadversion qu’il ressentait contre eux éclata en public dans une circonstance curieuse et qui vaut la peine d’être rapportée.

C’était en 1710. À bout de ressources pour soutenir la guerre et faire face à la dépense des armées, Desmarets, contrôleur général, avait proposé à Louis XIV de superposer à tous les impôts déjà existans un impôt en exécution duquel aurait été prélevé, au profit de l’État, le dixième des revenus de toute espèce, et à quelque classe qu’appartinssent les bénéficiaires de ces revenus. Louis XIV, après quelques hésitations de conscience apaisées par une consultation de la Sorbonne que lui procura le Père Le Tellier, avait adopté ce projet et l’avait fait sanctionner, sans le laisser discuter, par le Conseil des Finances. On sait avec quelle violence Saint-Simon s’élève contre cette première application de l’impôt sur le revenu en France, en quels termes il décrit le désespoir d’une foule de gens « forcés à révéler eux-mêmes le secret de leur famille, la turpitude d’un si grand nombre, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses, » et comment il explique aussi que l’impôt fut loin de produire ce qu’on en attendait, et « que si tout homme, sans aucun excepté, se vit en proie aux exacteurs, réduit à-supputer et discuter avec eux son propre patrimoine, les seuls financiers s’en sauvèrent par leurs portefeuilles inconnus. » Mais il n’était pas seul à éprouver ces sentimens. Quelques jours après l’adoption de cet impôt par le Conseil des Finances, la Duchesse de Bourgogne avait réuni à dîner quelques-unes de ses dames dans ce réduit de la Ménagerie dont l’intimité lui plaisait. Au sortir de table, la conversation tomba sur cet impôt qui faisait l’objet des préoccupations générales. Le Duc de Bourgogne prit feu aussitôt. Il s’emporta contre cette invention nouvelle ainsi que contre toutes les autres avec tant de véhémence que, dit Saint-Simon, « le feu et les malédictions lui sortoient des yeux et de la bouche... Il dit, comme par manière d’excuse, qu’il falloit bien qu’enfin il se laissast la liberté d’en parler là où il étoit en particulier, parce qu’il en crevoit depuis longtemps et qu’une plus longue retenue à la fin lui feroit mal à la santé, tant il estoit plein et outré de ces tyrannies ; et puis, tombant sur les partisans, sur leur luxe, sur leurs inventions, sur la manière inique dont les imposts se levoient, pour multiplier les frais et les levées, sans qu’il en revinst presque rien au Boy, sur la misère de tous les ordres de l’Estat, il conclut presque avec larmes qu’un royaume ainsi en proie à toute injustice ne pouvoit prospérer n’y attirer la bénédiction de Dieu[30]. »

La colère que le Duc de Bourgogne témoignait contre les partisans et qui le faisait, à l’étonnement de Saint-Simon, se départir vis-à-vis d’eux de la mesure et de la charité qu’il s’appliquait d’ordinaire à garder dans ses propos, tenait à ce qu’il les rendait responsables de la dureté avec laquelle les impôts étaient perçus. Il n’avait pas tort, car le déplorable système des fermes, c’est-à-dire du droit concédé soit à certains particuliers, soit à certaines associations, de percevoir au nom du Roi les impôts dont une partie seulement allait au Trésor, le surplus étant retenu pour frais de perception ou constituant le bénéfice des fermiers, poussait ces derniers à des actes d’inhumanité qui allaient jusqu’à l’exaction, et qui, dans sa compassion pour le peuple, excitaient l’indignation du Duc de Bourgogne. « L’intention du souverain qui est le père commun de ses sujets n’est point, disait-il, et ne sauroit être que le dernier d’entre eux soit opprimé, et ceux qui sont chargés des répartitions ne seront jamais désavoués pour lui avoir prêté des sentimens de compassion pour les malheureux. » « Emprisonner, disait-il encore, pour une modique somme, un misérable, réduit à ne pouvoir la payer parce qu’il aura essuyé une longue maladie, ou parce qu’il sera chargé d’élever un troupeau d’enfans qui mangent du pain sans en gagner, c’est une cruauté que personne n’est autorisé à exercer au nom du Roi[31]. » Aussi se prononce-t-il nettement pour que les grêles, les inondations, les incendies, la mortalité des animaux donnent lieu à des modérations ou à des exemptions de subsides. Mais ces considérations d’humanité n’étaient pas seules à l’émouvoir. Il se préoccupait aussi d’assurer une plus juste répartition des charges publiques, et, s’il ne faut point s’attendre à trouver chez lui des vues hardies par lesquelles il aurait devancé son temps, il est juste de reconnaître qu’il préparait sur ce point des réformes qui auraient été tout au moins équitables et judicieuses.

C’est une assertion qu’on s’en va souvent répétant avec légèreté que, sous l’ancien régime, le peuple seul, c’est-à-dire les paysans et les artisans, payaient les impôts, la noblesse ainsi que le clergé en demeurant exempts. Sans parler des aides ou, comme nous dirions aujourd’hui, des impôts indirects qui pesaient d’un poids très lourd sur tout le monde, d’autres impositions, entre autres la capitation, étaient payées par les seigneurs tout comme par les roturiers. L’impôt du dixième dont nous parlions tout à l’heure fut également payé par tous, et Saint-Simon se plaint à cette occasion de ce que « seigneurs et roturiers, nobles et gens d’Église, étoient déjà écrasés d’impôts. » Mais il est vrai que les nobles étaient exempts d’un impôt très lourd, la taille, que ce fût la taille personnelle, qui correspondait à notre contribution mobilière, ou la taille réelle, qui correspondait à peu près à notre contribution foncière. Cette inégalité originaire s’était aggravée encore par ce double abus qu’un certain nombre de faux nobles se prévalaient de titres auxquels ils n’avaient point droit pour faire exempter leurs terres, et ensuite qu’un certain nombre de vrais nobles qui avaient acheté des terres roturières les avaient fait exempter de la taille, ce qui, l’impôt étant levé dans chaque paroisse par répartition, augmentait les charges des contribuables roturiers de la paroisse. Le Duc de Bourgogne se proposait de réprimer ce double abus. Il entendait qu’il fût fait, dans chaque généralité, un tableau précis des terres nobles qui ne seraient considérées comme telles que sur titres authentiques, que ces terres, si elles passaient entre des mains roturières, ce qui arrivait fréquemment, devinssent sujettes à toutes les impositions, mais, en revanche, que les terres roturières acquises par des nobles continuassent à payer la taille comme par le passé. « Le peuple, disait-il avec raison, y trouvera un soulagement réel, et la noblesse cet avantage que le Roi sera plus en état de lui faire sentir ses bienfaits pour les services qu’elle rend à l’Etat, » avantage, soit dit en passant, un peu vague et compensation que la noblesse aurait peut-être trouvée médiocre.

Une autre cause d’inégalité dans la perception de la taille était la « prodigieuse multitude des charges, tant dans la Maison du Roi que dans les villes du Royaume, qui, disait encore le Duc de Bourgogne, sont un autre abyme qui absorbe le plus clair des revenus de l’État. » En effet, les terres appartenant aux propriétaires de ces charges jouissaient de l’exemption comme si elles eussent été des terres nobles, et le Duc de Bourgogne s’indignait de ce que de riches propriétaires acceptassent les charges les plus viles pour assurer l’exemption à leurs terres. « Le fardeau dont le riche se décharge ainsi, disait-il, retombe sur le pauvre[32]. » En attendant qu’il fût possible de couper le mal dans sa racine par le remboursement et la suppression de ces charges, le Duc de Bourgogne proposait de limiter et de fixer, suivant l’importance de la charge, la quantité de terres que chaque officier pourrait soustraire aux impositions publiques, et il ne s’inquiétait pas des réclamations auxquelles cette limitation pourrait donner lieu, car on aurait été en droit de répondre aux réclamans « qu’on ne s’attendoit pas à ce que les propriétaires les plus opulens se rendissent acquéreurs des plus vils emplois, non pas pour les exercer, mais uniquement pour soustraire leurs immenses possessions aux charges publiques. »

Le Duc de Bourgogne se rendait donc, on le voit, un compte très exact des injustices et des souffrances dont le principe, alors généralement admis, de l’inégalité devant l’impôt, faisait tomber le poids sur le peuple et en particulier sur les paysans. Pour porter remède à ces injustices et à ces souffrances, il se proposait d’adopter toute une série de mesures qui, assurément, n’auraient pas été sans efficacité. Aurait-il été plus loin ? Instruit par l’expérience, contraint par la nécessité, se serait-il rallié à cette idée nouvelle de l’universalité de l’impôt « perçu sur les sujets de toute condition » que déjà certains esprits hardis mettaient en avant : ainsi Michel Levassor dans ses Lettres d’un gentilhomme français sur l’établissement d’une capitation générale en France publiée, à Liège ; Bois-Guillebert dans le Détail de la France publié en 1695 ; enfin Vauban dans son fameux Projet d’une Dîme royale, qui ne fut répandu, et d’une façon un peu clandestine, qu’en 1707, mais dont le manuscrit, dès la fin de 1699, avait été communiqué à Chamillard et par celui-ci, suivant toute vraisemblance, au Roi. Assurément il serait téméraire de l’affirmer. Cependant il est à remarquer que le Duc de Bourgogne parlait avec sympathie de Vauban et ne paraît pas avoir été effrayé des hardiesses contenues dans la Dîme royale : « J’aime, disait-il, à entendre raisonner Vauban... Ses vues sur les impositions publiques me paroissent offrir un nombre d’avantages réels. » Aussi ne paraît-il pas éloigné d’adopter le principe d’un impôt unique qui aurait remplacé tous les autres, et, s’il soulève des objections dont quelques-unes sont sensées, c’est au point de vue des difficultés de la perception, mais il n’en oppose aucune au principe de l’universalité de l’impôt, et il est d’accord avec Vauban pour chercher dans cette grande réforme de l’impôt unique le moyen « d’aller droit au bien réel du peuple qu’il faut soulager efficacement quand on le peut. » Vauban devait mourir en 1707, après être tombé en disgrâce et avoir frisé la Bastille. Nul doute que, s’il eût vécu et si le Duc de Bourgogne eût régné, il eût été de ceux qui auraient été au moins consultés dès le début du règne. Quelle influence aurait-il exercée sur le Duc de Bourgogne ? Aurait-il balancé celle de Fénelon, qui, dans les Tables de Chaulnes, ne s’occupe que du mode de perception des impôts, mais n’en réforme pas l’assiette ? C’est une question qu’il est vain de poser ; la seule chose qu’on puisse dire, c’est que les vues hardies de Vauban n’auraient point trouvé chez le Duc de Bourgogne une opposition de parti pris.


VI

Les questions de finance et d’administration ne sont pas tout dans la vie d’un pays. Il y a encore d’autres questions, qui parfois préoccupent et passionnent davantage encore l’opinion publique, ce sont les questions religieuses. Il en était ainsi sous Louis XIV, comme de nos jours. On sait à quelles difficultés et à quels troubles donnèrent lieu, sous son règne, les affaires du protestantisme d’un côté, celles du jansénisme de l’autre. Le Duc de Bourgogne aurait trouvé ces difficultés dans l’héritage de Louis XIV. Il est donc nécessaire de rechercher quelle aurait été sa politique religieuse.

Nous n’avons point à revenir sur ce que nous avons déjà dit de son ardente piété. Ces sentimens n’avaient fait que se fortifier avec la vie, et chez lui, allaient presque jusqu’au mysticisme. Souvent il en confiait l’expression au papier. On trouve, dans les écrits laissés par lui, certains fragmens qui sont d’une beauté véritable et certaines prières, une entre autres « après la communion, » qui seraient dignes de figurer dans un recueil d’édification. On y trouve également des considérations très hautes sur le secours dont la religion doit être pour les rois et sur les devoirs qu’elle leur impose. « Un certain amour naturel de l’ordre, disait-il, le désir de l’estime, la crainte du blâme et la nécessité de prévenir les grands désordres peuvent bien soutenir un roi dans certaines circonstances, et l’engager à remplir une partie de ses devoirs, mais, très certainement, il n’y a que la religion qui puisse le porter à en remplir la totalité et à les remplir constamment. Il faut à l’âme des motifs surnaturels pour la soutenir dans une vie de sacrifices les plus contrarians pour la nature. Mais quand un roi, attentif à l’œil de Dieu qui le surveille, se rappelle qu’il est le ministre de sa bonté pour les hommes, quand il pense que, par l’union qu’il peut et doit avoir avec Dieu, il devient sage de toute sa sagesse pour découvrir le bien et fort de toute sa puissance pour l’exécuter ; quand il pense sans cesse, comme saint Louis, que les épines de sa couronne terrestre doivent se changer en roses dans le séjour du repos, alors son âme s’élève au-dessus de la nature et d’elle-même. Rien n’est plus capable de le décourager : il ne pense qu’à faire du bien aux hommes et ne se lasse point de leur en faire. Il en fait aux bons parce qu’ils sont bons, et il en fait aux méchans pour les engager à devenir bons et pour imiter le Père céleste qui fait lever son soleil sur les uns et sur les autres[33]. »

Il était impossible qu’une foi aussi exaltée n’influât pas sur la conception qu’il se faisait des droits et des obligations de la royauté. Il tenait que c’est Dieu qui fait les rois et que l’autorité qu’ils exercent n’est point leur propre autorité, mais celle de Dieu. Et cela était vrai dans les pays où la couronne était élective, car les peuples, dans l’élection d’un roi, ne font que désigner le ministre visible, non pas de leur autorité, mais de l’autorité de Dieu sur eux, comme feraient des enfans qui, n’ayant point de père naturel, en adopteraient un. L’autorité de ce père adoptif ne serait pas l’autorité de ces enfans, mais celle de Dieu même, « et elle ne seroit bien exercée qu’autant qu’elle le seroit au nom de Dieu, comme doit l’être l’autorité paternelle. » « Sans doute, ajoute un peu naïvement Proyart après avoir cité ce passage, le philosophe de Genève n’eût pas fait paraître son Contrat social, s’il eût vu cette réfutation[34]. »

Partant de cette idée, il tenait également que les rois sont tenus de faire plus pour la gloire de Dieu que le commun des hommes et de faire respecter sa loi. Cette loi en France était l’Evangile, la loi la plus sacrée, puisque le Roi en jurait l’observance et le maintien à son sacre. Aussi le respect de cette loi devait-il être assuré par ceux à qui le Roi déléguait l’exercice de la justice. Il reconnaissait cependant qu’il n’est pas de la compétence du magistrat de rechercher ceux qui en négligent les devoirs dans le particulier ou même qui oseraient les mépriser ; mais il approuvait les sages mesures que le Roi avait cru devoir prendre pour réformer dans ses États l’audace des blasphémateurs publics, des profanateurs des lieux saints, et des écrivains impies. A ses yeux, il n’était même pas nécessaire que le délit eût été commis dans le dessein de nuire pour être punissable, ou qu’il eût nui véritablement. Il suffisait qu’il eût été commis et qu’il fût nuisible de sa nature.

Animé de ces sentimens, on ne s’étonnera pas que le Duc de Bourgogne approuvât sans réserve la ligne de conduite suivie par Louis XIV vis-à-vis des huguenots. Croyant travailler à la gloire de son héros, Proyart a publié un long mémoire, trouvé dans sa cassette, et qui est relatif à la révocation de l’Edit de Nantes. Non seulement le Duc de Bourgogne donne en principe sa complète approbation à cette mesure, mais, soit qu’il fût mal informé, soit qu’il ne voulût pas convenir des choses, il ne craint pas de dire « que le succès répondit à la sagesse des moyens et que tout se passa au grand contentement de Sa Majesté sans effusion de sang et sans désordre[35]. » Aussi s’élève-t-il avec vivacité contre l’idée de revenir sur cette mesure, et il énumère tous les dangers de ce retour à une politique de tolérance dont le moindre ne serait pas à ses yeux « d’imprimer à l’hérésie le sceau de la perpétuité en France. » On regrette de ne pas trouver dans ce mémoire quelque chose du sentiment qui faisait dire à Vauban : « Les rois sont bien maîtres des vies et des biens de leurs sujets, mais non de leurs opinions, parce que les sentimens intérieurs sont hors de leur puissance, et Dieu seul peut les diriger comme il lui plaît. » On y voudrait tout au moins un écho de l’indignation qui inspire à Saint-Simon cette admirable page du Parallèle des trois premiers rois Bourbons où il parle « des millions de sacrilèges au milieu desquels le Roi nageoit. » C’est là ce qu’on est en droit de regretter, car il serait sévère de lui reprocher de ne pas s’être élevé à la conception d’une politique de tolérance religieuse qui n’était, pour lors, pratiquée dans aucun pays, pas plus dans les pays protestans que dans les pays catholiques. À ce point de vue, le Duc de Bourgogne était bien de son temps, et, pour en revenir à la politique d’Henri IV ou pour devancer celle de la Déclaration des droits de l’homme, un peu méconnue aujourd’hui, il n’aurait pas fallu compter sur lui.

En revanche, le Duc de Bourgogne ne paraît pas avoir été animé vis-à-vis des Jansénistes de ces préventions passionnées qui animaient Louis XIV jusqu’à lui faire préférer, s’il faut en croire Saint-Simon, comme compagnon de son neveu, le Duc d’Orléans, un athée à un janséniste. La réputation d’austérité des Jansénistes qui concordait avec ses propres sentimens, l’avait, on peut le croire, quelque peu disposé à l’indulgence en leur faveur. L’abbé Fleury, dans le portrait qu’il trace du Duc de Bourgogne après sa mort, dit bien « qu’il avait une extrême aversion de cette secte, » mais il est obligé de convenir « qu’il était en garde contre les accusations vagues et les soupçons mal fondés[36]. » Les passions suscitées par cette affaire du Jansénisme étaient alors si vives qu’il n’en avait pas fallu davantage pour donner naissance au bruit que le Duc de Bourgogne était favorable au parti, comme on disait alors et, très habilement, les Jansénistes contribuaient à accréditer ce bruit. On sent dans sa correspondance avec son frère le roi d’Espagne, et même avec Fénelon, que le Duc de Bourgogne est préoccupé de se défendre contre ce soupçon. « Vous sçavez bien que je suis bien éloigné d’être Janséniste, » écrivait-il à son frère Philippe V, auquel, dans une autre lettre, il expliquait avec précision et mesure la fameuse affaire du cas de conscience et du silence respectueux[37].

Dans sa correspondance avec Fénelon, il sent la nécessité d’être plus explicite encore : « Quant à l’article qui regarde les Jansénistes, lui écrivait-il en 1708, j’espère par la grâce de Dieu, non pas telle qu’ils l’entendent, mais telle que la connaît l’Église catholique, que je ne tomberai jamais dans les pièges qu’ils voudront me dresser. Je connais le fond de leur doctrine. Je sais qu’elle plus calviniste que catholique : je sais qu’ils font profession d’une morale sévère et qu’ils attaquent fortement la relâchée, mais je sais en même temps qu’ils ne la pratiquent pas toujours[38]. »

Le bruit subsistait cependant et, ce qui donna plus de consistance encore à ce bruit, ce fut l’attitude que prit le Duc de Bourgogne, lorsque le Roi le chargea d’accommoder un différend retentissant entre le cardinal de Noailles, suspect et à bon droit de jansénisme, et les évêques de Luçon et de la Rochelle. Il serait fastidieux d’entrer dans les détails de cette affaire, qui donna beaucoup de souci au Duc de Bourgogne. Bornons-nous à dire que les ménagemens dont le Duc de Bourgogne usa vis-à-vis du cardinal de Noailles le rendirent suspect à Fénelon, qui écrivait à Chevreuse : « Vous pouvez me mander en quatre mots et en écriture chicaneuse en quelle disposition se trouve P. P. sur les Jansénistes. Ils se vantent hautement de l’avoir gagné. Tirez-moi de cette inquiétude[39]. » Cette inquiétude même montre que, s’il ne donna jamais dans les erreurs de la doctrine janséniste, il témoigna au moins vis-à-vis des personnes, qu’il ne pouvait se défendre d’estimer, une modération et une mesure qui lui font honneur.

La piété sincère du Duc de Bourgogne ne lui enlevait cependant point le sentiment très ferme de l’indépendance réciproque de ce qu’il appelait le Sacerdoce et l’Empire, nous dirions aujourd’hui : le pouvoir civil et l’Église. Le langage très net qu’il tenait à ce sujet montre qu’il ne se serait point laissé asservir, et qu’il aurait maintenu les traditions de la monarchie française. « On a, disait-il, flatté quelques papes d’une autorité imaginaire sur le temporel des souverains, mais le sauveur du monde a parlé assez clairement sur ce point quand il a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » et : « Rendez à César ce qui est à César. » Toutes les Écritures viennent à l’appui de ces maximes. Le Sacerdoce ne peut donc pas s’approprier un droit que son instituteur ne lui a pas donné et que nul autre n’a pu lui donner, » et il ajoutait : « Les ministres du Sacerdoce, pour ne pas déroger à la prééminence de leur rang, doivent se contenir dans les bornes de leur ministère, qui est tout spirituel. Lors donc qu’un ecclésiastique, oubliant ce principe, s’ingère dans le maniement des affaires civiles, on peut dire qu’il n’est plus du premier ordre de l’État. Il n’appartient pas non plus aux deux autres : c’est une espèce d’être monstrueux dans la société[40]. »

On voit par ce langage que le Duc de Bourgogne, arrivé au trône, ne se serait point laissé dominer, comme nous dirions aujourd’hui, par des influences cléricales. Il n’était point aveugle aux maux qui travaillaient l’Église de France, ni aux abus qui s’y étaient introduits. Bien qu’il fût préoccupé, suivant une expression dont il se sert souvent, de ne point « porter la main à l’encensoir, » il nourrissait des projets de réforme. Il s’élevait avec vivacité contre les évêques qui habitaient toujours Paris ou Versailles, jamais leurs diocèses, et il se proposait de remettre en vigueur les anciens règlemens qui attribuaient aux pauvres tout le revenu des ecclésiastiques non résidens. Il s’élevait également contre l’inégale répartition des bénéfices qui introduisait « la cupidité jusque dans le sanctuaire, » et laissait certains membres du clergé dans un état de misère indécent, tandis que les autres étaient dans l’opulence. Il rêvait de partager ceux de ces bénéfices dont le revenu excéderait un certain chiffre en plusieurs classes, en assignant à chacune un chiffre de revenu qui ne pourrait pas être dépassé, de façon à augmenter le chiffre des bénéfices en diminuant leur revenu, et à faire profiter de cette répartition un plus grand nombre d’ecclésiastiques, en veillant à ce qu’aucun ne pût posséder plus d’un bénéfice, « si ce bénéfice pouvait le faire vivre ecclésiastiquement, c’est-à-dire dans la simplicité, sans luxe et sans faste. » C’eût été là, dans les mœurs du clergé de France, une réforme profonde qui lui aurait permis peut-être d’échapper un jour à la spoliation.

Si le Duc de Bourgogne n’était pas tendre aux évêques, aux résidens, et aux bénéficiaires cupides, il faut dire que, préoccupé de contenir la licence des esprits, il l’était encore moins à ceux qu’il appelait : les savans. Proyart le loue d’avoir sur ce point « des idées fort opposées à l’esprit du siècle, mais qui n’en paraîtroient pas moins judicieuses aux hommes sensés. » Ces idées, cette idée plutôt, c’est que « ce seroit une très mauvaise politique d’augmenter sans discrétion la classe des gens de lettres. » Sans doute, il faut des savans pour remplir les principaux emplois, mais le Duc de Bourgogne craint « que des savans désœuvrés ne traitent des questions frivoles ou dangereuses et ne corrompent les hommes par leurs préjugés,... et que dire de ceux qui n’ont pour but que d’anéantir la foi et d’autoriser la licence des mœurs[41] ? » La maxime : non plus sapere quam oportet, lui paraît aussi applicable à tout le corps de l’Etat qu’à chaque particulier, et il s’élève avec vivacité contre l’idée d’apprendre à un artisan, à un ouvrier, à un laboureur, autre chose que ce qui lui est nécessaire pour exceller dans son métier. Les leçons de Fénelon n’avaient pas réussi à faire du Duc de Bourgogne un humaniste, et il n’étendait pas jusqu’à l’instruction sa sollicitude pour la condition populaire.

Cependant, il avait emprunté à son ancien précepteur ses préventions contre le luxe, dont le trop grand étalage, à la Cour de Louis XIV, l’avait évidemment choqué. Il n’est pas question, dans ses projets, de ces « lois somptuaires, comme chez les Romains, » qui sont un des articles des Tables de Chaulnes, car il avait, sous certains rapports, l’esprit plus pratique que Fénelon ; mais il parle souvent de la nécessité de réprimer le luxe, « qui est extrême dans toutes les conditions, » de même qu’il se proposait de ramener et de maintenir une stricte économie dans les dépenses de la Cour. Il est certain que, sous son règne, la vie à Versailles, à Fontainebleau, à Marly, — si les Marly n’avaient pas été supprimés, — et, par un contre-coup inévitable, à Paris même, aurait été fort différente de ce qu’elle avait été sous la jeunesse et même de ce qu’elle avait continué d’être sous la vieillesse de Louis XIV. Peut-être même serait-elle devenue un peu morose. Peu de fêtes, car il ne voulait pas encourager les dépenses inutiles. Plus de comédies, car il se faisait depuis longtemps scrupule d’y assister. Il est bien possible que Paris même se fût vu, en partie, privé du moins par lui de ce divertissement qui était déjà le plaisir favori de la grande ville. Mme de Maintenon, qui avait au sujet du théâtre les mêmes scrupules que le Duc de Bourgogne, lui demandait un jour si, quand il serait roi, il défendrait l’Opéra, la Comédie et les autres spectacles, ou s’il les tolérerait. « Bien des gens, répondit-il, prétendent que, s’il n’y en avoit point, il y auroit encore, à Paris, de plus grands désordres ! J’examinerois, je pèserois le pour et le contre, et je m’en tiendrois au parti qui auroit le moins d’inconvéniens, » et c’eût été sans doute, ajoute le bon Proyart, « celui de laisser subsister le théâtre, en le réformant sur le modèle des pièces composées pour Saint-Cyr[42]. » Paris condamné à perpétuité à Esther, à Athalie, peut-être même à Jonathas, et autres pièces de Duché, c’eût été là un régime qu’il aurait été difficile de lui faire accepter, et le Duc de Bourgogne y aurait trouvé plus de difficulté que ne croyait Proyart.

L’influence de Fénelon sur le Duc de Bourgogne se fait encore sentir dans un autre ordre d’idées. Fénelon détestait la guerre, au point de reprocher à Louis XIV celles qui avaient assuré ses plus légitimes conquêtes et qui ont fait la France moderne. Dans ses Dialogues, dans Télémaque, dans les divers mémoires qu’il rédigeait, on sent éclater cette aversion. Il avait fini par la communiquer au Duc de Bourgogne que nous avons vu, plus jeune de quelques années, si ardent à servir, si fier de commander. Mais les malheurs dont il avait été témoin, les souffrances qu’il avait vues de ses yeux, avaient abattu chez lui cette ardeur. « La guerre, disait-il, est un des plus funestes fléaux qui puissent affliger une nation ; la plus heureuse est toujours funeste, et chaque bataille gagnée est une plaie pour l’État[43]. » Aussi n’y a-t-il de guerre juste, que celle qui est nécessaire ; mais s’il est du devoir d’un prince de défendre ses États et de protéger ses sujets, le prince agresseur, et qui rend une guerre nécessaire, se charge d’un terrible compte devant le Père commun des hommes. Aussi n’est-ce point un déshonneur, mais une véritable gloire pour un prince, de désavouer et même de réparer les injustices et les torts qui peuvent avoir été faits par ses sujets, en son nom ou autrement. Le Duc de Bourgogne va même jusqu’à dire qu’il est glorieux de ne point poursuivre, par les armes, la réparation de torts qui ne portent pas un préjudice notable à la nation, car « on doit examiner les raisons qui peuvent donner le droit de faire couler le sang des peuples. »

Ceux qui trouveraient le Duc de Bourgogne un peu trop pacifiste seront au moins d’accord avec lui, sur la manière dont la guerre doit être conduite. Rien n’est plus grand à ses yeux que d’offrir la paix à l’ennemi, au milieu des succès, dans des conditions qu’il puisse accepter. « Lors même que l’on a été heureux dans une guerre juste, il faut encore porter la justice et la modération dans les conditions que l’on impose à l’ennemi. Si elles sont trop humiliantes ou trop dures, le traité de paix ne subsistera que jusqu’à ce qu’il ait la force de recommencer la guerre. » Le sens élevé de la justice qui animait le Duc de Bourgogne lui faisait affirmer des principes que le droit des gens d’alors osait à peine émettre, et qui étaient singulièrement méconnus dans la pratique. « Il n’est pas permis, disait-il, de faire en pays ennemi tout le mal qu’on pourroit y faire. Faire la guerre à des paysans désarmés qui offrent de donner tout ce qu’ils ont, brûler leurs moissons, arracher leurs vignes, couper leurs arbres, incendier leurs cabanes, c’est une lâcheté et un brigandage qui laissent dans les cœurs un sentiment profond de haine que les pères transmettent à leurs enfans, et qui éternise les antipathies nationales[44]. » Quand il écrivait ces lignes, le Duc de Bourgogne pensait assurément avec regret aux excès commis par les armées françaises dans le Palatinat ou en Hollande. Par là il était en avance sur son temps, et de ces antipathies nationales que le souvenir des torts du passé entretiennent dans le cœur des peuples comme de ces traités dont les conditions trop dures ne sont point acceptées au fond de l’âme par les vaincus, la France a fait une trop récente et trop amère expérience pour qu’on ne doive pas rendre hommage aux sentimens que l’élévation de son esprit et la bonté de son cœur inspiraient à un aussi jeune prince, sentimens étrangers à un Louis XIV, à un Napoléon, et à d’autres encore, dont il serait permis de citer le nom.


VII

Nous croyons en avoir assez dit pour montrer que, si le Duc Bourgogne fût arrivé au trône, il n’aurait pas été, comme quelques auteurs se sont plu à l’imaginer, un prince dévot, uniquement occupé à faire son salut et à réprimer l’hérésie. Il aurait été au contraire un prince réformateur qui aurait apporté dans les méthodes d’administration et de gouvernement des modifications profondes. Sans doute on peut regretter que sur certains points il partageât les idées de son temps, et qu’en particulier il considérât, suivant son expression, comme l’un des sept sacremens de la politique, « le devoir d’étouffer dès sa naissance toute espèce de nouveauté en matière de religion « et de punir suivant toute la rigueur des lois les premiers coupables, pour éviter d’avoir à en punir par la suite une infinité d’autres. On peut prévoir qu’il aurait engagé sur ce point, avec l’esprit général du XVIIIe siècle, une lutte dont il ne serait pas sorti vainqueur. On peut regretter aussi que, des réformes qu’il projetait, quelques-unes ne fussent pas assez hardies et que d’autres pussent paraître un peu chimériques, comme le projet qu’il aurait formé, et encore cela n’est-il pas bien certain, d’investir la noblesse de fonctions politiques. On peut douter que la noblesse française, qui trouvait en Saint-Simon lui-même un juge sévère, se fût montrée propre à ce rôle. De tout temps, elle avait largement payé sa dette à la patrie par le grand nombre des « tués à l’ennemi » dont peuvent s’enorgueillir toutes les familles dont elle se compose depuis les plus jusqu’aux moins illustres. Mais elle n’avait jamais compris qu’elle aurait dû faire de ses privilèges une des formes et une des garanties des libertés publiques. Elle avait, sous le long règne de Louis XIV, trop rapidement passé des révoltes de la Fronde à la courtisanerie de Versailles pour être apte à jouer ce rôle. Il est permis de le déplorer et d’autant plus qu’il est trop tard pour qu’elle puisse le reprendre, car si on peut replanter un arbre, on ne replante pas une futaie. Mais il est permis également de faire observer que, dans les pays monarchiques qui ont conservé une ossature aristocratique comme l’Angleterre ou l’Allemagne, ni la liberté n’est moins assurée, ni le progrès plus lent que dans les républiques démocratiques, et que même, dans ces pays, certaines expériences sociales ou fiscales peuvent être tentées avec moins de péril que dans les pays de démocratie pure. En effet, certaines exemptions peuvent être consenties en matière d’impôt, et en compensation, certaines charges supplémentaires acceptées par une aristocratie dirigeante qui rachète ainsi ses privilèges politiques, tandis que, dans les pays où le nombre seul fait loi, si le plus grand nombre des contribuables est exempt d’impôts, ou même très légèrement atteint, les erreurs et les fautes commises par les contribuables ou par leurs mandataires demeurent sans sanction. Ce serait le cas de retourner le vers du poète :


Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.


Toutes les folies que feraient les Achéens, c’est-à-dire les exonérés, ce seraient les rois, c’est-à-dire les riches qui les paieraient. Ces considérations à la fois politiques et fiscales n’apparaissaient peut-être pas très clairement à l’esprit du Duc de Bourgogne ; mais quand il alliait dans son cœur l’amour de la noblesse et celui du peuple, il avait le sentiment confus qu’il n’y avait point entre ces deux classes d’antagonisme nécessaire, et que leurs intérêts pouvaient se confondre dans une harmonie supérieure.

Quoi qu’on puisse penser des projets de réforme du Duc de Bourgogne, une chose est certaine, c’est qu’il aurait donné sur le trône le spectacle de vertus privées auxquelles, depuis saint Louis, aucun roi n’avait atteint, et cela n’eût point été sans influence. Sans chercher dans le spectacle des désordres de la Cour au XVIIIe siècle l’explication unique et même, si l’on veut, principale de la chute de la royauté, il est certain que ces désordres y ont contribué en enlevant à la royauté son autorité morale. Il est toujours facile de refaire l’histoire. Il est facile d’affirmer soit que la monarchie française était susceptible de transformations et pouvait procéder elle-même aux réformes nécessaires, soit de dire, comme Michelet, qu’au contraire elle était pourrie, que ceux qu’il appelle les Saints n’auraient apporté au gouvernement que des utopies irréalisables et que sa chute inévitable a été un bienfait. Ceux qui étudient sans parti pris les choses de l’histoire se gardent avec soin de ces affirmations tranchantes, qui sont d’autant plus faciles que la démonstration ou la réfutation par les faits est également impossible à administrer. Mais l’histoire nous montre cependant que les vertus ou les vices des rois ne sont point chose indifférente à la prospérité des empires, et peuvent prévenir ou précipiter leur déclin. C’est ainsi que les vertus des Antonins rendirent à l’Empire romain l’éclat que lui avaient enlevé les cruautés d’un Néron, les folies d’un Caligula ou d’un Domitien, et que devaient lui enlever de nouveau celles d’un Commode ou d’un Héliogabale. Parmi les princes de cette dynastie, il en est un auquel il est impossible de ne pas trouver avec le Duc de Bourgogne un grande ressemblance, à en juger d’après le portrait que son fils adoptif a tracé de lui dans ses Pensées[45] : « Ce que j’ai vu dans mon père : La mansuétude, jointe à une rigoureuse inflexibilité dans les jugemens portés après un mûr examen ; le mépris de la vaine gloire que confèrent de prétendus honneurs ; l’amour du travail et l’assiduité ; l’empressement à écouter ceux qui nous apportent des conseils d’utilité publique ; l’invariable application à chacun des services ; le renoncement aux amours ; le zèle du bien public... Dans les délibérations il ne négligeait aucune recherche ; il y mettait toute la patience imaginable et ne se payait pas des premières apparences pour suspendre le cours de son investigation. Il savait conserver ses amis... Les acclamations, les flatteries de toute nature, tant qu’il régna, ne purent se produire. Il veillait sans cesse à la conservation des ressources nécessaires à la prospérité de l’Etat. Même dans la dépense qu’occasionnaient les fêtes publiques, il ne trouvait pas mauvais qu’à ce sujet on l’accusât quelquefois d’économie... Il était sobre en toutes choses. Jamais de passion pour les nouveautés. Son commerce était plein d’agrément. Toujours conformant sa conduite sur les exemples de ses pères, il n’affectait pas d’étaler sa fidélité aux traditions antiques. Ce n’était pas un esprit mobile et inconsistant. Il s’attachait aux lieux et aux objets... Rien en lui de dur ; rien d’irrévérencieux pour personne. Il prenait chaque chose en son lieu, y mettait toute la réflexion nécessaire, comme à loisir, sans se troubler, avec ordre, avec une force persévérante, avec un juste accord dans tous ses mouvemens. C’est bien à lui que s’appliquerait ce qu’on rapporte de Socrate, qu’il fut capable de s’abstenir, et de jouir de la plupart des choses dont la plupart des hommes ne peuvent ni souffrir l’abstinence à cause de leur faiblesse, ni jouir sans en abuser. Se montrer ferme dans l’un et l’autre cas, maître de soi, tempérant, c’est le privilège de l’homme doué d’une âme juste et invincible, et c’est ainsi que nous le vîmes... » Il ne fut pas donné à la France de voir ainsi le Duc de Bourgogne. Mais qui peut nier qu’elle aurait eu chance d’échapper à des commotions redoutables, d’accomplir tous les progrès nécessaires, sans les payer au prix de son équilibre politique, si le Duc de Bourgogne, au lieu d’étaler sur le trône les scandales d’un Louis XV, y eût montré les vertus d’un Antonin le Pieux ou d’un Marc-Aurèle chrétien ?


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1906.
  2. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. IX, p. 383.
  3. Saint-Simon. Édition Chéruel, t. IX, p. 376.
  4. Saint-Simon Édition Boislisie, t. XIX, p, 94.
  5. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857 t. IX, p. 374.
  6. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 104-105.
  7. Œuvres complètes de Fénelon. Edition de Saint-Sulpice, t. VIII, p. 6.
  8. Voyez la Revue du 1er mars 1906.
  9. Cet Essai se trouve au t. VII des Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, p. 103 à 148.
  10. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII. p. 366.
  11. Id., ibid., p. 336.
  12. Œuvres complètes de Fénelon. Edition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 182 et suiv.
  13. Proyart, t. II, p. 360.
  14. Bibliothèque du musée Calvet à Avignon. Papiers inédits de la marquise d’Huxelles.
  15. Les projets de gouvernement du duc de Bourgogne. Introduction, p. LXXIII.
  16. Écrits inédits de Saint-Simon, t. II. Mélanges, t. I, p. 420.
  17. Proyart, t. II, p. 48.
  18. Proyart, t. II, p. 335.
  19. Proyart, t. II, p. 52-53.
  20. Écrits inédits de Saint-Simon. III. Mélanges, II, p. 419.
  21. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII. p. 323.
  22. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 323.
  23. Proyart, t. II, p. 67.
  24. Projets de Gouvernement, p. 61.
  25. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 109.
  26. État de la France, préface p. 1.
  27. Proyart, t. 1, p. 375 et passim.
  28. Histoire de France, t. XIV, p. 558.
  29. Voyez la Revue du 1er juin 1905.
  30. Écrits inédits de Saint-Simon, t. II. Mélanges, t. I, p. 481.
  31. Proyart, t. II. p. 6.
  32. Proyart, t. II, p. 14 et passim.
  33. Proyart, t. II, p. 50.
  34. Id., t. II, p. 11 .
  35. Proyart, t. II, p. 107.
  36. Proyart, t. II, p. 305.
  37. Archives d’Alcala. Le duc de Bourgogne à Philippe V. Lettres des 26 avril et août 1705 communiquées par l’abbé Baudrillart.
  38. Œuvres complètes de Fénelon, t. VII, p. 264.
  39. Id., t. VII, p. 343-365.
  40. Proyart, t. I, p. 364.
  41. Proyart, t. II, p. 77.
  42. Proyart, t. II, p. 178.
  43. Proyart. t. II, p. 422.
  44. Id., t. 1, p. 128.
  45. Pensées de l’empereur Marc-Aurèle Antonin, traduction par Alexis Pierron p. 9.