La Duchesse de Châteauroux/14

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 62-68).


XIV

PRUDENCE


M. Duverney, instruit de ce qui se passait à Versailles, s’empressa de se rendre aux désirs de madame de la Tournelle. Il savait trop bien ce qu’un service rendu dans une pareille occasion pouvait lui rapporter un jour ; et d’ailleurs l’expérience a prouvé depuis qu’il avait un sincère attachement pour elle.

Lorsqu’elle lui fit part du projet qu’elle avait d’aller passer quelque temps chez lui au château de Plaisance, pendant que M. de Chavigny, son vieil ami, mesdames de Brancas et de Mirepoix, y étaient encore, il répondit qu’il en serait fort honoré. Mais, ajouta-t-il, mon intérêt personnel doit m’empêcher de vous faire, à ce sujet, toutes les représentations que je crois raisonnables. D’après le bruit qui court, et dont Paris s’occupe déjà presque autant que Versailles, vous ne pouvez abandonner la partie sans risquer de la perdre ; à peine serez-vous loin d’ici, que madame de Toulouse intriguera de nouveau près du roi pour son amie, madame de Mailly ; que madame de Carignan fera tonner le vieux cardinal contre vous : que Maurepas chantera victoire en mauvais petits vers, et que le roi, assourdi par les cris de tant de voix ennemies, se laissera peut-être…

— Eh bien, qu’il cède ou non aux clameurs de ces dames, qu’il adopte les calomnies inventées par ses ministres pour éloigner de lui tous ceux qui pourraient lui faire parvenir la vérité, peu m’importe, je ne veux pas entrer en lice ; ce n’est point la crainte du combat qui m’arrête, vous connaissez mon courage, vous savez si je sais braver la méchanceté et mépriser l’intrigue ; mais, pour conserver ce courage, il faut être fort de sa propre estime, et ne pas courber son front au souvenir d’une action coupable. C’est pourquoi je veux fuir ce séjour de corruption et faire cesser tant de propos injurieux, tant de suppositions calomnieuses. Si je n’avais pas craint de me donner un ridicule aux yeux du roi lui-même, qui ne m’a jamais parlé que de choses indifférentes, je me serais déjà retirée au couvent où j’ai été élevée ; mais on ne manquerait pas de dire que je me donne des airs de la Vallière, et la troupe des chansonniers de M. de Maurepas s’exercerait bientôt sur ce beau sujet. Je préfère donc avoir recours à vous, mon cher mentor, pour me donner un moyen de me soustraire à toutes ces menées, sans éclat, sans même laisser soupçonner le parti que je vais prendre ; car Plaisance est une habitation que vous avez rendue si ravissante, et vous en faites si bien les honneurs, qu’on trouvera fort simple de me voir quitter Versailles pour y aller passer le reste de la saison.

— Je n’en suis pas bien sûr, madame, reprit en souriant M. Duverney : ici, rien ne parait simple ; mais enfin vous le désirez, et mes observations vous ayant été soumises, il ne me reste plus qu’à vous obéir. C’est demain jour de conseil, si cela vous convient, je passerai ici en sortant de chez le roi, et j’aurai l’honneur de vous conduire à Plaisance. Savez-vous bien, ajouta-t-il, tout ce que j’affronte en vous emmenant ainsi ?

— Ne craignez rien ; tant de gens vous sauront si bon gré de mon absence !

— Oui ; mais celui qui s’en affligera ?

— Ah ! celui-là oublie si vite, dit madame de la Tournelle en soupirant.

Dès qu’elle se trouva seule, elle éprouva cette espèce de satisfaction qui suit toujours une résolution vertueuse. Elle prévint mademoiselle Hébert de son prochain départ, et lui recommanda d’en faire secrètement les préparatifs ; car elle craignait que, ce projet connu du roi, il ne tentât de s’y opposer : ainsi les personnes de bonne foi, dans les sacrifices qu’elles s’ordonnent, sont en garde contre leur faiblesse. Les sentiments factices seuls ne doutent de rien.

Forte de l’approbation de sa conscience, madame de la Tournelle consentit à se rendre, le soir même, avec sa sœur, chez la reine, et pourtant elle s’attendait à être reçue froidement ; peut-être même aurait-elle à supporter les airs dédaigneux de la vieille maréchal de Villars, qui avait remplacé madame de Mazarin, et dont la haute vertu manquait un peu d’indulgence. Peut-être y serait-elle exposée aux sarcasmes polis de mesdames de Toulouse et de Monconseil. Mais elle savait que toute cette malveillance s’éteindrait le lendemain, à la nouvelle de son départ, et elle se sentait le courage de la braver. Ce martyre volontaire n’était pas même sans charme pour elle. L’orgueil s’arrange assez bien des injustices dont il prévoit l’éclatante réparation.

Madame de la Tournelle se trouva moins de force contre l’accueil bienveillant de la reine. Soit qu’on n’eût pas osé répéter à cette princesse ce qui ce disait depuis deux jours sur le nouvel amour du roi, soit que son estime pour madame de la Tournelle l’empêchât de la croire complice de cet amour, elle ne lui témoigna aucun ressentiment, et lui parla même avec intérêt de la souffrance peinte sur son visage ; car deux nuits d’insomnie complète et d’agitations pénibles avaient visiblement altéré ses traits et l’éclat de son teint.

Madame de la Tournelle répondit à ces marques de bonté en disant qu’elle comptait sur l’air de la campagne pour rétablir sa santé.

À ces mots, la comtesse de Toulouse et madame de Monconseil se regardèrent comme pour se communiquer leur étonnement. Il se fit un long silence, que la reine interrompit en demandant à madame de la Tournelle si c’était à Saint-Germain, chez madame de Noailles, qu’elle se proposait d’aller.

Alors, d’autres regarda s’échangèrent, et le sourire qui les accompagna disait :

À Saint-Germain, pour être plus à portée des rendez-vous de chasse : cela s’explique maintenant.

Mais la réponse de madame de la Tournelle déconcerta la malice des dames. En parlant de son projet devant elle, ce n’était pas risquer de le faire connaître au roi ; elle était bien sûre qu’aucune d’elles ne voudrait le lui apprendre, tant on aurait à craindre qu’il ne s’y opposât ; d’ailleurs, elle n’avait point dit quel jour était fixé son départ de Versailles. Ce ne fut qu’en reconduisant sa sœur qu’elle l’engagea à l’accompagner le lendemain même à Plaisance.

Madame de Flavacourt, que les soirées de la reine ennuyaient beaucoup, se réjouit d’aller passer quelque temps dans un lieu charmant, à l’abri des sermons et de l’étiquette.

La soirée du roi commençait juste au moment où celle de la reine finissait, et madame de la Tournelle, trouvant qu’il était de trop bonne heure pour se coucher, se mit à écrire au duc de Richelieu pour lui apprendre son départ et lui répéter les motifs qui l’engageaient à fuir la cour. Comme cette lettre n’apprenait rien à M. de Richelieu, il devinerait sans peine qu’elle était plus pour le roi que pour lui, et madame de la Tournelle se félicitait d’avoir trouvé cet ingénieux moyen de faire connaître au roi sa pensée. Elle finissait par faire entendre qu’une jeune veuve ne pouvait vivre à la cour sans être en butte à toutes les calomnies, et qu’elle n’y reviendrait que le jour où elle serait vraiment sa nièce.

C’était faire pressentir son mariage avec le duc d’Agenois. Quand elle eut fermé cette lettre, qui ne devait être remise que lorsque madame de la Tournelle serait à Plaisance, elle ouvrit sa fenêtre, car elle éprouvait une douloureuse oppression, et ses larmes coulèrent en contemplant ce palais, ce parc admirable qu’elle ne reverrait peut-être pas de longtemps. C’était l’heure du souper du roi ; madame de Mailly était avec lui sans doute, car elle avait tant pleuré pour conserver sa place à tout prix, que le roi n’avait rien changé à ses habitudes, si ce n’est que cette intimité sans amour avait pris le caractère d’une conjugalité insipide. Mais il croyait devoir faire ce sacrifice à la paix intérieure, et apaiser ainsi les bruits qui alarmaient madame de la Tournelle.

Il espérait pouvoir concilier les intérêts les plus contraires, ménager le vieil attachement de madame de Mailly sans rien perdre de ses espérances auprès de sa sœur. Il se flattait même que, sous le voile d’une ancienne liaison, il pourrait mieux cacher les progrès de la nouvelle. Déjà il avait écrit plusieurs billets pour engager madame de la Tournelle à lui accorder un moment d’entretien, soit par l’effet d’une rencontre à la chasse, soit en acceptant une invitation au château de Choisy. Mais quelque chose lui disait que ses propositions seraient mal accueillies, et que la femme qui inspirait autant d’estime que d’amour ne pouvait être traitée comme les autres.

Alors, jetant au feu ces billets qui lui paraissaient trop froids ou trop fades, il imagina de faire une réception pompeuse à l’ambassadeur que venait de lui envoyer la Sublime Porte et de profiter de cette fête qui réunirait toutes les femmes de la cour pour réclamer de madame de la Tournelle l’entretien qu’il désirait.

Il était préoccupé de cette idée, lorsque M. de Richelieu vint lui montrer la lettre de madame de la Tournelle. Il en resta confondu ; jamais il n’avait rencontré une telle résistance : il s’en irrita d’abord, la traita de coquetterie, de manège ; puis, passant du dédain à la jalousie, il prétendit que ces beaux scrupules de vertu n’avaient d’autre cause que l’amour de madame de la Tournelle pour le duc d’Agenois.

— Madame de la Tournelle ne m’a point confié ses sentiments secrets, répondit le duc de Richelieu d’un ton grave ; mais je puis vous affirmer, sire, qu’elle est incapable de feindre les scrupules et la résistance. C’est une femme honnête que je ne crois pas à l’abri d’une faiblesse de cœur, mais qui le sera toujours d’un calcul ignoble et de tous les petits manèges d’une coquetterie vulgaire.

Le roi était persuadé de cette vérité ; aussi ne prit-il un air incrédule que pour engager le duc de Richelieu à confirmer son assertion par des preuves.

— Je manquerais au plus sacré des devoirs de l’amitié, si je pouvais laisser calomnier, même par vous, sire, le caractère dont j’ai eu plus d’une fois l’occasion d’éprouver La fierté et la noble franchise. Votre Majesté pense bien que, malgré le sentiment qui m’avait attaché autrefois à madame de Nesle, j’étais trop mauvais sujet pour voir d’un œil froid la plus belle de ses filles ; je pouvais d’autant mieux me flatter du succès, que le marquis de la Tournelle, quoique jeune, ne lui inspirait point d’amour, et qu’on me prouvait encore assez de bienveillance ailleurs pour que je pusse, sans trop de fatuité, espérer quelque retour. Eh bien, j’ai complétement échoué ; j’ai vu tant de franchise dans sa réponse, dans son désir de m’avoir pour ami et rien de plus, que je me suis résigné de bon cœur à ce rôle d’oncle qu’elle m’offrait, certain de tout perdre, si je m’entêtais à vouloir davantage.

— Fort bien, dit Louis XV, mais d’Agenois a été plus ambitieux.

— Aussi est-il bien une meilleure preuve que moi de la sagesse de madame de la Tournelle ; car il est jeune, beau, aimable, amoureux fou, et j’ai la certitude qu’il n’a rien obtenu, puisqu’il veut l’épouser à toute force.

— Et croyez-vous que ce mariage se fasse ?

— Ma foi, sire, j’en ai bien peur, car elle vous aime.

— Quelle folie ! Bonne raison vraiment pour se donner à un autre !

— Elle pense ainsi vous échapper : et moi, qui n’ai pas de grands motifs de croire aux obstacles que le mariage apporte en affaire d’amour, je crois pourtant celui-ci de nature à consolider une résistance sincère.

— Eh bien, il faut l’empêcher.

— Cela n’est pas facile, à moins que Votre Majesté…

— Fi donc ! employer l’autorité dans cette circonstance, ce serait me rendre odieux, et voilà tout… Non, il faut que l’obstacle vienne de votre famille… de votre neveu même…

— J’avais bien pensé à le rendre infidèle ; mais c’est une espèce d’Amadis, capable de préférer son amour malheureux à tous les plaisirs qui lui seraient offerts.

— Et c’est une si belle constance qu’elle voudra la récompenser ! Eh bien, laissons-la filer son roman chevaleresque, reprit le loi en se levant avec impatience : toute rivalité m’est insupportable. D’ailleurs, à la manière dont elle m’occupe depuis quelque temps, je sens que cette femme prendrait sur moi un empire que j’ai toujours redouté ; il vaut mieux n’y plus penser. Il est bien assez de jolies femmes à là cour pour distraire de son souvenir. En finissant ces mots, le roi passa dans son cabinet pour écrire à madame de la Tournelle.