La Duchesse de Châteauroux/21

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 103-108).


XXI

LE DUC DE RICHELIEU


Le temps était sec, il faisait ce qu’on appelle un beau froid : la chasse fut heureuse : une tente, dressée près de la porte de Beauté, était le lieu du rendez-vous ; mais, malgré les feux allumés autour de cette tente, malgré les épaisses fourrures qui servaient de tapis, le roi prétendit que la saison ne permettait pas d’y séjourner plus longtemps ; et après avoir fait les honneurs d’un déjeuner splendide, après avoir fait offrir le pied du cerf sur un plat de vermeil à madame de la Tournelle, le roi exigea de ses belles invitées qu’elles allassent se chauffer au château de Plaisance ; puis il parla de se rendre à Versailles, où l’heure du conseil le rappelait.

La mode était alors de porter un petit manchon fort élégant suspendu par des rubans à une riche pelisse. Celle de madame de la Tournelle était en satin blanc, garni de martre zibeline : c’était la duchesse de Mazarin qui la lui avait donnée.

— Voici, dit le roi, une fourrure aussi belle que celle dont Zaïd Effendi m’a fait présent.

En disant ces mots, il prit le manchon, qui était aussi en martre, comme pour l’admirer de plus près, et il le rendit ensuite à madame de la Tournelle.

En le reprenant, elle sentit un petit papier roulé dans le taffetas de la doublure ; et elle rougit de manière à ne laisser aucun doute au roi sur le sort de son billet. Il ne pouvait plus risquer de tomber en d’autres mains.

L’ordre du départ étant donné, les écuyers du roi amenèrent son cheval à l’entrée de la tente.

Après avoir salué toutes les femmes, Louis XV dit en passant près de madame de la Tournelle :

— J’ai votre parole, madame, ne l’oubliez pas.

Puis il partit au galop sur le plus beau cheval de France. De retour à Plaisance, où madame de la Tournelle brûlait de revenir pour aller s’enfermer dans sa chambre et lire ce billet dont elle pouvait sans peine deviner le contenu, elle aperçut sous le vestibule plusieurs domestiques à la livrée du roi : ils étaient porteurs d’un magnifique nécessaire de vermeil pour M. Duverney, en reconnaissance de celui qu’il avait prêté la veille au roi.

Louis XV, prévoyant que la réflexion, toujours du parti le plus sage, pourrait bien ramener madame de la Tournelle à son projet de rester éloignée de Versailles, le combattait de nouveau dans sa lettre, et cela par les mêmes raisons ; par ces assurances si vraies, si douces qu’on relit, qu’on entend pour la centième fois avec un charme toujours plus entraînant. C’était ce lieu commun des amants qui préfèrent peu à rien dans l’espoir de tout obtenir ; qui se résignent à L’amitié pour ne pas perdre la présence. La seule chose qui distinguât ce traité à l’amiable de tous ceux du même genre, c’était la bonne foi des parties.

Pendant que madame de la Tournelle méditait sur ce qu’elle devait l’aire pour être fidèle à sa promesse sans courir trop de danger, on vint lui dire que le duc de Richelieu demandait à la voir pour lui l’aire ses adieux.

— Vous partez ? lui dit-elle ; aurait-on de mauvaises nouvelles de l’armée ?

— Un courrier, arrivé cette nuit à Vincennes, répondit le duc, a déterminé le roi à envoyer le marquis de Guerchy au maréchal de Broglie ; il va lui porter l’ordre de laisser au maréchal de Belle-Isle le commandement de l’armée de Prague, et de se rendre à Ratisbonne où il doit remplacer M. de Maillebois. La mission n’est pas agréable, et Guerchy doit partir à l’issue du conseil, où la proposition sera bientôt décidée, car elle a été déjà longuement discutée. Je l’accompagnerai une partie de sa route, puis j’irai à Richelieu.

— Quoi ! vous allez vous confiner dans votre château en cette saison ? Quelle idée !

— C’est pour un motif indispensable ; vous le saurez plus tard, dit en souriant M. de Richelieu.

— Quelque nouvelle folie, je gage ; vous ne vous convertirez Jonc jamais ?

— Le plus tard possible ; mais si je suis fou, je suis discret, vous n’en saurez pas davantage.

— Soit… mais remplacer M. de Maillebois ! voilà une faveur qui peut devenir funeste à notre ami, reprit madame de la Tournelle, surtout si ce qu’on dit de la conduite du roi de Prusse est vrai.

— Oh ! le maréchal de Belle-Isle est prudent ; si la saison, la faiblesse des Bavarois, la défection des Prussiens et l’éloignement des troupes de Maillebois ne lui laissent plus les moyens de tenir à Prague, il trouvera un moyen d’en sortir sans compromettre la gloire et la sûreté de l’armée ; et c’est, je pense, pour lui donner carte blanche à ce sujet qu’on nous met en roule par ce temps de frimas. Les malins prétendent que c’est le duc de Modène qui me vaut cette honorable mission.

— Je n’en serais pas étonnée ; car le roi disait hier que la duchesse de Modène devait passer l’hiver à Paris.

— Et vous croyez tout ce qu’il dit ? demanda M. de Richelieu. Vous avez raison, car il ne vous trompe pas, s’il vous jure que vous lui tournez la tête. Mais qu’est-ce que cela va devenir pendant mon absence ? serez-vous sensible ou inexorable ? vous amuserez-vous à éprouver combien de temps un roi peut filer le parfait amour, et s’immoler à la vertu d’une femme qu’il aime ? enfin, comment retrouverai-je ma chère nièce ? esclave ou maîtresse ?

— Ni l’un ni l’autre, reprit madame de la Tournelle, laissant voir que le ton léger du duc de Richelieu la blessait vivement. Vous retrouverez une amie dévouée aux intérêts du roi, aux vôtres ; qui lui aura fait entendre tout ce qu’un autre genre de liaison apporterait de trouble dans la vie de tous deux, et dont le crédit sera d’autant plus assuré qu’elle ne le devra à rien de blâmable.

— Vous êtes bien assez belle pour faire des miracles, vraiment ; mais, plus celui-là sera surprenant, plus j’en voudrais être témoin ; vous conviendrez que ceci est au nombre des choses qu’il faut voir pour les croire.

— Comment vous faire croire à ce qui est raisonnable, à vous qui plaisantez sans cesse sur la vertu des femmes ?

— Non, ma foi, je n’en plaisante pas, elle m’a souvent donné beaucoup d’humeur ; et ce qui vous étonnera, c’est qu’il n’y a que de mauvais sujets comme moi qui aient une véritable foi dans la sagesse des femmes. Ceux qui vous disent qu’ils n’en trouvent pas de cruelles en ont menti ; je n’étais pas plus mal tourné qu’un autre, ajouta le duc en se regardant au miroir de la cheminée, et j’en ai rencontré plus d’une.

— Ce sont peut-être celles qui vous ont le plus aimé, dit madame de la Tournelle.

— J’en ai quelquefois eu la pensée.

— Eh bien, que ces souvenirs-là vous éclairent et vous prouvent qu’on peut aimer et rester sage.

— Pour m’ôter toute espèce de doute à cet égard, écrivez-moi souvent, et du fond de votre pensée ; vous savez si je suis digne de cette confiance ?

— Je sais que vous gardez toutes vos qualités sérieuses pour l’amitié, et je vous dirais mon secret si j’en avais un, mais, vrai, j’espère n’en pas avoir.

— Si vous saviez comme je suis Inquiet de vous laisser en butte à toutes ces clameurs de cour ! Car vous ne pouvez douter que la démarche d’hier ne soit racontée, commentée et interprétée de toutes les manières, il faut vous préparer à recevoir de mauvais accueils à Versailles.

— On peut les éviter en restant ici.

— Ce serait bien pis, vraiment. Le roi viendrait s’établir tout l’hiver à Vincennes, et la reine en mourrait de chagrin : sans compter que nous serions tous logés indignement. N’allez pas, vraiment, commettre cette imprudence ; votre réputation n’y gagnerait rien, tout au contraire. On ne penserait jamais que le roi se dérangeât ainsi pour être rebuté ; et, comme ce déplacement lui serait au fond peu agréable, il vous en voudrait de lui avoir fait faire une chose qui serait blâmée de tout le inonde ; je suis trop votre ami pour vous la conseiller. Chaque situation, voyez-vous, a ses devoirs particuliers ; le roi vous aime : que ce soit votre faute ou non, vous avez sur son cœur un ascendant d’autant plus grand qu’il a fait de véritables efforts pour s’y soustraire. Eh bien, il faut user de cet ascendant pour imposer à vos ennemis et vous l’aire des partisans ; il faut opposer le calme de la fierté aux mépris affectés, aux injures de l’envie. Rien de tout cela n’est difficile avec une conscience comme la votre. Offrez-leur l’exemple d’un courage jusqu’à présent sans exemple à la cour : montrez-leur une femme jeune, belle, aimée, qui brave les propos méprisants ci les Batteries offensantes, sans mériter ni les uns ni les autres.

C’est avec toute la chaleur d’une vive amitié que M. de Richelieu parlait ainsi à madame de la Tournelle. Il ne lui dissimula aucun des périls, des ennuis qui allaient l’assaillir, pour mieux lui donner les moyens de les surmonter.

— Ah pourquoi me suis-je exposée a tant d’humiliations ! s’écria madame de la Tournelle, les yeux pleins de larmes.

— Vains regrets ! reprit M. de Richelieu, on ne peut empêcher ce qui est. L’important est de ne pas fléchir devant la cabale, car elle vous briserait. L’autorité, l’amour même du roi ne vous sauveraient pas ; car, sans la crainte d’être démentis par un mot de vous à chaque instant du jour, les Maurepas, les Carignan, et tout le sacré collège du vieux cardinal ne manqueraient pas à étourdir les oreilles du roi de mille calomnies sur votre compte. Les mêmes qui lui ont dit que d’Agenois avait été plus heureux que lui auprès de vous inventeront quelque nouvelle aventure de ce genre pour vous perdre. Ce qu’il faut surtout, c’est n’avoir pas l’air de les craindre ; c’est faire de l’affection du roi un bouclier qui vous mette à l’abri de leurs coups ; c’est empêcher leur funeste influence sur un prince digne de régner par lui-même et non de rester sous la tutelle d’un jésuite et d’un chansonnier.

— Adieu, ajouta le duc en se levant, réfléchissez à ces conseils d’un ami qui vous est dévoué comme on l’est à son pays, à son roi : c’est-à-dire toujours et malgré tout.