La Duchesse de Châteauroux/23
XXIII
LA ROBE VERTE
D’où venait cette charmante perruche si bien élevée ? à qui l’on n’avait appris que trois mots, comme si tous les autres étaient inutiles. La richesse de son collier trahissait son maître au moins autant que la phrase qu’elle répétait sans cesse. Aussi madame de la Tournelle chercha simplement à deviner par quel moyen on était parvenu à loger la cage et l’oiseau dans son boudoir, sans qu’aucun de ses gens l’eût su.
Pendant son séjour à Plaisance, une vieille gouvernante qui l’avait vue naître était restée seule gardienne de son appartement. Madame de la Tournelle la fit appeler ; après avoir juré sur son chapelet qu’elle n’avait laissé entrer personne chez sa maîtresse pendant tout le temps de sou absence, Marguerite ajouta :
— Car ou ne peut pas compter pour quelqu’un le sous-intendant des bâtiments, qui est venu hier avec ses ouvriers, un moment avant l’arrivée de madame ; c’était pour savoir si l’on avait l’ait les réparations commandées.
— Quelle tournure avait ce sous-intendant ?
— Mais, madame, il avait l’air d’un certain âge : c’est-à-dire qu’il avait la figure assez jeune, mais la tournure, la marche et la perruque d’un vieillard.
— Je crois le reconnaître, dit madame de la Tournelle.
— Au reste, je le voyais à peine, car le jour était à sa fin ; si bien même qu’il m’a priée fort poliment d’aller lui chercher de la Lumière pour ses ouvriers.
— Et ses ouvriers ne portaient-ils pas quelque chose ?
— Non, madame, ils n’avaient qu’un grand sac de toile grise, où étaient, je pense, leurs outils ; mais ils ne s’en sont pas servis, car, a peine ai-je été remontée, qu’ils m’ont saluée eu disant qu’il (’lait trop tard pour travailler à la cheminée du boudoir, mais qu’ils reviendraient bientôt.
— Cela suffit, ma bonne Marguerite, répondit madame de la Tournelle en étouffant la perruche sous la couverture pour l’empêcher de parler ; mais l’oiseau, que le bavardage de la vieille avait mis en train, se débattait de toutes ses forces pour attraper un peu d’air et placer ses trois mots.
— Ah ! mon Dieu ! qui est-ce qui est là, dit Marguerite en entendant sortir une voix du lit de sa maîtresse.
Et madame de la Tournelle, riant de l’étonnement de sa vieille gouvernante, comme elle avait ri de sa propre frayeur, se vit obligée de lui montrer la jolie perruche.
— Bonté divine ! s’écria Marguerite, c’est cette petite bête-là qui parle ainsi ? mais je la reconnais !… Oui c’est le même oiseau qu’un pauvre homme voulait me vendre l’autre jour dans le parc ; on m’a bien dit que quelqu’un du château l’avait acheté ; je ne me doutais pas que c’était madame.
— Non, Marguerite, on me l’a donné.
— Avec ce beau collier ? oh ! le charmant présent. Mais savez-vous bien, madame, que ces oiseaux-là sont fort délicats, qu’ils demandent beaucoup de soins, le marchand me l’a dit.
— Aussi, je vous le confierai toutes les fois que je sortirai, Marguerite ; car je serais désolée qu’il lui arrivât malheur.
— Soyez tranquille, madame, je la gâterai comme un enfant, et même je suis capable de lui apprendre à dire : As-tu déjeuné, belle maîtresse ? Oui, du rôt du…
— Gardez-vous-en bien, ma bonne Marguerite, s’écria madame de la Tournelle, je la prendrais en horreur, si elle disait un mot de plus.
— Il suffit, madame.
Et Marguerite sortit en laissant se maîtresse convaincue que le sous-intendant n’était autre que Lebel[1] ; et qu’il s’était chargé de faire trouver la perruche dans le boudoir de madame de la Tournelle, sans qu’on sût comment elle y avait été apportée.
Mademoiselle Hébert vint ensuite habiller sa maîtresse ; elle vit la perruche, loua son plumage d’émeraude, sa grâce coquette, et ne se permit aucune question sur l’apparition de ce nouvel hôte, pas même un signe d’étonnement lorsqu’elle l’entendit dire d’un ton impérieux : aimez le roi.
Ce n’était point indifférence de la part de mademoiselle Hébert ; car jamais femme de chambre ne fit preuve d’un attachement plus dévoué pour sa maîtresse ; mais la conduite de madame de la Tournelle lui avait toujours paru si sage, si réservée, que le moindre soupçon d’une liaison romanesque ne pouvait lui venir à l’esprit ; elle pensait que sa maîtresse était trop jeune pour ne pas se remarier ; et dans le fond de son âme elle protégeait un peu l’amour du duc d’Agénois : quelquefois même elle hasardait de demander des nouvelles de l’armée, uniquement pour savoir si le duc d’Agénois n’était point blessé ; mais elle avait remarqué que depuis quelque temps une impression de tristesse se peignait sur le visage de madame de la Tournelle chaque fois qu’on prononçai ! le nom de M. le duc d’Agénois, et, sans comprendre la véritable cause de cette émotion pénible, elle évitait de parler de lui.
En amour, le moindre souvenir, la moindre attention a la puissance de distraire des peines les plus graves. Les tourments d’une passion combattue, les jugements du monde, l’accueil redouté de la reine, l’insulte de M. de Flavacourt, enfin tout ce qui agitait cruellement madame de la Tournelle, la jolie perruche i n triompha. Une petite friandise était sa récompense, quand elle avait dit bien distinctement ses trois mots. Dans son enfantillage, madame de la Tournelle imagina un singulier moyen d’apprendre au roi qu’elle avait reçu son présent indiscret, et cela sans lui écrire ni lui parler.
— N’ai-je point une robe de satin vert que j’ai à peine mise ? demanda-t-elle à mademoiselle Hébert.
— Certainement, madame venait de la faire faire lorsqu’elle a pris le deuil.
— Eh bien, mettez-y des manchettes de point d’Alençon relevez les nœuds, et préparez-moi des rubans de la même couleur pour me coiffer.
— Cela fera très-bien dans les beaux cheveux blonds de madame.
— Dépêchez-vous ; car c’est bientôt l’heure de la messe.
Et voilà mademoiselle Hébert qui se hâte d’habiller de vert sa maîtresse de la tête aux pieds, et qui lui voit terminer sa parure par une espèce de collier en rubans rouges, appelés dans ce temps-là parfait contentement. Comme, en résultat, madame de la Tournelle était Fort jolie ainsi vêtue et coiffée de vert, sa femme de chambre ne s’aperçut point que cette toilette n’était qu’une parodie. Au moment de se rendre à la chapelle, elle éprouva une suite d’hésitation causée par l’idée de l’effet qu’elle allait produire. On lui annonça que la comtesse d’Egmont venait la chercher pour l’accompagner à la chapelle ; elle reconnut dans cette démarche une preuve d’amitié du duc de Richelieu, qui, prévoyant bien la conduite que tiendraient plusieurs femmes de la cour envers elle, avait engagé la femme de son ami, de celui qui fut plus tard son gendre, à donner cette marque d’affection à celle qu’il appelait sa chère nièce. Ce secours vint très à propos ; et, forte du patronage de madame d’Egmont, qui, par sa naissance et la considération dont elle jouissait dans le monde, était une protection contre la médisance, madame de la Tournelle s’offrit sans audace, comme sans embarras, aux regards de toute la cour.
Le dimanche était un jour de grande réception ; les femmes ne pouvaient paraître à la chapelle qu’en habit de cour, et la reine en donnait l’exemple.
— Il est déjà tard, dit madame d’Egmont, peut-être n’arriverions-nous pas à temps pour accompagner la reine ; je pense qu’il vaut mieux nous rendre tout de suite dans notre travée.
Il y avait dans cet avis un désir d’éviter à madame de la Tournelle le désagrément d’attendre, au milieu de toutes personnes fort mal disposées à son égard, le moment où la reine sortirait de son appartement pour se rendre à la chapelle. Cette attention, à la fois douce et pénible, toucha sensiblement madame de la Tournelle ; mais elle s’efforça de n’avoir pas l’air d’en comprendre le motif. Arrivée à la galerie, elle y fut accueillie par tant de prévenances, de compliments flatteurs de la part des courtisans du roi, qu’elle se sentit plus de courage à braver le courroux insultant de la cour particulière de la reine.
Pendant que madame de la Tournelle était le plus entourée, madame de Mailly vint à passer ; elle se rendait chez la reine avec, la princesse de Carignan ; personne ne se dérangea pour les saluer : c’était prouver assez que le crédit du cardinal de Fleury et celui de l’ex-favorite allaient s’éteindre ; qu’une nouvelle puissance les détrônait. Le visage de madame de Mailly portait l’empreinte d’une douleur profonde ; celui de la princesse de Carignan n’exprimait que la haine et la vengeance.
Retenue sans s’en apercevoir par les hommages qu’on lui rendait, madame de la Tournelle entendit annoncer le roi, et fut contrainte de se ranger parmi les curieux qui remplissaient ordinairement la galerie, chaque dimanche, pour voir passer le roi et sa suite. Louis XV distingua bientôt madame de la Tournelle, malgré le soin qu’elle prenait de se cacher dans la foule ; et il ne put s’empêcher de sourire en voyant l’à-propos de sa parure.
Lorsque les grands officiers de la couronne, les chevaliers de l’ordre, enfin toute la maison du roi fui entrée dans la chapelle, madame d’Egmont et madame de la Tournelle allèrent se placer dans leur travée.
Le service divin commença ; et, fidèle à sa promesse, madame de la Tournelle pria de toute la ferveur de son âme pour le roi.
— Éclairez-le, mon Dieu ! disait-elle, montrez-lui son amour comme un crime, et accordez-nous à tous deux la force d’en triompher.
À peine se fut-elle mise, par la prière, en communication directe avec le ciel, que toutes les vanités de la terre disparurent à ses yeux ; il lui sembla que Dieu, connaissant la pureté de son âme, lui inspirait le courage de braver l’insulte et le mépris pour parvenir au but le plus noble ; que la religion l’autorisait à user de la puissance d’un amour vertueux pour amener Louis XV à ses anciens sentiments pour la reine, pour le rendre aux vertus qui, un jour, devaient lui acquérir de son peuple le surnom de Bien-Aimé.
Ainsi cette femme, qui venait de passer de toutes les terreurs de l’amour coupable aux joies innocentes d’un enfant, s’élevait alors par la pensée au-dessus de toutes les faiblesses humaines et trouvait dans sa piété la force de souffrir l’injustice et le mépris. La religion seule peut faire accepter ce martyre.
- ↑ Valet de chambre du roi.