La Duchesse de Châteauroux/3

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 11-16).


III

UN TOMBEAU


C’était bientôt le temps de reprendre son service auprès de La reine, et madame de Mazarin laissa à ses deux nièces le choix de demeurer dans son hôtel à Paris ou de la suivre à Versailles. Elles avaient d’abord manifesté le désir de rester à Paris, tant elles craignaient de rencontrer leurs sœurs et le roi lui-même. Mais s’ôtant aperçues que ce projet affligeait madame de Mazarin, elles s’étaient décidées à l’accompagner à Versailles, espérant bien vivre dans la retraite, là autant qu’a Paris. Le roi avait plusieurs fois demandé au duc de Richelieu ce qui les tenait ainsi éloignés de la cour ; et celui-ci n’avait pas manqué de lui laisser entendre que c’était par pruderie : alors, en adroit courtisan dont le vœu le plus ardent est de placer auprès du maître la personne qui doit le mieux le servir, il faisait la critique de toutes les qualités de madame de la Tournelle, en affectant de dire que sa fierté, sa retenue, lui étaient insupportables, et qu’il ne lui pardonnait pas de se donner tant de peines pour réprimer son esprit et son cœur. Car ajoutait-il, c’est de toutes les femmes que je connais la mieux faite pour inspirer et pour ressentir une vive passion ; mais elle a tics idées de perfection qui la sauveront longtemps, et peut-être toujours, d’une faiblesse de cœur. Il lui faudrait tout au moins un héros pour l’enchaîner ; la vanité, la galanterie, ne peuvent rien sur elle. Je l’ai vu naître, et je puis affirmer que les bons conseils ne lui ont [tas manqué ; mais c’est décidément un sujet dont je ne pourrai jamais rien faire : aussi je l’abandonne.

Ces paroles devaient rester dans l’esprit du roi ; cependant, préoccupé de l’état de madame de Vintimille qui était près d’accoucher, il ne parut pas y faire attention.

La cour était alors en rumeur à propos d’une intrigue tramée contre le cardinal. Il s’agissait de la place de premier gentilhomme de la chambre, vacante par la mort du duc de la Trémouille. Sa veuve la demandait pour son fils encore enfant ; madame de Mailly et madame de Vintimille la promettaient au duc de Luxembourg, et le cardinal de Fleury la voulait pour son neveu. Le roi représenta en vainque cette nomination en faveur du duc de Fleury lui ferait des ennemis sans nombre. Le cardinal prit de l’humeur et se retira à Issy pour y bouder, moyen qui lui réussissait toujours. Aussi le duc de Fleury fût-il nommé premier gentilhomme, au grand déplaisir de madame de Vintimille, dont la colère s’exhala eu injures et en menaces contre le cardinal-ministre. On sut qu’elle cabalait sourdement pour rendre le vieux précepteur odieux à Louis XV, et qu’elle pouvait mieux qu’une autre y réussir. Les créatures du cardinal en furent plus alarmées que lui-même ; et plusieurs personnes soupçonnèrent alors qu’un certain abbé, tout dévoué à la fortune du cardinal, avait, par excès de zèle, hâté la fin de madame de Vintimille ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle mourut dans des convulsions horribles peu de temps après ses couches, et que le confesseur, demande par elle à ses derniers moments et chargé de sa part d’une mission importante pour sa sœur aînée, tomba mort en entrant chez madame de Mailly[1].

Ces deux événements jetèrent la terreur parmi tous les gens de la cour. On dit hautement que madame de Vintimille avait été empoisonnée, et, malgré le rapport des médecins chargés par ordre du roi de l’autopsie, on persista dans cette croyance. Louis XV, encore plus frappé qu’affligé de cette mort, resta plusieurs jours sans voir personne ; madame de Mailly et le comte de Noailles seuls pénétrèrent jusqu’à lui.

À cette triste nouvelle, madame de la Tournelle était restée dans un état de stupeur impossible à décrire. Séparée, depuis l’enfance, de madame de Vintimille, n’ayant aucun rapport de caractère ni même de société avec elle, sa sensibilité ne pouvait être fort émue de la perte d’une sœur qui lui était presque étrangère ; mais cette mort subite, ce coup du ciel qui frappait la favorite au moment du triomphe le plus scandaleux, cette punition terrible avait jeté l’effroi dans l’âme de madame de la Tournelle : touchée de pitié pour sa sœur coupable enlevée avant l’heure du repentir, elle priait pour elle tout le jour à l’église, et quelquefois la nuit la surprenait dans la chapelle où se trouvait le tombeau de sa sœur.

Un soir qu’elle était agenouillée sur les marches de l’autel, et que sa prière demandait à Dieu le repos de l’âme de sa sœur, et peut-être le sien, elle entend marcher vers le fond de la chapelle ; pensant d’abord que c’est le sacristain qui range les chaises, elle ne se retourna point, mais le bruit de plusieurs voix la fait tressaillir. On a prononcé son nom. Elle se lève ; trois hommes couverts de longs manteaux sont appuyés sur la grille de la chapelle, elle ne peut sortir sans passer au milieu d’eux. Une crainte involontaire l’arrête ; son cœur bat avec violence ; elle rabat sur ses yeux le capuchon de son mantelet de dentelle, et appelle d’une voix tremblante ses domestiques qu’elle a laissés dans l’église.

— N’ayez pas peur, madame, dit un des trois hommes, on n’insulte pas ce qu’on admire.

Et, faiblement rassurée par ces mots, elle sort précipitamment de la chapelle, va rejoindre ses gens et revient chez sa tante, l’esprit fort troublée de cette singulière rencontre.

Il lui semble avoir reconnu la voix du duc de Richelieu dans celle de l’homme qui lui a parlé. Mais si c’était lui, pourquoi ne lui aurait-il pas offert la main pour la conduire à sa voiture ? Ne pouvait-il quitter un instant ceux qui étaient avec lui ? Était-ce par devoir qu’il l’avait ainsi abandonnée ? Toutes ces réflexions agitaient vivement l’esprit de madame de la Tournelle, et la conduisirent naturellement à supposer que le roi était l’un de ces trois hommes qui lui avaient causé, sans le vouloir, une si grande frayeur.

Elle résolut d’éclaircir ce soupçon en questionnant M. de Richelieu la première fois qu’elle le rencontrerait. L’occasion s’en présenta bientôt ; il venait le lendemain chez la duchesse de Mazarin avec son neveu, le duc d’Agenois, nouvellement arrivé de l’armée, et l’un des jeunes gens de la cour les plus distingués par leurs agréments et leur caractère. M. de Richelieu, en véritable oncle de comédie, ignorait la passion que le duc d’Agenois nourrissait depuis longtemps pour madame de la Tournelle. Cette passion, qui datait du temps où le marquis de la Tournelle, son camarade d’armes, l’attirait souvent chez lui, n’avait jamais été encouragée par celle qui en était l’objet ; et M. d’Agenois, ne doutant pas de la sagesse qui s’opposait à son bonheur, était parti dans la résolution d’étouffer un sentiment sans espoir. Mais la mort du marquis de la Tournelle avait ranimé cet espoir, et il revenait avec la confiance d’un homme que son rang, sa fortune, ses avantages personnels et son amour doivent mener au succès.

Madame de la Tournelle ne le revit pas sans émotion ; car moins elle se sentait disposée à répondre à son amour, plus elle formait le projet de s’attacher à lui comme à l’ancre de salut qui devait la sauver d’un grand naufrage. Le duc d’Agenois aimait trop vivement pour n’être pas dupe de la manière gracieuse dont il fut accueilli ; et puis madame de la Tournelle était de si bonne foi dans son désir de l’aimer !

Cependant une curiosité dont elle se faisait bien quelques reproches la dominait ; et lorsque le duc de Richelieu s’approcha de la table où elle parfilait des galons d’or, selon la mode de ces temps :

— C’était vous, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Mais, oui et non, cela dépend de ce que vous en devez penser.

— Quelle folie ! ma pensée ne peut changer le fait.

— Eh bien, quand vous saurez que nous étions là depuis un quart d’heure à vous contempler, à nous attendrir sur les larmes que vous versiez pour une sœur qui ne vous aimait pas, et que je voyais cette sympathie de regrets arriver petit à petit à une autre sympathie, en serez-vous plus avancée ? Avec vos idées ridicules, à quoi bon vous parler de cela ?

— Je ne vous comprends pas, répondit-elle avec tout l’embarras d’une personne qui ment.

— Ah ! je ne demande pas mieux que de m’expliquer, reprit le duc, bien que cela me semble assez inutile, car vous savez très-bien avec qui j’étais, et qu’il n’y a qu’une seule personne au monde que je ne puisse quitter pour vous offrir mon bras : maison nous écoute, et madame de Mazarin, qui redit tout à la reine, m’intimide.

— Je ne crains pas pour ma part qu’elle lui répète ce que je pense, dit madame de la Tournelle avec dignité.

— Croyez-moi, le plus sûr est qu’elle n’en sache rien. Qui peut répondre de ce que l’amour d’un roi doit produire ? ajouta-t-il à voix basse.

— L’amour d’un roi… c’est la mort, vous le voyez bien, reprit-elle d’un ton sinistre et en montrant ses vêtements de deuil.

— Et cette mort vous effraye ?…

— Bien moins qu’une vie dégradée.

— Ah ! tout n’est pas honte dans le bonheur d’être aimée de celui qui peut le bien, dans la faculté de diriger sa puissance, dans l’honneur de le rendre à la gloire.

— Beau rêve impossible à réaliser !…

— Essayez ; tout vous seconde : votre beauté, votre esprit, votre injuste haine, votre éloignement injurieux, votre pruderie même, tout vous assure un triomphe complet, et le moindre regard obligeant doit…

— Vous me laites trembler ! Ah ! si je pouvais le croire, je fuirais au bout du monde.

— Pour faire courir après vous ? Ah ! le moyen n’est pas mauvais ; mais j’en sais assez pour le regarder comme fort inutile.

— Non, vous ne savez rien, répond la marquise avec, impatience, vous voulez m’éprouver, habitué à vous amuser de la vanité des femmes, vous voulez tenter la mienne. Mais c’est dans toute la vérité de mon âme que je vous supplie de ne me plus parler sur ce sujet, et de croire que je préfère l’existence la plus misérable à celle que vous me faites entrevoir.

— Pourtant vous êtes ambitieuse, convenez-en.

— C’est parce que je suis ambitieuse que je n’aime point à descendre ; mais, par grâce, ne me dites plus un mot de cela, ou je me brouille avec vous pour jamais.

— Des menaces ?… Je ne vous croyais pas si malade… dit en riant le duc de Richelieu ; et il céda sa place au duc d’Agenois, qui trouvant l’entretien trop long, venait l’interrompre.

  1. Vie privée de Louis XV. — Histoire de France, par Lacretelle.