La Duchesse de Châteauroux/31

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 156-160).


XXXI

LES NOMINATIONS


« Je vous quitte pour écrire au maréchal de Belle-Isle. » Que de choses renfermaient ce peu de mots, et que madame de la Tournelle eut de peine à dissimuler la joie dont ils inondaient son âme !

Le roi allait lui obéir ; la voix de l’amitié, du devoir s’était fait entendre ; elle triomphait de l’indolence, du dépit, de l’orgueil d’un souverain ! Combien ce premier succès en promettait de plus grands encore !

Lorsque les yeux du roi se portèrent sur madame de la Tournelle, en traversant le salon, il la vit approcher son éventail de ses lèvres, et devina sur quelle image sa bouche se reposait. Le front du roi se colora, un frisson de bonheur parcourut ses veines. Quel prix de sa soumission !

Madame de la Tournelle ne dormit point ; mais sa nuit fut bien douce. Elle la passa tout entière à écrire quatre lignes au roi ; elle voulait être sa première pensée de la nouvelle année ; mais ces quatre lignes étaient trop froides ou trop tendre, elles promettaient trop ou pas assez ; elles ne rendaient qu’imparfaitement le noble espoir dont elle était émue ; et ces lignes, sans cesse écrites, puis effacées ne seraient jamais parvenues au roi, si les premiers rayons du jour n’eussent averti madame de la Tournelle qu’il n’y avait plus un moment à perdre pour satisfaire à sa superstition amoureuse.

Il est de certaines démarches si intéressantes par elles-mêmes, qu’on s’inquiète peu des mots qui les accompagnent. Quand Lebel entra dans la chambre du roi portant le petit billet qu’un des gens de la marquise venait de lui remettre, la vue de ce billet suffit pour livrer Louis XV à des transports de joie, même avant de l’avoir lu ; il doubla les étrennes de Lebel, comme pour le récompenser de lui apporter un si heureux présage.

Tout concourait à lui prédire une année de bonheur ; la reine avait consenti aux nouvelles nominations qu’il lui avait proposées ; la marquise de Flavacourt et la marquise de la Tournelle venaient d’être portées sur la liste des dames du palais ; il est vrai qu’à la première nouvelle de ces nominations, la comtesse de Mailly avait donné sa démission ; mais le roi s’alarma peu de cet acte de dépit ; il savait avoir plus d’un moyen d’apaiser la jalousie de madame de Mailly : d’ailleurs madame de Flavacourt, étant de moitié dans cette faveur royale, la légitimait aux yeux du public.

Ces petits événements de cour donnèrent lieu aux suppositions les plus contraires : les uns prétendaient que la reine n’avait consenti à voir madame de la Tournelle attachée à sa maison, en qualité de dame du palais, qu’après s’être assurée que le roi avait renoncé à la séduire, et qu’il n’existait entre eux aucune intimité coupable. D’autres voyaient dans cette nomination la marche ordinaire d’une faveur naissante, qui devait d’autant plus s’élever, qu’elle s’efforçait de garder une attitude humble. L’opinion de ces derniers s’appuyait encore sur ce que les grâces distribuées tombaient toutes sur les amis ou sur les partisans de madame de la Tournelle.

La nouvelle de la mort du marquis de Breteuil attrista cette journée. Il était chancelier de la reine, qui le regretta sincèrement ; mais il laissait vacante la place de secrétaire d’État de la guerre, celle de chancelier de la reine ; et l’ambition des uns, la curiosité des autres eurent bientôt distrait de sa mort.

Le duc de Richelieu, que son étoile ramenait toujours à point là où se discutaient ses intérêts ou ceux de ses amis, revint le soir même à Versailles, de Richelieu, où quelques mots du roi l’avaient retenu dans une sorte d’exil depuis un mois ; dès que le roi eut satisfait à tous les soins que l’usage et l’étiquette imposaient à pareil jour, il s’enferma dans son cabinet avec le duc de Richelieu ; et le résultat de cet entretien fut que la charge de secrétaire d’État au département de la guerre passerait au marquis d’Argenson, déjà ministre, et que M. de Saint-Florentin aurait celle de chancelier de la reine.

Les plaintes du prince de Rohan sur tous les moyens scandaleux[1] employés par le duc de Richelieu pour séduire la jeune princesse de Rohan, les griefs de madame de Mailly, ceux de mademoiselle de Charolais qui, dans sa jalousie, se compromettait de la manière la plus indécente, avaient engagé le roi à ordonner quelque temps d’une retraite forcée au duc de Richelieu ; car, malgré ses quarante-sept ans, il l’emportait en conquêtes galantes sur tous les jeunes gens de la cour, et il continuait à être le héros des aventures les plus scandaleuses.

Le roi n’était pas naturellement sévère pour ces sortes de fautes ; mais, quand les clameurs étaient trop fortes, quand, irrités par les mauvais tours et les mots piquants du duc de Richelieu, les maris et les prêtres jetaient feu et flamme, le roi était bien forcé de paraître blâmer le coupable, et de lui infliger une légère punition.

Le jour de l’an servit de prétexte à la rentrée en grâce du duc de Richelieu, dont l’éloignement de la cour n’était pas moins désagréable au roi qu’à lui-même.

Le soir, au coucher, le roi le conduisit dans une embrasure de croisée.

— Trouvez-vous demain, dit-il tout bas au duc, à dix heures du soir dans la cour de Marbre ; mettez une mauvaise perruque et une redingote de cocher pour n’être point reconnu, ayez une lanterne sourde : vous verrez bientôt sortir une chaise à porteurs ; vous entendrez tousser, et vous suivrez cette chaise sans mot dire ; puis il ajouta tout haut ; Soyez à Paris demain de bonne heure et prévenez d’Argenson.

Passer tout à coup des rigueurs de l’exil à l’intimité du confident, c’était de quoi ravir à la fois le courtisan et l’ami. Le duc de Richelieu s’inquiéta seulement de deviner à quelle espèce d’aventure le roi l’associait ; n’étant à Versailles que depuis quelques heures, entouré de tout ce que la solennité du jour de l’an attire à la cour, il n’avait pas eu l’occasion de causer avec personne, et son entretien avec le roi, la mort de M. de Breteuil, et le choix de ses successeurs avaient rempli ce jour tout entier.

Les lettres de mademoiselle de Charolais lui mandaient que le roi, s’étant à la fin aperçu que la résistance de madame de la Tournelle était l’effet d’un calcul ambitieux, venait de rompre tous rapports romanesques avec elle, ce qui déconcertait beaucoup les projets intéressés de la dame.

La duchesse d’Estissac lui écrivait de son côté, que madame de la Tournelle jouait fort bien son jeu en refusant hautement le titre et les avantages de favorite ; que cette conduite lui conciliait la reine, le cardinal, les prudes et les dévotes et lui répondait peut-être ainsi du roi lui-même, car il devait être affamé de refus.

D’après ces rapports différents, le duc de Richelieu pensa que le roi, également ennuyé des tendresses de madame de Mailly et des froideurs de madame de la Tournelle, cherchait à les oublier toutes deux auprès de quelque objet nouveau.

Les affaires dont le roi l’avait chargé retinrent le duc de Richelieu toute la journée du lendemain à Paris ; mais il revint à Versailles pour l’heure du rendez-vous. La perruque, la redingote de cocher l’attendaient. Comme il n’était pas extraordinaire chez lui de le voir sortir déguisé, on pensa que c’était une femme de plus qu’il allait ajouter à sa liste. Il tombait une pluie horrible ; un vent froid sifflait, et le duc maudit plus d’une fois son rôle de confident en se promenant sous l’averse dans la cour de Marbre.

Enfin la chaise mystérieuse parut, on toussa, et le duc suivit en silence les porteurs.

Pendant cette course un peu longue, le confident eut bien le temps d’être mouillé. La chaise s’arrêta à un petit escalier ; le roi en sortit, fit signe au duc de le suivre, et ils montèrent tous deux, jusqu’à une porte que le roi ouvrit et referma après avoir fait entrer M. de Richelieu : ils se trouvèrent dans une antichambre, où ils n’y avait personne, puis ils passèrent dans un salon ; là le roi dit au duc de l’attendre.


  1. Vie de Louis XV. Mémoires de Richelieu.