La Duchesse de Châteauroux/48

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 241-245).


XLVIII

LES ADIEUX


On était au 1er  de mai 1744. Louis XV devait partir de Versailles le surlendemain pour se rendre à Lille. Il faisait un de ces beaux jours de printemps qui ont tant d’influence sur la disposition de l’âme. Les bosquets de Choisy couverts de lilas, de seringats, d’aubépine, embaumaient l’air que le soleil rendait si doux. Le murmure des flots de la Seine qui baignait la terrasse se faisaient entendre sous les allées du petit bois où madame de Châteauroux aimait à se promener. Trop agitée par l’idée des événements qui se préparaient, elle n’avait pu dormir, et, pensant que le grand air dissiperait son malaise, elle était venue s’asseoir sous un treillis entouré de chèvrefeuille. Là, cachée par des arbustes en fleur, elle contemplait à travers le feuillage ce palais élégant où tous les plaisirs semblaient se réunir pour captiver le roi.

— Et c’est moi qui lui fais quitter ce séjour enchanteur, pensait-elle, pour aller s’exposer à mille dangers ; c’est moi qui le livre peut-être au malheur… à la mort !…

Alors, le souvenir de François Ier, de la bataille de Pavie, la glaçait de terreur ; elle se demandait comment elle avait jamais pu concevoir le projet de déterminer Louis XV à marcher contre l’ennemi ; comment l’idée, même du courage simple et immuable qu’elle lui connaissait, ne lui avait pas fait craindre qu’il ne s’exposât plus qu’aucun de ses officiers. L’était son insouciance du danger qu’elle redoutait par-dessus tout ; mais il n’y avait plus moyen de le détourner du sentier périlleux où elle-même l’avait engagé, et elle devait subir toutes les conséquences de son dévouement à la gloire de Louis XV.

Pendant ce temps, le roi donnait ses ordres à M. de Saint-Florentin, qui fut chargé, non-seulement de la correspondance pendant l’absence de Sa Majesté, mais de toutes les affaires instantes dans l’intérieur du royaume. La conférence terminée, le roi monte chez madame de Châteauroux ; il apprend par mademoiselle Hébert que la duchesse est dans le parc, il court l’y rejoindre. Comme il paraissait hésiter, après avoir descendu le perron, sur le chemin qu’il devait prendre, le factionnaire qui se trouvait près de là dit, en dépit de la consigne :

— Par l’allée des Sorbiers, Sire.

Et le roi sourit en le remerciant :

— Ton nom ? demande-t-il.

— Louis Barget, Sire.

— Es-tu de ceux qui m’accompagnent ?

— Hélas ! mon Dieu, non, reprit le soldat aux gardes d’un ton triste.

— Eh bien, voilà pour t’en consoler, dit le roi en lui donnant sa bourse. Tu boiras à nos victoires.

— Ah ! de tout mon cœur, Sire, et ma mère aussi ! la pauvre femme, va-t-elle tirer les cartes !

— Quoi ! ta mère est sorcière ?

— Ah ! Sire, je le voudrais bien, vraiment ; car, depuis qu’elle sait le départ de Votre Majesté, elle voit dans ses diables de cartes des choses admirables pour notre bon roi.

— En vérité ! dit Louis XV, qui n’était pas exempt d’un peu de superstition ; et que voit-elle donc ?

— Toutes sortes de triomphes, Sire ; mais je ne saurais expliquer tout ça si bien qu’elle, c’est qu’elle a l’argot de la prédiction à un point !…

— Eh bien, quand tu auras fini ta faction, tu iras trouver Lebel, il te donnera une commission dont tu ne parleras à personne, entends-tu ?

— Il suffit, Sire, ah ! soyez béni du ciel comme vous l’êtes du soldat, et ma mère aura raison.

Le roi franchit l’allée des Sorbiers et se trouva bientôt dans le bosquet des Lias.

— Chère Marianne, s’écria-t-il en apercevant madame de Châteauroux baignée de pleurs, ne t’afflige pas ainsi, ou bien je reste, je t’emmène, je me rends coupable de cent manières pour t’épargner des larmes ; songe que tu es ma raison, mon courage, le mobile de toutes mes actions, et que je suis sans force contre ta douleur.

— Eh ! quelle douleur tiendrait contre tant d’amour ? dit la duchesse avec exaltation ; non, je suis heureuse… heureuse d’un bonheur qui passe toutes mes espérances ; je vois ma faiblesse justifiée, mes oracles accomplis. Louis se fait adorer de son peuple ; et l’on me pardonne de l’adorer aussi… J’entends les acclamations de toute la France, j’en suis fière : je les paierais de mon sang, car c’est la gloire de Louis, son bonheur, que je veux avant tout. Qu’importent ces regrets d’une présence chérie, cs pleurs donnés à des moments d’une joie céleste ? Cette présence, cette joie, me seront plus douces encore au retour, quand je reverrai cette tête si belle, parée des lauriers qui l’attendent ; quand j’entendrai cette voix si chère m’appeler à partager son triomphe, me remercier de sa gloire ! non, tant que Louis m’aimera, je serai heureuse !

Les plus sincères, les plus vives assurances d’amour répondirent à cette exclamation.

Louis XV prit le bras de madame de Châteauroux, et ils parcoururent ensemble ce charmant parc où l’on n’avait pas moins prodigué les embellissements que dans le château. Arrivés à la grille qui donne sur la route de Juvisy, ils aperçurent un peuplier planté du matin, et couvert de guirlandes de fleurs et de rubans blancs qui flottaient au vent, enfin de tous les attributs qui parent d’ordinaire ce qu’on appelle un Mai. Celui-ci était de plus orné de devises écrites en grosses lettres sur de petits drapeaux, et toutes en l’honneur du roi. Quelques jeunes gens du village aidaient un petit paysan, juché tout en haut de l’arbre à attacher le bout des guirlandes aux lances de la grille.

— Et les prix, dit le roi, tu les oublies… Eh bien, je m’en charge ; nous voulons que la fête du premier de mai soit complète. Voyons, ajouta-t-il eu s’adressant aux jeunes gens, quel est le plus amoureux de vous tous ?

— Moi, moi ! s’écrièrent-ils tous ensemble.

— Voilà ce que vos fiancées peuvent seules décider, reprit le roi en riant ; allez leur dire de se rendre chez M. le bailli, si la mieux aimée mérite de l’être, nous la marierons aujourd’hui même.

— Quel bonheur ! crièrent-ils en courant tous vers le village.

— Voilà un bienfait cruel, dit madame de Châteauroux, je plains de tout mon cœur ces pauvres moins aimées.

— Cela m’est égal, dit le roi, je ne pense aujourd’hui qu’à ce qui vous ressemble.

La duchesse serra le bras de Louis contre son sein : c’était répondre.

Avant de rentrer au château, le roi parla du soldat aux gardes, des oracles de sa mère, et inspira à madame de Châteauroux le désir d’entendre les prédictions de cette femme.

— Elle sera ici dans la soirée, dit le roi, c’est Lebel qui l’introduira secrètement chez lui : nous nous y rendrons par le petit escalier de la chapelle ; vous, avec le mantelet et le capuchon de mademoiselle Hébert, moi en redingote ; nous passerons pour des gens de service qui viennent se faire tirer les cartes, avant qu’elle ne dise la bonne aventure au roi, et elle se méfiera d’autant moins de la ruse, que nous consentirons à ce qu’elle nous laisse au milieu de ses prédictions, si le roi la demande : ce sera fort amusant ; vous passerez pour ma sœur, autrement elle n’oserait parler franchement d’amour et d’infidélité, et je suis bien aise de savoir mon avenir en ce genre.

— Il vous inquiète peu, je pense ; le mien est moins rassurant : aussi ai-je quelque crainte de le connaître.

— Si cela vous déplaît le moins du monde, ne consultez pas la sorcière. On a beau ne pas avoir confiance en ces sortes d’oracles, ils peuvent troubler l’esprit.

— Non, je serai bien aise de l’entendre, puisqu’elle prédit à son fils tant de belles choses pour vous. Avec un cœur tel que le mien, on a toujours l’esprit faible, et quand elle m’aura parlé de vos succès, de votre bonheur, je sens que je serai plus tranquille.

— D’abord je lui ferai recommander par Lebel de ne point prononcer le mot mort, cela cause toujours une fâcheuse impression.

— Si c’est ainsi, dites-lui de ne point parler du jour où vous cesserez de…

— Taisez-vous, interrompit le roi ; le Ciel punit le blasphème.

— Non, vrai, ce n’est point une phrase, un lieu commun d’amour que je veux vous dire, c’est un sentiment intime, une révélation qui me donne l’assurance de ne pas survivre à votre attachement pour moi, c’est la consolation d’un présage funeste.

— Eh bien, il y a tout à gagner à changer ces présages contre de plus heureux, cela me décide. À ce soir, la sorcière ; gare à elle si elle ne devine pas que vous êtes adorée.