La Duchesse de Marlborough

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La Duchesse de Marlborough
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 151-198).
LA
DUCHESSE DE MARLBOROUGH

On ne connaît guère en France le duc de Marlborough que par une chanson populaire, et la duchesse que par une comédie dans laquelle le maître des inventions dramatiques, Eugène Scribe, a vraiment abusé du droit de caricaturer l’histoire. Faire de l’altière grande dame une virago d’antichambre royale, de la bonne grosse reine Anne, déjà plusieurs fois mère, une amoureuse sentimentale, de la basse intrigante Abigaïl une innocente persécutée, de ce puissant aventurier politique, Bolingbroke, un entremetteur d’amourettes et du petit Masham… quelqu’un, c’est outre-passer les licences du dramaturge et du romancier. Il nous a semblé que le lecteur pourrait trouver quelque intérêt à rentrer dans le vrai domaine de l’histoire.


I.

Née le 29 mai 1660, à Holywell, près Saint-Albans, d’une famille restée fidèle aux Stuarts pendant la révolution, Sarah Jennings fut attachée à la cour dès l’âge de onze ans ; peu après, sa première protectrice, la duchesse Anne d’York, mourait et, deux ans plus tard, était remplacée par cette ravissante enfant de quinze ans, Marie-Béatrice d’Este, qui, mariée par la volonté de Louis XIV, dut à sa triste destinée le surnom de « reine des larmes. » Elle continua les traditions d’élégance et de plaisir de la première duchesse, en y ajoutant son charme personnel. Sarah Jennings, aimée par la jeune princesse Anne d’une affection vraiment romanesque, belle, spirituelle, admirée, ne pensait alors qu’à jouir de la vie. Le comte Lindsay, son adorateur éconduit, déclarait qu’elle était « l’étoile et l’ornement de la cour. » Un soir, au bal, elle attira les regards d’un jeune officier admirablement beau ; ils dansèrent ensemble ; et ce fut le commencement de cette affection qui ne finit qu’avec leur vie. Le jeune officier s’appelait John Churchill ; c’était le futur duc de Marlborough.

Tous ses contemporains s’accordent à le représenter comme l’homme le plus séduisant de son temps. Chesterfield, qui s’y connaissait, a dit « qu’il y avait en lui quelque chose d’irrésistible pour les hommes, comme pour les femmes. Sa beauté virile était pleine de charme et de grâce. Avec toute sa douceur, personne n’avait plus conscience de sa grandeur, de sa dignité, et l’on ne se permit jamais avec lui une parole impertinente. » Fort illettré dans sa jeunesse, il répara cette lacune avec le temps, ainsi que le prouve sa correspondance en anglais, en français et en latin. Il avait vingt-sept ans lorsqu’il s’éprit de Sarah Jennings. Exposé depuis l’âge de seize ans à tous les entraînemens d’une cour plus que légère, recherché par des femmes sans retenue, Churchill avait succombé comme tant d’autres. Sa liaison avec la duchesse de Cleveland, favorite du roi, a laissé sur sa gloire une tache indélébile. Les tristes mœurs de l’époque admettaient qu’un homme pût accepter de l’argent d’une femme ; mais l’histoire, plus sévère, n’a pas pardonné à Churchill les 5,000 livres données par la favorite. Sa passion pour le métier des armes le sauva. À seize ans, page du duc d’York, il s’était, un jour de revue, jeté aux genoux de son maître pour obtenir une commission. Après son aventure avec la duchesse de Cleveland, le roi jugea qu’il convenait de l’éloigner.

C’était le temps où l’Angleterre, alliée de Louis XIV, lui fournissait un contingent de troupes contre la Hollande. Par un jeu bizarre de la destinée, celui qui devait combattre la France avec tant d’ardeur et de succès, vint faire ainsi ses premières armes sous Turenne et Vauban. Sa beauté, sa bravoure froide attirèrent les regards de Turenne, qui le prit en affection et lui prédit qu’il ferait de grandes choses. Il l’avait surnommé le bel Anglais. Un jour que certain poste, assez important, avait été perdu par un de ses officiers, on raconte que le maréchal s’écria : « Je parie que mon bel Anglais reprend le poste avec moitié moins d’hommes. » Le pari fut tenu et gagné. Complimenté publiquement par Louis XIVe au siège de Maestricht, protégé par Monmouth, dont il avait sauvé la vie, par le duc d’York, qui aimait sa sœur Arabella, Churchill était colonel à vingt-sept ans. On lui a fait un crime de cette protection du duc d’York, comme s’il l’eût achetée avec l’honneur de sa sœur, sans considérer que la bienveillance du prince pour les Churchill datait d’une époque antérieure à l’entrée de la jeune fille à la cour, et qu’il était en France lorsqu’elle accepta les hommages du prince. D’ailleurs il faut aussi se reporter au temps ; jamais la morale ne fut plus relâchée dans les hautes classes, et si tous les hommes avaient, comme M. de Montespan, pris le deuil pour les faiblesses de leurs femmes, filles ou sœurs, une moitié de la cour l’eût porté pour l’autre.

Le brillant colonel dut, comme tant d’autres, reconnaître la vérité du mot de Shakspeare : « Jamais amour vrai n’eut destinée paisible. » Aucune de ses victoires ne lui coûta autant de soins et de temps que la conquête de la belle Sarah. Capricieuse, hautaine, blessée de l’opposition que son manque de fortune lui suscitait dans la famille Churchill, effrayée par les nombreux succès de son adorateur, miss Jennings hésita longtemps. Sa correspondance de cette époque, soigneusement conservée par elle, prouve que le dévoûment absolu, la tendresse égale et douce, l’abnégation n’étaient pas de son côté. Un jour, elle apprend que l’on offre à Churchill une jeune fille beaucoup moins jolie, mais plus riche qu’elle ; aussitôt, avant de savoir s’il est coupable, elle lui signifie son congé dans ce style mordant dont elle avait le secret, et lui déclare qu’elle se retire en France, près de sa sœur, devenue lady Hamilton. Le pauvre amoureux se désespère, s’humilie ; la duchesse d’York intervient, lève en partie les difficultés pécuniaires, et le mariage a lieu en 1678.

Les premières années de cette union furent si heureuses que Churchill, malgré son avancement rapide dans l’armée après la rébellion de Montmouth, malgré son élévation à la pairie et la faveur dont il jouissait, eût voulu renoncer à la vie publique et se donner tout entier à son bonheur domestique ; mais la princesse Anne ne pouvait se passer de son amie et, de son côté, l’amie trouvait l’existence très douce à la cour, où la politique ne venait pas encore troubler ses plaisirs. La duchesse dit dans ses Mémoires que « les amitiés de la reine Anne étaient des flammes de passion extravagante, s’éteignant dans l’indifférence ou l’aversion. » En tout cas, les flammes duraient parfois longtemps, car il fallut vingt-sept ans pour que celle-ci disparût. Peut-être le contraste parfait des deux natures contribua-t-il à l’alimenter ; d’une intelligence très médiocre, d’un caractère faible et obstiné à la fois, la princesse avait besoin de se laisser dominer et conduire. Sa favorite était toute disposée à faire l’un et l’autre. Elle prit dès leur enfance l’empire naturel à son esprit énergique ; autant elle était vive, active, brillante, hardie, primesautière, autant la princesse était lente, indécise, taciturne, facilement morose et dissimulée au besoin. L’extrême franchise de la duchesse qui se vantait, à bon droit, de n’avoir jamais flatté personne, devint forcément une cause d’éloignement lorsque la tendresse eut diminué. Anne, dont l’esprit étroit avait été peu cultivé, qui ne savait ni n’aimait causer, attachait une grande importance aux questions de forme et d’étiquette ; l’impétueuse Sarah les trouvait insupportables. « J’affirme solennellement, écrivait-elle dans sa vieillesse, que si c’était en mon pouvoir, je ne voudrais pas redevenir favorite… Mais, ajoutait-elle, j’aimais tant la reine que je l’aurais servie au péril de ma vie. »

Les portraits qu’elle nous a laissés de sa royale maîtresse, tous tracés fort habilement, se ressentent, dans leurs aspects divers, des sentimens qui la dominèrent à différentes époques ; toutefois ils restent fidèles, en somme, à la vérité historique. La reine Anne, dénuée de toutes les qualités d’une grande souveraine, eut la bonne fortune d’être entourée d’intelligences supérieures, pour lui faire un grand règne, jusqu’au jour où elle subit des influences funestes aux intérêts du pays, comme à ceux de sa gloire. Peu après le mariage de Churchill eut lieu celui de la princesse avec le prince George de Danemark, excellent homme, parfaitement insignifiant. « J’en ai essayé avant et après boire, disait Charles II, et je n’ai rien trouvé en lui. » Anne s’en contenta, et jamais union royale ne fut plus exemplaire. Lady Marlborough nous représente à ce moment la princesse comme assez agréable : sa grande taille, gâtée bientôt par l’embonpoint, n’était encore que majestueuse, ses manières étaient affables, sa façon de vivre douce, régulière, sans ostentation, sans faste exagéré. Elle préférait, en fait de plaisirs, la chasse, la guitare et les cartes. « Habituée dès l’enfance à s’en reposer sur moi pour les amusemens, nous dit la duchesse, elle m’avait vite témoigné une grande prédilection, et elle obtint, lorsqu’elle se maria, de me garder auprès d’elle comme dame de la chambre. En vérité, ajoute la bonne langue, la cour de Son Altesse était si drôlement composée, que ce n’est faire un grand compliment ni à moi, ni à son goût, de dire qu’elle préférait ma compagnie à celle de ses autres femmes… Ce qu’elle enviait le plus, c’était une véritable amie, et elle considéra comme un droit de cette amitié dont elle m’honorait l’égalité si étrangère aux relations avec les princes. C’est dans cette disposition d’esprit qu’elle me proposa un jour de nous écrire, lorsque nous serions séparées, sous des noms supposés qui effaceraient toute distinction entre nous. Elle me donna à choisir entre Freeman[1] et Morley : mon humeur franche et ouverte me fit saisir le premier et la princesse prit l’autre. À partir de ce jour, Mme Freeman et Morley commencèrent à converser comme deux égales, rendues telles par une tendre amitié. » Grande fut la joie de la princesse lorsqu’elle obtint de s’attacher officiellement son amie ; elle le lui annonça sans tarder. « Le duc mon père est arrivé comme vous veniez de partir ; il m’a promis que je vous aurais, ce qui est, je vous assure, un grand bonheur. Je devrais vous dire bien des choses sur votre bonté d’accepter cette place, mais je ne suis pas habile à complimenter. Je vous dirai seulement que je vous en suis très reconnaissante et que je serai prête, en tout temps, à vous rendre tous les services en mon pouvoir. » — « Jeune comme je l’étais, quand je devins ainsi favorite en titre, dit la duchesse dans ses Mémoires, je pris pour règle de conduite cette maxime : que flatter serait mentir à sa confiance et payer par l’ingratitude l’affection de ma plus chère amie. Je ne m’écartai jamais de cette règle. »

Le moment approchait où cette amitié énergique, presque virile, allait être d’un grand secours à la faiblesse d’Anne. Les dernières années de Charles II, — assombries par l’exil de Monmouth, le supplice de Russell et d’Algernon Sidney, l’antagonisme renaissant des partis politiques et religieux, — ne ressemblaient en rien au commencement de ce règne de plaisirs effrénés. Le temps n’était plus où les fêtes se succédaient sans interruption, où le roi et toute la cour s’en allaient masqués par la ville, entraient chez les citoyens paisibles et les faisaient danser à perdre haleine, où les demoiselles d’honneur, la belle Frances Jennings en tête, couraient les rues, déguisées en marchandes d’oranges. On avait vu la reine elle-même, entraînée à ces extravagances pour plaire au roi, se rendre avec les duchesses de Buckingham et de Richmond, toutes trois costumées en paysannes, tantôt à une foire de village, tantôt à une assemblée. Il lui était arrivé de se voir abandonnée par ses porteurs, et de rentrer au palais un jour en fiacre, un autre jour en croupe derrière un de ses sujets ; toutes ces folies étaient oubliées. Charles II regrettait son fils, et redoutait son frère, à qui il disait : « Je suis trop vieux pour recommencer mes voyages, mais votre tour viendra peut-être. » La nation craignait pour ses libertés, pour sa foi ; on sentait venir l’orage, lorsque Jacques II monta sur le trône, en 1685.

Fidèle à son amitié pour Churchill, il l’envoya en France annoncer son avènement à Louis XIV, puis, au retour, le fit brigadier-général de l’armée anglaise. Pendant ce temps, la jeune femme, tout en menant la vie monotone et vide de la cour, où nous savons par elle-même que l’on passait une grande partie de la journée à la table de jeu, sans jamais ouvrir un livre, observait hommes et choses, et voyait venir les événemens avec inquiétude. L’obstination du roi à vouloir imposer le catholicisme au pays préparait sa perte ; le jour où il exigea l’exposition publique du saint sacrement, elle fut assurée. Il s’attribuait en même temps certaines prérogatives qui devaient dépendre du parlement, Churchill fit de respectueuses remontrances, menaça de quitter le service et ne fut pas écouté : mieux eût valu pour sa gloire qu’il se retirât en effet. S’il ne devait à personne le sacrifice de sa conscience, il ne devait pas à son parti le sacrifice de son honneur. Ses ennemis ont attribué sa conduite au seul désir de conserver des situations lucratives ; il céda surtout aux instances de ses amis politiques, qui craignaient de voir l’armée tomber aux mains d’un jacobite. C’est le propre des époques révolutionnaires d’amener trop fréquemment ces capitulations de conscience. Les caractères assez fortement trempés pour sortir triomphans de la lutte entre les intérêts et les convictions, sont rares. Marlborough n’était pas un de ces grands caractères ; mais il n’était pas non plus le fourbe et le fripon vulgaire qu’ont voulu faire de lui de violens pamphlétaires, comme ce grand et malheureux Swift, ou des écrivains trop passionnés, comme Macaulay, dont le merveilleux talent a peut-être parfois manqué des deux qualités maîtresses du grand historien : le calme et l’impartialité.

L’espoir de la nation anglaise se tournait vers les filles de Jacques II, toutes deux zélées protestantes. Mary, l’aînée, avait épousé Guillaume d’Orange, son cousin, dont l’habileté, le ferme caractère pouvaient maîtriser la situation et qui, de plus, assurait au pays l’alliance effective et très importante de la Hollande. Ce fut donc à lui qu’on s’adressa.

La surexcitation était à son comble ; les vents contraires retenaient Guillaume et des prières étaient offertes pour le retour du vent d’est, qu’on appelait a le vent protestant. » Enfin le prince débarqua le 5 novembre 1688, jour anniversaire de la découverte de la conspiration des poudres, ce qui parut d’un bon augure au peuple. Malgré quelques avertissemens, Jacques II conserva Churchill à la tête de ses troupes et partit pour combattre son gendre. Churchill, prévenu à son tour que l’on éveillait les soupçons du roi et qu’il pouvait être arrêté, s’enfuit pour rejoindre l’armée d’invasion. Le prince George de Danemark lui-même le suivit le lendemain. Le roi, qui l’avait surnommé « Est-il-Possible, » parce qu’il se servait à tout propos de cette locution, se contenta de s’écrier : « Comment ! Est-il-Possible aussi ? » Un coup plus cruel allait le frapper ; sa fille Anne, prise d’une terreur folle, déclara qu’elle sauterait par la fenêtre plutôt que de se trouver en face de son père. Comme toujours, elle se jeta dans les bras de lady Churchill, la suppliant de la sauver. La fuite fut préparée, d’accord avec l’évêque de Londres, Compton. On lit dans les Mémoires de la duchesse : « Pour déjouer tout soupçon, la princesse se retira, le soir, à l’heure habituelle, dans ses appartemens ; je vins la rejoindre peu après ; nous descendîmes par l’escalier de service, sur lequel donnait son cabinet, Son Altesse Royale, milady Fitz Hardinge, moi et un seul domestique, et nous rejoignîmes la voiture où se trouvaient l’évêque et le comte de Dorset. On nous conduisit cette nuit à la résidence de l’évêque, dans la cité, et le jour suivant au château de lord Dorset, puis chez le comte de Northumberland et à Nottingham, où le pays se rallia autour de la princesse. Elle ne se crut en sûreté que lorsqu’elle se vit au milieu des amis du prince d’Orange. » Une garde d’honneur se rassembla autour d’elle, commandée par le vaillant évêque, ancien cornette de dragons, qui, pendant la fuite, précédait les dames à cheval, l’épée à la main, le pistolet au pommeau de la selle. On arriva en cet équipage chez le duc de Devonshire, à ce somptueux palais de Chatsworth, où Paxton a, de notre temps, inauguré les palais de Cristal qu’il devait rendre si fameux lors de la première exposition universelle.

Parmi les cliens appelés par le duc à veiller au service de ses hôtes, se trouvait un jeune poète. Colley Cibber, qui a célébré la beauté, la grâce et le charme de lady Churchill. La jeune dame d’honneur venait de jouer, pour la première fois, un rôle actif dans les événemens. L’ère de paix et d’obscurité relative était close ; la vie agitée, la lutte passionnée commençaient pour ne plus s’arrêter. Lorsqu’on s’aperçut de la fuite, l’émotion fut grande. Jacques II, nouveau roi Lear, s’écria dans son angoisse : « Que Dieu m’assiste ! mes enfans eux-mêmes m’abandonnent ! » Le peuple crut d’abord à une séquestration, accusa le roi, la reine surtout, et menaça de démolir White-Hall si on ne lui rendait pas la princesse. Enfin la vérité se révéla et les violentes attaques des jacobites contre lady Churchill ne connurent plus de bornes. La révolution marcha rapidement. Jacques s’enfuit en France ; sa froide et prudente fille Mary, soumise jusqu’à l’annihilation à son taciturne, hautain et despotique époux, déclara qu’elle ne régnerait pas sans lui ; Guillaume, de son côté, affirma « qu’il ne s’opposait pas aux droits de Mary, qu’il respectait ses vertus, mais qu’il n’accepterait jamais un pouvoir dépendant d’une femme, » et tous deux furent proclamés.

Lady Churchill a fait le récit de l’étrange façon dont la nouvelle reine entra dans White-Hall, ce palais d’où son père venait d’être chassé et d’où son grand-père était sorti pour monter sur l’échafaud ! « J’avais l’honneur, dit-elle, d’être de service pour conduire la reine dans ses appartemens ; elle courait partout, examinant cabinets et armoires, retournant les couvertures, comme on fait dans une auberge, et sans paraître réfléchir le moins du monde à ce qui s’était passé. » Pendant ce temps, on agitait la question de savoir comment et à quelles conditions on obtiendrait le désistement de la princesse Anne, et tous les regards se tournaient vers celle qui pensait pour elle. Lad y Churchill, de son côté, pour amoindrir sa responsabilité, consultait l’archevêque Tillotson et lady Rachel Russell, que toute l’Angleterre vénérait depuis le supplice de son mari : « J’avoue, dit lady Churchill, que tout d’abord, je ne vis pas bien la nécessité de cette renonciation, mais je m’aperçus bien vite que tout le monde la désirait et qu’il valait mieux céder de bonne grâce. » Ce qui la décida surtout, c’était la crainte que lui inspirait le caractère incertain de sa maîtresse, son propre éloignement pour le catholicisme, et son amour sincère pour les libertés du pays. Cette jeune femme, dont la vie avait été jusque-là des plus frivoles, dont l’instruction était celle de la plupart des femmes de son temps, c’est-à-dire presque nulle (elle n’apprit même pas le français), qui n’apprécia les livres que fort tard, fit preuve tout à coup d’une intelligence politique remarquable et comprit merveilleusement les aspirations de son pays. Persuadée qu’elle était dans le vrai, elle se jeta passionnément dans la lutte, avec son esprit dominateur, sa parole ardente, son impatience de toute contradiction, mais aussi avec franchise et loyauté. Lorsque l’évêque Burnet lui demandait plus tard, quel avait été son plan, à l’époque de sa puissance : « Je n’en avais aucun, répondit-elle, si ce n’est de faire entrer au service de la reine des hommes honnêtes qui ne nous livreraient pas à la France. En vérité, je n’avais pas de préférence pour whigs ou tories, mais je considérais les principes des whigs comme les meilleurs pour l’Angleterre, et je jure que, plutôt que de conseiller à la reine de revenir au pouvoir absolu, j’aurais préféré renoncer à tout et vivre du petit patrimoine paternel. » Certes, la duchesse de Marlborough ne dédaignait ni les grandeurs, ni la richesse, mais elle était avant tout dévouée à la cause libérale. On trouve parmi les « Notes et Pensées » écrites dans sa vieillesse, le passage suivant : « J’ai toujours pensé que rien plus que la Liberté ne valait la peine de lutter, et j’ai prouvé, à toutes les époques de ma vie, que tous mes efforts tendaient à la servir ; je continuerai tant que je vivrai, mais, hélas que peut une insignifiante vieille femme ? »


II.

La révolution de 1688 semblait devoir satisfaire lady Churchill ; ses idées triomphaient ; son mari, pour prix de ses services, était fait comte de Marlborough, conseiller privé, gentilhomme de la chambre du roi ; mais la bonne intelligence entre les deux royales sœurs ne devait pas durer longtemps, et la favorite de l’une ne pouvait éviter le mécontentement de l’autre. La reine Mary, avec des qualités sérieuses et même aimables pour le public, des vertus de femme et de reine qui la rendirent populaire, manquait absolument de cœur. Mauvaise fille, elle fut mauvaise sœur. Au lieu de savoir gré à la princesse Anne de sa renonciation au trône, elle se méfia d’elle et voulut la tenir dans sa dépendance. Anne trouvait que son sacrifice valait bien un dédommagement pécuniaire, mais, connaissant le caractère despotique de Guillaume et la soumission conjugale de Mary, elle désira ne dépendre que du parlement et faire voter son revenu par les communes ; des discussions irritantes eurent lieu. Un soir, la reine fit une véritable scène à sa sœur : « Que signifie tout cela ? lui dit-elle. — Cela signifie que mes amis s’occupent de faire régulariser ma situation. — Eh ! je vous prie, Madame, quels autres amis que le roi et moi pouvez-vous avoir ! » — Je n’avais pas, ce soir-là, l’honneur de suivre la princesse, ajoute lady Marlborough ; mais, en rentrant, elle me conta tout et jamais je ne la vis si en colère. On espéra la faire céder par l’influence de la comtesse, et tous les moyens, — flatterie, promesses, intimidation, menaces de disgracier son mari, — furent employés près d’elle sans le moindre succès. « Tout cela et bien d’autres choses encore, dit-elle, loin de me disposer à faire ce qu’on me demandait, ne firent qu’augmenter mon zèle pour les intérêts de la princesse. J’aurais mieux aimé mourir que de les sacrifier et de laisser croire qu’on m’avait achetée ou effrayée. » Enfin, la cause fut gagnée. Le parlement vota 50,000 livres (1,250,000 francs) de revenu. Anne, très reconnaissante à son amie, lui écrivit peu après : « J’ai, depuis quelque temps, quelque chose à vous dire et je ne sais comment m’y prendre. Je veux vous prier d’accepter une pension de 1,000 livres (25,000 fr.) comme preuve de mon amitié, mais à la condition de ne m’en parler jamais, car je serais honteuse de voir donner de l’importance à si peu de chose par une personne qui mérite plus que je ne pourrai jamais lui rendre. »

Lord et lady Marlborough n’étaient pas riches alors et les enfans étaient venus ; néanmoins, ils n’acceptèrent qu’après avoir consulté leur ami, lord Godolphin, cet honnête homme dont l’affection fidèle pendant leur commune et longue carrière politique est un honneur pour ceux qui l’obtinrent. La plume empoisonnée de Swift essaya plus tard de jeter un doute odieux sur les relations de Godolphin et de lady Marlborough ; personne n’y crut ; les ennemis mêmes de l’impérieuse « vice-reine, » la savaient digne de ce qu’avait dit un jour sa maîtresse, en la défendant contre la malveillance de la reine Mary : « Quant à ses principes de moralité, il serait impossible d’en avoir de meilleurs. »

Cette malveillance de la reine augmentait à mesure que s’accentuait la mésintelligence entre les deux sœurs. Après quelques efforts pour gagner lady Marlborough, Mary s’était vite aperçue qu’elle ne pouvait rien espérer de ce côté. Mais pour comprendre les causes qui devaient amener la rupture entre les princesses et la disgrâce de Marlborough, il est indispensable de dire quelques mots de la situation des partis à ce moment.

Les tories, entraînés à la révolution par le courant d’opinion, n’avaient pas tardé à se repentir, et regretter, sinon Jacques II, du moins la succession légitime en la personne de son jeune fils. Le clergé n’aimait guère « le roi calviniste, » dont il blâmait la tolérance extrême pour les dissidens. De tous les évêques, un seul avait prêté serment au nouveau monarque, et lorsque Mary demanda la bénédiction de l’archevêque de Cantorbéry : « Qu’elle obtienne celle de son père d’abord, répliqua-t-il, autrement la mienne ne serait pas entendue dans le ciel. » Les whigs, qui avaient fait la révolution, restaient fidèles à leur esprit d’opposition, et Guillaume ne tentait rien pour les séduire. Peu favorisé par la nature, petit, chétif, maladif même, aimant la retraite, peu causeur, doué d’une mémoire étonnante, d’une perspicacité et d’un sens critique très développés, observateur clairvoyant des hommes et des choses, trop enclin aux préjugés, aux reparties sèches ou sarcastiques, n’aimant pas ses nouveaux sujets et le laissant voir, cet homme, si habile à la guerre et dans le conseil, et qui servit si bien l’Angleterre, ne fut apprécié par elle que tardivement. Malgré les efforts de la reine et de ses amis, il ne voulut pas vivre à Londres et se retira à Hampton-Court, où il s’entoura presque exclusivement de ses fidèles Hollandais, parmi lesquels Bentinck, qu’il créa duc de Portland, tenait le premier rang. Il se servit de Marlborough sans avoir confiance en lui, ni en sa femme, dont la sœur avait épousé en secondes noces le duc de Tyrconnel, partisan déclaré du roi exilé. Si les tories regrettaient la cour des Stuarts, les whigs trouvaient que le nouveau souverain élu par le suffrage national plaçait trop haut la prérogative royale, au détriment de la cause libérale. Les mécontens se rassemblaient volontiers chez la princesse Anne, où des espions intéressés entendaient et rapportaient des propos fort désagréables à Guillaume, qu’on appelait Caliban, à Bentinck, l’Homme de bois ; les relations s’aigrissaient chaque jour. Enfin, l’orage éclata en 1692. « Il plut au roi, dit dédaigneusement lady Marlborough dans sa Défense, d’enlever à mylord toutes ses charges sans en donner aucune raison. » On en chercha plus d’une, mais la vraie ne fut connue que bien des années après, lorsqu’on publia les papiers des Stuarts, trouvés chez le cardinal d’York, à Rome. Parmi ces papiers était une lettre de Jacques II, ainsi conçue : « Nov. 1692. Mes amis, l’année passée, avaient dessein de me faire rappeler par le parlement. La manière était concertée et mylord Churchill devait proposer dans le parlement de chasser tous les étrangers, tant du conseil et de l’armée que du royaume. Si le prince d’Orange avait consenti à cette proposition, ils l’avaient entre les mains ; s’il l’avait refusée, ils auraient fait déclarer contre lui le parlement. Mylord Churchill devait se déclarer avec l’armée pour le parlement, et la flotte devait faire de même en me rappelant. On avait déjà commencé d’agir dans ce dessein, quand quelques fidèles sujets indiscrets, croyant me servir et s’imaginant que Churchill n’agissait pas pour moi, mais pour la princesse de Danemark, eurent l’imprudence de découvrir le projet à Bentinck et ainsi détournèrent le coup. »

Il y a tout lieu de penser que lady Marlborough resta étrangère au complot : on la savait trop dévouée à la cause protestante et libérale pour espérer l’en détacher. Néanmoins elle eut sa part de la disgrâce. Bien que son mari, arrêté en Belgique et envoyé à la Tour, eût été relâché, faute de preuves, la reine trouva mauvais que sa sœur gardât la comtesse à son service et permît au comte de vivre près d’elle. Un soir, lady Marlborough suivit sa maîtresse au cercle de la reine. Le lendemain, celle-ci écrivit à sa sœur une lettre fort dure, lui déclarant que sa dame d’honneur ne devait plus rester près d’elle, que l’amener à sa cour était la chose la plus étrange du monde, etc. Qu’on s’imagine le chagrin de la princesse et la colère de son amie, humiliée pour la première fois de sa vie. « Toutes les disgrâces de lord Marlborough ne m’auraient pas empêchée de dormir une seule nuit, avoue-t-elle naïvement ; mais je conviens qu’être renvoyée ne s’accorde guère avec mon humeur. » Aussi la réponse qu’elle inspira à la princesse ne fut-elle nullement de nature à satisfaire Mary. Anne défendit son amie et déclara qu’elle quittait sa résidence près de White-Hall pour se réfugier chez le duc de Somerset, à ce palais de Sion, que l’on voyait encore, il y a peu d’années, au square Trafalgar, avec son lion tournant impertinemment le dos à la cité.

Grande fut l’indignation de Guillaume et de Mary. Heureusement pour la princesse, Godolphin était toujours grand trésorier et incapable de violer une loi, sinon Anne eût été en grand danger de perdre une bonne partie de ses revenus. Toutes les petites blessures qu’on put lui faire en dehors de cela lui furent infligées ; on lui retira sa garde d’honneur, les ambassadeurs durent s’abstenir de lui faire leur cour, les maires des villes où elle passait reçurent l’ordre de ne lui rendre aucun honneur, et les courtisans s’éloignèrent, tout naturellement. Toutefois l’opinion publique fut sévère pour la reine, et il fallut sa conduite énergique, qui, peu après, sauva l’Angleterre d’une invasion française en l’absence du roi, pour ramener les esprits vers elle. Quant à la princesse Anne, que lui importait tout cela, puisqu’elle conservait sa chère Freeman ? « Lorsque, désolée de la voir si indignement traitée à cause de moi, raconte celle-ci, je la suppliai de me permettre de partir, elle fondit en larmes, me déclara que la mort seule pouvait la séparer de sa chère Mme Freeman, et quand je la priai de consulter le prince de Danemark pour savoir si ses sentimens s’accordaient avec les siens, elle m’écrivit : « Pour obéir à ma chère Freeman, j’ai dit au prince tout ce qu’elle désirait ; il m’aurait affermie dans ma résolution, si c’eût été nécessaire ; et nous vous supplions tous deux de ne plus parler d’une chose si cruelle ; Non, ne croyez pas que je cède jamais ; votre fidèle Morley peut attendre patiemment le retour des beaux jours ; permettez-moi de vous prier encore une fois de ne plus parler de séparation, car cela seul peut me rendre malheureuse ; aussi longtemps que vous serez bonne pour moi, rien ne me sera une sérieuse mortification, et puissé-je n’avoir un moment de bonheur en ce monde, ni dans l’autre, si jamais je vous suis infidèle ! »

Quoi qu’il en soit, la réconciliation entre les deux sœurs n’eut jamais lieu, malgré les efforts de la pauvre princesse, qui aimait la paix. Un seul lien rattachait encore quelque peu les divers membres de la famille royale ; c’était le jeune duc de Glocester, le dernier survivant des enfans de George et d’Anne, l’héritier présomptif de la couronne. Même pour lui, cependant, la reine ne voulut faire aucune concession. Si l’enfant était malade, elle envoyait prendre de ses nouvelles, en ordonnant qu’on passât devant la mère « sans plus s’occuper d’elle, que si elle était une berceuse, » dit lady Marlborough.

En 1695, la reine mourut de la petite vérole, sans avoir voulu revoir sa sœur. Guillaume fut si profondément affligé de cette perte, qu’Anne mit de côté tout grief et lui écrivit. Un rapprochement s’ensuivit et bientôt Marlborough rentra en grâce. Sceptique et pratique, le roi se montrait volontiers indulgent pour les hésitations et les défaillances de ses nouveaux sujets. Il avait pu reconnaître la valeur de Churchill sur les champs de bataille, en Flandre et en Irlande, et sa modération sage dans les conseils ; il se décida, en 1697, après la paix de Ryswick, à le rappeler près de lui, à lui rendre toutes ses charges et à le nommer gouverneur du petit duc de Glocester, alors âgé de dix ans : « Apprenez-lui à vous ressembler, mylord, lui dit-il ; et mon neveu ne pourra manquer d’être accompli. » Marlborough fut conquis, mais rien ne put désarmer le ressentiment de sa femme contre celui qui l’avait humiliée et qui continuait à traiter sa chère maîtresse avec fort peu de respect. Son ennemi ne devait plus occuper longtemps le trône d’Angleterre ; malade, désolé de la mort du duc de Glocester, qui succomba à onze ans, Guillaume mourut d’une chute de cheval, vers la fin de 1702, après avoir fait passer par acte du parlement l’ordre de succession dans la maison de Hanovre, signé le nouveau traité d’alliance contre la France, et nommé Marlborough général en chef et ambassadeur près des Provinces-Unies.


III.

Avec l’avènement de la reine Anne, commence la période à la fois triomphante et douloureuse de la vie des Churchill. Tout le poids des affaires retombait sur Marlborough. Agé de cinquante-trois ans, dans la plénitude de sa vigueur, de son activité, de ses talens, il se voua tout entier au service de son pays et poursuivit l’œuvre commencée par Guillaume d’Orange avec un courage et une habileté qui ne devaient le préserver ni de l’ingratitude, ni des dégoûts. Lady Marlborough, de son côté, comprit très bien la tâche qui incombait à l’Angleterre, la lutte vitale à soutenir contre la France, comme elle avait compris les causes et la nécessité de la révolution de 1688. Mais ce moment, qui semblait assurer son pouvoir et faire d’elle la véritable souveraine, fut celui où commença sourdement sa lutte avec la reine, d’où elle devait sortir brisée. Depuis la mort de son dernier enfant, Anne avait senti se réveiller le remords de sa conduite passée envers son père, et, celui-ci mort à son tour, elle avait reporté sa tendresse cachée sur son jeune frère le prétendant. Ses sympathies appartenaient donc naturellement aux tories, qui, en grande partie, demeuraient fidèles au petit prince exilé. Les whigs n’étaient pas sans inquiétudes, malgré l’acte de succession, et lady Marlborough devenait leur espoir, leur soutien. Elle n’était pas femme à reculer, mais aussi la reine était une vraie Stuart, jalouse de sa prérogative royale et moins disposée que ne l’avait été la princesse Anne, à toujours céder, et en tout.

Tout alla bien d’abord. Le comtesse, devenue grande-maîtresse et trésorière, était partout avec la reine. On la considérait comme la personne la plus importante du royaume, comme la grande dispensatrice des honneurs, des places, des pensions ; on l’accusa même de les vendre, ce dont elle se défendit avec indignation, et pour arrêter la calomnie, elle fit rendre un décret qui prohibait ce trafic très habituel. L’Angleterre était à ses pieds ; lord Rochester lui-même, l’oncle maternel de la reine, l’ennemi personnel de la favorite, « l’épine qu’elle avait toujours eue dans le pied, » venait à elle en solliciteur. Elle assurait qu’elle savait pardonner les injures ; néanmoins, par un fâcheux hasard, la place que demandait lord Rochester pour quelque protégé était toujours prise ou promise. Marlborough et Godolphin, tous deux sages et modérés, trop modérés selon l’impétueuse Sarah, conservaient des amis dans les deux partis ; toutefois le ministère fut modifié dans un sens qui leur était presque hostile. Résolue, mais adroite, lady Marlborough « voulut essayer si elle ne pourrait pas, petit à petit, modifier l’opinion de la reine sur les whigs, qu’on lui avait appris à considérer, non-seulement comme des républicains haïssant jusqu’à l’ombre de l’autorité légitime, mais aussi comme des ennemis implacables de l’église anglicane. » Il faut entendre la sarcastique « politicienne, » malmener ces partisans de la « haute église » qui ne prouvaient leur respect pour la chose qu’en se servant à tout propos du mot, comme d’un talisman, pour ensorceler les esprits. » Et la pauvre, fidèle, malheureuse Morley de répondre : « Je ne voudrais différer d’opinion avec vous en la moindre chose, mais sur ma parole, chère madame Freeman, votre idée d’un tory est très erronée. Toutefois je ne veux pas en dire davantage sur ce sujet ; je vous supplie seulement, pour l’amour de pauvre moi, de ne pas montrer plus de bienveillance à vos amis qu’à ceux de l’église. »

Marlborough lui-même avait à souffrir des impatiences de l’impérieuse favorite, elle lui reprochait sa fidélité à d’anciens amis, sa politique de conciliation ; elle s’irritait de ne pouvoir lui souffler sa haine des tories ; et le mari harcelé ne trouvait pas dans les grandeurs un dédommagement suffisant aux orages de son intérieur.

Rarement homme revenu des premières erreurs de la jeunesse posséda à un plus haut degré l’amour du foyer et les vertus domestiques. Rien de plus touchant que ses lettres à sa femme et sa tendresse pour ses enfans. « Vous ne sauriez croire, lui écrivait-il un jour, pendant les premières années de leur union, combien je suis charmé des enfans. N’ayant personne que moi (lady Churchill était retenue par son service), ils m’aiment tant, qu’ils sont toujours près de moi, me caressant et m’embrassant. Leurs petites rougeurs sont passées, et quand vous arriverez, ils seront en beauté. Miss, (l’aînée de ses filles) me tire par le bras et veut écrire à chère maman. » Et le général guidait la main de l’enfant pour lui faire écrire : « Je vous baise les mains, ma chère maman. — HARRIET. » Ni le Temps, ni les longues absences, ni les travaux écrasans, ni l’enivrement des triomphes, rien ne put détourner ce cœur aimant et fidèle. Au camp, à cheval, après une bataille, partout il lui envoyait la preuve du plus tendre souvenir : « Mon cœur et mon âme sont avec vous. Soyez bonne pour moi et je suis sûr d’être heureux. » Ces expressions et bien d’autres de même nature se trouvent constamment sous sa plume. Il lui écrivait après Ramillies : « Croyez-moi quand je vous assure que je vous aime plus que ma gloire. » Et avant Malplaquet : « Vos ennuis me préoccupent plus que le sort de l’Europe qui va se jouer. »

À l’époque où nous sommes arrivés, lady Marlborough avait quarante-trois ans, mais sa beauté brillait encore de tout son éclat. On sait par ses contemporains qu’elle la conserva bien au-delà des limites ordinaires. Lady Mary Wortley Montague disait qu’à un âge très avancé, elle avait encore des restes de beauté très remarquables, les yeux les plus expressifs, et cette merveilleuse chevelure au sujet de laquelle elle contait volontiers l’anecdote suivante : « Marlborough ne se lassait pas d’admirer ces belles boucles blondes. Un jour qu’il s’était probablement permis de trop discuter la volonté souveraine de sa dame et maîtresse, celle-ci, fort irritée, cherchait le moyen de le bien punir ; tout à coup elle imagina de couper ces boucles dont il était si fier et de les déposer dans l’antichambre, par laquelle il devait forcément passer pour entrer chez lui. À son terrible désappointement, elle le vit passer et repasser, ne disant rien, ne laissant paraître ni colère ni chagrin, semblant ignorer son crime et son châtiment ; elle en conclut qu’il n’avait pas vu les cheveux et courut pour les reprendre : ils avaient disparu ! Grande fut sa perplexité, et, le lendemain, devant son miroir, elle se prit à penser qu’elle avait commis une absurdité. Il ne fut jamais question de rien, mais à la mort du duc, elle retrouva ses boucles, soigneusement conservées, dans un petit meuble où il serrait ce qu’il avait de plus précieux. » Arrivée là, ajoute lady W. Montague, elle se mettait presque toujours à pleurer.

Cette humeur égale et douce n’abandonnait jamais le duc ; il était si parfaitement maître de lui en toute circonstance, que la duchesse fut, dit-elle, très étonnée de le voir jeter au feu la lettre dans laquelle la reine, lors de sa disgrâce, lui envoya sa démission. Surpris à cheval, un soir, par une pluie d’orage, il appela son groom et lui demanda son manteau ; les courroies étaient mal nouées, le manteau n’arrivait pas et le duc appela une seconde fois ; le groom répondit d’un ton bourru : « Quand il tomberait des hallebardes, mylord, il faut que vous attendiez que j’aie fini. » Marlborough trempé se tourna tranquillement vers l’ami qui l’accompagnait et lui dit : « Pour rien au monde je ne voudrais avoir le caractère de ce garçon-là ! » Cet empire sur lui-même, joint à sa grande élégance, à son exquise courtoisie, à sa parole facile et insinuante, était une de ses grandes forces ; qu’il s’agît de séduire l’empereur d’Allemagne ou l’électeur de Brandebourg, Charles XII de Suède ou le grand pensionnaire de Hollande, Heinsius, le succès était le même.

La guerre de la succession ; d’Espagne allait décider de l’omnipotence absolue de Louis XIV ou de l’indépendance de l’Europe. Marlborough, nommé général en chef et ministre plénipotentiaire, porta pendant dix ans ce fardeau écrasant avec une force, une grandeur et une gloire auxquelles, si français que soit le cœur et malgré les blessures faites au patriotisme, on ne peut s’empêcher de rendre hommage. En l’absence de son mari, lady Marlborough, conseillée par le sage Godolphin, restait chargée de soutenir les intérêts du général et du parti whig, très menacés par les sympathies de la reine pour les tories. Emportée par le tourbillon politique, plus occupée que bien des ministres, attaquée par les uns, adulée par le plus grand nombre, la favorite montrait une activité, une énergie infatigables, discutant avec les ministres, même avec Godolphin, gourmandant la reine, conduisant sa maison, correspondant avec la moitié de l’Angleterre. C’est par cette correspondance que l’on se rend compte de l’importance qu’elle avait prise dans son pays et à l’étranger.

Les plus grands personnages la traitent en souveraine. Lord Peterborough, cet excentrique, ce Galaor appelé au commandement de l’armée anglaise en Espagne, et dont les exploits fabuleux faillirent donner la couronne à Charles d’Autriche, lui écrit en partant : « Je ne sais si je vous dois plus de reconnaissance pour les faveurs imméritées que j’ai reçues de vous, ou pour le bien que vous faites à tous… Si cela ne ressemblait trop à du papisme, je vous attribuerais comme à notre sainte la brise favorable qui nous emporte en ce moment… Soignez-vous, madame, pour le bien de tous, et qu’aucun excès de joie ou de chagrin n’ébranle la santé de celle qui contribue tant au bonheur général. » Lord Sunderland, qui devint son gendre, terminait ainsi une de ses lettres : « J’ajouterai très sincèrement, et sans le moindre compliment, que si l’Angleterre est sauvée, elle le devra entièrement à vos bonnes intentions, à votre zèle et aux peines que vous avez prises. » Lorsque Charles d’Autriche, proclamé par les alliés roi d’Espagne sous le nom de Charles III, vint en 1703 solliciter de nouveaux subsides, pour continuer la lutte contre Philippe V, petit-fils de Louis XIV, il eut soin de faire sa cour à lady Marlborough. Un soir, après dîner, comme elle offrait, ainsi que le voulait son service, la coupe où la reine trempait ses doigts, le jeune archiduc la lui enleva, la tint à sa place et, en la lui rendant, lui passa au doigt une de ses bagues évaluée 25,000 francs. Deux ans plus tard, il ne crut pouvoir mieux remercier la reine qu’en en chargeant son amie. « Madame, lui écrivit-il, comme la reine continue à m’obliger de la plus généreuse manière, je cherche le moyen de lui exprimer ma gratitude de la façon qui puisse le mieux lui plaire. Permettez-moi donc de me servir de la personne qui lui est le plus agréable pour lui présenter mes sincères remercîmens. » On était en 1705 ; cette personne était toujours puissante, mais elle n’était déjà plus aussi agréable.

Marlborough n’avait cependant cessé de rendre les plus éminens services à son pays et à ses alliés. En 1703, même avant ses grandes victoires, il avait reçu les remercîmens du parlement, le titre de duc et 5,000 livres sterling de pension (125,000 fr.), sur le revenu des postes. La reine ne pouvait accorder cette pension que sa vie durant ; elle aurait voulu l’assurer d’une manière permanente. L’esprit de parti saisit cette occasion de l’atteindre dans ses favoris et les députés tories firent voter contre les désirs de la reine, à la grande indignation de la nouvelle duchesse, qui aurait voulu tout refuser. Elle y gagna du moins la rupture complète de son mari avec le parti qu’elle détestait. La reine, contrariée par les tories dans son ambition d’associer le prince de Danemark à la couronne, et n’ayant obtenu pour lui un revenu convenable, en cas de veuvage, que grâce au parti Marlborough, se rapprocha des whigs ; mais ce ne fut qu’une impression passagère et son étroit entêtement la ramena bientôt à ses anciens erremens. Les passions politiques, loin de désarmer, s’envenimaient chaque jour davantage. On accusait le général en chef de gaspiller, dans un intérêt personnel, les ressources de l’Angleterre, et de prolonger une lutte impossible contre la puissance de la France. Les alliés, de leur côté, lui créaient mille difficultés, les uns par jalousie, les autres par pusillanimité. Blessé, inquiet, souffrant, il ne restait à la tête des armées que par sentiment du devoir et aussi pour céder aux instances de sa femme et de Godolphin. Sa réponse aux attaques et aux objections fut, en 1704, sa marche audacieuse vers le Danube et la victoire de Blenheim, qui entamait enfin d’une manière sérieuse l’omnipotence de Louis XIV.

L’effet en fut immense ; c’était une victoire vraiment nationale ; les envieux durent se taire, « si visiblement déconfits, disait la duchesse, qu’on aurait cru avoir battu eux et l’église, et non la France. » L’empereur d’Allemagne créa Marlborough prince de Mindelheim. À son retour en Angleterre, ce ne furent que processions, banquets, discours en son honneur ; la chambre des communes présenta une adresse à la reine, lui demandant une récompense extraordinaire pour celui qui venait de « relever la gloire des armes anglaises et d’affranchir l’Europe. » La reine proposa de lui céder le domaine royal de Woodstock, l’ancien palais des Plantagenets, la retraite d’Henri II et de la belle Rosamonde, la demeure d’Elisabeth dans sa triste jeunesse, et d’y élever un autre palais aux frais de la nation, en changeant le nom de Woodstock en celui de Blenheim : le bill fut voté avec enthousiasme. Au milieu de cette effervescence, le plus calme était celui qui venait de la soulever.

Marlborough rentrait en Angleterre épuisé de fatigue, souffrant beaucoup de douleurs cérébrales, et ne désirant que le repos du home. Jamais la duchesse ne lui avait été plus chère ; après l’avoir laissé partir sous l’impression de dissentimens assez vifs, elle avait eu des remords et lui avait offert de le rejoindre pour partager ses travaux et ses dangers. On a de lui une lettre charmante en réponse à cette offre. « Votre lettre du 15 avril m’arrive à la minute, après avoir été par erreur envoyée à Amsterdam ; je ne voudrais pour rien qu’elle eût été perdue ; elle est si bonne, que je souhaiterais en retour avoir mille vies à perdre pour vous rendre heureuse. Avant d’écrire j’ai brûlé l’avant-dernière (la duchesse avait exigé sa parole qu’il détruirait toutes ses lettres), mais si vous voulez me permettre de garder cette chère lettre, je serais heureux de la relire souvent et de penser qu’on la retrouvera après ma mort. Je vous aime en ce moment plus que jamais ; vous m’avez rendu si heureux, que je voudrais avoir le droit de me retirer. » Après Blenheim, sans descendre de son cheval, où il était depuis seize heures, il déchirait une feuille de son carnet et écrivait au crayon pour la duchesse les lignes suivantes : « Je n’ai que le temps de présenter par votre bouche mes devoirs à la reine. Dites-lui que son armée a remporté une glorieuse victoire. Le maréchal Tallard et les autres généraux sont dans ma voiture et je poursuis le reste. » Hélas ! Tallard était le chef de l’armée française et la France perdait quarante mille hommes !


IV.

La victoire de Blenheim et quelques mesures maladroites des tories assurèrent pendant quelque temps le triomphe des whigs. La duchesse en profita pour entourer la reine de ses amis politiques, si bien que l’Angleterre, disait-on, appartenait à une seule famille, Malheureusement, lady Marlborough avait, sans le savoir, introduit Elle-même des ennemis dans la place. Le plus dangereux, celui qui devait être l’ouvrier de sa ruine, était le secrétaire d’état Harley, plus tard comte d’Oxford, « le plus perfide des aventuriers politiques, » a dit un historien, mais le plus insinuant, le plus adroit, le mieux servi par son esprit, ses talens, sa faculté de plaire. Profondément ambitieux et dissimulé, il avait trompé Marlborough et Godolphin qui, croyant voir en lui un caractère modéré, conciliant comme le leur, avaient ajouté foi à ses protestations de dévoûment et l’avaient fait entrer dans le ministère. La duchesse, plus fine, ne s’était pas trompée longtemps sur son véritable caractère, et sa terrible franchise le lui avait imprudemment laissé voir. Il s’aperçut vite de la fatigue que causaient à la reine les exigences, les remontrances de sa grande-maîtresse ; il comprit sans peine le parti qu’on pouvait en tirer, et chercha un auxiliaire dans l’entourage immédiat de la souveraine. Ce fut la duchesse qui le lui fournit. Ici nous ne saurions mieux faire que de lui laisser la parole.

« Une personne de ma connaissance vint un jour me voir et me dit : « Vous ignorez, j’en suis sûre, que vous avez des parens dans le besoin, » et elle me parla de la famille Hill. Je lui répondis que je n’en avais jamais entendu parler. Mon grand-père, sir John Jennings, avait eu vingt-deux enfans, de sorte que sa fortune d’environ 100,000 livres avait été émiettée en petits fragmens. Une sœur de mon père avait épousé un M. Hill, négociant dans la cité, qui s’était ruiné ; mais tout cela s’était passé avant ma naissance et je l’ignorais jusqu’à la visite en question. Je donnai 10 guinées à mon amie, comme secours immédiat, promettant de m’occuper d’eux. Je vins en aide à Mrs Hill, et lorsqu’elle mourut, laissant quatre enfans, je pris la fille aînée, Abigaïl, déjà une grande personne, chez moi, et elle vécut à Saint-Albans avec mes enfans, traitée comme si elle eût été ma sœur. C’était avant l’avènement de la reine. Une de ses femmes de chambre vint à mourir et j’obtins qu’Abigaïl la remplacerait. Je plaçai l’autre sœur chez le jeune duc de Glocester, avec une pension de 200 livres (5,000 francs). Je fis entrer le frère aîné dans les douanes, avec un cautionnement de 2,000 livres (50,000 francs) ; je mis le plus jeune en pension, puis le fis nommer page du prince de Danemark, et plus tard, malgré la répugnance de mylord Marlborough, qui disait, avec raison, comme la suite le prouva, que Jack Hill ne valait rien, le duc consentit, pour m’obliger, à en faire son aide de camp. M. Masham, qui épousa Abigaïl, me dut d’être nommé page, puis gentilhomme de la chambre du prince. Quant à Mme Masham, j’avais été si bonne pour elle, sans jamais l’offenser en rien, que pendant trop longtemps je ne pus me décider avoir autre chose en elle qu’une véritable amie, et je me réjouissais de la faveur que lui témoignait la reine ; à la longue, je remarquai bien qu’elle m’évitait et se montrait plus réservée avec moi, mais je l’attribuai à son humeur naturellement morose et je ne m’y arrêtai pas. »

Elle eut tort. La jeune suivante, souple, artificieuse, servile et rapace, devint pour Harley un instrument précieux. Qui ne sait l’influence extraordinaire que peuvent prendre sur une nature faible et médiocre des intérieurs appelés par leur service à un contact permanent et familier avec leurs maîtres ? Certes, la reine Anne avait beaucoup aimé son adorée Mme Freeman ; aussi longtemps que son titre d’héritière présomptive l’avait mise quelque peu dans la dépendance de souverains malveillans, elle avait été heureuse de s’appuyer sur un dévoûment sincère et une volonté plus virile que la sienne ; mais, devenue reine, elle aurait assez aimé l’être pour de bon, comme le lui disait Harley ; et le jour où elle trouva des oreilles complaisantes pour écouter ses plaintes, elle se prépara secrètement, sournoisement, en esclave révoltée, à s’affranchir du joug. Fatiguée des luttes, des remontrances, des discussions sans fin sur les deux grandes questions politiques et religieuses qui passionnaient alors l’Angleterre entière, elle trouva délicieux l’acquiescement doucereux, la concordance parfaite d’opinions, la sympathique patience de ses nouveaux amis. La duchesse fut la dernière à s’apercevoir de la faveur croissante d’Abigaïl et ne se souvint que plus tard a de sa contenance réservée, du soin avec lequel elle évitait les longs entretiens, de ses refus de sortir avec elle, de ses artifices pour dissimuler son influence sur la reine. »

Marlhorough venait de remporter la victoire de Ramillies (1706), qui enlevait à Louis XIVe les Pays Bas espagnols, et facilitait à l’intérieur l’union définitive de l’Ecosse et de l’Angleterre. Les whigs triomphaient encore une fois ; le comte de Sunderland, gendre de la duchesse, était nommé secrétaire d’état à la place d’un ami de Harley ; le parlement avait voté de nouveaux remercîmens et de nouvelles récompenses au vainqueur ; lady Marlborough pouvait se croire en pleine sécurité. Accablée d’affaires importantes, la fière princesse du saint-empire se reposait volontiers sur sa protégée Abigaïl des menus devoirs de sa charge, lorsqu’elle apprit, dans l’été de 1707, le mariage de sa parente avec Masham, écuyer du prince de Danemark. Très surprise d’avoir été tenue à l’écart dans une pareille circonstance par celle dont elle avait été la seconde mère, elle ne put y croire et lui demanda la vérité avec sa franchise ordinaire. Il fallut bien avouer et s’excuser de son mieux. La duchesse, « encore aveugle, » pardonna et offrit « innocemment » d’en informer la reine. Qu’on juge de sa colère en apprenant d’abord que sa majesté le savait, et un peu plus tard qu’elle avait assisté au mariage ! Il n’y avait plus d’illusion possible. Lady Marlborough se plaignit hautement ; Anne répondit qu’elle n’était pas changée et ajouta maladroitement : « Je lui ai répété cent fois de vous parler de son mariage et elle n’a pas voulu. » Godolphin et Marlborough, consultés par la duchesse, cherchèrent à l’apaiser, lui conseillèrent la prudence, le respect envers la reine. Le général et le lord trésorier n’avaient d’abord vu dans tout cela que des querelles de femmes assez ennuyeuses pour eux, mais lorsqu’ils apprirent les intrigues autrement dangereuses de Harley, ses efforts pour diviser le parti whig, et présenter comme une atteinte à la constitution même tant de puissance confiée à une seule famille (le fils aîné de Godolphin avait épousé une fille de Marlborough), leur émotion fut grande et l’écœurement du commandant en chef commença : « Si vous êtes fondée, écrivait-il à sa femme, dans tout ce que vous nous dites des relations de la reine avec Masham et Harley, je suis d’avis de donner, avec mylord trésorier, un dernier bon conseil, et si nous échouons, de laisser faire ce qu’on voudra. Que M. Harley et Mme Masham prennent les affaires en mains, cela vaudra beaucoup mieux pour nous qu’une lutte perpétuelle. »

Les choses ne pouvaient pas aller si vite ; le courage et la franchise manquaient à la reine pour rompre ouvertement avec son ancienne amie, son ministère et son général. La tragi-comédie devait durer cinq ou six ans pendant lesquels Anne et ses nouveaux favoris jouèrent un rôle aussi odieux que méprisable, et ses anciens serviteurs subirent toutes les colères, toutes les douleurs de l’orgueil humilié, des services méconnus, des espérances déçues. En apprenant de Godolphin ses intentions et celles de Marlborough, la reine prit peur ; elle écrivit à la duchesse dans des termes incroyablement humbles pour une souveraine. Des scènes de haute comédie s’ensuivirent ; d’abord une entrevue avec la reine, celle-ci ne répondant à toutes les récriminations que par les mêmes mots vingt fois répétés : « Vous êtes injuste envers la pauvre Masham. Il est naturel qu’elle vous évite, puisqu’elle vous sait fâchée contre elle. » Puis une autre entrevue avec la « pauvre Masham, » attendue douze jours ! Qu’on se figure la petite habilleuse arrivant avec son air de douceur hypocrite, de triomphe mal dissimulé et prenant un petit ton de condescendance pour assurer à sa terrible parente « que la reine l’avait toujours beaucoup aimée et serait certainement toujours bonne pour elle. » La « reine Sarah » protégée par Abigaïl ! « J’en perdis la parole, » avoue franchement la duchesse. Pendant quelque temps elle se retira sous sa tente, c’est-à-dire à Windsor, où elle avait une résidence comme administrateur du domaine. C’était laisser le champ libre à ses adversaires. Ses amis commençaient à s’en effrayer et la suppliaient de se sacrifier encore pour son parti. Lady Cowper, femme de l’illustre chancelier et qui a laissé un journal fort intéressant, lui écrivait : « Je suis, comme tous nos amis, très inquiète de votre séjour prolongé à Windsor. On regrette extrêmement l’absence d’un si bon avocat près de la reine, quand notre salut dépend des bons avis qu’elle peut recevoir, et l’on sait que Votre Grâce a toujours été l’appui des bons principes. Je vous en prie, quittez votre agréable retraite et venez, maintenant que le bien public vous réclame, confondre vos ennemis et leur prouver que nous devons notre sécurité, au dedans comme au dehors, au duc de Marlborough. »

Le prince de Danemark lestait favorable à la duchesse ; il désapprouvait les intrigues d’antichambre et les longs entretiens nocturnes avec les favoris. Des circonstances imprévues rendirent de l’espoir au ministère, aux whigs et à lady Marlborough. On apprit que la France préparait une descente en Écosse en faveur du prétendant et l’on découvrit en même temps la correspondance secrète d’un commis de Harley avec les agens de Louis XIV. La reine voulait bien que son frère lui succédât, mais non pas qu’il se mît à sa place. Elle consentit à éloigner Harley, bien qu’elle crût à son innocence, déclara en plein parlement que les whigs étaient ses vrais appuis, et elle écrivit à Marlborough la lettre la plus affectueuse, signée :« Votre humble servante, » en lui offrant la présidence du conseil. Il refusa, disant qu’il lui suffisait de servir sa royale maîtresse dans l’armée. La bonne intelligence dura aussi longtemps que la frayeur de sa majesté ; mais aussitôt rassurée, elle reprit ses relations avec Harley, dont la conversation amusante lui était devenue indispensable. « Pour jouir secrètement de ce bavardage, disait la duchesse indignée, elle passa toute la saison d’été, le pauvre prince pouvant à peine respirer, dans sa petite maison de Windsor, chaude comme un four, mais déclarée fraîche, parce que Mme Masham pouvait faire arriver du parc dans le jardin les personnes qui lui plaisaient, sans qu’on les vît. »

Anne s’enhardissait, elle devenait sèche et dure envers lady Marlborongh, répondant à peine à ses lettres, lui refusant des audiences, et recevant d’elle d’énergiques remontrances qui restaient sans effet. Il est vrai que le ton n’en était pas de nature à pacifier la royale révoltée. « Je sais, lui écrivait-elle, que les intentions de Mme Morley sont bonnes, mais rien ne lui agrée que les artifices de gens dont on connaît les talens en ce genre ; je souhaite de tout cœur qu’elle reconnaisse ses vrais amis avant de souffrir de son aveuglement. En écrivant à Mme Morley comme à une amie, il était impossible à Mme Freeman de dire un seul mot qu’elle ne pensât pas, et elle partait de là pour lui demander où elle voulait en venir, s’il lui plairait un jour de renoncer à la couronne ; pourquoi tous ces efforts pour former un parti insignifiant qui entreprenait de porter au pinacle cette femme qui mériterait d’en être précipitée en quinze jours, avec infamie. » C’était pousser la sincérité un jeu loin. La duchesse se montre plus à sa gloire dans certaines épîtres où elle fait appel à des sentimens d’un ordre plus élevé et traite des intérêts de l’état avec une supériorité qui explique son importance aux yeux des hommes les plus considérables de son parti. L’évêque de Chichester lui disait après sa disgrâce, en la remerciant d’une lettre : « Il brille dans la lettre que Votre Grâce m’a fait l’honneur de m’adresser une telle pénétration et une telle connaissance des affaires, tant de sincérité, un si vrai sentiment de la liberté et du bien public que je peux sincèrement dire n’avoir jamais rien lu avec plus de plaisir… Qu’une femme élevée dans une cour corrompue et arbitraire, devenue favorite absolue d’une autre cour, exposée à tant de flatteries et de tentations de toute nature, soit restée, malgré l’indigne traitement subi par elle et ses amis, si fermement fidèle à ses principes, voilà qui est vraiment extraordinaire et m’inspire plus d’admiration et d’estime que je ne puis dire. Vous étiez née pour être le bon génie de la reine, dont les affaires sont ruinées aujourd’hui par l’absence de ses plus fidèles serviteurs. »

Malheureusement, la duchesse ne savait pas avoir raison avec calme et adresse ; bien armée pour le combat, elle attaquait loyalement ou se défendait sans jamais reculer, ignorant de parti-pris les attermoiemens, les essais de conciliation, les ruses habiles, laissant voir son dédain aux imbéciles et son mépris aux coquins : c’était mettre trop de monde contre elle. Horace Walpole, plus fin, on pourrait dire plus perfide, a défini sa carrière : soixante années d’arrogance. Il y eut plus et mieux, mais il y eut trop de cette tendance, surexcitée, d’abord par une élévation quasi royale, et plus tard par une lutte acharnée contre des adversaires sans scrupules. Ce même évêque de Chichester, ancien chapelain du duc, resta toujours dévoué à la duchesse ; il lui adressait un jour, au sujet d’un différend avec Robert Walpole, des remontrances fort honorables pour celui qui les faisait et celle qui savait les accepter. Après avoir discuté les faits et rendu justice aux éminentes qualités de la duchesse, il ajoutait : « Mais je souffre de voir des taches à une si belle nature. Des soupçons mal fondés, des colères violentes, une liberté sans limites dans l’expression de vos ressentimens, depuis le prince jusqu’aux plus obscurs, et cela de la façon la plus ouverte, même devant vos serviteurs, voilà des fautes et des fautes dangereuses. Elles diminuent l’influence d’une personne si haut placée, si bien douée et créent sûrement des ennemis. » Et le bon évêque continuait ainsi pendant plusieurs pages « avec tout le respect et l’estime imaginables. » La duchesse se fâchait-elle ? Nullement. Sa nature, vraiment généreuse au fond, savait reconnaître les amis sincères. Elle répondait ainsi : « J’ai reçu votre lettre du 26 août, dont je vous remercie infiniment. J’ai lu Montaigne et je me rappelle qu’il dit quelque chose comme ceci : que l’on ne peut donner une plus grande preuve d’amitié qu’en s’exposant à déplaire à un ami pour le servir. Je suis tout à fait de son opinion… En cela j’imiterai votre amie Di (lady Diana Spencer, sa petite-fille, qu’elle adorait), qui, lorsque je m’excuse de la prêcher pour son bien, me répond toujours qu’elle m’en aime d’autant plus… Je ne m’aveugle pas sur moi-même au point d’ignorer que j’ai de nombreuses imperfections. »

Lady Marlborough s’exprimait ainsi en 1726, à l’âge de soixante-six ans, lorsque mille blessures de cœur et d’orgueil avaient pu aigrir son humeur. Revenons à l’année 1708, où la mort du prince de Danemark fut l’occasion d’un rapprochement momentané entre la reine et sa première favorite. Celle-ci en a donné un récit trop caractéristique pour que nous le laissions de côté. C’est de l’histoire « d’escalier de service, » comme le disait dédaigneusement Walpole, qui cependant n’en faisait guère d’autre, mais qui ne sait combien cette histoire-là influe sur la grande histoire officielle ?

La duchesse était à Windsor depuis quelques semaines, lorsqu’elle apprit l’état alarmant du prince. Elle partit la nuit, oubliant ses griefs pour ne penser qu’au chagrin de sa maîtresse et vint offrir ses services, bien qu’à leur dernière entrevue elle eût été traitée d’une façon incroyable et difficile à imaginer. « Je fus admise, ajoute-t-elle, et j’assistai aux derniers momens du prince. Je conduisis la reine dans son cabinet à Kensington. Là je m’agenouillai devant elle et lui dis tout ce qui pouvait venir du cœur d’une fidèle servante qu’elle avait dit tant aimer. Elle ne paraissait pas y faire grande attention, se tordait les mains et se montrait fort affligée. Après avoir cherché tout ce qui pouvait modérer sa douceur, je restai quelque temps à genoux, sans parler, puis je la priai d’aller à Saint-James ; elle répondit qu’elle voulait rester là. Rester dans cette lugubre maison ! je lui dis que c’était impossible et je cherchai tous les argumens imaginables pour la décider ; ce fut en vain. Elle voulait rester à Kensington. L’idée me vint que la grande difficulté était sa crainte de ne pouvoir jouir aussi facilement de la compagnie de Mme Masham si elle s’en éloignait. Sans en rien laisser voir, je lui dis qu’elle ne pouvait rester si près du cadavre ; que si elle était à Saint-James, elle ne serait obligée de voir personne qui lui déplairait. Je vis sur son visage que ceci lui était agréable, et j’ajoutai qu’elle pourrait partir dans ma voiture, les stores baissés, sans être vue. Elle y consentit et entra dans une petite pièce de service, où elle donna des ordres au sujet de ses chiens et de son coffre-fort… En arrivant à Saint-James, je la conduisis à son cabinet vert et lui donnai un bouillon ; elle dîna un peu plus tard de bon appétit, et, le soir, je la retrouvai encore à table. » La duchesse dit ailleurs : « Si grande que fût l’explosion de sa douleur, son estomac était plus grand encore, car le jour même de la mort du prince, elle mangea trois grands repas. Tout près d’elle était Masham, qui sortit, aussitôt mon arrivée, d’un air d’insolence et de colère, et non plus de cette manière d’humble, femme de chambre qu’elle avait souvent affectée devant moi. Pendant toute cette période d’affliction, je soignai la reine avec les plus grands efforts pour lui plaire. Parfois, elle me faisait asseoir comme jadis et me témoignait quelque bonté, le soir, quand je la quittais ; mais elle ne me parlait ouvertement de rien et je sentais que je ne gagnais aucun terrain ; ce n’était pas étonnant, car je n’arrivais jamais sans trouver là Mme Masham. » En réalité, Harley continuait à miner par tous les moyens le sol sous les pas du parti au pouvoir.

Une nouvelle puissance entrait en lice, se faisant plus formidable chaque jour : c’était la presse. Les dernières années de la reine Anne la virent grandir avec une rapidité, une force, une audace alarmantes. L’esprit de parti trouvait là tout un arsenal d’où il tirait sans scrupule des armes de toute nature et généralement empoisonnées. Le métier d’écrivain n’était pas ce qu’il est devenu. Le public lettré, encore fort restreint, ne se trouvait guère que dans les classes aristocratiques. De là un système de patronage, flatteur pour les uns, profitable pour les autres, et qui mettait les plumes au service des plus offrans. Presque toutes les grandes maisons possédaient leur génie familier, dont elles se paraient et se servaient tour à tour : Dryden chez les ducs de Buckingham et d’Ormond, Congrève chez Marlborough, Steele chez lord Halifax, Gay chez le duc de Queensbury, Addison chez lady Holland, etc. Swift, après avoir accablé Marlborough de flatteries, s’était donné aux tories, parce que les wighs n’avaient pu honorablement lui accorder un évêché. De tous les pamphlétaires, c’était le plus dangereux, le plus passionné, le plus insolent, mais aussi le plus remarquable au point de vue du talent. Que pouvaient contre un tel athlète la bonhomie spirituelle de Steele ou la plume élégante et modérée d’Addison ? Harley et Bolingbroke s’assureront son concours et le célèbre Examiner (1710-1711) commença contre le ministère et ses amis cette guerre Acharnée, déloyale, dans laquelle il devait gagner la victoire. « Il s’agissait, a écrit la duchesse, de répandre partout les plus viles calomnies ; il fallait pour cela des ouvriers de bas étage, dont la conscience fût prostituée, dont le visage ne pût rougir. On ne fut pas long à les trouver quand on put leur montrer d’où viendrait le salaire. MM. Swift et Prior s’offrirent promptement ; le premier avait ridiculisé la religion par le Conte du Tonneau et trouvé fort mauvais qu’on ne lui offrît pas un évêché pour prix de cette drôlerie profane. L’autre écrivait au duc de Marlborough, en 1709, qu’il mettait sa vie dans ses mains, le priant de disposer de lui comme il voudrait, « car il lui devait tout, » suppliant qu’on lui permît de se jeter aux pieds de la duchesse, qu’il avait toujours estimée comme la meilleure des femmes et pour laquelle il donnerait sa vie ; et aussitôt que le feu fut ouvert contre ceux qu’il avait courtisés si humblement, il se joignit aux assaillans. Mais qu’attendre d’un homme élevé dans une taverne et dont l’âme était à la hauteur de son éducation ? »

Lady Marlborough devait bientôt s’apercevoir que les défections ne s’arrêteraient pas là. On sentait que le jour où sa disgrâce et celle de son mari seraient déclarées, il y aurait une grosse proie à partager ; les ambitions, les avidités étaient à l’affût. ; Harley savait les encourager, les surexciter, manœuvrer, selon l’expression de la duchesse, la « corruption du cœur humain. » Il montrait aux plus grands, aux Somerset, aux Argyll, aux Rivers, aux Peterborough, aux Shrewsbury, et non-seulement à eux, mais à leurs femmes, toutes les places qu’il y aurait à prendre, et peu à peu la cour de Mme Masham grossissait. La duchesse raconte, à ce propos, une scène qui se joua entre elle et le duc de Shrewsbury, dont la femme voulait être dame de la chambre. « Le duc vint me voir pour tâcher de découvrir ce qu’il en était bien réellement avant de se compromettre. Il prit un air de grande amitié, remplit sa conversation des mots respect, vénération et autres, s’étendit sur le malentendu entre la reine et moi : il en était désolé ! Ne serait-il pas possible de recouvrer la faveur de Sa Majesté et de me réconcilier avec elle ? Je lui dis avec ma franchise habituelle, très dangereuse en face de si forts politiques, que c’était absolument impossible désormais, vu l’influence de Masham et de ceux qui se cachaient derrière le rideau. Je lui citai ce vers de Dryden :

L’offensé peut pardonner, l’offenseur jamais.
J’ajoutai que mon seul crime était d’avoir servi trop loyalement,

que les reines ne pouvaient avoir tort, que notre amitié était trop mortellement blessée pour guérir. Le duc, d’un air d’affliction, prétendit s’étonner que l’on ne put convaincre la reine de ses torts… Mais néanmoins le personnage, qui venait deux fois par semaine, ne revint plus jamais. »

Pendant que ceci se passait en Angleterre, Marlborough continuait ses campagnes et ses victoires, le cœur ulcéré par l’ingratitude et les calomnies. Cet héroïque soldat redoutait les boulets de papier, « Il ne pouvait comprendre que des généraux, risquant chaque jour leur vie pour leur pays, fussent traités en criminels et obligés de défendre leur honneur contre des accusations mensongères. » Cet homme qui, disait-on, prolongeait inutilement la guerre pour remplir ses coffres forts, n’aspirait qu’à la retraite ; ses lettres en font foi à tout instant ; il espérait toujours que chaque campagne serait la dernière et sentait bien que la faveur croissante de ses ennemis soutenait seule les espérances de Louis XIV. Il pressait la duchesse de hâter les travaux à Blenheim, ne désirant rien tant que d’y passer quelques années en repos avec sa famille, avant de mourir. Aussi trouvait-il le temps, au milieu de ses graves occupations, de choisir des velours, des tapisseries de Flandre, des cristaux, des marbres d’Italie, des œuvres d’art de tous pays, pour orner sa princière demeure. Du reste, il n’avait plus la moindre illusion, « À quoi bon discuter ou se plaindre ? écrivait-il à la duchesse. J’ai toujours vu que dans les querelles d’amour ou d’amitié, les reproches ne faisaient qu’élargir la brèche. Soumettons-nous au pouvoir souverain qui dispose de notre bonheur et de nos maux. J’ai des raisons de croire que l’on a rendu la reine jalouse de mon influence. (En effet, on avait été jusqu’à lui dire qu’il rêvait de prendre la couronne.) Et j’ai résolu de lui prouver, comme au monde entier, que je n’ai plus aucune ambition. » Il suppliait lady Marlborough de se désintéresser de tout, de ne viser qu’à la retraite, d’abandonner la reine, de ne plus lui écrire, de ne plus écouter les sollicitations de leurs amis. Et cependant lui-même y cédait, avec amertume, il est vrai, par sentiment de la tâche à accomplir, mais il ne pouvait s’empêcher de s’écrier dans une heure d’angoisse : « Ne suis-je pas à plaindre, d’exposer journellement ma vie pour ceux qui ne veulent que ma ruine ? » Ceux-là, en effet, ne lui épargnaient aucun déboire ; on osait lui demander le grade de colonel pour Jacques Hill, le frère d’Abigaïl, un débauché décrié partout, et lorsqu’il représentait l’effet déplorable qu’aurait un pareil avancement, Anne ne trouvait à lui répondre que ces mots : Consultez vos amis.

L’argument le plus dangereux de ses ennemis était l’accroissement continuel de la dette et des impôts nécessités par la guerre. Les Anglais n’ont jamais supporté patiemment les guerres très prolongées ; cela coûte trop cher. La dette, de 664,000 livres au moment de la révolution, était déjà montée à 34,000,000 livres sterling. À force de répéter, d’abord, que les efforts de Louis XIV et les ressources de la France ne s’épuiseraient pas, ensuite que l’on pourrait arriver à une entente si certaines gens n’avaient pas intérêt à l’empêcher, on finit par le faire croire, et pendant que Marlborough s’efforçait de faire signer la paix à Gertruydenberg, se heurtait aux exigences exagérées de la Hollande et de l’Autriche, refusait deux millions pour assurer au moins Naples et la Sicile au duc d’Anjou, et quatre millions pour conserver Strasbourg, Dunkerque et Landau à la France, les calomniateurs continuaient leur œuvre et gagnaient du terrain en Angleterre. Après Malplaquet, en 1709, on recevait encore le vainqueur avec enthousiasme ; les chambres lui adressaient les discours les plus flatteurs ; la reine elle-même qui, selon l’expression de la duchesse, « savait jouer un rôle, quand il lui était bien soufflé, déclarait dans le discours du trône, que la gloire de la dernière campagne égalait celle de ses devancières ; » et l’on votait sans difficulté de nouveaux subsides pour la guerre. Mais, en 1710, les choses avaient changé : l’envie, la jalousie, l’ambition, l’avidité, la trahison concouraient aux mêmes basses œuvres. Peu à peu, la reine s’enhardissait, et sa duplicité ne trompait plus personne. Lorsqu’on supposa l’opinion publique suffisamment préparée, on fit de nouvelles élections qui furent, en effet, favorables aux tories ; la première victime sacrifiée fut Sunderland, le gendre de Marlborough ; on lui donna pour successeur BoIingbroke ; bientôt après, Rochester prenait la présidence du conseil et le coup mortel était porté au ministère whig dans la personne du trésorier Godolphin, l’ami, le vrai soutien du général en chef, l’honnête homme qui, disait la duchesse, « avait paternellement veillé sur l’ignorance dangereuse de la reine, et après avoir manié pendant tant d’années les finances du royaume, se retirait si pauvre, que si son frère aîné ne fût mort à ce moment, il eût été forcé pour vivre honorablement, d’accepter la pension que lui offrait le duc de Marlborough. » Harley triomphait et prenait sa place.

Quand Marlborough revint, à la fin de 1710, après la prise de Douai, de Béthune, d’Aire, de Saint-Venant, avec leurs garnisons, Anne lui déclara qu’il ne fallait pas cette fois compter sur des remerciemens publics, qu’elle ne pourrait obtenir cela de ses ministres, le congédia froidement, et ne s’occupa plus de lui. Autant elle s’était montrée humble, soumise, lâche même, envers ses anciens favoris, autant elle leur témoignait de sécheresse et de dureté ; cependant, on sentait encore de la crainte dans sa manière d’être à leur égard ; elle n’était brave que de loin ; elle redoutait les entrevues et les évitait obstinément, malgré les instances répétées de la duchesse, qui se résignait, sur les prières incessantes de ses alliés, à tenter un dernier effort. Elle n’y parvint qu’en forçant la porte, pour ainsi dire. Laissons-la conter, elle-même, cette suprême entrevue :

« Le 6 avril 1710, je suivis ma lettre si vite à Kensington, que Sa Majesté n’eut pas le temps de m’envoyer la dure réponse qu’elle méditait. J’envoyai un page de service pour m’annoncer ; il resta longtemps absent, bien que la reine fût seule ; enfin, elle me fit entrer et aussitôt que j’ouvris la porte, me dit qu’elle allait m’écrire.

« LA DUCHESSE. — À quel sujet. Madame ?

« LA REINE. — Je viens seulement d’avoir votre lettre, et j’allais y répondre.

« LA DUCHESSE. — Contenait-elle, Madame, quelque chose dont vous vouliez m’entretenir ?

« LA REINE. — Je crois que vous n’avez rien à me dire que vous ne puissiez écrire.

« LA DUCHESSE. — Votre Majesté ne me permettra-t-elle pas de lui parler ?

« LA REINE. — Vous pouvez écrire.

« LA DUCHESSE. — En vérité, il est des choses que je ne saurais facilement mettre sur le papier.

« LA REINE. — Oh ! si, vous le pouvez !

« LA DUCHESSE. — Mais puisque je suis ici, ne puis-je parler ?

« LA REINE. — Vous pouvez écrire.

« LA DUCHESSE. — Votre Majesté n’a jamais été aussi dure, même pour la première personne venue.

« LA REINE. — Mais si !.. Je prie les gens d’écrire quand cela me convient.

« LA DUCHESSE. — Je n’ai pas l’intention d’aborder le sujet qui vous déplaît ; la personne n’a rien à démêler, que je sache, avec ce que je désire vous exposer.

« LA REINE. — Vous pouvez me l’écrire.

« LA DUCHESSE. — On fait sur moi mille contes mensongers et ridicules, et je n’aurais jamais cru avoir à me justifier de choses auxquelles je n’ai jamais songé. Je ne nomme jamais Votre Majesté sans le respect qui lui est dû, et je sais qu’on lui a rapporté des propos dont je suis aussi incapable que de tuer mes enfans.

« (Quand je commençai à parler, malgré son injonction répétée d’écrire, elle avait détourné la tête, comme si elle eût craint que je ne la visse rougir.)

« LA REINE. — Sans doute ; on dit bien des mensonges.

« LA DUCHESSE. — Je vous supplie, Madame, veuillez m’apprendre ce qu’on vous a dit de moi.

« LA REINE. — Vous m’avez dit que vous ne vouliez pas de réponse et vous n’en aurez pas.

(C’était une perfidie. Lady Marlborough l’avait prié quelque temps auparavant de ne pas lui répondre en public, afin qu’on n’entendit pas ce qu’elle avait à dire.)

« LA DUCHESSE. — Je suis certaine que Votre Majesté ne serait pas si dure si je pouvais la convaincre que je veux seulement me justifier et non lui rien demander qui lui déplaise.

« LA REINE. — Je vais quitter la chambre.

« Sur ce, je la suivis jusqu’à la porte, et quand je pus parler, car les larmes m’étouffaient, et coulaient malgré mes efforts, j’en appelai à sa justice.

« À tout ce que je dis, je n’obtins que le même refrain : « Vous avez dit que vous ne vouliez pas de réponse et vous n’en aurez pas. » Anne tenait de son père cette exaspérante habitude de répéter imperturbablement la même phrase, lorsqu’elle ne voulait ou ne pouvait pas discuter. Je ne pus me maîtriser plus longtemps et j’adressai à la reine les paroles suivantes, les moins respectueuses que je me sois jamais permises : « Votre Majesté sera punie, j’en suis convaincue, de cette inhumanité dans ce monde ou dans l’autre. »

« La reine répliqua : « C’est mon affaire. »

Désormais Mme Morley et Mme Freeman n’existaient plus ; la souveraine et la favorite disgraciée ne se revirent jamais.


V.

Pourquoi la duchesse n’envoya-t-elle pas sur-le-champ sa démission ? Céda-t-elle au malin plaisir d’entretenir les craintes du parti Masham, qui tremblait toujours à l’idée d’une réconciliation possible ? Écouta-t-elle les prières des whigs, qui ne perdaient pas tout espoir aussi longtemps que Marlborough tenait l’armée ? Voulut-elle forcer la reine à un acte suprême d’ingratitude ? Il est probable que tous ces motifs réunis déterminèrent sa conduite. On avait encore besoin du général en chef, et, tout en détruisant son influence politique à l’intérieur, on le ménageait, on le caressait jusqu’au jour où la paix serait assurée. On savait que, non-seulement les soldats anglais, mais les troupes alliées, habituées à vaincre sous lui, se démoraliseraient s’il quittait le commandement. La reine le priait de continuer à la servir ; Bolingbroke, aussi perfide et encore plus redoutable que Harley, affectait de séparer sa cause et celle de la duchesse, et lui écrivait : « Votre Grâce peut compter sur mon zèle à la servir et mon désir de ne jamais me trouver en antagonisme avec elle. Puissé-je vivre pour contribuer quelque jour à la réussite de vos plans ! Tels sont les vœux d’un cœur plein de joie de vos succès, de zèle pour votre service et d’amour pour votre personne. » Cette lettre fut retrouvée annotée, comme bien d’autres, par lady Marlborough : « Je n’ai pas besoin de dire ce que fut la conduite de Bolingbroke lorsqu’il tomba aux mains d’Abigaïl ; mais j’ai entendu dire à lord Godolphin que le seul reproche qu’il eût à se faire pendant son administration financière était d’avoir trop obligé Bolingbroke à la prière du duc. » Swift lui-même, stylé par ses patrons, écrivait : « Personne, que je sache, n’a jamais discuté le courage, la conduite et les succès du duc de Marlborough. Ils ont toujours été et seront toujours au-dessus de tout, malgré la méchanceté de ses ennemis et la faiblesse de ses défenseurs La nation ne veut qu’une chose, le retirer de mains dangereuses et le remettre en de meilleures. »

Ces mains dangereuses étaient bien chères au pauvre grand homme, et le jour où la reine résolut enfin de leur reprendre cette clé d’or si convoitée fut un des plus douloureux de sa vie. Quant à la duchesse, avec son impétuosité ordinaire, elle lança la fameuse clé au milieu de son salon en disant : « Qu’on la porte à qui l’on voudra. » La duchesse de Somerset la ramassa et la garda. Abigaïl devint trésorière de sa majesté. Rien de plus mesquin, de plus vulgaire, de plus méprisable que la conduite de la reine à ce moment. Sous prétexte que lady Marlborough avait endommagé quelques murs à Saint-James, en enlevant des marbres et des bronzes achetés par elle, Anne déclara « qu’elle ne ferait pas construire une maison pour cette femme qui détruisait la sienne ; » et elle ordonna de suspendre les paiemens pour Blenheim. Elle n’en avait aucun droit, le don ayant été voté par les chambres. Mais le duc dédaigna d’en appeler, prit les travaux à sa charge, et, après lui. sa femme termina pieusement ce monument de sa gloire. Sur les 7,500,000 francs que conta le palais, ils déboursèrent au moins 1,500,000 francs. L’empereur d’Allemagne, qui devait tout au duc, se montra également ingrat envers lui. Sa principauté de Mindelheim lui fut enlevée sans autre explication, pour être rendue à l’électeur de Bavière. L’empereur promit bien une compensation pécuniaire, mais il n’en fut plus jamais question.

Les historiens anglais, même les plus hostiles, reconnaissent que jamais Marlborough ne se montra si grand que pendant sa dernière campagne (1711). Discrédité près de la reine, détesté par le ministère, dépopularisé en grande partie par les calomnies répétées, privé d’une partie de ses troupes qu’on envoyait en Espagne et en Amérique, il fit preuve d’une vigueur, d’une habileté, d’une patience extraordinaires. Villars était devant lui, retranché derrière ces fameuses lignes qui seraient, disait-il, le nec plus ultra de Marlborough. Il trompa Villars ; il franchit ses lignes sans coup férir et prit Bouchain. La route de Paris était ouverte ; il touchait au but si longtemps poursuivi : mettre pour des siècles la France dans l’impuissance de menacer l’équilibre européen, lorsqu’un événement imprévu l’arrêta et sauva Louis XIV. L’empereur Joseph était mort, le 10 avril de la même année, de la petite vérole. Son frère, l’archiduc Charles, compétiteur du duc d’Anjou au trône d’Espagne, et l’électeur de Bavière prétendaient à sa succession. Le gouvernement anglais, redoutant une trop grande puissance pour la maison d’Autriche, résolut de soutenir l’archiduc en exigeant sa renonciation au trône d’Espagne, et de faire la paix avec Louis XIV, en se contentant d’une renonciation semblable de la part du duc d’Anjou, quant au trône de France. Pour cela il fallait tromper les alliés et briser Marlborough : c’était bien peu de chose pour Harley et Bolingbroke.

La paix d’Utrecht, cette paix que William Pitt déclarait la tache indélébile du siècle, fut déloyalement négociée avec la France, pendant que l’on affirmait vouloir continuer la guerre. Marlborough, rentré dans son pays pour prendre, comme il le croyait, ses quartiers d’hiver, fut assailli, de tous côtés, par les accusations les plus diverses. On blâmait tout ce qu’il avait fait pendant la dernière campagne ; on l’accusait de n’avoir pas livré de bataille décisive, afin de prolonger la guerre. La reine ouvrit la session du parlement par un discours dans lequel on lui faisait dire : « Je suis heureuse de pouvoir vous annoncer que, malgré les artifices de ceux qui se réjouissent de la guerre, on se prépare à signer un traité de paix. » La reine mentait en cela, puisque les préliminaires secrets étaient déjà signés ; elle mentait encore en affirmant vouloir enlever à la maison de Bourbon l’Espagne et les Antilles. Marlborough se défendit avec une noblesse et une solennité qui lui valurent un vote de confiance dans la chambre des lords. « Je déclare sur ma conscience, dit-il, en présence de Sa Majesté, de cette illustre assemblée et du pouvoir suprême, bien au-dessus des puissans de ce monde, devant lequel je dois m’attendre à paraître bientôt pour rendre compte de mes actes, que j’ai toujours souhaité une paix honorable et durable. Mon âge et mes fatigues me font désirer la retraite et le repos ; je n’ai aucun motif pour vouloir prolonger la guerre, comme l’insinuent mes ennemis, ayant été comblé d’honneurs et de richesses, bien au-delà de ce que j’avais le droit d’espérer, par Sa Majesté et son parlement ; mais je pense, comme nos alliés, que la sécurité et l’indépendance de l’Europe ne seraient pas suffisamment sauvegardées par les conditions de paix que l’on propose. »

Sa perte était résolue ; l’ancienne amitié de la reine s’était changée en haine. Le ministère, battu dans la chambre haute, se refit une majorité, en créant douze nouveaux pairs, et l’homme qui venait de donner à l’Angleterre dix années de gloire et de grandeur fut contraint de venir défendre son honneur et discuter les dépenses faites pour le service du pays, comme un vulgaire malfaiteur. La reine, afin que l’investigation pût être impartiale, commença par enlever au général en chef toutes ses charges et tous ses emplois. Il se défendit victorieusement et montra un calme, une résignation, une dignité qui produisirent une réaction immédiate en sa faveur. L’indignation populaire fut grande ; quant à ses soldats dont il avait, prétendait-on, volé le pain, il était adoré d’eux. On voit dans sa correspondance combien il était toujours préoccupé de leur bien-être, combien il souffrait lorsqu’il fallait se résoudre à une action sanglante. Son ami le prince Eugène, venu à Londres pour défendre les intérêts des alliés, exprima hautement le dégoût que lui inspirait « cette politique d’intrigue et de haine. » Comme Harley, un jour, dans un banquet, lui exprimait sa joie de voir chez un le plus grand capitaine du siècle, le prince répondit, faisant allusion à la disgrâce de Marlborough « S’il en est ainsi, c’est grâce à vous, mylord. » Quelques mois après, abandonné par l’armée anglaise, d’après les ordres secrets du ministère, le prince Eugène était battu à Denain.

Marlborough, libre enfin de prendre ce repos auquel il aspirait depuis si longtemps, accepta la situation qui lui était faite avec la douceur de sa nature et la force d’âme d’un vrai chrétien. Les pamphlets contre lui, la duchesse et les amis qui leur restaient fidèles, continuèrent leurs attaques avec une violence que Bolingbroke lui-même blâma sévèrement. Un des nouveaux partis parla du duc, en pleine chambre, dans des termes si offensans, que Marlborough, malgré sa patience habituelle, voulut se battre et ne céda qu’à un ordre exprès de la reine. Enfin, écœuré, affligé de la mort de Godolphin, influencé par la duchesse, dont la nature bien autrement irritable souffrait chaque jour davantage, il se décida à quitter l’Angleterre. Lorsqu’il sollicita la faveur de présenter ses devoirs à la reine, elle refusa et dit froidement : « Le duc fait bien de s’éloigner. »

Ses anciens alliés se montrèrent plus reconnaissans pour les services passés. En arrivant sur le continent, raconte Alison, auteur d’une Vie de Marlborough, il fut reçu avec des démonstrations de gratitude et de respect, prouvant quelle place tenait dans les cœurs le souvenir de ses actes, et combien on appréciait ses efforts pour sauver l’Angleterre et ses alliés des conséquences désastreuses de la paix d’Utrecht. À Maestricht, il reçut des honneurs royaux, et quoiqu’il fît pour passer inaperçu, en se rendant à Aix-la-Chapelle, l’amour de ses anciens soldats le découvrait partout. Quand il passait, des gens de tout rang se pressaient en foule pour apercevoir le héros qui avait sauvé l’Empire et rempli le monde de sa renommée. Tous étaient frappés de son grand air, de son maintien si noble, adouci, mais non affaibli par l’âge. Beaucoup fondaient en larmes en se rappelant ce qu’il avait été et ce qu’il était alors, et par quelle aberration inconcevable la grande nation à laquelle il appartenait avait pu tomber de tant de gloire à tant d’abaissement. On se pressait à son lever et le duc de Lesdiguières s’écriait : « Je peux dire maintenant que j’ai vu l’homme qui égale le maréchal de Turenne par sa conduite, le prince de Condé par son courage, et surpasse Luxembourg par la victoire. »

La reine Anne ne jouit pas longtemps de son misérable triomphe. Le jour où ses flatteurs lui avaient dit : « Vous êtes reine enfin ! » elle l’avait cru ; mais elle s’aperçut vite qu’elle avait simplement changé de maîtres et ne serait jamais qu’un jouet aux mains des partis. La mésintelligence se mit parmi les vainqueurs, Harley méprisait l’instrument dont il s’était servi et l’aurait volontiers brisé. Mais Abigaïl, devenue lady Masham, tenait fort à sa lucrative situation. Jacobite dans l’âme, elle s’unit à Bolingbroke contre Harley, qui restait fidèle au vote national en faveur de la succession hanovrienne. Anne, partagée entre sa sollicitude pour l’église anglicane, et les remords de la dépossession du jeune prétendant son frère, tiraillée par les partis, obligée de subir jusqu’en plein conseil des scènes violentes, se sentant mourir de la goutte, cherchait en vain près d’elle une affection vraie. Le 27 juillet 1714, au sortir d’une séance plus orageuse encore que de coutume, après avoir ordonné au lord-trésorier de donner sa démission, elle déclara à l’une de ses femmes qu’elle ne survivrait pas longtemps à de pareilles émotions ; trois jours après, elle expirait, sans avoir pu signer son testament, et lady Masham perdait tout.

Le même jour lord et lady Marlborough rentraient en Angleterre. Depuis deux ans, ils avaient séjourné en Allemagne, principalement à la cour de Hanovre. On ignore quel motif détermina ce retour, qui fut un long triomphe.

Ils furent reçus à Douvres avec des honneurs extraordinaires, à Londres, aux cris de : « Vive le roi George ! Vive le duc de Marlborough ! » Durant son absence, whigs et tories, également inquiets de ce qui se produirait à la mort de la reine, avaient essayé de s’assurer le concours de celui qui avait si glorieusement dirigé les destinées du pays. Harley et Bolingbroke, faisant amende honorable, lui promettaient monts et merveilles s’il voulait revenir à eux. Néanmoins il eut la mortification d’apprendre que son nom ne figurait pas dans le conseil de régence, composé de sept membres. S’il fut blessé, il n’en laissa rien paraître et se retira immédiatement dans sa terre de Holywell, aussitôt après avoir prêté serment au roi. Six semaines plus tard, George Ier arrivait dans son royaume et Marlborough fêté, entouré, traité en martyr des criminels du dernier règne, recevait du roi l’ordre de reprendre toutes ses charges à la cour, à l’armée, au conseil privé. Ses gendres et ses filles étaient tous nommés à des emplois importans. Mais son grand rôle politique était fini ; celui de puissant châtelain commençait, avec ses plaisirs calmes, ses occupations saines, son entourage d’amis choisis et de famille nombreuse.


VI.

Le héros de tant de champs de bataille prenait plaisir à faire jouer par ses petits-enfans des drames et des comédies composés par des amis et dont les exploits du grand-père, aussi bien que les succès de la grand’mère, fournissaient souvent le fond. L’infatigable activité de lady Marlborough trouvait un aliment dans l’administration de l’immense fortune dont on leur a fait un crime, fort injustement selon nous. Swift s’est servi contre eux d’argumens qui nous paraissent les innocenter d’une manière absolue. « Les langues et les plumes, écrivait-il dans l’Examiner, s’exercent depuis six mois à prouver la bassesse, l’inconstance et l’ingratitude du pays envers le duc de Marlborough ; il est facile de prouver le contraire ; » et il énumère les dons nationaux qui se montent, d’après son calcul, à environ 15,000,000 de francs. Si cependant il a plu à l’Angleterre de récompenser ainsi les services immenses rendus par son illustre général, pourquoi s’étonner, se scandaliser de sa richesse ? à quel propos l’aurait-il refusée ? Appelé à jouer un rôle presque souverain, à représenter sous un double aspect son pays, avec le faste de l’époque, pouvait-il faire le Cincinnatus ? Entré dans la vie sans patrimoine, marié jeune et promptement chargé de famille, exempt des vices à la mode, l’ivresse et le jeu, Marlborough avait toujours eu des habitudes d’ordre et de régularité. Il en conserva même l’innocente manie de faire des économies sur des niaiseries, tout en dépensant des millions au besoin. On sait combien il est facile d’augmenter, par une bonne administration, une fortune déjà considérable. Or la duchesse était un admirable administrateur ; ses lettres d’affaires sont des modèles du genre ; rien de plus net, de plus ferme, de plus clairvoyant. Le duc se déchargeait volontiers sur elle des soins importans. Lorsque la désastreuse spéculation des Mers du Sud ruina une grande partie de l’Angleterre, comme très peu de temps après Law ruina la France, lady Marlborough jugea merveilleusement la situation et se retira avec un bénéfice de 100,000 livres (2,500,000 fr.) pendant que son gendre Sunderland y perdait une part considérable des biens de ses enfans. La lettre suivante, adressée par Marlborough à un ami, peut donner une idée de ce que devint sa fortune. « Je vous demande pardon de vous ennuyer de mes affaires, mais j’éprouve un singulier embarras : trop d’argent comptant ! J’ai 100,000 livres qui dorment et j’en aurai 50,000 livres de plus la semaine prochaine ; si vous pouvez me trouver un placement pour tout cela, vous me rendrez service. » Aussi lorsque le prétendant descendit en Écosse, au commencement du règne de George Ier, le duc put-il non-seulement offrir un prêt considérable au gouvernement, mais lui en faire trouver un autre plus fort, en quelques heures, grâce à son crédit personnel. On voit par plusieurs passages des mémoires de la duchesse que, dans sa vieillesse, elle fit de grandes avances d’argent au gouvernement, et fut souvent très préoccupée du remboursement.

Cependant ces deux personnages, si souvent accusés d’avarice, vivaient magnifiquement, entretenaient sur un grand pied plusieurs splendides résidences, s’entouraient d’une suite féodale, dotaient largement enfans et petits-enfans, répandaient autour d’eux des bienfaits sans nombre et savaient obliger royalement. Un banquier de leurs amis, compromis dans les affaires des Mers du Sud et sur le point défaire faillite, venait trouver la duchesse et recevait d’elle une somme de 100,000 livres sterling (2,500,000 francs). — On abusait souvent, cela va de soi, de cette situation exceptionnelle. Le duc de Newcastle, désireux d’épouser une petite-fille de Marlborough, voulait un million de dot, au lieu de 700,000 francs offerts, somme déjà énorme à cette époque, et dans un pays où les femmes sont en général peu dotées. « Il plaisante ! s’écria la duchesse. Ma petite-fille n’est ni un monstre ni une bourgeoise, » et elle maintint son chiffre.

La belle et douce existence dont Marlborough savait mieux jouir que la duchesse fut bientôt troublée par de grandes douleurs ; il perdit dans la même année, 1714, deux de ses filles, la comtesse de Sunderland et la comtesse de Bridgewater, âgées l’une de vingt-huit, l’autre de vingt-six ans. La duchesse avait eu six enfans : deux fils et quatre filles. Le premier des fils était mort en bas âge, le second à dix-sept ans, de la petite vérole, comme ses sœurs plus tard. Beau, intelligent, aimable comme son illustre père, le jeune lord Blandford (c’était son titre) fut regretté sans distinction de partis. Le désespoir de Marlborough fut profond ; plus durable peut-être, du moins à la surface, que celui de sa femme, à qui Dieu, disait lord Godolphin, avait donné des facultés et une force de caractère au-dessus de son sexe. Le duché de Marlborough passa par décret du parlement à sa fille aînée, lady Godolphin et à ses descendans mâles, mais à la mort de son fils unique, le fils aîné de lady Sunderland hérita du titre.

La beauté semblait être l’apanage de toute cette remarquable famille ; les quatre filles étaient plus charmantes les unes que les autres. Malheureusement deux d’entre elles, la comtesse Godolphin et la duchesse de Montagne (la seule qui survécut à sa mère), héritèrent trop largement de l’humeur maternelle et la transmirent à leurs enfans ; de là des luttes, des querelles, des procès même qui tourmentèrent la vieillesse de l’aïeule. Lady Montague, surtout, l’ange duchesse de Pope, ange au physique seulement, ressemblait tant à lady Marlborough, que le duc leur disait à toutes deux : « Je ne conçois pas que vous ne puissiez vous entendre ! vous êtes si semblables. » C’est à une fille de lady Montague, la jeune duchesse de Manchester, que sa grand’mère disait un jour : « Duchesse de Manchester, vous êtes une bonne créature, mais vous avez une mère ! — Et elle aussi ! » repartit l’audacieuse petite-fille.

La mort de leurs deux enfans favorites, enlevées presque en même temps, fut un coup terrible pour lord et lady Marlborough. La comtesse de Sunderland, la plus chère de toutes, la mieux douée, celle qui possédait avec la vive et originale intelligence de sa mère, les qualités aimables de son père, avait fait preuve de toutes les vertus pendant son union avec le froid, hautain, despotique lord Sunderland, très indigne d’elle sous bien des rapports. Dévouée aux idées libérales, elle avait fait de sa maison le lieu de réunion le plus recherché de son parti et reçu le nom affectueux de la petite wigh. Ses rapports avec la duchesse et la douleur de celle-ci, lorsqu’elle la perdit, mettent en relief le côté féminin, gracieux et tendre d’une nature à laquelle on pouvait reprocher trop de virilité. Les lettres de la jeune femme sont pleines de déférence aimante. Après avoir donné son avis sur les affaires du moment, elle terminait un jour ainsi : « Je devrais m’excuser de discuter ainsi avec vous, mais la bonté de ma chère maman m’a toujours encouragée. » Se sentant mourir, elle fit un appel suprême à cette bonté, dans une admirable lettre, adressée à son mari. Après lui avoir donné des conseils au sujet de sa fortune, qu’elle savait fort compromise, elle le priait de demander à la duchesse de veiller sur leurs enfans pour l’amour d’elle. La réponse fait trop d’honneur à lady Marlborough, pour que nous la supprimions : « Je vous retourne la précieuse lettre que vous m’avez envoyée hier. Vous croirez facilement qu’elle m’a fait verser bien des larmes, et vous pouvez être certain que jusqu’à mon dernier jour, j’observerai religieusement tous les désirs de ma pauvre enfant. Je suis heureuse de voir que ma propre inclination m’avait déjà déterminée à faire tout ce dont elle parle, avant de connaître sa pensée. » La duchesse entre ici dans le détail des arrangemens qu’elle médite pour ses nouveaux hôtes, quatre fils et une fille, et termine ainsi : « Veuillez, aussitôt que vous en aurez le loisir, m’envoyer quelque petit objet porté à l’ordinaire par ma précieuse enfant, et dites à Fanchon (sa femme de chambre) de mettre de côté la petite tasse dont elle se servait le plus souvent. Elle-même m’avait donné de ses cheveux, il y a peu de temps, mais peut-être Fanchon pourra-t-elle me donner une de ses belles boucles, dans toute sa longueur. »

Le comte de Sunderland, parfaitement ingrat, épousa, quelques années après, une femme très inférieure, sans fortune, et l’avantagea aux dépens de ses enfans, ce que son ex-belle-mère ne supporta pas sans récriminer vertement. Pour se venger, il fit courir le bruit qu’elle intriguait avec les jacobites contre le nouveau régime qu’elle avait tant aidé à faire triompher. Elle méprisa d’abord l’attaque comme trop absurde, mais ayant appris que le roi s’en était ému, elle prit, selon son habitude, le taureau par les cornes et se présenta au lever de sa majesté. La réception fut glaciale. Alors elle demanda une audience par l’entremise de la favorites du moment, la duchesse de Kendal, et vint s’expliquer avec George Ier. Comme il ne parlait pas anglais, la duchesse de Kendal servit d’interprète et remit en même temps au roi une défense écrite. La réponse ne fut pas de nature à satisfaire lady Marlborough : « Quoi qu’on m’eût dit de vous, madame, je crois avoir toujours prouvé en toute occasion, ma haute estime pour les services du duc votre mari, et je suis prêt à ne juger lui et vous que d’après votre manière de me servir. Sur ce, je prie Dieu, milady Marlborough, de vous conserver en santé et bonheur. G. R. »

George Ier disait vrai en ce qui touchait le duc. Cette lettre était écrite en 1720. Déjà en 1716, Marlborough, frappé d’une première attaque d’apoplexie, avait offert sa démission au roi, qui l’avait refusée. Ses facultés affaiblies, mais non oblitérées, comme on l’a prétendu, lui permirent de remplir encore ses principaux devoirs comme membre de la chambre des lords et directeur des affaires militaires. Néanmoins il sentait venir la fin. Se promenant un jour dans la grande galerie de Blenheim, où se trouvait un portrait de lui dans sa splendide jeunesse : « C’était un homme, dit-il tristement, et maintenant… » Avant de mourir, il prit toutes ses mesures pour que sa grande fortune fût partagée selon ses désirs. La signature de son testament est ainsi racontée par la duchesse : « Il invita à dîner tous ceux qui devaient signer avec lui ; aussitôt après le repas, il demanda si le notaire était arrivé, se leva de table, alla chercher le testament dans son cabinet et, le tenant dans sa main, déclara que c’était bien sa dernière volonté, qu’il en était satisfait, puis signa chaque feuille en due forme. Ensuite on causa un peu. Lord Finch et le docteur Clarke partirent les premiers, et quand le général Lumley se leva pour le quitter assez longtemps après, le duc se leva aussi, l’embrassa et le remercia du service qu’il venait de lui rendre. »

Il parut peu de temps après pour la dernière fois à la chambre et, le 16 juin 1722, il succombait à une nouvelle attaque d’apoplexie. Pendant sept jours, il resta sans mouvement. Vers la fin, il retrouva un peu la parole, et lorsque la duchesse, dont la sollicitude l’avait entouré de soins jour et nuit, lui demanda s’il avait entendu les prières dites pour lui : « Oui, répondit-il, et je m’y suis joint. » Ce furent les derniers mots de cet homme vraiment grand, malgré ses défaillances. Il mourait à soixante-douze ans, usé bien avant le temps, par les fatigues immenses de son âge mûr ; il s’était sacrifié sciemment, année par année, aux intérêts de son pays (sa correspondance ne laisse aucun doute à ce sujet), rachetant ainsi les premières fautes de sa vie politique. L’envie et la calomnie se turent devant ce grand mort ; tout ce que l’Angleterre avait d’illustre, sans distinction de rang ni de parti, vint rendre hommage à son dernier sommeil et s’incliner devant lui à Marlborough-House. Tout ce que la magnificence peut imaginer fut employé pour ses funérailles ; la duchesse avait refusé l’offre du roi de s’en charger ; mais la plus touchante manifestation fut celle de la foule immense, profondément émue, au milieu de laquelle se pressaient, en colonnes serrées, ses anciens soldats, le visage inondé de larmes, pleurant non-seulement le glorieux capitaine, mais le chef paternel, bon, humain, accessible à tous, ménager de leur vie, celui qu’ils appelaient avec une vive affection leur vieux caporal. Pendant quelque temps, les restes de Marlborough reposèrent dans l’abbaye de Westminster ; puis la duchesse les fit transporter à Blenheim, où tous deux dorment aujourd’hui.

Comme « témoignages de sa grande tendresse, de son profond respect et de sa reconnaissance, » le duc laissait par testament à sa femme un douaire de 400,000 francs de rentes, libres de toute taxe, la jouissance de ses terres dans les mêmes conditions, des sommes considérables en argent comptant, joyaux, vaisselles d’or et d’argent, 1,250,000 francs pour achever Blenheim, et la tutelle du jeune duc de Marlborough, son petit-fils. Elle possédait, en outre, une fortune personnelle considérable et conserva jusqu’à sa mort l’administration du domaine royal de Windsor. Sa douleur fut grande lorsqu’elle perdit la seule vraie tendresse sur laquelle elle pût compter ; sa santé s’altéra momentanément. Bien qu’elle fût âgée de soixante-deux ans, ses yeux, toujours fort beaux, — et ceux de sa cassette, plus beaux encore, — attirèrent des consolateurs qu’elle éconduisit promptement. Dans l’année qui suivit la mort de son mari, le comte de Coningsby et le duc de Somerset, celui qu’on appelait l’orgueilleux duc, demandèrent sa main, alléguant un long attachement caché. Elle répondit que son âge écartait toute idée d’un nouveau mariage, « mais que, fût-elle recherchée par un empereur, elle ne lui permettrait pas de succéder à John, duc de Marlborough, dans le cœur qui lui avait été tout dévoué. »


VII.

La nature de l’illustre veuve n’était pas de celles qui s’absorbent dans les regrets ; active, remuante, énergique, elle avait besoin de mouvement, de bruit, d’occupations variées, du monde, de la cour.

Mécontente de George Ier elle se rapprocha du prince de Galles et de sa femme, la future reine Caroline, « cette diablesse Madame la princesse, » comme l’appelait le roi son beau-père. Reçue avec des honneurs particuliers, elle prit bientôt dans cette petite cour, rivale de la grande, un empire dont parle lady W. Mary Montagne : « Elle aimait à conter, avec son entrain amusant, beaucoup de petits traits relatifs aux façons un peu étranges de la nouvelle famille royale à son arrivée. Peut-être n’était-il pas prudent à eux de se laisser voir de si près par elle ; mais ils voulaient se concilier le parti Marlborough et l’admirent à une familiarité dangereuse. « La seconde ou la troisième fois qu’elle fut reçue, elle trouva la princesse maintenant la discipline dans sa nursery, où l’un des enfans venait de recevoir une correction salutaire, et criait à pleins poumons. Comme la visiteuse essayait de le calmer et de le consoler : « Ah ! s’écria le prince d’un air triomphant, vous voyez ? voilà pourquoi vous êtes mal élevés, vous autres Anglais ; c’est qu’on ne vous a pas assez fouettés dans votre jeune âge. — Hum ! vous n’avez pas dû l’être beaucoup, me dis-je, » ajoutait la duchesse, mais j’étouffai ma pensée. N’ayant pas du tout l’habitude d’étouffer sa pensée, continue lady Montague, elle se rendit bientôt plus formidable qu’agréable et retourna tout naturellement à sa vocation, qui était de gouverner les autres, et non pas de s’incliner devant les pouvoirs établis. Elle s’attendait sans doute à reprendre un rôle influent, lorsque le prince de Galles deviendrait George II, mais elle se heurta au tout-puissant premier ministre, Robert Walpole, qui, cependant, lui devait l’origine de sa grande fortune politique. Il était pauvre lorsqu’elle lui fit donner dans les finances, en 1709, un emploi important, dont il la remerciait en ces termes : « Milady Marlborough devra toujours disposer de moi et de mes services, car je sais combien je lui dois. »

Après la mort de lord Sunderland, Walpole lui succéda à la trésorerie et devint tout-puissant sous George II. Bien qu’il appartînt au parti whig, tout en lui était fait pour déplaire à son ancienne protectrice. Habituée à l’intégrité de Godolphin, à la courtoisie, à la pureté de vie de Marlborough, au patriotisme sincère de Sunderland, la duchesse devait prendre en aversion le ministre dont tout le système de gouvernement reposait sur la corruption, l’homme habile, mais grossier, mal élevé, buveur, débauché, qui déclarait n’être ni un saint, ni un Spartiate, ni un réformateur, et traitait les sentimens élevés de pompeuses plaisanteries. Elle le prit si bien en grippe, que, le sachant malade, un jour, en 1736, elle écrivait parmi ses notes : « On dit que c’est un péché de souhaiter la mort des gens ; j’espère que ce n’en est pas un de souhaiter les voir pendre, quand ils ruinent leur pays. »

Des discussions répétées et violentes, au sujet des avances faites au gouvernement par l’opulente famille Marlborough, entretinrent un état de guerre permanent entre ces deux personnages aussi retors en affaire et aussi obstinés l’un que l’autre. Walpole tenta des ouvertures pacifiques, elles furent repoussées ; il ressuscita l’ordre du bain afin, dit son fils Horace, « de se créer un fonds de rubans qui tiendraient lieu de places, » et l’offrit à la duchesse pour son petit-fils, le jeune duc ; elle lui répondit qu’un Marlborough n’acceptait que la jarretière. Elle méprisait le ministère Walpole, le disait hautement et le prouvait dans toutes les occasions où son influence pouvait se faire sentir, surtout en cas d’élections. Les entrevues des deux antagonistes étaient d’ordinaire fort orageuses ; lui, s’amusait souvent à l’exaspérer par son calme ironique et elle, le malmenait d’importance. « Les grands personnages, lui dit-elle un jour, après une de ces tempêtes, entendent rarement la vérité, parce que ceux qui leur parlent ont généralement besoin de leurs faveurs, et ceux qui leur disent cette vérité passent à leurs yeux pour des fous. Quand il vous plaira de l’entendre, sir Robert, je serai enchantée de vous revoir. Maintenant que je me suis soulagée, parlons poliment de tout ce que bon vous semblera. »

On sait quelle confiance la reine Caroline témoigna toujours à Walpole ; il n’en fallait pas davantage pour éloigner d’elle lady Marlborough, dont l’esprit et la plume s’exercèrent à ses dépens jusqu’à l’injure. On doit néanmoins reconnaître qu’elle avait personnellement des griefs sérieux.

L’administration du domaine de Windsor devint la source d’une foule de petites vexations mesquines, vraiment honteuses pour une reine d’Angleterre. Aussi, lorsqu’elle mourut, la duchesse s’écria : « Comme ce n’est pas un crime de haute trahison, j’avoue franchement que je n’en suis pas fâchée. » — Lady Marlborough survécut vingt-deux ans à son mari ; jusqu’à la fin, elle conserva sa forte intelligence et son activité d’esprit. Ses facultés semblaient se développer et s’affermir avec les années ; dans les portraits de ses contemporains, elle en arrive à la divination et à la prophétie. Son étonnante sagacité, développée par une situation exceptionnelle, une longue expérience, le contact de tant d’individualités diverses, la part active qu’elle avait prise aux événemens les plus importans, tout cela réuni donne à ses écrits un grand intérêt historique, bien qu’elle n’ait jamais eu l’idée de passer pour une femme auteur. Le goût des livres lui était venu ; elle lisait les philosophes anciens et modernes et les commentait finement. Quant à devenir philosophe elle-même, sa nature passionnée s’y opposait absolument. Personne n’eut plus qu’elle le sentiment exagéré de ses droits, le ressentiment des atteintes qu’on y portait, l’intuition du mal qu’on voulait lui faire ou de la prétention à la tromper. « Aussi, dit lady Mary W. Montagne, le plus vindicatif des chefs de clan n’eut jamais plus de querelles. »

La construction de Blenheim troubla singulièrement la tranquillité de la belliqueuse duchesse. Le British Museum possède sa correspondance manuscrite avec son architecte et ami dans le principe, sir John Vanbrugh. Tous deux s’y montrent également violens, mais il faut reconnaître que les malversations et les maladresses de l’un excusent le mécontentement de l’autre. Toute l’Angleterre s’amusa de cette querelle et, en somme, donna tort à Vanbrugh. Le palais de Blenheim, plus massif que grandiose, sans unité de plan, d’un style travaillé, disparate, ne peut être considéré comme une belle œuvre d’architecture. Du reste, lady Marlborough le jugeait très sainement lorsqu’elle écrivait dans sa vieillesse : « J’ai toujours été contraire à l’idée de construire un monument si coûteux, et j’ai pris autant de peine pour en limiter les frais que s’il se fût agi de la fortune de mes enfans… Je me suis fait un ennemi de sir John Vanbrugh, en essayant de mettre un frein à ses folies, à son gaspillage, et je n’y ai réussi que bien imparfaitement. » On le voit, dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, la duchesse avait raison au fond, mais elle se donnait souvent tort par l’aspérité de la forme.

De là vinrent ses tristes dissentimens avec plusieurs de ses enfans et petits-enfans.

Très pénétrée de ses droits de mère et d’aïeule, non-seulement au respect mais à l’obéissance des siens, elle se heurta à des résistances coupables souvent et dont elle souffrait d’autant plus qu’elle ne pardonnait pas facilement. Sa fille aînée, lady Godolphin, devenue duchesse de Marlborough à la mort de son père, s’éloigna d’elle pendant longtemps et ne fut réconciliée que par une douleur commune, la mort du jeune lord Godolphin, que sa grand’mère aimait tendrement ; car elle avait un cœur, malgré tous ses défauts de caractère, cette altière duchesse, et une fatalité douloureuse voulut que la mort lui ravît presque tous ceux de sa famille qu’elle préférait. Nous avons vu ce qu’elle pensait de sa dernière fille, la belle et brillante duchesse de Montagne, la seule qui lui survécut. Des enfans de sa bien-aimée lady Sunderland, l’aîné, Robert, qu’elle affectionnait particulièrement et qui s’en montrait digne, lui fut enlevé en 1729 : « Il est cruel, écrivait-elle à lady W. Montagne, de perdre si prématurément un jeune homme de tant de valeur, un membre de la seule branche de ma famille dont je pouvais espérer quelque consolation. Vous êtes bien bonne de vous préoccuper de ma santé ; elle a résisté à tant de chagrins qu’évidemment rien ne me tuera, en dehors de la maladie et des médecins. »

Cette partie de sa famille dont elle espérait des consolations ne les lui apporta pas et se montra fort ingrate, à l’exception de la plus jeune fille de lady Sunderland, lady Diana Spencer.

Son frère, Charles Spencer, hérita plus tard du titre de Marlborough et mérita la colère de sa grand’mère par ses désordres de toute nature ; sa sœur, lady Anne Bateman, assez peu estimable elle-même, envenima les querelles, d’abord en lui faisant épouser la fille d’un ennemi déclaré de lady Marlborough, puis en favorisant l’étroite liaison de son frère avec Henri Fox, dont l’immoralité encourageait celle de l’enfant prodigue. « Le renard a gagné mon oie, » s’écriait l’aïeule outragée. (On sait que fox signifie renard en anglais.) Afin de sauvegarder la fortune très menacée de son petit-fils, la duchesse en appela aux tribunaux et vint, au grand amusement de la société anglaise, plaider elle-même sa cause avec l’aplomb et l’adresse d’un avocat de premier ordre. « Eh quoi ! s’écriait-elle, demandant qu’on laissât sous sa garde certains objets précieux, souvenirs de son mari, souffrirai-je que cette épée, portée jusqu’aux portes de Paris par mon duc de Marlborough, soit envoyée au mont-de-piété et dépouillée de ses diamans un à un ? » Tout cela était fort juste, mais par quel bizarre caprice prenait-elle en grande tendresse le dernier frère du coupable, John Spencer, aussi débauché, aussi dépensier, aussi coupable que lui ? En 1731, elle écrivait à lady W. Mary Montagne pour lui annoncer le mariage de sa chère et charmante lady Diana Spencer, qu’elle eut la douleur de perdre quatre ans après : « Tout est arrangé à ma grande satisfaction pour le mariage de Di avec mylord John Russell. Je n’aurais pas cru que tant de bonheur me fût réservé. Je crois vous avoir dit que je mourrais volontiers après avoir bien disposé d’elle, mais je vous prie de ne pas me le rappeler, car voilà maintenant que j’ai la fantaisie de vivre jusqu’à ce que j’aie marié son frère John. » La fille unique de lady Bridgewater, élevée aussi par sa grand’mère, mariée au duc de Bedford, frère aîné de John Russell, sèche, hautaine et violente, rompit de bonne heure avec la duchesse. Celle-ci, pour bien constater son ressentiment, avait placé dans son petit salon ordinaire le portrait de sa petite-fille, la figure noircie, et fait graver ces mots en gros caractères, sur le cadre : Elle est bien plus noire encore au dedans.

Aux antagonismes de famille s’en joignaient bien d’autres. Lady Marlborough ne cessa jamais d’être une politicienne passionnée. Aussi longtemps que sa santé le permit, sa maison fut le rendez-vous des whigs mécontens, comme celle de la duchesse de Buckingham, fille naturelle de Jacques II, était le lieu de réunion des tories et des jacobites. Leur aversion pour Walpole était le seul sentiment commun aux deux duchesses. Aussi arrogantes et irritables l’une que l’autre, elles se détestaient cordialement et ne cherchaient pas à le cacher. Sa Grâce de Buckingham, ayant perdu un fils, voulut des funérailles princières et fit demander à lady Marlborough de lui prêter le char funèbre du duc son mari : « Il a porté mylord Marlborough et ne portera plus personne, » fut toute la réponse. La santé de la duchesse paraît ne s’être altérée sérieusement que cinq ou six ans avant sa mort ; jusque-là on la voit toujours aussi occupée, partageant ses soins entre ses nombreuses résidences, administrant elle-même sa grande fortune, achetant sans cesse de nouvelles terres « pour se réserver une ressource, dans le cas où le gouvernement passerait l’éponge sur la dette publique. »

Vers 1737, moins mêlée au monde, elle se créa des occupations d’esprit auxquelles on doit des documens historiques fort intéressans ; à quatre-vingt-deux ans, elle désira répondre aux accusations sans nombre, portées contre elle pendant si longtemps et publia la Défense de sa conduite durant ses années de services près de la reine Anne. C’est une œuvre remarquable : la clarté du récit, la simplicité énergique du style, la franchise hardie des sentimens lui donnent un cachet de sincérité indiscutable. Aussi cette publication, lue avidement par les contemporains, fut-elle très mal attaquée par des écrivains en général obscurs, et fort bien défendue par des plumes estimées, comme celle de Fielding. Horace Walpole s’est montré féroce dans sa haine pour la duchesse, comme pour les autres ennemis de son père : c’est à peu près la seule preuve d’affection qu’il ait donnée à celui-ci. Il faut se méfier beaucoup des jugemens portés par cet esprit charmant sans doute, mais égoïste, fut et rancuneux, qui s’écoute raconter avec la plus vive satisfaction, sans se préoccuper beaucoup de la vérité. La duchesse, craignant sa propre inexpérience comme écrivain, se fit aider dans l’ordonnance de son travail par l’historien Hooke, à qui elle donna 125,000 francs d’honoraires. Puis, un beau jour, elle crut s’apercevoir qu’il cherchait à la convertir au catholicisme et le congédia avec sa vivacité habituelle. À cette époque, les infirmités la retenaient souvent alitée, mais rien n’interrompait son travail, et quand elle ne pouvait pas écrire, elle dictait cinq et six heures par jour. Ce fut alors qu’elle mit en ordre ses Notes et Impressions, les Portraits de ses contemporains les plus marquans, et prépara pour les historiens futurs les nombreux documens qu’elle possédait touchant lord Marlborough et lord Godolphin, les deux hommes qui résumaient en eux quinze années de l’histoire d’Angleterre. Ce sont les fameux Blenheim Papers, véritable mine dans laquelle on a tant puisé depuis. Cette tâche lui tenait au cœur ; ce fut sa dernière joie. « Ne pourra-t-on pas avec cela, disait-elle, écrire l’histoire la plus intéressante du monde ? » Et elle ajoutait, fière de l’époux et de l’ami : « Je ne souhaiterais rien de plus, si j’étais homme, que de mériter de l’histoire un pareil témoignage. »

Elle avait quatre-vingt-quatre ans lorsqu’elle écrivait ceci à l’un de ses fidèles : « Quand le dernier coup devra me frapper, tout ce que je demande, c’est qu’il ne soit pas trop pénible : il faut bien mourir. Quel que soit l’autre monde, il ne pourra qu’être meilleur que le nôtre, et l’on aura du moins la satisfaction de ne plus entendre parler de ce qui se passe ici-bas. » Cette nature énergique avait, on le voit, des heures de misanthropie. Elle avait eu trop d’occasions d’étudier les hommes, ce mauvais monde, selon son expression, elle avait fait trop d’ingrats pour ne pas voir parfois la vie à travers un voile sombre. Une ardente foi religieuse peut seule écarter l’amertume de la fin d’une longue existence et lady Marlborough, sans être incrédule, ne possédait pas cette arme précieuse contre les désillusions et les douleurs. Elle avait conservé quelques amis choisis, dont les attentions la touchaient : lady W. Mary Montague, sa fille lady Bute, l’évêque de Chichester, Pelham, « le seul ministre poli pour elle depuis bien longtemps, » Fielding, Steele, lord Chesterfield, William Pitt, William Penn. Quant aux princes, elle ne conservait plus la moindre illusion sur leur compte. Elle avouait franchement qu’elle ne risquerait pas la plus petite chose pour aucun de ceux qu’elle connaissait personnellement, ou de réputation. Lady Marlborough passa les six ou sept dernières années de sa vie, surtout à Windsor ; à Marlborough-House, il y avait trop de monde et si peu de gens qui eussent le sens commun ! Blenheim était trop vaste, Holywell trop loin, Wimbledon trop humide, etc., etc. « La résidence de Windsor est dans de bonnes proportions ; passé une certaine heure, je suis sûre de n’y voir personne. Je ne souhaiterais que de pouvoir me promener dans le parc et dans mes jardins, mais hélas ! ceci m’est défendu, car je suis ordinairement enveloppée de flanelle et roulée, de chambre en chambre, dans une chaise. Ne vivre que pour avoir la goutte, cela ne fait pas désirer que la vie dure longtemps. » Aussi la pauvre duchesse cherchait-elle tous les moyens de se distraire. « J’ai trois chiens que j’aime beaucoup, disait-elle, ils ont tous de l’esprit, du sens commun et de la reconnaissance, trois choses très rares chez les hommes. Ils aiment à sortir avec moi, mais quand je raisonne avec eux et leur dis que ce n’est pas convenable, ils se soumettent ; ils guettent mon retour et me reçoivent avec autant de plaisir que si je ne leur avais jamais donné de bons conseils. »

On est heureux de voir que les bonnes œuvres tenaient leur place parmi les occupations de l’opulente octogénaire ; pourvu qu’on lui apportât des preuves d’honorabilité, on pouvait compter sur son aide et Dieu sait si les demandes étaient nombreuses ! Elle fonda plusieurs maisons et œuvres de bienfaisance dont quelques-unes existent encore, entre autres un asile à Saint-Albans, pour les femmes du monde tombées dans le malheur.

Cette belle intelligence ne connut pas la décrépitude ; l’esprit et la volonté restèrent entiers jusqu’à la dernière heure. En 1741, Horace Walpole écrivait à un ami : « On dit que la vieille Marlborough se meurt, mais qu’en sait-on ? L’année dernière, après une crise terrible, ne parlant plus depuis un temps assez long, elle entendit le médecin affirmer qu’il fallait un vésicatoire, que sinon elle mourrait : « Je ne veux pas de vésicatoire et je ne veux pas mourir, » s’écria-t-elle. Si elle prend la même résolution, vous verrez qu’elle en reviendra, » et elle en revint si bien, qu’elle ne mourut qu’en 1744, âgée de quatre-vingt-quatre ans ; le 6 octobre, elle s’occupait activement d’affaires et envoyait au gouvernement une requête pour l’extension du bail emphytéotique de Marlborough-House, ce palais qu’elle avait fait construire et qu’habite aujourd’hui S. A. R. le prince de Galles. Le 18 du même mois, elle terminait sa carrière si remplie, exprimant « le désir d’être enterrée à Blenheim, près de son époux bien-aimé, John, duc de Marlborough, » Son testament est un curieux document dans lequel on la retrouve tout entière, avec ses singularités, ses rancunes, ses élans de reconnaissance et de générosité, ses défiances et ses dédains.

Elle laissait, en dehors d’une fortune évaluée à 1,500,000 francs de rente, de nombreuses terres achetées par elle, des sommes considérables en argent, joyaux, vaisselle plate et objets d’art. Autant que possible, elle avantageait son favori John Spencer, au détriment du frère aîné, le jeune duc de Marlborough, puis elle partageait un nombre infini de legs entre ses autres petits-enfans, amis et serviteurs. Il faut lui rendre cette justice que pas un service n’était laissé sans une ample récompense. Ces dispositions remplissent huit pages in-folio de parchemin. Elle défendait à ses petits-fils de se marier avant 21 ans, sous peine de perdre moitié de leur héritage, au profit de leur femme ; elle déclarait à John Spencer que s’il donnait sa garantie à qui que ce fût, ou acceptait d’un souverain aucun emploi civil ou militaire, excepté l’administration de Windsor, aucune charge ou pension, les dispositions du testament le concernant deviendraient nulles comme s’il était mort. Toutes les précautions possibles étaient prises pour que cette immense fortune si laborieusement et si habilement acquise fût sauvegardée. L’amie reconnaissante et la patriote libérale se retrouvent dans les deux legs suivans, très commentés par les contemporains.

« Je donne à Philippe Dormer, comte de Chesterfield, en témoignage de grande estime pour son mérite et de reconnaissance pour les obligations infinies que je lui ai, ma plus belle bague en diamans, mon manoir de Wimbledon, mes manoirs de Northampton et Surrey, plus 20,000 livres (500,000 francs). »

« Je donne à William Pitt, esq., mes terres du comté de Buckingham et 10,000 livres (250,000 francs) en récompense de sa noble défense des lois du pays et de ses efforts pour prévenir la ruine de l’Angleterre. »

Enfin elle laissait 250,000 francs à deux écrivains pour achever l’histoire du duc de Marlborough (à la condition qu’aucune partie n’en fût écrite en vers), « afin de prouver au monde que le duc n’avait jamais voulu que le bien et la justice. »

Ce jugement, quelque peu partial, surtout en ce qui touche les premiers actes politiques de Marlborough, prouve une fois de plus l’admiration de la duchesse pour son mari et le soin qu’elle prit toujours de sa gloire. Sans doute, après avoir été l’instrument de sa fortune, elle dut lui créer parfois des embarras par sa hauteur et par ses emportemens. Sans doute il eut à souffrir le contre-coup de ses déceptions et de ses ressentimens ; mais lui eût-il conservé jusqu’à la fin cette affection chevaleresque, cette confiance absolue, s’il n’eût trouvé en elle, outre les séductions de la jeunesse, un conseiller, un soutien moral précieux, le complément nécessaire aux intérêts de sa carrière ? Incapable de dissimuler ses opinions et ses impressions en général peu indulgentes, elle devait nécessairement se créer de nombreuses inimitiés et se trouver sans armes contre la servilité, les basses intrigues, la duplicité de Harley et d’Abigaïl Masham. Entrée à la cour à une époque de démoralisation, elle y échappa complètement. Mêlée ensuite aux luttes anarchiques des partis, elle s’y jeta avec l’ardeur passionnée de ses convictions. Parvenue à un degré de prospérité, de grandeur, d’influence, fait pour enivrer la plus forte organisation, elle en fit l’usage qu’elle croyait sincèrement le meilleur, mais elle manqua d’adresse, de douceur, de prudence. Frappée par la disgrâce, en pleine maturité de ses forces et de son intelligence, elle expia ses grandeurs par les déceptions, les calomnies, les ingratitudes, les abandons, les douleurs de toute nature. « Aussi, disait-elle, qu’on lise mon histoire si l’on veut bien connaître la vanité des faveurs de cour et l’inanité des choses humaines. »


MARIE DRONSART.

  1. Freeman signifie homme libre.