La Durée des actes psychiques

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DE LA DURÉE DES ACTES PSYCHIQUES D’APRÈS LES TRAVAUX RÉCENTS




I


Le problème qui fait l’objet de cet article nous a paru l’un des plus propres à faire comprendre quelle marche la psychologie doit suivre pour devenir une science précise. Cette méthode, ramenée à ses traits essentiels, consiste d’abord à choisir une seule question, bien déterminée ; à partir des données vulgaires de la conscience, sans lesquelles, quoi qu’on en ait dit, aucune recherche psychologique n’est possible ; à les interpréter ensuite à l’aide de notre réflexion et de tous les faits que nous fournit l’expérience des autres ; enfin à arriver, quand cela est possible, par l’expérimentation réelle et l’emploi de la mesure, à la période vraiment scientifique qui consiste en affirmations objectives et vérifiables.

Le fait vulgaire qui nous sert ici de point de départ est celui-ci : nous pensons tantôt plus vite, tantôt moins vite. Il n’est personne qui l’ignore. Il suffit d’avoir ressenti quelque émotion vive, la colère ou l’anxiété, pour savoir qu’à certains moments nos idées se précipitent comme un torrent, s’entre-choquent à la façon d’une tempête ou d’un orage : ces comparaisons se présentent d’elles-mêmes.

La réflexion va plus loin. On peut, lorsqu’on est habitué à l’analyse, soumettre à un examen délicat ces états désordonnés ou leurs contraires, l’ennui, le tœdium vitæ, l’acedia des moines du moyen âge, bref tous ceux qui dénotent un alanguissement de la vie de l’esprit. On peut surtout étudier et interpréter des faits d’un caractère moins subjectif et plus saisissable à l’analyse. C’est ainsi qu’on a pu constater que la vitesse de la pensée est prodigieuse dans certains rêves[1], dans le délire, dans quelques formes de la folie, comme la manie aiguë. Au contraire, on remarque une lenteur frappante chez l’idiot, le crétin et même chez certains paralytiques : les idées sont tellement disjointes que l’intervalle qui les sépare est appréciable à tout le monde. Ces faits et leurs analogues offrent un grand intérêt scientifique, jettent du jour sur bien des questions. Ils nous montrent, par exemple, comment notre appréciation subjective du temps dépend tout entière de la rapidité ou de la lenteur de notre pensée. Il suffisait au célèbre mangeur d’opium de Quincey d’augmenter sa dose habituelle, pour croire « qu’en une nuit, il avait vécu mille ans ou plutôt un laps de temps qui excède la limite de toute expérience humaine. »

On peut aller encore plus loin. Au lieu de ces appréciations du sens intime, toujours vagues et qui d’ailleurs ne sont applicables qu’à une série d’états, on s’est proposé de mesurer, dans sa durée et avec ses variations, à l’aide d’instruments exacts, l’état de conscience tout seul.

Ces travaux sont récents et, comme on peut bien le croire, très loin d’être complets. Sans parler des grandes difficultés que l’expérimentation présente, il y avait beaucoup de préjugés à vaincre. Müller lui-même considérait comme chimérique toute tentative à cet égard ; et les premières suggestions vinrent non de la physiologie, mais d’une science qui paraissait complètement étrangère aux études de cette sorte, l’astronomie. Aussi pendant longtemps, elles restèrent incomprises.

En 1795, Maskelyne, astronome à l’observatoire de Greenwich, constata que son aide Kinnebrook notait toujours le passage des astres au méridien avec un retard de 0sec 5 à 0sec 8, et persuadé que sa négligence était incorrigible, il le renvoya. Plus tard vers 1820, Bessel, en comparant ses propres observations avec celles de plusieurs astronomes, notamment de Struve et Argelander, vit qu’il était toujours en avance sur eux, et en cherchant les causes de cette différence, il fut amené à découvrir l’équation personnelle. D’après la méthode dite de Bradley, alors usitée dans les observatoires, on employait un télescope dans lequel était tendu un fil très-fin et l’on notait l’instant précis où l’étoile traversait le fil. On employait à cet effet un pendule battant la seconde. L’observateur avait donc à noter et à réunir deux sensations d’ordre distinct, l’une visuelle, le passage de l’étoile au méridien, l’autre auditive, le son du pendule. Cette opération, cependant, serait assez simple, si les sensations étaient simultanées ; mais ce cas ne se présente que très-rarement et par hasard, le battement du pendule ne coïncidant presque jamais avec le passage de l’étoile au méridien. En fait, -voici ce qui se passe :

Supposons que le fil soit en M ; le premier coup du pendule se fait entendre, lorsque l’étoile est en e ; au second coup l’étoile est déjà en e’, c’est-à-dire qu’elle a traversé le méridien. Pour donner l’instant précis de son passage, il faut donc que l’astronome apprécie la distance e M, qu’il évaluera par exemple aux deux tiers de ee’ ou de l’espace parcouru en une seconde. C’est dans cette évaluation que les observateurs diffèrent.

Les différences d’équation personnelle s’élèvent parfois à plus de 1 seconde, mais le plus souvent elles restent au-dessous de 0” 3[2]. Elles varient avec les heures de la journée, les dispositions momentanées de l’observateur (circulation du sang, fatigue nerveuse, etc.), et peuvent, d’après M. Wolf, se réduire, avec beaucoup d’attention et d’habitude, à 0” 1. Bessel expliquait ces différences en faisant remarquer qu’une impression visuelle et une impression auditive ne peuvent être comparées simultanément et que deux observateurs emploient des temps différents pour superposer ces deux impressions. Et il ajoutait avec raison que la différence est plus grande encore si un observateur passe de la vue à l’audition et l’autre de l’audition à la vue. Toutefois, il ne semble pas faire une assez grande part au rôle que la mémoire joue ici. La comparaison a lieu en effet non-seulement entre des sensations d’ordre différent, mais entre des faits actuels et des faits passés (par exemple la position de e.) « Il est bien certain, dit M. Wolf, qu’au moment du passage, l’observateur n’écoute pas le battement du pendule, mais un battement intérieur que sa pensée y substitue, exactement comme le musicien qui n’attend pas pour partir le coup de bâton du chef d’orchestre, mais s’est pénétré à l’avance du rhythme de la mesure. Il n’y a plus là superposition de deux sensations distinctes venant de l’extérieur. » Le fait de mémoire qui intervient ici est très-important pour la psychologie. Il permet la possibilité d’une comparaison, quant à la durée, entre un état actuel et un état passé : or, nous verrons dans la suite de ce travail, qu’il faut toujours un temps plus long pour la reproduction d’un état de conscience que pour sa production.

Après l’astronomie, l’expérimentation physiologique mit sur la voie de recherches nouvelles. En 1850, Helmholtz réalisant un programme d’expériences, tracé par Dubois-Reymond quelques années auparavant, mesura d’une manière précise le temps que l’action nerveuse met à parcourir une longueur de nerf déterminée. Il excitait le nerf dans le voisinage du muscle qu’il fait contracter et notait le temps écoulé entre l’excitation et la contraction. Puis, recommençant l’expérience sur un point du nerf plus éloigné du muscle, il constatait un retard : le temps écoulé entre l’excitation et la contraction était plus long. Ce retard permettait de calculer la vitesse de l’agent nerveux.

Les expériences de Helmholtz ont été reprises par divers savants, Dubois-Reymond, Marey, Hirsch, Schelske, Jaager, Baxt, etc., etc., qui, simplifiant les premiers appareils employés, ont étudié le fait de la vitesse nerveuse dans les conditions les plus diverses et ont appliqué leurs recherches aux nerfs sensoriels aussi bien qu’aux nerfs moteurs[3].

Ces expériences n’étaient qu’un acheminement vers le problème qui nous occupe : mesurer la durée des actes psychiques. Elles faisaient plus, cependant, qu’indiquer la route : elles fournissaient un calcul des éléments essentiels. Qu’on remarque bien, en effet, les conditions de l’expérience. Un homme perçoit une sensation et l’indique par une réaction, c’est-à-dire par un mouvement. La sensation, moment initial, et le mouvement, moment final, sont seuls accessibles à nos moyens de mesure. Il s’écoule entre les deux un certain temps dont une partie est consacrée à la transmission nerveuse centripète, une autre à la transmission nerveuse centrifuge. Ces deux durées étant connues, la durée de l’acte psychique proprement dit, de la perception, devient plus facilement accessible à la mesure.

La mesure directe de cette durée fut essayée vers 1861 par divers expérimentateurs dont le principal est Donders. Il remarqua d’abord que le temps physiologique, c’est-à-dire l’intervalle qui s’écoule entre l’excitation et le signal de réaction, varie selon les excitations employées. Si l’on produit une impression tactile, en piquant la main à l’aide d’une bobine d’induction, la réaction a lieu après 1/7 de seconde. Si l’impression est auditive, il faut 1/6 de seconde. Enfin pour une impression visuelle, la durée augmente encore et s’élève à 1/5 de seconde. Pour déterminer d’une manière précise la durée de l’acte psychique seul (perception et volition consécutive), déduction faite du temps nécessaire à la transmission nerveuse, Donders et Jaager imaginèrent de compliquer l’expérience de diverses manières.

Voici en deux mots la méthode employée : Le sujet de l’expérience est prévenu qu’il va recevoir un choc électrique au pied droit et qu’il doit réagir avec la main droite : le temps physiologique est, comme nous l’avons vu plus haut, de 1/7 de seconde.

L’expérience est recommencée dans des conditions nouvelles. Le sujet ne sait pas quel pied recevra le choc ; mais c’est la main du même côté qui doit encore réagir. De là une certaine indécision. Or, dans ce dernier cas, le temps physiologique est plus long que dans le premier d’environ 1/15e de seconde.

Nous avons ici un acte psychique extrêmement simple, puisqu’il se réduit à comparer deux perceptions, l’une réelle, l’autre possible, et à agir en conséquence. Cette expérience établit donc que l’état de conscience le plus élémentaire a une durée mesurable. Donders appliqua le même procédé d’expérimentation aux impressions visuelles, aux impressions auditives et il fut conduit à des résultats analogues.

Ces recherches curieuses furent continuées par Helmholtz, Mach, Baxt et plus récemment par Exner (de Vienne), dans un mémoire important qui a pour titre : Recherches expérimentales sur les processus psychiques les plus simples[4]. Ce physiologiste fait usage des impressions brusques causées par l’électricité sur la peau, la rétine, etc. Sur un cylindre entouré d’un papier enfumé s’inscrivent d’abord l’excitation, puis la réaction du sujet qui consiste en l’abaissement brusque d’un levier. Un intervalle sépare les deux signaux sur le papier enfumé, et comme la vitesse du cylindre est connue d’avance, la durée de la réaction peut être calculée à un dix millième de seconde près.

Exner, dont nous donnons plus loin les résultats, a étudié avec beaucoup de soin les conditions accidentelles qui influent sur la durée du temps physiologique.

Avant tout, le degré d’attention a une influence prépondérante sur la durée de la réaction. Plus l’attention est grande et plus cette durée est petite ; quand l’attention est à son maximum y la durée de la réaction est à son minimum.

La durée varie aussi beaucoup suivant l’organe affecté et suivant l’endroit du corps auquel s’applique l’excitant.

L’âge a une influence. Exner a trouvé le minimum de durée = 0” 1295 chez un jeune homme de vingt-deux ans ; et le maximum = 0” 9952 chez un vieillard de soixante-seize ans.

L’ngestion de substances toxiques ou excitantes (morphine, thé, café) n’a pas eu d’influence. Cependant, dans l’état d’ivresse, la réaction est très-ralentie (environ 0” 4), quoique le sujet ivre s’imagine réagir plus vite qu’à l’état normal.

Aux expériences d’Exner, il faut joindre celle de Wundt. Dans ses Grundzüge der physiogischen psychologie, il a résumé les travaux de ses devanciers en y ajoutant les siens. C’est lui que nous allons suivre pour guide dans cette exposition. Nous aurons, en effet, l’avantage assez rare en pareille matière de trouver chez lui à la fois les données physiologiques et leur interprétation psychologique.


II


Il nous faut tout d’abord remarquer que le temps qui s’écoule entre l’excitation et la réaction est consacré à plusieurs phénomènes de nature diverse. Exner, qui en a fait une analyse très-minutieuse, décompose cette durée totale en plusieurs moments :

1° Le temps nécessaire pour que la force d’excitation se transforme en force nerveuse (temps nul, quand le nerf est excité directement).

2° Le temps que met l’excitation à se transmettre par le nerf à un centre nerveux.

3° Le temps consacré par l’excitation à traverser la moelle (temps nul pour les nerfs crâniens).

4° Le temps nécessaire pour la transformation, dans les centres, de l’impression en excitation motrice.

5° Le temps mis par l’excitation motrice à parcourir la moëlle.

6° Le temps qu’elle met à parcourir le nerf moteur.

7° Le temps requis pour produire la contraction musculaire.

Entre ces divers éléments celui qui nous importe est le quatrième. Les autres sont connus, déterminés, sauf le premier qui n’a pu être étudié que sur la rétine et sans résultat concluant.

M. Wundt qui a fait également une analyse du temps physiologique, montre que, pour la psychologie, ces divers éléments peuvent se ramener à deux moments principaux[5]. Le temps physiologique, dans sa totalité, comprend : 1° la transmission par les nerfs aux centres, 2° l’entrée dans le champ visuel de la conscience ou perception, 3° l’entrée dans le point visuel de la conscience ou aperception, 4° le temps nécessaire à la volition, 5° la transmission par les nerfs aux muscles.

On peut considérer le premier et le dernier de ces éléments comme purement physiologiques. Quant aux trois autres, ils sont d’une nature psychophysique. Nous avons beaucoup de raisons, dit M. Wundt, de croire que l’impression qui agit avec une force suffisante sur les parties centrales, entre par là même dans le champ visuel de la conscience. Il faut un effort particulier, que nous sentons intérieurement, pour nous rendre attentifs à cette impression et c’est par là que nous distinguons l’aperception de la perception pure et simple. La durée de la perception se trouve ainsi comprise dans la durée de la transmission sensorielle : elle est à la fois le dernier acte du fait physiologique et le premier acte du fait psychologique. Par durée de la perception, il faut donc entendre à la fois le temps nécessaire pour exciter les centres nerveux sensoriels et le temps nécessaire pour faire entrer l’impression dans le champ de la conscience.

D’un autre côté, le temps consacré à la volition se confond de même avec le temps de l’excitation motrice ou centrifuge. Il est contraire aux faits d’admettre un acte de volition qui serait complétement achevé avant que l’excitation motrice des centres nerveux puisse commencer. Du moins, le sens intime nous donne ces deux faits comme simultanés.

Ainsi l’excitation de centres sensitifs et la perception, l’excitation des centres moteurs et la volition, nous sont données, chacune, comme un fait psychophysique. Reste un dernier élément : l’aperception que l’on serait tenté d’admettre d’abord comme un fait purement psychologique. Il n’en est rien. Sans s’arrêter à examiner les diverses hypothèses qui peuvent être faites sur la nature de cet état, il est certain qu’il est toujours accompagné d’un sentiment de tension ou d’effort qui a nécessairement une base physiologique, qui est un fait d’innervation centrale. Dans beaucoup de cas, on ne peut pas distinguer sûrement, quant à la durée, l’aperception de la volition. On peut donc les comprendre sous la dénomination commune de durée de la réaction, puisque toutes deux consistent en une réaction centrale contre les perceptions qui entrent dans la conscience.

En résumé donc, le temps physiologique est finalement décomposé en deux faits physiologiques — la transmission sensitive, la transmission motrice — et deux faits psychophysiques — la durée de la perception, la durée de la réaction. Le temps de la transmission est connu. Quant à la durée des deux actes internes, elle est plus difficile à déterminer. On y parvient, cependant, par des dispositions expérimentales qui compliquent ou qui facilitent l’acte de la perception et l’acte de la réaction et qui permettent d’attribuer les variations de durée tantôt au premier acte psychologique, tantôt au second. Il y a un dernier desiratum qui exige de nouvelles recherches souvent impossibles : décomposer la durée de la réaction en deux durées, celle de l’aperception, celle de la volition.

La position du problème étant ainsi bien établie, entrons maintenant dans le détail des expériences et de leurs résultats. On peut grouper sous les titres suivants, les différents cas exposés par M. Wundt :

1° Impression connue, mais non déterminée quant au temps de son apparition ;

2° Impression connue et déterminée quant au temps ;

3° Impression ni connue ni déterminée quant au temps ;

4° Impression accompagnée ou suivie d’une impression tantôt semblable, tantôt différente ;

5° Série régulière de perceptions dans laquelle on en intercalle une nouvelle ;

6° Mélange d’états internes et de perceptions, permettant de mesurer la durée des actes psychiques pendant la reproduction.

I. Examinons le premier cas. Le sujet en expérience sait qu’il doit éprouver une sensation tactile, visuelle ou auditive : toute son attention est concentrée sur un seul point indéterminé, l’instant de son apparition. En ce cas , le temps physiologique est d’environ 1/5 de seconde. Il est un peu plus court que les impressions de tact et de son que pour celles de la vue. Les expériences de Wundt lui ont donné les nombres suivants :

Son 0,167 ou environ 1/6
Tact 0,213 1/5
Lumière 0,222 1/5

Les chiffres moyens trouvés par d’autres observateurs, Hirsch, Hankel, Exner, sont :

Son 0,149 0,1505 0,1360
Tact 0,182 0,1546 0,1337
Lumière 0,200 0,2246 0,1506

Mais, comme le fait remarquer Wundt, les excitants employés pour produire ces trois ordres de sensation sont loin d’avoir la même intensité. Nous n’avons aucun moyen de comparer des choses aussi disparates qu’un bruit, et une étincelle électrique. Peut-être cependant les différences de durée sont-elles dues à une différence d’intensité dans la cause objective. Pour résoudre ce problème, il faut ramener les sensations comparées, à ce point où elles atteignent le « seuil de l’excitation, » le minimum perceptible[6] ; car là elles sont toutes égales pour la conscience. En partant donc du minimum perceptible, Wundt a obtenu les chiffres suivants, comme résultat moyen de 24 observations.

Son 0,337 0,0501 (variation moyenne)
Lumière 0,331 0,0577
Tact 0,327 0,0324

Il en conclut que, les conditions de transmission nerveuse restant les mêmes, « la durée de la perception et de la réaction est constante quand l’excitation est à son minimum. » L’expérience lui a montré de plus que le temps physiologique diminue, à mesure que l’intensité de l’excitation augmente. À l’aide de deux instruments différents qui consistent principalement, l’un en une boule de 15 grammes tombant sur une planchette, l’autre en un marteau électro-magnétique, il constate qu’en faisant varier la hauteur de la boule et du marteau et par conséquent l’intensité du son que produit leur chute, on obtient ce qui suit :

Hauteur de la boule Temps Hauteur du marteau Temps
0m02 0,161 01 mill. 0,217
0,05 0,176 04 mill. 0,146
0,25 0,159 08 mill. 0,132
0,55 0,094 16 mill. 0,135

Ces deux séries d’expériences montrent assez clairement le rapport inverse, exprimé plus haut, entre l’intensité de l’excitation et le temps physiologique. Il y a sans doute à tenir lieu ici du fait de la transmission nerveuse. Elle augmente avec l’intensité de l’excitation ; mais la quantité dont elle augmente est si faible, comparée à la durée totale du temps physiologique, qu’il faut bien porter la différence au compte de la perception et de la réaction.

Comment le temps physiologique se divise-t-il ici entre la perception et la réaction ? Il est difficile de le dire. Les conditions de l’expérience jettent cependant quelque jour sur la question. Dans le cas où elles se font avec le minimum perceptible, on constate en soi-même, au moins dans plusieurs cas, un état de doute qui a une certaine durée ; on se demande avec indécision si une impression a eu réellement lieu et l’on sent clairement que cet état d’indécision prend un certain temps. Or, il faut remarquer qu’un état de cette espèce se produit non-seulement dans le cas où le jugement reste indécis, mais même dans les cas où l’impression étant nettement perçue, se trouve au-dessus du minimum perceptible.

Les deux éléments (aperception, volition) que nous avons compris sous la dénomination commune de durée de la réaction, dans quel rapport sont-ils quant à leur durée ? Dans quelques cas la conscience perçoit ces deux actes comme successifs, mais presque toujours ils lui sont donnés simultanément dans un seul et même moment indivisible. Toutefois, on ne peut nier que les conditions dans lesquelles l’expérience se produit, rendent très-probable cette conclusion : que la durée de la volition est extrêmement petite, en sorte que la durée de la réaction doit être portée en grande partie au compte de l’aperception. Les conditions de l’expérience sont telles en effet que l’enregistrement se fait avec une sûreté mécanique et que toute l’attention convergeant vers cet acte, l’impulsion volontaire est presque instantanée. Un fait en faveur de cette impulsion instantanée, c’est qu’il arrive parfois, quand une impression est vivement attendue, qu’on enregistre une impression toute autre (un éclair au lieu d’un son) ; et l’on sait très-bien, au moment même où l’on produit le mouvement, qu’une erreur est commise.


II. On peut simplifier les expériences précédentes, en plaçant le sujet dans des conditions telles que son effort d’attention est allégé. Pour cela, il suffit de déterminer d’une manière complète l’impression qu’il doit éprouver, en éliminant toute cause d’indécision. On lui fait connaître d’avance la nature de la sensation (son, lumière, etc.) ; de plus on annonce l’apparition par un signal antérieur. Ainsi une impression lumineuse ou auditive sera précédée par le battement d’un pendule qui indique au sujet le moment précis où il doit se mettre en garde.

On constate alors que le temps physiologique est considérablement diminué. En employant la boule, dont on a parlé plus haut, qui, par suite d’une disposition assez simple, peut tantôt produire un son avant sa chute (en heurtant un anneau), tantôt n’en produire aucun, Wundt a constaté les différences suivantes :

Chute de 0m 25 de haut sans signal 0,253
avec signal 0,076

13
17
14
17

Nombre des expériences
Chute de 0m 06 de haut sans signal 0,276
avec signal 8,175

L’expérience montre que lorsque l’intervalle constant entre le signal et l’impression augmente, le temps physiologique diminue. De plus la répétition et l’habitude ont une très-grande influence sur cette diminution. Dans une longue série d’expériences, les conditions extérieures restant les mêmes, on voit le temps physiologique devenir très-petit (quelques millièmes de seconde) ou même complètement nul.

La diminution du temps physiologique s’explique par l’état d’extrême attention qui empêche tout retard dans la perception et dans la réaction. Mais comment ce temps peut-il devenir nul ? Il faut remarquer que, dans les expériences actuelles, toute indécision étant écartée, le sujet tend à faire coïncider exactement son mouvement de réaction avec l’impression perçue et c’est ce qui arrive, surtout après plusieurs essais répétés. Dans certains cas, l’attente est si vive que l’impression doit être perçue plus tôt qu’elle n’a lieu en réalité, et comme l’état d’innervation motrice est à son plus haut degré, la réaction suit immédiatement la perception.

Exner fait remarquer que, dans, ces expériences si rapides, le sujet habitué sait très-bien si son enregistrement est bon ou mauvais, quoique la différence sentie en pareil cas ne soit guère que de quelques centièmes de seconde ; et il le sait par la différence d’intervalle qu’il perçoit entre l’impression et le mouvement. Ce fait montre quelle précision extraordinaire notre sens intime peut avoir dans les recherches de cette sorte.


III. Au lieu de simplifier l’expérience, comme dans le cas précédent, on peut se proposer de la compliquer.

Le cas de la moindre complication est celui-ci : la nature de l’impression est connue, mais on ne détermine ni le moment de son apparition, ni son intensité. Soit une impression auditive : on fait se succéder, sans aucune règle, des sons intenses et des sons faibles. En pareil cas, le temps physiologique est toujours augmenté. Wundt a fait deux séries d’expériences, l’une avec changements uniformes, l’autre avec changements sans règle :

I. Changement uniforme II. Changement sans règle
Son intense 
0,116 0,189
Son faible 
0,127 0,298

Le temps physiologique augmente encore, lorsque dans une série de sons forts, on intercalle brusquement un son faible et vice versa : la durée peut aller jusqu’à 0,4 — 0,5 de seconde. En pareil cas, les différences ne doivent être attribuées ni à la durée de la perception, ni à la durée de la transmission, mais à celle de la réaction. Cette durée croît, parce que les conditions de l’expérience sont telles que l’attention est prise en défaut ; l’effort antérieur qui simplifie le travail de l’aperception ne s’est pas produit. On peut donc dire en toute sûreté que ce retard dans la durée de la réaction est dû à l’aperception. En effet, les conditions de l’innervation volontaire sont les mêmes ici que dans les autres expériences ; ce n’est donc pas d’elle que peut provenir la différence.

Un cas plus compliqué que le précédent est celui où l’impression est complètement inattendue. Il en résulte un retard dans le temps physiologique. Ce cas se présente quelquefois par hasard, quand le sujet, au lieu d’appliquer son attention à l’impression attendue, se laisse distraire. On peut le produire artificiellement en interrompant une série d’impressions à intervalles uniformes par un intervalle très-court. Le temps physiologique s’élève alors jusqu’à 1/4 ou 1/2 seconde[7]. Le retard est moins, quoique notable encore, quand le sujet ignore la nature de l’impression qu’il va recevoir (son ou vision ou contact).

On peut se proposer enfin de faire porter la complication non plus sur l’impression perçue, mais sur le mouvement de réaction. Telles étaient les expériences imaginées par Donders et Jaager, dont nous avons parlé plus haut : un choc électrique est appliqué tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre ; la main du côté piqué doit réagir. Ou bien encore l’impression est produite par une lumière tantôt rouge, tantôt blanche ; la main droite réagit pour la première et la main gauche pour la seconde. Enfin un troisième mode d’opérer : Une voyelle est proférée, le sujet doit la répéter et les deux mouvements sont enregistrés à l’aide d’un stylet oscillant sur un tambour : tantôt la voyelle est connue d’avance par le sujet, tantôt il l’ignore. L’instrument constate une différence de durée.

Impression connue Impression inconnue Différence
Tact 0,205 0,272 0,067
Lumière 0,184 0,356 0,172
Son 0,180 0,250 0,070

Il faut bien remarquer cependant que dans ces trois séries d’expériences les conditions de la réaction ne sont pas les mêmes. Il y a en effet, entre une impression sur le pied et une réaction de la main du même côté, une association étroite, favorisée par la conformation anatomique, l’exercice, l’usage. Il en est de même entre une sensation auditive et une réaction vocale. Mais cette association naturelle, organique n’existe pas entre une sensation de rouge et un mouvement de la main droite.

On peut donc conclure « que la durée de la volition dépend principalement des connexions physiologiques existant entre les centres nerveux sensitifs et les organes moteurs qui réagissent. » Quand la réaction est favorisée par le mécanisme du système nerveux et l’habitude, le retard porte sur l’aperception. Dans le cas contraire, c’est la durée de la volition qui joue le principal rôle.


IV. Jusqu’ici on n’a fait agir sur le sujet qu’une impression unique. Voyons ce qui va se produire lorsqu’à côté de l’impression principale qui doit être enregistrée et dont on connaît la nature et l’intensité, on en fait agir une autre, afin de fatiguer l’attention.

Prenons d’abord deux impressions de même nature. Wundt emploie une cloche que frappe un petit marteau. Il enregistre les impressions suivant la méthode ordinaire. Puis, à l’aide de l’instrument employé pour cette expérience, il produit un bruit continu, celui d’une roue dentée qui heurte un fil métallique et il constate les différences.

I. Son modéré

sans un son simultané 0,189
avec.................0,313

II. Son fort

sans un son simultané 0,158
avec.................0,203

Le retard du temps physiologique est évident. Il se produit de même quand les deux impressions sont de nature différente :

Étincelle électrique

sans un son simultané 0,222
avec un son simultané 0,300

On a tout lieu d’admettre que, dans le cas des sensations disparates, le trouble de l’attention est plus grand. On sent du moins plus de difficulté à réagir correctement ; on éprouve un sentiment pénible, une sorte d’embarras.

Une autre façon de conduire l’expérience amène à un résultat curieux. Avec l’impression principale, on en fait agir une autre qui est simultanée, antérieure ou postérieure[8]. L’observation montre que la succession interne de nos perceptions peut ne pas correspondre à la succession externe des excitations : en d’autres termes, une excitation qui, en réalité, est postérieure à une autre peut être perçue comme antérieure. L’observation intérieure ne laisse aucun doute sur la cause de cette illusion : elle est due à l’état variable d’effort de l’attention. Quand l’effort est faible, cela n’a jamais lieu ; mais quand il est intense, il peut se produire une véritable anticipation de l’esprit.

Nous ferons remarquer aussi qu’avec ce mode d’expérience, l’impression concomitante, quand elle est postérieure, n’a aucune influence sur l’impression principale : tout se passe comme dans les conditions simples. Il en est de même pour le cas de simultanéité. Mais si l’impression perturbatrice est antérieure, le temps physiologique est toujours augmenté, comme le montrent les expériences suivantes :

Impression perturbatrice : Son Lumière
Simultanée ou postérieure 0,176 0,218
Antérieure 0,228 0,250

Lorsque l’expérience est disposée comme précédemment, mais que l’impression accessoire suit l’impression principale, à intervalle très-court, la méthode d’observation change. Il n’est plus nécessaire d’enregistrer par un mouvement la perception de l’impression principale : la seconde impression, pourvu qu’elle appartienne au même sens, sert à établir la durée d’aperception de la première. Il suffit, pour cela, de faire varier l’intervalle entre les deux impressions et de déterminer ainsi, par l’expérience, le temps nécessaire pour que la première ne soit pas effacée par la seconde. La partie de la durée de la réaction qui appartient à l’impulsion volontaire disparait d’elle-même.

Nous ne saurions trop appeler l’attention sur le nouveau procédé mis en usage ici. La durée du temps physiologique est abrégée, puisqu’elle ne renferme plus que deux éléments principaux, la transmission centripète et l’aperception : la détermination de la durée se fait donc dans des conditions plus simples. Pour comprendre d’une manière nette ce mode de détermination, remarquons ce qui suit. Si deux excitations se suivent à un intervalle de temps n (qui est indiqué par les appareils enregistreurs), et si elles ne sont perçues que comme une seule excitation, on peut en conclure que la première sensation a une durée, égale au moins à n. Si l’intervalle est augmenté de n′, (si l’on a par conséquent n + n′) et si le sujet perçoit deux sensations, on peut en conclure que, la première sensation a une durée plus petite que n + n′. En faisant varier n′, on peut déterminer avec une exactitude suffisante le temps physiologique pour la première sensation[9].

Toutefois ce mode d’expérience offre des difficultés. Chaque impression laisse après elle, dans l’organe, un certain retentissement, une persistance d’action purement physiologique qui dure encore, quand la seconde impression est reçue : en un mot, ce retentissement dure autant que l’intervalle qui sépare les deux impressions simples[10].

Suivant Baxt, la difficulté disparaît, lorsque l’impression principale est composée, au lieu d’être simple. Aussi emploie-t-il pour ses expériences des lettres ou des figures géométriques. En faisant varier plusieurs fois l’intervalle de temps qui sépare l’impression principale de la seconde qui l’efface, on peut par des essais répétés, trouver le maximum d’intervalle nécessaire entre deux excitations pour ne produire cependant qu’une seule perception. Puisqu’une impression momentanée suffit, quand rien ne la suit, pour produire une sensation, on peut supposer que l’intervalle répond à la durée de l’aperception.

Mais le temps ainsi mesuré varie beaucoup et croît avec l’intensité de la seconde excitation. En opérant avec divers degrés d’intensité, Baxt a trouvé que pour percevoir 3 lettres, il fallait un temps qui varie entre 1/40 et 1/18 de seconde. Lorsqu’il employait tour à tour des courbes simples et des courbes compliquées, le rapport des temps était celui de 1 à 5.

Dans ces expériences, les excitations se produisent de telle façon qu’entre elles il n’y a objectivement aucun intervalle. Et cependant subjectivement, nous sentons très-clairement qu’il y a un petit intervalle, pendant lequel aucune des deux excitations n’est perçue nettement. Ainsi tandis qu’il y a continuité entre les causes de nos perceptions, il y a discontinuité dans les effets. Ce caractère de discontinuité que présente le cours de nos états internes vient, comme le fait remarquer M. Wundt, de la nature de l’aperception. Notre attention a besoin d’un certain temps pour passer d’une impression à une autre. Tant que la première dure, tout notre effort tend vers elle ; l’attention n’est pas prédisposée à saisir la seconde au moment même où elle apparaît. Il y a donc un certain instant, durant lequel l’attention diminue pour la première et augmente pour la seconde : c’est cet instant qui nous paraît vide et indéterminé. Étant données deux impressions qui en réalité sont simultanées ou séparées par un très-court intervalle, il n’y a pour nous que trois manières possibles de les percevoir : simultanéité, continuité, discontinuité. Si nous les percevons comme simultanées, alors elles sont pour nous des parties intégrantes d’un même tout ; elles constituent un objet. Sinon, nous les percevons toujours comme discontinuées, sous la forme discrète du temps ; et cette forme, comme on le voit, a sa source dans la nature même de l’acte de l’aperception. Le continu, pour nous, ne peut venir que des variations d’intensité d’une seule et même représentation, jamais de la juxtaposition de deux états.


V. Si nous supposons une série de perceptions de la même nature se succédant dans un ordre régulier et que l’on intercalle dans cette série une autre impression, à quel terme de la série l’aperception rattachera-t-elle ce nouveau terme ? Les deux impressions simultanées au dehors seront-elles simultanées au dedans ?

Les termes de la série et le nouveau terme sont ou homogènes ou hétérogènes.

Dans le premier cas, si par exemple une excitation lumineuse entre dans une série de représentations visuelles, un son dans une série de sons ; il peut en résulter dans l’aperception de la série un dérangement, mais qui est très-léger, restreint à des limites très-étroites. Bref, tout se passe comme s’il n’y avait que deux impressions isolées : entre la liaison des représentations et la liaison réelle des impressions, la différence trouvée est nulle ou à peine discernable.

Dans le second cas, les choses se passent tout autrement. Pour le montrer Wundt intercalle, de la manière suivante, un son dans une série d’impressions visuelles. Sur une échelle graduée, un indicateur se meut avec une vitesse uniforme : tout est disposé de façon qu’à chaque moment, la position de l’aiguille puisse être aperçue très-nettement. Le mouvement d’horlogerie qui fait marcher l’aiguille sert aussi à produire un son, dont l’apparition peut varier à volonté ; en sorte que le sujet ne sait jamais d’avance quand elle va avoir lieu. Dans ces expériences, il doit arriver une de ces trois choses :

1° L’impression auditive est perçue au moment même où l’indicateur occupe la place qui répond au son : en ce cas, ni dérangement ni retard.

2° Le son peut être combiné avec une position postérieure de l’aiguille : il faut admettre alors dans nos représentations un retard que nous appellerons positifs, quand le son est perçu plus tard qu’il n’a lieu en réalité[11]

3° Le son peut être combiné avec une position de l’indicateur qui est antérieure au son réel : nous appellerons ce retard négatif.

En d’autres termes, le son doit être perçu exactement, trop tard, ou trop tôt, par rapport à la réalité. On serait tenté de dire, à première vue. que le retard positif est le plus fréquent, puisque l’aperception demande toujours un certain temps. L’expérience montre que c’est tout le contraire qui est juste. Le cas le plus fréquent de beaucoup, c’est que le retard est négatif, et ainsi on croit entendre le son plus tôt qu’il n’a lieu réellement. Il arrive rarement que le retard soit nul ou positif.

Pendant plusieurs années, Wundt a fait sur ce point des expériences, en variant les conditions, la méthode et les instruments. Nous ne pouvons les exposer ici en détail. Le principal résultat auquel il a été conduit est celui-ci : en faisant varier considérablement la vitesse des impressions visuelles qui forment la série, le retard devient positif, dès que l’on dépasse certaines limites.

L’explication de ces faits nous est suggérée par les expériences déjà examinées. Nous avons vu que l’aperception de toute impression demande un certain temps ; mais que ce temps diminue si la nature de l’impression est connue et qu’il diminue davantage si l’instant de son apparition est prévu. Nous avons montré qu’en pareil cas, l’un des résultats de l’extrême attention c’est que l’aperception peut précéder l’impression réelle. — Or les conditions mêmes de l’expérience actuelle doivent produire ce retard négatif avec une certaine régularité. En effet, lorsque la série d’impressions uniformes se déroule avec une certaine lenteur, l’attention qui est tout entière dirigée vers l’impression additionnelle (le son), atteint son maximum, avant que cette impression ait lieu et par suite se trouve combinée avec une impression visuelle, antérieure au son en réalité : par suite le son est entendu trop tôt. Au contraire, plus la série des impressions uniformes se déroule rapidement, plus il devient difficile à l’attention d’être en état d’effort suffisant avant que le son se produise ; par suite le retard devient de moins en moins négatif, puis devient nul, puis positif.

De l’ensemble de ces expériences, M. Wundt croit pouvoir conclure que l’aperception et la réaction volontaire constituent un fait connexe dont le point de départ physiologique réside dans les centres moteurs. Il rappelle : 1° que quand l’aperception n’est pas suivie d’une impulsion volontaire (c’est-à-dire quand sa durée est déterminée au moyen d’une impression qui succède immédiatement à la première) sa durée est moindre ; 2° que lorsqu’il y a un rapport naturel ou habituel entre l’impression et le mouvement, l’aperception et la volition coïncident ; tandis que lorsqu’il y a un certain choix à faire le phénomène se partage en deux actes. Mais, dans tous les cas, tout se ramène, pour lui, à une excitation volontaire qui tantôt est dirigée vers les centres sensoriels (aperception), tantôt vers les centres moteurs (volition proprement dite). « L’aperception et l’impulsion motrice ne sont donc que des formes diverses de l’excitation volontaire. Voilà pourquoi elles sont si intimement enchaînées et pourquoi, dans certaines circonstances, elles coïncident. Un fait physiologique qui jusqu’ici restait une énigme, parce qu’on séparait la sensation de la réaction volontaire, s’éclaire d’une lumière inattendue. On sait que les parties antérieures du cerveau sont très-probablement le point de départ des mouvements volontaires, tandis que les centres sensoriels seraient principalement dans les régions postérieures des couches cortiales[12]. D’un autre côté, on ne peut guère douter que les plus hautes fonctions de l’esprit ne soient partout liées au développement du cerveau antérieur. Tout ceci se comprendra, si nous remarquons que ce foyer de l’innervation volontaire doit à la fois gouverner les centres sensoriels, déterminer le mouvement et l’aperception des impressions. »


VI. Le dernier groupe de recherches dont il nous reste à parler diffère des précédents. Il s’agit ici, non plus de la durée des perceptions actuellement ressenties, mais du temps nécessaire pour reproduire dans la mémoire des perceptions passées.

En fait, une délimitation absolue entre le domaine des perceptions actuellement produites et des perceptions reproduites est impossible : car, aux états de conscience évoqués par les impressions sensorielles s’adjoignent des souvenirs dus à des impressions antérieures qui tantôt les complètent, tantôt s’en distinguent. Du reste, en étudiant précédemment la perception des impressions qui sont attendues et prévues, nous avons vu que la reproduction y joue un rôle et qu’elle se mêle intimement au phénomène de la perception actuelle.

L’expérience montre qu’en général le temps nécessaire pour la reproduction d’un état de conscience est plus long que le temps nécessaire pour sa production. Cependant cet énoncé général, pour être exact, a besoin d’être complété par quelques remarques.

La mémoire peut se représenter l’intervalle de temps entre deux perceptions comme plus grand ou comme plus petit qu’il ne l’est en réalité. C’est le premier fait qui se produit, quand l’intervalle est petit ; le second, quand l’intervalle est grand. Tous ceux qui ont l’habitude de la réflexion, l’ont remarqué. Quand nous repassons dans nos souvenirs certaines périodes écoulées de notre vie, une période courte nous apparaît toujours comme plus grande, relativement, qu’une période longue. Un mois passé et une année passée se raccourcissent tous deux dans nos souvenirs, mais c’est l’année qui, relativement, se raccourcit le plus.

Cette loi a d’ailleurs pu être établie par des expériences précises. Si nous cherchons à nous représenter des fractions de seconde, notre représentation de cette fraction de la durée est toujours trop grande : le contraire se produit, lorsqu’il s’agit de plusieurs minutes ou de plusieurs heures. Pour étudier la durée de ces petits intervalles, Vierordt faisait observer pendant quelque temps les battements d’un métronome ; puis, l’observateur devait, à lui tout seul, reproduire des battements aussi rapides que ceux qu’il avait entendus. Or, l’intervalle des battements imités devenait trop court quand l’intervalle réel était long, trop long quand l’intervalle réel était court. Les variations individuelles, en deçà ou au delà du point précis, sont assez grandes.

Vierordt, à la suite d’expériences faites sur lui-même, a trouvé que le point d’appréciation exacte répondait à des excitations durant :

Pour l’oreille entre 3 et 3,5 secondes

Pour le toucher entre 2,2 et 2,5

Il ne laissait entre la sensation et sa répétition qu’un petit intervalle.

Notre sentiment de la durée, comme le fait remarquer Wundt, est différent selon qu’il est rétrospectif ou qu’il s’applique à l’avenir. Dans le premier cas, il repose sur une reproduction d’états antérieurs, dans le second cas sur un effort de l’attention. C’est ce qui explique pourquoi il nous paraît si long d’attendre quelqu’un et pourquoi, dès que la personne attendue paraît, le temps d’attente rejeté dans le passé paraît très- court. Le temps consacré à un travail uniforme nous paraît beaucoup plus court que le même temps dépensé en mille petits travaux qui n’ont pas de lien entre eux. Ici encore il y a une influence de l’attention.

Nous arrivons donc à ce résultat général que la reproduction des états de conscience dépend, tout comme leur perception immédiate, de l’état d’effort de l’attention. Chaque représentation doit, pour être perçue, s’accommoder à l’attention, entrer dans ce qui a été appelé plus haut le point visuel. Et de même que chaque impression peut être perçue trop tôt ou trop tard, parce qu’il y a trop ou trop peu de temps laissé à l’attention ; de même, la représentation, l’état purement interne, peut être reproduit trop tôt ou trop tard, suivant que la reproduction doit être lente ou rapide.

En résumé, les différences entre la durée de la production et celle de la reproduction, peuvent se ramener aux deux principes qui suivent :

1° Dans la reproduction, le temps nécessaire pour que l’attention passe complétement d’un état à un autre est considérablement augmenté. Lorsqu’il s’agit d’impressions réelles, nous avons vu que ce temps est à peine d’une seconde ; puisque pour deux sons séparés par un intervalle de 1”, le retard est nul. Le passage de l’attention d’un état à l’autre exige donc une durée moindre qu’une seconde. Au contraire, si entre l’impression et sa reproduction on laisse un court intervalle, l’appréciation peut varier jusqu’à plusieurs secondes en plus ou en moins.

2° La différence entre la perception immédiate et la reproduction, croît avec l’intervalle de temps qui sépare les états internes entre eux, et avec l’intervalle du temps écoulé entre l’impression et le moment de la reproduction[13].


III.


Les expériences qui précèdent ne se laissent, quant à présent, ramener à aucune loi. Le plus qu’on puisse faire, c’est d’en résumer brièvement les résultats généraux :

1° Le fait de conscience a, comme tout autre phénomène, une durée précise, variable et mesurable. Sans doute, il était universellement admis, surtout depuis Kant, que les phénomènes internes ont pour caractère distinctif de se passer dans le temps ; mais cette formule vague permettait encore de laisser la pensée dans une sorte de région mystique, où elle paraissait inaccessible à la mesure.

2° Le fait de conscience n’a pas une durée absolue. Cette durée varie suivant les conditions intérieures (nature et ordre des excitations, etc.) ; suivant des conditions intérieures dont la principale est le degré d’attention ; et suivant des conditions de nature mixte (exercice, habitude).

3° Le temps physiologique, dans les circonstances les plus favorables pour en abréger la durée, varie, d’après la diversité des sensations, entre 1/5 et 1/12 de seconde.

4° Toutes les circonstances propres à compliquer l’acte psychique augmentent sa durée.

5° L’ordre des faits internes ne correspond pas toujours à l’ordre des faits externes. Une simultanéité objective peut se changer subjectivement en une succession ; une simultanéité subjective peut répondre à une succession objective. Enfin l’ordre peut être interverti, de telle façon qu’une succession objective AB devienne une succession subjective BA.

6° Le temps nécessaire pour la reproduction par la mémoire n’est pas le même que le temps nécessaire pour la production actuelle d’un état de conscience. Il est en général plus long.

Tels sont les principaux résultats des expériences dont nous avons donné plus haut le détail. Assurément, ils sont loin de répondre à toutes les questions possibles, et ils soulèvent plus d’une difficulté. On pourrait désirer, par exemple, que la durée propre de l’acte psychique fût déterminée dans tous les cas, déduction faite du temps nécessaire à la transmission nerveuse. C’est ce qui arrive pour la transmission motrice, quand le temps de la réaction est supprimé, comme nous l’avons vu ; pour la transmission sensorielle, dans le cas de la vue et de l’ouïe, où la durée de la transmission peut être considérée comme à peu près nulle. Il est probable que le perfectionnement des instruments et de la méthode, éclaircira bien des difficultés et en soulèvera d’autres qui changeront l’état de la question. Il importe peu ; le principal est acquis : la possibilité de la mesure.

Au terme de ce travail ennuyeux, minutieux, dénué de tout agrément littéraire, on se demandera peut-être si ces recherches valent la peine qu’elles coûtent, où elles conduisent, si elles nous font mieux connaître la- pensée et sa nature ?

On pourrait d’abord répondre que mieux vaut résoudre une petite question, que de débattre incessamment les grands problèmes, sans succès possible. Mais la question qui nous occupe est-elle en réalité si petite ? Il est évident qu’elle ne nous apprend rien sur l’essence intime de la pensée : en traitant ce problème par l’expérience, les observateurs ne se sont proposé rien de semblable. La science n’a rien à faire avec ces questions insolubles. Devant ce tout complexe qu’on nomme un fait, son œuvre consiste à décomposer, à soumettre tous les éléments constitutifs à l’expérience et à la mesure. Elle ne peut rien au-delà. La connaissance scientifique d’un fait, c’est la détermination complète de ses rapports ; le reste est affaire de métaphysique.

Ici, le procédé suivi a été celui de toute science. Le fait psychique — complexe s’il en fut — a été étudié dans un de ses éléments constitutifs : les variations de sa durée. Mieux vaudrait sans doute pénétrer dans d’autres conditions plus intimes, telles que les variations physiologiques des cellules nerveuses ; mais chaque conquête permet de nouveaux progrès, offre des aperçus nouveaux. Déterminer la vitesse de l’agent nerveux moteur et sensitif est une œuvre en apparence secondaire pour la psychologie ; et cependant par là le fait psychique est serré de plus en plus près : c’est par des mines souterraines qu’on s’en approche. Au lieu de la méthode intérieure seule employée jusqu’ici pour étudier la succession de nos sensations et de nos idées, on a employé une méthode objective qui, entre autres résultats, nous a montré qu’on supposait à tort que l’ordre interne des représentations reproduit immédiatement l’ordre externe des phénomènes. La méthode expérimentale nous a aussi fait comprendre pourquoi la conscience consiste en une série discontinue d’états séparés par de courts intervalles ; pourquoi et dans quelles conditions ces états varient. Nous avons exposé ces faits, sans en exagérer l’importance définitive, mais en les considérant comme une pierre d’attente, et la méthode employée comme une solide promesse de succès.

Th. Ribot.
  1. On trouvera des faits à ce sujet dans Maury, Le sommeil et les rêves, ch. vi, p. 138-139, et B. de Boismont, Des hallucinations, observation 77e.
  2. La différence entre Bessel et Argelander était considérable, et la régularité de ses variations est intéressante à constater. Ainsi cette différence était pour les phénomènes instantanés = 0” 22 ; avec un pendule battant la demi-seconde = 0” 72, c’est-à-dire, 0” 5 + 0” 22 ; avec un pendule battant la seconde = 1” 22, c’est-à-dire 0” 5 + 0” 5 + 0” 22. Pour plus de détails, voir Wolf, L’Équation personnelle, ses lois et son origine, 1871, et Radau, Moniteur scientifique, 15 nov. 1865 et suiv.
  3. On trouvera un résumé des résultats obtenus dans la dernière édition de Hermann : Grundiss der Physiologie des Menschen. 5e éd. Berlin, 1874, p. 304-305. Hermann admet comme le chiffre moyen vrai de la vitesse de transmission dans les nerfs sensoriels de l’homme 33m 9 par seconde.
  4. Experimentelle Untersuchingen der enfachsten psychischen Processe dans Pflügers Archiv, 1873, Bd. VII, pp. 601-669. Les instruments employés pour mesurer la durée des actes psychiques varient suivant les expérimentateurs. On sert des chronoscopes de Pouillet, de Hipp ; de l’appareil enregistreur de Krille, de Hankel, etc. Pour leur description, voir les ouvrages cités et particulièrement Marey : Du mouvement dans les fonctions de la vie.
  5. Grundzüge der physiologischen Psychologie, ch. xix.
  6. Cette expression de seuil de l’excitation (Reizschwelle), fort en usage dans la psychologie allemande contemporaine, est due à Herbart et à Fechner.
  7. Lorsqu’une impression est assez vive pour produire la frayeur, le temps physiologique est augmenté d’après Wundt, diminué d’après Exner.
  8. L’expérience peut être faite soit avec deux impressions de même nature, soit avec deux impressions différentes.
  9. Des expériences récentes ayant pour but de déterminer la vitesse de l’agent nerveux sensitif, sont fondées sur un principe analogue. Elles éliminent de même la durée de la réaction et s’appuient sur la persistance plus ou moins longue delà sensation. Voir Archives de physiologie, 1875, p. 588 et suivantes.
  10. D’après Mach, l’intervalle de temps nécessaire pour que deux impressions simples ne se confondent pas, serait :
    Pour l’œil 0,0470 secondes.
    Pour le tact (doigt) 0,0277
    Pour l’oreille 0,0160
  11. Dans ces expériences, on tient naturellement compte de la différence de vitesse de transmission pour le son et la lumière.
  12. Il s’agit ici des expériences récentes sur les localisations cérébrales commencées par Fritsch et Hitzig et poursuivies par d’autres observateurs, principalement Ferrier, dans ses Recherches expérimentales sur la physiologie et la pathologie cérébrales.
  13. Lorsque nous comparons ensemble deux intervalles de temps et que le second diffère du premier (est plus long ou plus court), il arrive nécessairement qu’au moment de la comparaison, le premier intervalle ne nous est donné que sous la forme d’un souvenir ; par conséquent il est sujet à cette erreur d’appréciation inhérent aux états de conscience reproduits. Divers expérimentateurs, Mach, Vierordt, Hœring, ont montré que l’aperception de cette différence de durée varie entre un maximum et un minimum ; mais les nombres qui résultent de leurs expériences sont loin de s’accorder.