La Famille Beauvisage/III/6
VI
LE TYRAN DOMESTIQUE
On se sera peut-être étonné de voir Sallenauve donnant lui-même une si éclatante publicité au secret de sa naissance.
Rien, ce semble, n’aurait empêché que la dernière volonté de sa mère fût accomplie à petit bruit, et que, remis secrètement aux mains de la mère Marie-des-Anges, ses restes mortels reposassent silencieusement et sans faste dans la sainte maison qui devait être leur dernier asile.
Mais, outre que dans ce procédé de furtive inhumation il y aurait eu pour Sallenauve la conscience d’une sorte de lâcheté, on doit ajouter qu’une grande révolution était arrivée à se faire dans son esprit.
On ne traverse pas les mers, on ne visite pas les contrées lointaines, on ne vit pas dans le désert au milieu de populations aux mœurs primitives et sauvages, on n’assiste pas aux grands spectacles de la nature, sans que l’horizon de la pensée s’élargisse et que, vues à cette distance, les idées toujours un peu conventionnelles de la société et de la civilisation perdent, aux yeux du voyageur, bien de leur apparence.
Après tout, avait fini par se dire ce même homme que la subite révélation des tares de son origine avait un moment amené au bord du suicide, je suis moi ! J’ai en moi ma valeur et ma force, et, dans cette vie de l’artiste que je n’aurais jamais dû déserter, et qui peut être encore pour moi remplie et glorieuse, qu’importe la bassesse du point de départ ?
Obligé de revenir en France pour y accomplir le dernier vœu de sa mère, non seulement Sallenauve ne se soucia plus de l’ébruitement qui pouvait être donné par Rastignac et par Maxime au secret qu’ils avaient surpris, mais il ne recula pas devant l’idée d’être le premier à en dévoiler la portion la moins compromettante. Du reste, quand il aurait tenu, plus qu’il ne le faisait alors, à déguiser ses misères de famille, peut-être son procédé d’en faire lui-même une sorte d’exhibition partielle était-il encore la sauvegarde la plus sûre et la plus habile. On embarrasse terriblement ses ennemis quand de soi-même on va au-devant des coups sournois qu’ils vous tiennent en réserve, et la moins fâcheuse manière d’être jeté par la fenêtre, c’est encore de s’y jeter soi-même, en choisissant au moins pour tomber, la place et la façon qui offrent le plus de chances de salut.
Dès son arrivée à Brest, où il avait débarqué, Sallenauve avait écrit à Bricheteau en lui annonçant son retour, et c’était avant de partir pour le rejoindre et l’accompagner dans son voyage jusqu’à Arcis que l’organiste était allé donner à madame de l’Estorade la nouvelle dont nous avons vu la chère dame émue si profondément.
Quand les deux amis se trouvèrent réunis, Bricheteau eut d’autant moins de peine à entrer dans les idées d’audacieuse émancipation qui lui furent exposées par Sallenauve, que la discrétion de Rastignac, déjà passablement cautionnée par la sainte terreur de Vautrin, lui parut encore garantie d’autant par le service que le ministre avait réclamé de lui.
Mais une fois convenu que Sallenauve avouerait hautement Catherine Goussard pour sa mère, restait la question de savoir comment serait prise la paternité bien autrement compromettante de Jacques Collin.
L’accepter publiquement était impossible ; il y avait sur ce nom trois ou quatre couches d’infamie trop nettement dessinées pour qu’aucune philosophie pût en prendre son parti, et, d’un autre côté, cependant, Bricheteau trouvait bien rigoureuse la détermination d’un ostracisme absolu appliqué à ce malheureux, qui, par la ferveur passionnée de ses sentiments paternels, s’élevait à une sorte de grandeur morale et de réhabilitation.
La situation de Sallenauve, au sujet du père qu’il accepterait, était d’ailleurs doublement perplexe, car, s’il n’avait suivi que son instinct, ainsi qu’il en avait précédemment témoigné l’intention, il serait revenu contre la reconnaissance du vieux marquis dont il ne portait pas volontiers le nom. Mais s’inscrire en faux contre l’acte établissant pour lui une filiation apocryphe, c’était compromettre Jacques Bricheteau et la mémoire de sa mère, qui lui avaient laborieusement organisé cet état civil. La situation paraissait donc sans issue, lorsqu’elle eût le dénoûment le plus naturel en même temps que le plus imprévu.
Le matin même du jour où il allait se mettre en route pour Arcis, Sallenauve apprit par l’Armoricain de Brest, à l’article Nouvelles de mer, que le trois-mâts la Rétribution, faisant voile de Fernambouc au Havre, avait sombré à la hauteur des îles du cap Vert et s’était perdu corps et biens. Parmi les passagers de distinction embarqués sur ce bâtiment, on citait le marquis de Sallenauve, respectable vieillard, père de M. Charles de Sallenauve, ancien membre de la Chambre des députés. Ainsi l’identité était on ne peut plus nettement constatée. En quittant Rio-de-Janeiro, ce respectable vieillard, emportant les vingt mille francs escroqués à la Luigia, s’était rendu à Fernambouc ; là, aussi bien qu’à Rio, il avait joué heureusement, et se voyant à la tête de sommes considérables qui lui constituaient une fortune, il s’était décidé à repasser en France pour y terminer sa carrière passablement aventureuse : mais la mer s’était chargée de le liquider, et la roulette des salons de conversation de Baden-Baden qui, un peu plus tard sans doute, lui aurait fait rendre gorge, fut privée de cette proie.
À la suite de la simplification apportée à sa filiation en partie double, Sallenauve se montra un peu plus disposé à accueillir les instances de Bricheteau, qui lui demandait pour M. Saint-Estève au moins une entrevue.
Il ne put nier que ce singulier homme ne leur eût ménagé contre Rastignac et Maxime une éclatante revanche ; il dut convenir aussi que son point de départ dans la carrière du crime, avait eu un côté généreux puisqu’il s’était dévoué pour Franchessini, qu’il ne jugeait pas d’un caractère assez énergique pour se relever jamais de la flétrissure du bagne. Sans doute tombé dans cet enfer, Jacques Collin s’était trompé quand, au lieu de demander sa réhabilitation à des vertus modestes et à une apparence de repentir exemplaire, il avait cru se relever par une audacieuse déclaration de guerre faite à la société. Mais dans cette lutte acharnée pendant laquelle il avait fait preuve d’une habileté et d’une énergie peu communes, son isolement contre tous n’avait pas manqué d’une sorte de grandeur, et quand on analysait l’existence et les procédés de cet excommunié social, on lui trouvait, avec le type du Figaro, de lointaines affinités. Sans doute le héros de Beaumarchais n’avait pas posé le pied si avant dans le chemin du mal, mais aussi il n’avait jamais mis sa tête au jeu dans les parties qu’il jouait, et le drame de la Mère coupable, dans lequel il finit par donner une valeur morale à son personnage, était bien loin d’égaler en intérêt celui où M. Saint-Estève avait mis au service de son fils retrouvé la puissante énergie de son amour paternel et les ressources de son esprit.
À la spécieuse vérité de cette apologie, Sallenauve ne fit qu’une objection ; mais comment y répondre ?
— Si je suis le fils de Jacques Collin, répondit-il, poussé à bout, je serais donc aussi le neveu de madame Saint-Estève, et là, il n’y a ni excuse ni explication possibles ; cette femme, au physique comme au moral, est une Locuste hideuse, à laquelle ma mère a dû tous ses malheurs et que je ne saurais jamais recevoir à merci.
Bricheteau fut obligé de convenir qu’ici la répulsion de Sallenauve était complètement justifiée, et il se chargea d’avoir, avec M. Saint-Estève, une explication à ce sujet.
— Vous le voyez bien, dit alors Sallenauve, de toute manière, cette entrevue, que votre bon cœur vous fait désirer, ne peut avoir lieu lors de notre passage à Paris ; à notre retour d’Arcis, il sera temps de nous en occuper. Soyons jusque-là tout entiers à notre pieux devoir.
Et dans l’envoi des billets de part que l’ex-député, pour aller immédiatement au fond de la courageuse publicité à laquelle il s’était résolu, eut le soin d’adresser à ses anciens collègues de la Chambre et à tous les gens de sa connaissance, M. Saint-Estève n’avait pas été compris.
À la suite des funérailles de sa mère, après quelques jours passés à Ville-d’Avray dans un recueillement qui lui parut un devoir de convenance, Sallenauve, accompagné de Jacques Bricheteau, fit une visite à madame de l’Estorade ; il trouva chez elle madame de Camps, venue en ce temps-là passer quelques jours à Paris.
La présence de madame Octave fut un heureux contre-temps. Cette première entrevue devait avoir quelque chose d’embarrassant, et Bricheteau lui-même n’y avait été convié que pour y jouer, en quelque sorte, le rôle de sourdine. Il fallait avoir le temps de se reconnaître, de savoir au juste sur quel pied on était.
Madame de l’Estorade se montra très naturelle ; son accueil fut naïvement celui d’une femme heureuse de revoir Sallenauve, tandis que, de son côté, celui-ci se mesurait, si l’on peut ainsi parler, et ne s’abandonnait qu’avec réserve à ses impressions.
Après quelques larmes données à la mémoire de son mari, la comtesse reprocha à Sallenauve l’espèce d’oubli dans lequel il avait laissé ses amis pendant presque toute la durée de son voyage, ajoutant toutefois que, devant certaines missions et certaines entreprises, tout autre intérêt devait pâlir et s’effacer, et qu’elle l’avait compris ; puis, pour ne pas s’appesantir sur un sujet pénible :
— Du reste, ajouta-t-elle, ce qui me passe, c’est la manière dont vous avez supporté les fatigues de ce terrible voyage ; à cela près du hâle que le soleil des tropiques a déposé sur votre visage, pas le moindre changement ne s’est fait en vous.
— Mais c’est vous, madame, répondit Sallenauve, dont il faut admirer l’impérissable jeunesse ; telle je vous ai laissée, telle je vous retrouve.
— Le fait est, dit madame de Camps, qu’elle est miraculeuse : pas une ride, pas un cheveu blanc.
— J’ai pourtant trente-huit ans tout à l’heure, dit madame de l’Estorade, et me voilà en passe de devenir grand’mère. M. Bricheteau, sans doute, vous a dit ce que nous arrangions pour Naïs.
— Oui, madame, répliqua Sallenauve, et je suis, comme lui, d’avis que de grandes convenances se trouvent réunies dans ce mariage.
— Pourvu, ajouta la comtesse, que vous ne soyez pas revenu trop tôt !
— Ah ! madame, j’espère que cette chère enfant a fini par se faire raisonnable.
— C’est ce que nous allons voir, dit madame de l’Estorade en sonnant Lucas auquel elle ordonna de prévenir Naïs que M. de Sallenauve était là ; comme, après tout, je n’ai pas la pensée de vous fermer ma maison, et qu’un jour ou l’autre il faudra bien que vous vous rencontriez avec elle, je trouve plus habile d’aller au-devant de la difficulté et de vous mettre résolûment en présence.
À vrai dire, la curiosité de Sallenauve était vivement excitée ; revoir femme faite la petite fille que l’on a laissée enfant, promet déjà quelqu’intérêt ; mais l’attitude que prendrait Naïs ! Il y avait là de quoi donner à penser au sauveur, qui, dans la confidence de madame de l’Estorade, n’était pas sans entrevoir le germe de quelques embarras.
Quand, après s’être fait un peu attendre, parut mademoiselle de l’Estorade, Sallenauve fut frappé de sa beauté vraiment éblouissante, bien qu’une légère pâleur, au moment de son entrée, éteignît l’éclat de son teint. Ce qui était un fâcheux symptôme, s’étant sans doute promis d’être réservée et digne, la pauvre enfant fut guindée et cérémonieuse, et quoique, dans l’habitude ordinaire de la vie, l’assurance et l’aplomb ne fût pas ce qu’il y avait à regretter en elle, son air fut celui d’une pensionnaire sortant du couvent, et à laquelle on a dit que tous les hommes étaient des trompeurs dont il fallait se garer avec le plus grand soin.
Pour René, ce fut autre chose. Externe au collège Henri IV (sa mère, après la mort de M. de l’Estorade, n’avait pu se décider à se séparer de lui en le mettant en pleine pension), il revenait à cette heure de sa classe. Quand il eut appris de Lucas que M. de Sallenauve était là, entrant dans l’appartement où l’on était réuni, comme un ouragan, il se précipita dans les bras du voyageur et fut avec lui du plus chaleureux et du plus cordial abandon.
Se destinant à la marine :
— C’est beau la mer, n’est-ce pas ? dit-il à Sallenauve, qui, venant de faire quelque trois mille lieues, en vertu de ce seul fait, lui eût semblé resplendissant d’une auréole ; et, par un feu roulant de questions qui avaient à peine la patience de la réponse, il anima l’allure de la conversation que les façons réservées de Naïs avaient singulièrement refroidie.
La famille fut bientôt au complet par la venue d’Armand, qui, gourmé et méthodique dans toutes ses façons, commença par saluer respectueusement madame de Camps et par embrasser sa mère. Ce fut seulement après cette entrée correcte, qu’il eut l’air de s’apercevoir de la présence du voyageur ; il l’aborda d’ailleurs d’une froideur assez marquée pour qu’entre eux ne s’échangeât pas même une poignée de main.
Après quelques phrases vagues sur l’heureux retour de Sallenauve :
— Quel âge a maintenant M. Armand ? demanda Sallenauve.
— Vingt-et-un ans, répondit madame de l’Estorade.
— Et à quelle carrière se destine-t-il ?
— Je ne sais pas bien encore répliqua le petit homme, si c’est à la magistrature ou à l’administration. Il est cependant présumable que ce sera l’administration, parce que si, par le mariage de ma sœur, M. de Rastignac devient allié de la famille, il aura, pour me pousser dans cette carrière, plus de facilité que dans la magistrature où la hiérarchie est bien plus définie.
La question du mariage de Naïs arrivait-elle là par un pur entraînement de la conversation ? ou bien une habileté de M. Armand, jugeant sur cette question un engagement inévitable, avait-il précipité le moment de l’aborder ? C’est ce qu’il aurait fallu demander aux profondeurs de la pensée du jeune chef de famille. Quoi qu’il en fût, Sallenauve se sentit en demeure de parler, et il demanda à madame de l’Estorade si ce mariage était avancé, pour qu’il eût a lui en faire son compliment.
— Mon Dieu ! répondit la comtesse, la principale intéressée n’a pas encore prononcé. La demande m’a été faite par madame de Rastignac, venue ici pour cela, il y a quelques jours ; maintenant nous attendons la réponse de Naïs, qui a demandé la permission de réfléchir un peu.
— Ma sœur, dit alors Armand en prenant la parole, a pu très convenablement demander ce répit. Comme elle ne connaissait pas M. de Restaud et qu’il n’a pas encore été présenté chez ma mère, on pouvait bien faire faire au prétendant un peu d’antichambre ; mais je crois aussi qu’il ne faudrait pas que cette antichambre se prolongeât trop.
En entendant l’arrêt fraternel, Nais s’était levée et elle avait traversé l’appartement avec assez de vivacité pour être déjà près de la porte quand sa mère lui dit :
— Où vas-tu donc, Naïs ?
— Je reviens, maman, répondit la jeune fille, dont il sembla que la voix était altérée.
En voyant sortir sa sœur, Armand leva les épaules.
— Tu as eu tort, Armand, lui dit madame de l’Estorade, d’éveiller cette question ; bien qu’en famille et avec des amis, c’était un sujet à réserver pour un autre moment.
— Il me semble, au contraire, que le moment était on ne peut mieux choisi ; si Naïs nourrit de folles idées, c’était bien l’occasion de lui en faire toucher au doigt le néant.
— Non, mon ami, reprit la comtesse, les choses de cœur demandent à être maniées avec plus de délicatesse et de réserve, surtout quand il s’agit de Naïs, qui, sentant très vivement, est d’autant plus facile à effaroucher.
— Vous savez, ma mère, répondit Armand, qu’en toute chose je vais droit au but : ce mariage a l’approbation de tous les gens raisonnables ; les hésitations de Naïs peuvent le faire manquer ; il est donc tout naturel de la mettre en demeure, surtout quand on a toute raison de croire qu’elle va être plus que jamais disposée à traîner les choses.
— Mais enfin, dit René, si elle ne veut pas de M. de Restaud, je ne crois pas que maman ait l’intention de la violenter.
— Assurément, répliqua madame de l’Estorade, ce procédé est à mille lieues de ma pensée ; je la raisonnerai ; je lui ferai comprendre ce qui est possible, ce qui ne l’est pas ; mais, pour exercer sur elle une pression violente, jamais je ne m’y déciderai.
— Vous ferez, ma mère, dit Armand, ce que vous jugerez convenable ; mais j’entrevois que, dans toute cette affaire, ma chère sœur vous donnera beaucoup de soucis.
— Quel si grand souci ? dit René ; eh bien ! si elle refuse, elle refusera ; il n’y a pas que M. de Restaud dans le monde qu’on puisse épouser.
— Mon cher, répondit Armand d’un air protecteur, tu tranches ces questions avec ta jeune tête de quinze ans.
— Tiens ! dit René, ne vas-tu pas te poser en Nestor parce que tu es arrivé à ta majorité ? Maman a raison, c’est une affaire qu’elle doit se réserver de traiter seule, et notre rôle n’est pas de la pousser à manquer d’indulgence ; d’ailleurs, ce que Naïs peut désirer secrètement, c’était aussi la pensée du pauvre père, et, si j’y pouvais quelque chose, ce serait bien la mienne aussi.
— Mon bon René, dit alors Sallenauve, je vous remercie de ce souhait, et croyez qu’une alliance avec votre famille me semblerait ce qu’il y a au monde de plus désirable ; mais j’ai presque le double de l’âge de votre sœur ; nos caractères, je le crains, ne sont pas faits pour sympathiser beaucoup ; par certains côtés, d’ailleurs, je ne suis pas un parti auquel on ne puisse faire de sérieuses objections ; si donc il était vrai que mademoiselle Naïs, par un sentiment de piété filiale, eût quelque empressement à donner suite à une idée que M. de l’Estorade avait pu avoir dans un autre temps, je crois que nous devons tous nos efforcer de combattre cette pente regrettable ; seulement, je suis de l’avis de madame votre mère, et beaucoup de patience aidée d’un peu d’adresse me semble le meilleur moyen de succès.
— C’est évident, dit madame de Camps, et il faut ajouter que l’intervention d’une autorité un peu jeune, pour se faire reconnaître sans conteste, ne peut être ici que d’une utilité très négative pour ne pas dire plus.
— Très bien, répliqua Armand d’un ton piqué, je ne me mêlerai plus de rien. Autrefois dans les familles, le fils aîné, jusqu’à un certain point, succédait à l’autorité du père ; mais nous avons changé tout cela. Puis, comme sur les lèvres de Bricheteau, auquel pendant tout ce débat d’intérieur on ne pouvait pas reprocher d’avoir ouvert la bouche, il surprit la trace d’un sourire, il paraît ajouta-t-il avec un mauvais goût insigne, que je semble très plaisant à M. le professeur de Naïs.
Voyant qu’on prétendait l’humilier, Bricheteau se dressa sur ses ergots et répondit :
— J’ai eu quelquefois le plaisir de donner des leçons à mademoiselle votre sœur, parce que madame votre mère m’avait fait l’honneur de le désirer ; mais vous, mon cher monsieur, sans que vous le souhaitiez, je prendrai la liberté de vous en donner une, et vous dirai que les barbons de vingt-et-un ans qui ont la prétention de régenter leur famille, me semblent aussi ridicules que les hommes de quinze ans qui veulent se battre en duel avec les marchands de chevaux.
— Armand, dit madame de l’Estorade en voyant son fils se disposant à répondre avec une extrême animation, je vous ordonne de vous taire et fais pour vous mes excuses à M. Bricheteau ; vous devriez lui dire aussi qu’il a fait le métier d’infirmier auprès de votre père quand il s’est si généreusement dévoué pour lui et pour nous à une fatale époque.
Armand ne répondit rien, et sortit en fermant après lui la porte avec violence.
Presqu’au même moment entra M. de Maucombe, le père de madame de l’Estorade, qui, venu à Paris pour quelques jours, ne pouvait plus se décider à le quitter.
— Qu’a donc Armand ? demanda-t-il avec sa béatitude marseillaise, je viens de le voir passer, rouge comme une cerise ; je lui adressai la parole, et il ne daigna pas de me répondre.
— Un petit mouvement d’humeur, répondit madame de l’Estorade.
— Eh ! ma chère amie, dit le vieux gentilhomme, ce n’est pas du premier que je lui vois ; comme on a fait les enfants, on les a ; je te disais bien d’autre fois, que tu les gâtais trope.
— Vous ne restez pas à dîner avec nous ? demanda madame de l’Estorade à Sallenauve et à Bricheteau, en les voyant se lever pour prendre congé.
— Non, un autre jour, dit Sallenauve, quand le baromètre sera plus au beau.
— Au moins, dit la comtesse, qui le reconduisit jusqu’à la porte de la pièce où s’était passée la scène, on ne sera plus cette fois des années sans avoir de vos nouvelles.
— À bientôt ! répondit Sallenauve en lui baisant la main qu’elle lui avait tendue ; elle en fit ensuite autant pour Bricheteau, auquel elle dit de sa voix la plus câline :
— Vous n’en voulez pas à Armand, n’est-ce pas ? Son cœur est meilleur que sa tête.
— C’est ce que nous verrons, répondit Bricheteau ; moi, je ne lui en veux pas, je lui ai dit son fait.