La Famille Kaekebroeck/Texte entier

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Paul Lacomblez (1p. i-278).


Préface de la sixième édition


Le 19 mai 1902.
Mon cher Courouble,

Tu me demandes une préface aux nouvelles éditions de la Famille Kaekebroeck et de Pauline Platbrood. — Quels que soient nos liens d’amitié, je refuse. J’ai lu dans le Petit Bleu, le Messager, l’Étoile Belge, la Gazette, que le Prince Albert de Belgique t’avait chaudement parlé de la Famille Kaekebroeck à une soirée de la « Grande Harmonie ». Le jeune prince a fait à tes livres le plus imprévu des avant-propos. Que veux-tu que j’y ajoute, moi, porte-plume, marchand d’images et trafiquant de verbes ? Je n’ai point de couronne à attendre : les rares qui tombent en mon escarcelle servent à acheter, pour la mie qui m’est chère, des fleurs, un rien de fard et parfois le bijou que les autres n’ont pas. Où veux-tu que je trouve les rayons de gloire dont le Dauphin t’a criblé ?

Quant à Pauline Platbrood, les mêmes journaux m’ont appris que ta belle bruxelloise fit sensation dans le public de Brabant. Rien qui m’étonne : je connais assez nos compatriotes pour deviner que beaucoup voudraient « dire deux mots » à cette fille de Rubens. Certes, si j’étais célibataire et avais l’âge où nous allions, stagiaires à l’âme ardente, faire danser à des « soirées » les jeunes bourgeoises sentimentales et vierges qui nous disaient : « Och ! god ! Si vous sauriaïe comme j’aïe chaud ! », j’eusse certainement disputé Pauline Platbrood à l’amour de François Cappellemans. Peut-être qu’alors « on aurait vu du neuf » et que Mademoiselle Platbrood, malgré son goût pour les poseurs d’appareils hygiéniques, eût « louché » vers le jeune avocat.

Tout cela n’est point « stoefferij » de ma part : mais pour te dire que je ne m’étonne point du succès de tes héroïnes et t’assurer que tes bouquins n’ont besoin d’un avertissement au lecteur.

Au surplus, si, poussé par le désir de voir sur tes couvertures jaunes mon nom à côté du tien, heureux favori des lettres, je t’écrivais des préfaces, n’offrirais-je pas une lourde queue à ton cerf-volant, qui plane si léger dans l’air, au-dessus du Rempart des Moines, à travers le son des cloches de Sainte-Catherine, qu’aimait Cappellemans, le vieux plombier ?

« Allaïe ! Allaïe ! » Vole de toi-même ! Tes ailes sont assez grandes. Elles s’étendent de la porte d’Anderlecht à la porte d’Anvers et font crisser les plumes qu’elles déploient sur tout le bas de la ville.

Si quelque « faiseur d’embarras du quartier Léopold », contempteur des rues que traversait la Senne, quelque confrère jaloux, tire sur ces plumes, méprise-le : « fais semblant de rien » et répète-toi « qu’avec çà et six cens il aura un verre de faro partout ».

D’ailleurs, mon beau chéri des muses brabançonnes, tu n’as reçu que des éloges pour ta littérature : cette uniformité doit te paraître fade : au lieu d’une préface, souhaite le petit éreintement ; le « faquin » sera injuste, mais sa « ratatoulle » vinaigrée te fera, acide, l’effet relevant d’une goutte de citron dans une huître : l’huître, ce n’est pas toi, mon vieux, mais la saveur glissante des compliments qu’on fait avaler aux écrivains, et dont ils sont avides.

Maintenant, je t’assure que tes livres sont charmants.

Tout d’abord ils se parent d’une couleur locale : je raffole des choses d’un pays, d’un village.

Certain de mes amis, « drrroguiste » à Tirlemont, m’avouait :

— Quand j’arrive quelque part, je prends toujours un verre de bière de la « localitaïe ».

Il ajoutait, roulant ses gros yeux et ses R :

— Ne fût-ce que pour le prrrincipe !

Il avait raison. Partout où vous passez, enquérez-vous des mœurs, de la boisson, de la cuisine, de l’art et des amours. Soulevez tous les couvercles ! Cela instruit toujours et charme souvent.

La Famille Kaekebroeck possède ce cachet spécial. Et tes livres, mon cher, me ravissent d’autant plus qu’ils me rappellent non seulement un coin de ville, mais le coin de ville que je chéris par-dessus tous. Là, quand j’étais petit et même plus tard, j’ai parlé comme Monsieur Van Poppel et Monsieur Rampelbergh, lorsqu’ils étaient enfants ; là j’ai reçu à mes premiers Noëls des couques à printjes et j’ai cru entendre dans l’escalier le pas mystérieux du grand Saint-Nicolas. Les soirs d’hiver — tu te rappelles ? — au son des bellekens, petites sonnettes qui tintinnabulent aux lattis verts des boutiques éclairées par des lampes à pétrole et où l’on vend des « boestrings », des moules à la daube, des chandelles en suif, de la morue et des boîtes d’allumettes à couvercles rouges — « on » allait rue de Flandre, rue au Beurre, voir les vitrines : elles resplendissaient : il s’y dressait sur de grands papiers blancs des « spikelaus » doux comme le miel du paradis et qui représentaient des « mêkes » avec des parapluies ouverts, des « pêkes » avec de hauts chapeaux comme celui de Paul Krüger, et des soldats qui avaient l’air de porter l’ancien shako des gardes-civiques, au temps du général Pletinckx. Puis s’étalaient les pains d’épice : sur la grande croûte noire s’enlevaient, en sucre peint, des frises : elles représentaient le mariage du Roi, Van Campenhout chantant la Brabançonne, la fuite en Égypte, la place des Martyrs ou l’inauguration de la ligne de Bruxelles à Anvers.

Quand je rentrais, vers la porte de Ninove, le canal était pris par la glace ; dans les bateaux arrêtés les cabines s’éclairaient : comme on se trouvait aux veilles de grandes fêtes, les pavillons déjà hissés au sommet des mâts battaient la nuit : malgré l’obscurité je distinguais les rouges des jaunes. Les étoiles brillaient, me disaient :

Fait-il bon vivre en ce pays ?

Oui, étoiles, c’est le bas de la ville ! Là, des brasseries, aux jours des cuvées, font traîner par les rues des brouillards qui sentent le houblon, tandis que dans les tonnes vides résonnent les bruits des brosses qui frottent, et des marteaux qui clouent les cercles.

Au crépuscule les bons cabarets, ceux de la Porte Rouge, du Saint-Pierre, du Tonnelier, et plus loin celui de la Tête de Mouton, chez Vogeleer, s’allument : leurs fenêtres posent de joyeux trous d’or dans le paysage urbain qui pâlit un peu avant de s’envelopper dans la nuit. À l’intérieur, les comptoirs reluisent, les zincs brillent : rougeaudes, les bras nus, avec l’air d’être fraîchement peintes par Jordaens, les seins crevant leur corsage, du poil blond à leur nuque ambrée, les servantes apportent les verres de bière brune aux chalands qui commencent à envahir l’estaminet. Ils pincent les gaillardes à la taille et les appellent, tandis qu’elles rient d’un rire vigoureux, de ce nom doux, ou le Bruxellois glisse sa tendresse comme en un caramel :

— Crotje !

Dans ces caves, qui entassent les tonneaux ainsi que des trésors, et au cœur desquelles, par les nuits de mai, on entend chanter — multiples rossignols ! — la bière en sa fermentation ; puis autour des tables de ces cabarets où chaque « société » de tir à l’arbalète, de jeu de quilles, de « vogelpik », de colombophiles ou de chasseurs à « prinkères » pend sa boite jaune ou verte, près du râtelier à pipes de Gouda, le peuple brabançon trouve, en des breuvages sains, sa placide joie, sa joviale santé, sa force. Le faro et le lambic, boissons lourdes, lui apprennent à ne s’emballer comme les licheurs d’absinthe et les amateurs de vins. Ces bières ont du bon sens, et si parfois, aux heures d’orgie, elles parviennent à faire tituber, généralement elles procurent à leurs fervents l’équilibre moral et la sagesse.

Et vraiment, Courouble, tu deviens le peintre de la bourgeoisie de ces quartiers pittoresques. Tu nous en dis le côté bonhomme, les façons surannées, les mœurs un peu triviales. Tu décris le jour de l’an, où toujours un oncle, ou même une tante, a sa petite « loque » pour avoir bu trop de vin de Madère ; les matins de première communion, avec les « och, erme ! » pleuvant sur les petits héros, qui, pour ne pas abîmer leurs nouvelles tenues, marchent raides comme les conscrits qu’on dresse à la caserne du Petit-Château. D’un banquet de gardes civiques, tu brosses une cocasse étude à la Craesbeek : l’orchestre de l’aubade éclairé par les torches, et la fanfare qui tonitrue. Dans la boutique d’un marchand de cordes à la rue Sainte-Catherine, n’avais-tu déjà jeté une goutte de la poésie ambrée dont Pieter de Hooghe dore ses toiles ?

Tu donnes les amours, les mariages, les naissances, et la mort touchante du vieux Cappellemans, dont son fils soude lui-même le cercueil ! Toute la vie qu’abritent les vieux pignons à escaliers et les murs frottés de chaux jaune, derrière les fenêtres à « espions » ou les vitrines encombrées de « peperkoeks », de feuilles à « décalcomanie », de cartes postales qui reproduisent Manneken-Pis ; la vie que contiennent les salons, encore si Louis-Philippe, des vieux bruxellois, avec les portraits du temps de Navez, et les tasses dorées du Premier Empire ; la vie « bon enfant » qui grouille sous les clochers des Riches-Claires, du Béguinage, du Finistère, depuis la place du Jeu de Balle jusqu’à l’Allée Verte ; la cordialité, que certains trouvent vulgaire, de ces bons bourgeois, libéraux ou catholiques, leurs fêtes, leurs larmes, leurs joies, comme si quelque Jan Steen t’avait passé son pinceau transformé en une plume : c’est dans tes pages !

Et non seulement tu nous renseignes sur les intérieurs, les façons d’être, les mœurs : tu ajoutes le parler bruxellois, carrément. Tu abordes la trivialité de l’accent et de la phrase. Cette manière spécialise ton œuvre, lui donne une saveur de terroir et une vérité amusante. Il fallait un certain courage : l’écrivain pouvait être accusé lui-même de trivialité et de ne point connaître « son français ». En Belgique, où l’on parle cette langue d’une façon moins pure encore qu’à Paris, on porte souvent aux écrivains pareille accusation. Mais si tes personnages patoisent, permets que je te rassure sur l’élégance de ton écriture et la grâce de ta façon. Dans les toiles de Teniers on voit des manants saoûls qui accomplissent des choses à révolter même Manneback, le plus débraillé de tes personnages : pourtant, derrière ces rustres, la finesse de l’art, la touche spirituelle, la subtilité du coloris, la moquerie presqu’imperceptible font deviner l’œuvre d’un gentilhomme. Ainsi, entre tes lignes, brille le sourire mi tendre et mi sardonique d’un conteur artiste et d’un lettré goguenard, qui aime beaucoup ceux qu’il raconte et les châtie un peu.

Quant à moi, je dévore tes livres dès qu’ils paraissent : exilé de ma terre de Cocagne, je les déguste avec la haute et sainte joie que j’éprouve, quand je reviens des beaux pays de France ou d’Italie, à boire, comme si c’était le sang de ma ville, le verre de lambic que me sert un vieil ami, — un rentier qui habite près de l’Abattoir, et qui me dit chaque fois :

— Il a trente ans de « boutelle » savez-vous !

Eugène Demolder.

Le châtiment de Mme  Keuterings


I


Depuis neuf heures, enfermée dans son cabinet de toilette, la belle mais grosse Mme  Keuterings s’ébouriffait et se débouriffait devant sa glace triptyque, à la recherche exaspérée d’une coiffure suggestive et moderne, quand M. Keuterings cria dans l’escalier :

— Eh bien, Clémence, est-ce que ça y est ? On va manquer le convoi !

Alors, Clémence s’affola et jetant le peigne :

— Tant pis, dit-elle avec rage, je laisse mes cheveux comme ça !

Et elle s’habilla, car elle était seulement en chemise. Dans sa hâte, elle perdait la tête et ne retrouvait rien. Elle mit son pantalon à l’envers.

Enfin, elle passait sa robe, quand elle s’aperçut que ses souliers molière n’étaient pas lacés. Aussitôt, elle posa le pied droit sur une chaise. Mais tout à coup, un ferret sauta et le ruban de soie refusa obstinément de s’engager dans l’œillet.

Penchée, pleurante de sueur, Mme  Keuterings s’acharnait à cette besogne impossible — car un lacet sans ferret est plus indomptable que tous les zèbres et il ne passera pas, en dépit des plus féroces tortillements, là où il a décidé de ne pas passer — quand elle s’écria avec exaltation :

— Et mon corset ! Jésus Maria ! J’allais oublier mon corset !

Vite, elle abandonna ses souliers maudits, rejeta sa robe par-dessus la tête et, saisissant sa cuirasse, elle l’appliqua sur son torse robuste.

Puis, les pattes dans chaque main, elle imprima au corset des glissements de gauche à droite et de droite à gauche, afin d’agrafer le busc.

Elle dépensait dans cet ajustage une force excessive, se rentrait tant qu’elle pouvait, travaillait à diminuer son volume — car il est parfois bien plus difficile de se faire moins grosse que le bœuf — quand la voix de M. Keuterings résonna de nouveau :

— Voyons, Clémence, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ? Est-ce que vous êtes prête maintenant ? C’est toujours la même chose avec vous !

Cette fois, elle courut sur le palier et lança ces mots — éternel mensonge du retard :

— J’arrive, j’arrive !

Il n’y avait plus de temps à perdre. Le dos contre le mur, elle fit un effort puissant, désespéré. D’une secousse énergique, elle rapprocha les baleines initiales et fixa le busc.

— Ouf ! gémit Mme  Keuterings en poussant un soupir énorme.

Vite, elle voulut passer sa robe, mais elle ne pouvait plus lever les bras ! Pour gagner du temps, elle retourna à ses bottines. Mais il lui était devenu impossible de se baisser !

Le busc était toujours là ! Il la tenait sous son bec implacable.

Dans cette extrémité, Clémence cria furieusement :

— Auguste, mais venez donc m’aider !

Aussitôt M. Keuterings entra très agité :

— Mais, ma bonne, pour sûr on va manquer le convoi !

— Agrafez ma robe, et lacez mes souliers ! commanda sa femme.

Auguste obéit. Cinq minutes après, Mme  Keuterings luisait dans sa robe de soie noire.

— Maintenant mon chapeau !

Et sur sa grosse tête épanouie, elle se fit appliquer un soupçon de chapeau, un de ces petits chapeaux à la mode qui sont une simple couronne de tulle noir, étoilée de marguerites au milieu de quoi apparaît le chignon — un chapeau percé !

Le temps d’épancher sur ses mouchoirs divers flacons de parfums, un dernier regard dans la glace :

— Voilà, je suis prête, dit-elle en mettant ses gants.

Cependant, Auguste examinait sa femme avec inquiétude. Jamais elle ne lui avait semblé si mince et bien prise.

Enfin, il se hasarda :

— Clémence, est-ce que vous n’êtes pas un peu serrée ?

— Moi, serrée ! Vous êtes fou ! Mais je nage, je flotte dans mon corset ! C’est comme si je n’en avais pas ! Partons.

Et ils partirent.

II


M. et Mme  Keuterings s’en allaient à Rixensart, pour les noces du fils cadet de M. Van Poppel, le petit Théodore, qui épousait Mlle  Adèle Spineux. Car Mme  Keuterings, née Van Poppel, était la propre cousine du futur…

À la gare du Luxembourg, ils retrouvèrent les « connaissances » invitées comme eux au repas de fête.

C’était le jeune Ferdinand Mosselman, surnuméraire au ministère des finances, pianiste et grand diseur de chansonnettes ; M. et Mme  Rampelbergh, anciens droguistes ; M. et Mme  Timmermans, poëliers-serruriers.

Il y avait encore M. et Mme  Kaekebroeck, ex-marchands de drap depuis longtemps retirés des affaires. Ceux-ci, très âgés déjà, étaient fort cossus : leurs habits plus simples et mieux ajustés dénonçaient un rang bourgeois respectable. Mais ils n’en étaient pas plus fiers pour cela et montraient à tous une cordialité sincère.

Leur fils Joseph les accompagnaient : c’était un grand garçon de vingt-neuf ans qu’ils avaient eu très tard et qui formait avec eux un étrange contraste. Long et mince, très élégant, il était d’une froideur, d’une taciturnité dont rien ne le pouvait sortir. On assurait qu’il vivait plongé dans les livres et on l’appelait le « savant ». À son air las et très distingué, on eût dit d’un jeune et grave attaché d’ambassade fourvoyé dans une bande de Bruxellois en goguette.

Son ami Mosselman, gai, rose, souriant, était sa vivante antithèse.

Toutes les dames, fors la vieille Mme  Kaekebroeck et l’opulente Mme  Keuterings, ruisselaient de chaînes, de croix, de boucles d’oreilles, et se drapaient dans de longs châles des Indes. Et leur tête supportait des chapeaux à fleurs, quelque chose comme tout le massif de rhododendrons de l’avenue Louise !

Quant aux hommes, ils étaient coiffés d’un haut de forme et revêtus d’une redingote de drap noir, hormis Ferdinand Mosselman et Joseph Kaekebroeck, qui avaient endossé le frac et portaient un chapeau Gibus.

Après mille cérémonies, les invités envahirent un compartiment de seconde classe.

Mme  Keuterings surtout rayonnait, car elle sentait qu’elle était la plus belle. Sûre de sa royauté, elle s’agitait, s’étourdissait, s’épanchait en trésors d’affabilité coquette envers tout le monde, quand on vit accourir, sauter sur la voie libre la pimpante Mme  Posenaer, suivie de son mari qui balançait comme une cloche un énorme bouquet blanc, et criait tout essoufflé :

— Charlotte ! attention, attention !

C’étaient les derniers invités.

Aussitôt, le jeune Ferdinand se jeta à la portière ouverte :

— Vite, par ici, madame, il y a encore une place !

Il tendit la main à la jeune femme qui s’élança légèrement dans la voiture, tandis que M. Posenaer escaladait un wagon voisin.

La locomotive siffla et le train partit.

— Il était temps, s’écria Mme  Posenaer haletante. Et elle salua gaiement tous ses compagnons.

Elle était charmante, Mme  Posenaer, pleine de

printemps dans sa jolie robe de foulard crême très ouverte, ceinturée de soie rose. Et sur sa tête vive, elle avait posé un immense, mais léger chapeau de paille où se pressaient un tas de petites roses mortes d’un ton délicieux.

À cette vue, Mme  Keuterings se renfrogna. Mais son dépit s’accrut davantage encore quand Mme  Posenaer, sous prétexte que des petits charbons volaient dans ses yeux, abaissa sa voilette sur laquelle se trouvaient appliquées deux mignonnes mouches noires.

Décidément, elle était à la dernière mode ! Mme  Keuterings se sentait dépassée !

Alors, tous ces gens joyeux et bavards lui parurent odieux et communs. Sa fièvre heureuse la quitta. Elle devint morne et regarda jalousement la petite Mme  Posenaer qui riait de toutes ses dents blanches, un peu séparées, en écoutant les histoires de Marseillais que contait Ferdinand, un garçon « farce » toujours si amusant en société…

Soudain, pendant l’arrêt à Boitsfort, M. Keuterings interpella sa femme de l’autre côté du wagon.

— Clémence, vous êtes si pâle ! Qu’est-ce que vous avez donc ? Vous êtes malade !

— Mais, je ne suis pas pâle ! s’écria Clémence en rougissant de fureur.

— Moi, je crains que vous êtes un peu serrée, savez-vous !

— Tenez, vous êtes stupide, dit Mme  Keuterings en suffoquant de rage.

Mais, comme elle se redressait, sa poitrine comprimée à outrance fit entendre de longues plaintes.

Ainsi les soirs d’été, dans les soyeux roseaux, se lamentent les vertes grenouilles énamourées…

— Vous voyez bien ! fit son mari convaincu.

Par bonheur, le train repartait.

Déjà Clémence, effarée, simulait une quinte de toux déchirante, mais qui ne trompa personne.

Aussi l’excellent M. Kaekebroeck, voyant la confusion de sa voisine, s’empressa de lui demander des nouvelles de toute la famille Van Poppel. Alors, elle s’anima, parla à tort et à travers, se mit à rire aux éclats tout le temps, car elle ne prévoyait que trop l’injurieux retour des voix intérieures et voulait en couvrir la fanfare odieuse et ridicule.

Au fond, elle appelait de tous ses vœux un épouvantable déraillement qui les eût massacrés, elle et tous ses écouteurs…

L’on devine comme, dans cette affreuse situation, les arrêts à Groenendael, à la Hulpe, lui parurent des siècles de supplices ! Jamais on n’arriverait !

— Rixensart !

Enfin, ô mon Dieu !

III


Toute la noce, revenue de l’église, bruyait déjà dans la maison de M. Spineux, l’hôtelier, quand on signala les parents de Bruxelles.

Ce furent de grands cris. Pendant un quart d’heure, on s’embrassa à s’étouffer.

Il y avait quarante-sept convives.

— À table ! s’écria enfin le jovial M. Spineux, quand il trouva qu’on avait fait assez de compliments. Et d’une voix comique :

— M. et Mme  Théodore Van Poppel sont servis !

Aussitôt, une porte s’ouvrit et, dans la grande salle de l’hôtel, on aperçut trois longues tables pleines de fleurs, de verres, de serviettes pliées en mitre…

Il y eut quelques amusantes bousculades avant que tout le monde fût placé.

À la table d’honneur, étaient assis les mariés, le petit Théodore Van Poppel, timide et rougissant sous ses cheveux hérissés, et Adèle Spineux, une grande fille maigre, aux yeux candides, toute blanche à force d’être blonde — ce qui n’empêchait pas les époux de se regarder avec l’extase des amants célèbres et chromolithographiés. Puis venaient M. et Mme  Van Poppel, M. et Mme  Spineux et les parents très rapprochés.

Aux deux autres tables, se rangeaient les cousins éloignés, tous ceux qui étaient un peu « famil » et les connaissances.

Pour Ferdinand Mosselman, il avait trouvé le moyen de s’asseoir entre Mme  Keuterings et Mme  Posenaer, tandis que le pauvre Joseph Kaekebroeck s’était laissé conduire très loin de son ami, à côté de deux grosses dames de Wavre à qui il ne disait pas un mot.

Pendant le potage, presque tout le monde fut silencieux ; seul, le loquace M. Spineux élevait la voix pour conter ses impressions de la matinée.

— Oui, disait-il, quand j’ai vu cette petite se « prostituer » au pied des autels, ma foi, ça m’a fait quelque chose ! Une fille unique, on a beau dire !

À ces mots, la douce Mme  Spineux ruissela dans sa serviette.

— Allo, allo, maman, dit le bon M. Van Poppel, en lui tapant familièrement dans le dos, vous pleurerez encore, hein, quand vous aurez de beaux petits-enfants ! Dans « not’ famil » on connaît pas ça, les enfants uniques !…

Mais, dès que les bouteilles furent débouchées, les conversations s’engagèrent de toutes parts.

Cependant, le jeune Ferdinand se lançait dans une causerie éperdue avec ses deux voisines. Car il avait remarqué que, si Mme  Posenaer offrait toutes les grâces de la beauté mignarde et coquette, par contre, Mme  Keuterings montrait un corsage d’une abondance sincère et dont le galbe un peu lourd avait bien son excuse.

Émoustillé, pris d’une fièvre joyeuse, il s’agitait, pétulait, riait de tout son cœur et partageait si bien son amabilité que les deux femmes croyaient l’avoir conquise tout entière.

Mme  Keuterings, un peu troublée encore par son aventure du matin, renaissait à la douce espérance.

Elle oubliait même d’être jalouse quand elle vit Mme  Posenaer verser ses pâles gants de Suède à six boutons dans sa flûte à vin de Champagne.

— Comme dans le grand monde ! hasarda Mosselman qui dînait parfois chez son chef de bureau.

— Mais oui, pourquoi pas ? repartit la folle petite femme avec un rire de chevrette.

Alors, Mme  Keuterings sentit se réveiller son dépit. Elle n’avait que des gants de peau noirs à quatre boutons. Hélas, ça ferait comme de l’encre dans son verre…

Mais, déjà, Ferdinand se penchait vers elle :

— Vous verrez, dit-il, avec un sourire narquois, vous verrez qu’on finira par mettre ses bas dans son verre !

— Oh ! sale garçon ! fit Mme  Keuterings. Vous, vous mettez déjà les pieds sur la nappe…

— Très joli, très joli ! s’écria Mosselman.

Vivement, il se retourna vers Mme  Posenaer, qu’une servante prétendait embarrasser d’une foule de plats et de saucières.

— Oh ! laissez-moi vous servir, dit-il, d’une petite voix suppliante.

— Faites donc. Oh ! mais c’est trop, c’est trop !

— Bah, nous partagerons ! Aussitôt il s’inclina du côté de Mme  Keuterings.

— Et vous, madame, permettez que je vous serve aussi…

— Oh ! très peu, très peu. Mais vous remplissez mon assiette !

— Bah ! nous partagerons !

La servante s’éloignait, quand les deux femmes, présentèrent en même temps leur assiette au jeune homme.

— Partagez, monsieur Ferdinand, dirent-elles, en se lançant un regard agressif.

— Sapristi, pensa le sémillant Mosselman, voilà le conflit !

Il ne savait à laquelle des deux il obéirait d’abord, craignant de montrer la préférence de son cœur. Brusquement, il eut une inspiration :

— Eh bien ! servez-moi, dit-il, en riant.

Aussitôt, d’une fourchette impétueuse, les deux femmes firent couler les portions dans son assiette. Mais elles avaient compté sans le jus qui, tout à coup, jaillit, éclaboussa la nappe et l’idéal plastron de Ferdinand.

— Oeie, Oeie ? s’écrièrent les deux femmes consternées.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! grinça le jeune homme qui retint un juron de fureur.

Mais, déjà, ses voisines tamponnaient avec leur serviette la chemise éprouvée.

— Hé, vous me chatouillez ! dit Ferdinand en

se renversant, et, soudain, il les pinça à la taille toutes deux.

Elles poussèrent un petit cri.

— Qu’est-ce qu’il y a là-bas ! lancèrent tous les dîneurs et dîneuses, sortant une seconde de leurs conversations particulières.

Les deux dames étaient très rouges.

Tout à coup, M. Keuterings, qui était au bout de la table et dont le vin de Bourgogne commençait à cardinaliser la face, s’écria :

— Clémence ? Comment est-ce que ça va avec votre corset ?

— Oh ! éclata Mme  Keuterings, Dieu, que cet homme est insupportable !

Cependant, Mme  Posenaer se penchait sur son assiette en étouffant de rire et Ferdinand vidait son verre pour contenance, quand le jeune homme fut lui-même interpellé par M. Keuterings :

— Ah ça, pourquoi vous n’êtes pas venu à la maison, jeudi soir ? On s’est si fort amusé !

— Bé, j’ai beaucoup regretté, déclara Mosselman, mais j’avais attrapé une sacrée bronchite !

— Brronchite ! brronchite ! s’exclama M. Keuterings avec une ironie joyeuse. De mon temps, ça on connaissait encore pas. Brronchite, brronchite ! Allo do ! un rrhume oui !

Et flûtant sa voix :

— Brronchite… stouffer !!!

Alors, toute la table s’égaya.

— Mais ça est pourtant vraïe ! dit Mme  Kaekebroeck à Mme  Rampelbergh.

— Oui, répondit celle-ci, le jour d’aujourd’hui on est tout pour le fransquillon. Les maladies ont des beaux noms et les médecins comptent plus cher…

Ferdinand, un peu interdit, riait péniblement, quand les premiers bouchons de vin de Champagne sautèrent au plafond.

Alors, les voix s’apaisèrent un peu dans l’attente respectueuse des toasts et l’on n’entendait plus à la première table que M. Van Poppel lancé dans la politique et qui discutait avec MM. Spineux et Kaekebroeck vote plural et représentation proportionnelle.

Cependant, Mme  Posenaer poussait, à chaque instant, le coude du jeune Mosselman.

— Allons, levez-vous, prenez la parole, disait-elle en faisant une jolie moue railleuse.

— Merci bien, pour que vous vous moquiez de moi, n’est-ce pas ?

Oh ! vous avez peur ! Voyons, levez-vous, levez-vous, insistait l’agaçante petite femme.

Mais, à ce moment, un verre tinta à la deuxième table Chut ! Chut ! Un grand silence tomba dans la salle.

M. Rampelbergh se leva et, d’un geste solennel, il frotta ses moustaches avec sa serviette.

Il n’avait rien dit encore et déjà Mmes  Spineux, Van Poppel, Timmermans et Kaekebroeck fondaient en larmes.

Et les mariés, se prenant les mains pour mieux supporter le coup d’émotion, se tenaient un peu éperdus, la tête dans les épaules, comme lorsqu’on va tirer un coup de fusil au théâtre.

Cependant, M. Rampelbergh commença son toast d’une voix frémissante, mais forte :

— Mesdames et Messieurs, dit-il avec modestie, je vous préviens que je ne suis pas orateur, je ne suis qu’un ancien droguiste… En cette qualité et comme vieil ami…

Tandis qu’il parlait, diffus et prolixe, empêtré dans une incohérente histoire de la famille Van Poppel, Ferdinand, que Mme  Posenaer ne cessait de pincer dans le bras, faisait des efforts surhumains pour ne pas éclater de rire. La serviette appuyée en tampon sur le nez et la bouche, il défaillait véritablement quand il s’avisa de se tourner vers Mme  Keuterings pour se donner un peu de relâche. Mais, quelle ne fut sa stupeur en voyant son opulente voisine immobile, les yeux fixes, la face décomposée, et pâle comme une morte… Mon Dieu, qu’est-ce donc qu’elle avait ?

Hélas, Mme  Keuterings, après la sotte interpellation de son mari, avait voulu prouver d’une manière indiscutable qu’elle nageait dans son corset. Elle s’était laissé servir par Ferdinand une grosse portion de tête de veau en tortue, qu’elle avait ingérée lentement, avec beaucoup d’héroïsme.

Tout de même, c’était vrai qu’elle était trop serrée. Elle se l’avouait à présent. À cette heure solennelle, elle sentait que cette tête de veau ne serait pas comme les timbaliers de la ballade, qu’elle ne passerait pas avant longtemps et même qu’elle ne passerait jamais !

Imbue de ce préjugé bourgeois et populaire que les liquides peuvent tout entraîner, des cailloux, des maisons et même des villages entiers dans leurs flots tumultueux, elle avait tari coup sur coup quelques flûtes pétillantes, mais elle n’avait réussi qu’à introduire un élément anarchique de plus au milieu de l’émeute. Et, maintenant, dans son estomac s’élevaient des barricades !

Son malaise s’aggrava. Sa détresse devint extrême. Au coin de ses lèvres décolorées se formaient deux plis amers. Alors, elle se tint dans une rigidité de statue.

Ferdinand la regardait et il allait s’écrier :

— Madame, qu’avez-vous ? quand il se rappela les paroles du poète qui a dit que, lorsque la coupe est trop pleine, il suffit du ras du vol d’un insecte pour la faire déborder !

Et, stupéfait mais prudent, il garda le silence. Heureusement, M. Rampelbergh terminait son long toast. Toute la noce partit en exclamations enthousiastes. Bravo ! bravo ! Et l’on choquait les flûtes harmonieuses.

Puis, tous les invités se précipitèrent vers la première table pour cogner le verre des époux.

Alors, la folle petite Mme  Posenaer, dont les yeux brillaient comme du feu, prit le bras de Mosselman et, renversant sa tête blonde et rose, elle dit :

— Oh, que j’ai chaud ! Menez-moi dans le jardin, vous voulez ?

Et, comme le jeune homme restait là contraint et souriant :

— Oh si, venez…

Et sa voix avait une inflexion de tendresse excessive et ses paupières s’abaissaient lentement sur des yeux de langueur.

Et Ferdinand, éperdu, murmura :

— Allons-y…

IV


Il était six heures et demie.

Le jardin resplendissait de fleurs sous le doux soleil de Mai finissant. Dans l’air parfumé, toutes les choses s’ambraient et se doraient.

Les oiseaux s’endormaient dans les arbres, les bruits s’apaisaient, devenaient très doux. Les trains, passant au loin, roulaient tout bas ; le sifflet des locomotives fondait dans l’harmonieux silence.

Ferdinand et la jeune femme s’assirent sous une gloriette.

Et ils se prirent les mains, et se regardèrent longuement dans les yeux, au milieu des effluves citronnés des seringas.

— Och ! dit Mme  Posenaer avec poésie, on voudrait mourir dans ce crépuscule !

Et sa tête s’inclina lentement sur l’épaule du jeune homme.

Mosselman saisit la jeune femme dans ses bras et la pressa sur son cœur.

— Charlotte !

— Ferdinand !

Ils goûtèrent un moment délicieux…

Soudain, ils tressaillirent : des plaintes sinistres s’élevaient dans une charmille voisine.

La jeune femme s’affola :

— Je rentre, je rentre ! Ah ! vous m’avez compromise !

Elle s’enfuit vers la maison.

D’abord, Ferdinand demeura là, étonné et stupide ; puis il s’élança vers le bosquet d’où venaient les plaintes : il vit Mme  Keuterings étendue de tout son long sur un banc. Vraiment elle avait l’air de se mourir. Son corset déployé, déchiré, gisait près d’elle. Sans doute, elle l’avait arraché dans un effort suprême…

Mais, ô surprise, à la vue du jeune homme elle se redressa. Elle n’était plus pâle, ses couleurs étaient revenues. Avec une intensité de violence et de haine, elle s’écria :

— Allez, j’ai tout entendu. Je vais tout dire !

— Ah ! madame, vous ne ferez pas cela !

— Vous allez voir !

Déjà, elle était debout.

Mais, brusquement, le jeune homme s’empara du corset oublié et, le brandissant d’un grand geste :

— Un pas de plus, dit-il avec véhémence, et toute la noce va connaître combien vous étouffiez dans ce corset !

— Arrêtez ! fit Mme  Keuterings, qui retomba sur le banc, anéantie.

Et des pleurs ruisselaient sur ses joues.

— Ah ! Ferdinand, gémit elle, pardonnez-moi, je suis si jalouse ! Je vous aime !

Alors, Mosselman très ému s’assit auprès de cette tendre femme et soupira :

— Ah ! Clémence, c’est vous seule que j’adore, et vous n’avez pas su le comprendre !

Cependant la nuit venait et, dans le ciel pâle, commençaient de fleurir les constellations.

Et le jeune homme et la jeune femme s’enlaçaient avec âme, quand le sombre jardin retentit de cris joyeux :

— Monsieur Ferdinand ! monsieur Ferdinand ! C’était Mme  Posenaer et des invités qui cherchaient Mosselman, afin qu’il chantât des romances comiques.

— Fuyez, dit Clémence d’une voix basse mais énergique, tandis que Ferdinand très agité, véritable toupie, klachdop d’une absurde fatalité, tournait sur place et ne savait à quoi se résoudre…

V


Maintenant, dans la salle de noce, les tables avaient disparu. Et les dames entouraient Mme  Spineux tout en larmes et l’étourdissaient de leurs consolations vaines, car les jeunes époux venaient de partir pour Bruxelles.

Et les hommes, la face enflammée, fumaient de noirs cigares et crevaient de rire autour de M. Rampelbergh qui contait des histoires énormes. Seul, dans un coin de la salle, Joseph Kaekebroeck, délivré de ses voisines de Wavre, demeurait silencieux, accoudé à la fenêtre ouverte. Sa pensée était ailleurs ; et il contemplait rêveusement la lune montant dans le ciel plein d’étoiles.

L’entrée de Ferdinand souleva des clameurs : Le voilà ! Eh bien, où est-ce qu’il restait donc ?

Soudain, Mme  Posenaer rentra dans la salle.

— Il est introuvable ! déclara-t-elle.

Mais aussitôt, apercevant le jeune homme, elle s’élança vers lui :

— Mon Dieu ! dit-elle en s’arrêtant brusquement, mais qu’est-ce que vous avez sous le bras !

Alors, Mosselman, abaissant ses regards, pâlit effroyablement…

Il tenait sous son bras gauche le corset de Clémence !

— Mais c’est le corset noir de ma femme ! s’écria M. Keuterings en lui arrachant cette cuirasse roulée. Quand je le disais qu’elle était trop serrée !

Et il éclata de rire.

Mais cette gaîté candide ne trouva nul écho. Car tout le monde avait deviné le malheur du pauvre homme.

À ce moment, Mme  Keuterings apparut à la porte de la salle. Elle avait jeté une mantille sur ses épaules pour dissimuler son corsage imboutonnable.

— Il fait un peu frais ce soir, dit-elle d’un ton assez naturel.

Mais pas une dame, pas un homme ne bougea. Tous restaient figés, immobiles, composant le tableau vivant de la stupeur stupide.

Surprise, Mme  Keuterings se porta vers son mari. Alors, brusquement, celui-ci, très farce, ouvrit ses bras et déroula d’une secousse le corset fatal.

À cette vue, Mme  Keuterings blêmit, puis elle devint verte, absolument comme Sarah Bernhardt dans le Sphinx.

Et, lentement d’abord, roide, elle partit en arrière et puis, tout à coup, elle tomba d’un bloc sur le parquet d’où monta une bouillonnante poussière…

Elle mourut deux mois après, d’une lésion intercostale et de honte.

Ainsi périssent toutes les absurdes femmes, qui, dédaigneuses des formes divines, se serrent au petit cabestan de toilette et rêvent la bague pour ceinture !

Les fiançailles de Joseph Kaekebroeck


I


Joseph Kaekebroeck était un long jeune homme, très élégant et très simple, mais qui marchait un peu courbé, comme sous le poids de son nom, excessivement commun.

De bonne heure, il avait compris quel serait un jour son état d’infériorité dans le monde, en face d’un monsieur qui s’appellerait par exemple Gilbert de Beauséant ou Guy de Fessensac, et la vision nette des redoutables épreuves auxquelles devait le soumettre une origine maléfique, avait tout de suite assombri sa vie.

Cette difformité patronymique lui était insupportable ; elle le désignait d’avance aux faciles quolibets des sots.

Par contre, elle lui avait donné cette timidité charmante qui mettait une grâce infiniment douce, spleenique, dans ses gestes sobres et ses paroles d’une attique pureté de langue et d’accent.

Joseph Kaekebroeck regrettait souvent d’être né dans une opulente maison, plutôt que dans la sombre ruelle où vit le peuple insouciant : « Là, au moins, disait-il, j’eusse été parfaitement à ma place. Là, j’aurais grandi obscurément, sans orgueil, sans blessures, et je serais devenu un ouvrier jovial et très sage dont le nom n’eut jamais strapassé le cœur ni la figure. Un jour enfin, je me serais marié bonnement, sans nul obstacle, avec Mlle  Van Steenkist, et il m’eût été absolument égal que nos deux noms fissent la paire… »

Et il maudissait d’une âme inquiète le sort malveillant, qui l’avait enrichi pour le mieux conduire dans une société raffinée où son nom provoquait derrière les éventails des sourires, de petites toux sèches, qu’il trouvait d’ailleurs parfaitement excusables…

Il atteignait à ses trente ans, quand, un matin, son père et sa mère — gras Bruxellois depuis longtemps retirés des affaires — s’écrièrent en riant, comme il apparaissait dans la salle à manger, vêtu d’une belle robe de chambre violette soutachée :

— Bonjour, Jefke, nous vous la souhaitons bonne et heureuse !

C’était, en effet, le 19 mars, jour anniversaire de la Saint-Joseph.

Sous ce « Jefke », le jeune homme — qui s’en venait de son cabinet de travail où, depuis l’aube, il s’occupait à commenter les lettres de ce parisien de Pline — le jeune homme pâlit et fut près de chanceler. Heureusement, il se retint à un grand buffet d’acajou couvert de petites postures en porcelaine, qui firent aussitôt branler leurs têtes falotes articulées.

— Rassurez-vous, chère mère, dit-il en embrassant la grosse dame qui s’élançait au-devant de lui, je me suis embarrassé dans ma longue robe… Bonjour, mon père…

— Fiske, voici nos cadeaux ! clamèrent les parents impitoyables.

Et chacun d’eux lui poussa dans la poitrine une boîte blanche, entourée d’une faveur bleue.

— Merci, merci, fit le jeune homme attendri devant leur bonté chaude mais triviale.

Et, surmontant son indifférence :

— Oh ! que c’est lourd ! Vous avez encore fait des folies !

Les vieux le regardaient avec des yeux impatients. Alors Joseph ouvrit les boîtes.

Dans la première, il y avait, roulée sur de la ouate rose, une chaîne en or, grosse comme une attache de chien de Terre-Neuve ; dans l’autre, reposait une montre énorme qui marquait, ainsi que cette fameuse horloge de Hambourg, le cours de la lune, du soleil, la date de l’année, le mois, le jour et même l’heure…

C’étaient des présents de cacique, mais Joseph n’était point consterné.

Il considérait ces objets fabuleux et goûtait comme un apaisement. Car la certitude lui venait, chaque jour plus forte, plus nourrie de preuves, que, dans leur tardif amalgame, les races de son père et de sa mère avaient créé un être d’exception, sans nulle affinité génésique et qui formait l’un des plus patents exemples de la fameuse théorie de l’évolution par innéité.

— Oh ! dit-il enfin, sortant de lui-même, vous êtes bons ! Et comme vous trouvez toujours ce qui me ravit de joie !

Il embrassa les braves vieux très émus.

— Vous avez vu, fit la mère, expliquant la montre merveilleuse, elle marque le vingt-neuf février de l’année bissextile…

Ils s’attablèrent pour déjeuner. Et M. Kaekebroeck, quand il eut la bouche pleine d’une épaisse tartine fourrée de pain d’épice, parla ainsi :

— Jef, votre mère et moi nous ne sommes plus jeunes. Ah ! si vous vouliez entrer dans la grande confrérie ! Comme vous êtes bien instruit et que vous avez fait des belles connaissances, ça ne serait pas si difficile. Sans compter qu’on sait tout partout que papa et maman Kaekebroeck ont le sac !

— Oui, appuya la grosse dame, nous avons du foin dans nos bottes. Vous êtes un bon parti…

D’un geste délicat, le jeune homme beurrait un mignon croissant de gruau, quand il entendit gronder l’avalanche de ces mots terribles. Il sentit ses cheveux se raidir et sa face, subitement altérée, montrait un affreux malaise. Pourtant il se domina :

— Voyons, dit-il avec effort, et qui donc voulez-vous que j’épouse ?

Ils voulaient, les bons parents, qu’il mariât une fille comme il faut, une demoiselle de la haute bourgeoisie qui répandrait sur la famille Kaekebroeck un beau lustre et lui ouvrirait les portes du monde.

Mais ce rêve orgueilleux déplaisait à Joseph et, tout de suite, il détruisit un espoir dont l’accomplissement, à supposer qu’il ne fut pas chimérique, lui semblait le pire malheur.

— Non, non, s’écria-t-il, pris d’une subite exaltation, je hais ces filles minces et mignardes : elles n’ont point de cœur. Je n’aime pas les fleurs montées sur fil de fer. Écoutez cependant : je veux épouser une femme digne de vous, une autre nièce d’Hispulla, comme celle de Pline, c’est-à-dire une bonne fille bien robuste et bien douce qui vous chérira, et dont l’ignorance sera comme une glaise délicieuse sous mes doigts créateurs…

Et sur cette image, tamponnant ses lèvres avec un napperon frangé, il se leva brusquement et fut s’habiller.

— Viese cadeie tout de même ! firent M. et Mme  Kaekebroeck ahuris, tandis que, d’un geste familier et circulaire, ils agitaient dans l’espace leur jatte blanche…

II


Or, il advint que, dès ce jour, une rénovation surprenante commença de s’accomplir chez Joseph Kaekebroeck. Sa figure si grave s’éclaira d’un beau sourire et ses yeux, comme ceux des poètes, se levaient souvent vers le ciel.

Maintenant, abandonnant son allure méthodique, il marchait d’un pas allègre, nerveux, et laissait le libre vent enfler son veston, autrefois impeccablement boutonné :

Il avait dégagé l’erreur de sa vie :

— Je m’appelle Kaekebroeck, et bêtement j’allais m’en faire mourir. En effet, sitôt que j’eus compris le facétieux opprobre qui couvre ce nom déplorable, j’ai voulu devenir un être supérieur et fort. J’ai étudié, je me suis nourri de la moëlle sacrée. Je fréquentai le monde, où tout mon distantisme et mes dilettantismes natifs se sont encore aiguisés.

» Je portais toujours des vêtements sombres, soigneusement râpés avec du papier de verre pour en casser l’odieux apprêt, et des cravates d’un ton amorti, si bien que je fus en peu de temps, je l’avoue sans nulle fatuité, l’un des plus élégants, encore que l’un des moins bêtes jeunes hommes de la ville.

» Insensé, qui ne voyait point que plus il devenait un être rare et de fine culture intellectuelle, tant plus son nom prenait une sonorité grotesque ! Je suis tout simplement parvenu à provoquer la condoléance, l’immense pitié qui s’épanche en cette phrase cruelle : « Pauvre garçon, hélas, si distingué, et se nommer Kaekebroeck ! »

» Oui, c’est mon aventure. Mais halte là ! comme il Trovatore, je pense que c’est trop longtemps souffrir. Donc je barre, j’efface ma vie ! J’en recommence une autre. Car je forme en ce jour un projet hardi : je vais retourner à ma race. Il faut que, doucement, j’en retrouve les allures spontanées, les mœurs libres et sincères, la grosse joie sociale et le verbe célèbre !

» Ainsi dépouillé du vieux jeune homme, débarrassé de mon dandysme pernicieux, je veux paraître lourd et « regrossi » chez les amis de mon père, comme un enfant prodigue subitement touché de repentir.

» Adieu donc, ô poètes qui exaltâtes mes dédains, car je cesse de lire ! Adieu, musiciens sublimes, Gluck, Beethoven, Wagner, qui nourrîtes mes nostalgies, demain je ne jouerai plus que il Baccio et l’accompagnement des chansonnettes comiques ! Adieu mes peintres, car bientôt j’entrerai dans le séjour des portraits-album et des chromo-lithographies…

» Et là, je vais découvrir sans doute la femme naïve et fidèle, qui, me prenant par la main, me conduira tendrement vers l’avenir inconnu de ma destinée… »

Il dit, et, dans son vouloir résolu, Joseph Kaekebroeck redevint un garçon fongible, parfaitement adéquat au milieu familial dont il semblait avoir été soustrait pour toujours.

Désormais, il se coiffa perpétuellement d’une buse qu’il comblait de coups de fer.

Il se complut dans un endimanchement qu’il étudia avec attention et dont il surpassa bientôt les plus curieux modèles. Il vêtit des redingotes longues, cossues, et enfonça en ses cravates larges, multicolores, des épingles d’un choix heureux : fer à cheval en or, bicyclette, main tenant entre le pouce et l’index un brillant, disque avec ce rébus : M moi 100 c. c.

Enfin, il accrocha à son gilet sa grosse chaîne, qu’il alourdit encore, par conscience, d’un énorme médaillon surmonté de ses initiales en puissant relief. Quant à sa montre pleine d’aiguilles et de petits cadrans mi-blancs, mi-bleus, semés d’étoiles, elle gonflait son gousset d’importance…

En même temps, il s’appliqua à réintégrer peu à peu les coutumes agnatiques. Le soir, Joseph accompagnait son père à la promenade ; il s’attablait joyeusement dans les estaminets où de longues pipes noires l’attendaient au râtelier.

Il acheta aussi des pigeons, se passionna aux concours et remporta plusieurs prix.

Puis, un jour, il se fit recevoir dans un corps spécial de la garde civique, et là surtout, dans la gaîté des prises d’armes, il apprit à « être farce », si bien qu’aux premières élections, devenu populaire, il fut nommé sous-lieutenant.

Quand la musique de la compagnie vint, au milieu des torches échevelées, lui donner la sérénade traditionnelle, il tomba dans les bras de sa mère et, défaillant d’émotion sous les accords d’une formidable Brabançonne, il s’écria :

— Je suis Kaekebroeck enfin !

Il l’était et il le resta ; les chimères ne devaient plus le reprendre. Il engraissa et son teint fleurit.

Cependant, les vieux parents Kaekebroeck, que l’étonnante évolution de leur fils avait ravis de bonheur, commençaient à s’affliger de nouveau, car Jefke ne songeait décidément pas du tout au mariage. Ils rêvaient de voir leur grande maison sonore s’égayer de la présence d’une belle jeune femme et d’une multitude de kindjes. Ils se désolaient à la pensée que leur race pût s’éteindre si vite et que le nom de Kaekebroeck, presque unique, s’enfonçât dans l’irrémédiable oubli.

Or, un soir qu’ils se lamentaient comme de coutume sur le célibat de leur cher fils, et repassaient tristement en revue toutes les jeunes filles dignes de prétendre à son amour, Joseph entra joyeusement dans la salle :

— Voici une lettre, dit-il, que j’ai trouvée dans la boîte.

Mme  Kaekebroeck s’empara du pli vivement et l’approcha de la suspension pour en déchiffrer l’adresse.

— Monsieur et Madame Kaekebroeck… Tiens, une écriture que je ne connais pas !

Elle affermit ses besicles. Puis, rompant l’enveloppe, elle dégagea la lettre et lut à haute voix :

« Monsieur et Madame Van Poppel ont l’honneur d’inviter Monsieur et Madame Kaekebroeck et leur fils Joseph à dîner le 11 avril prochain, pour quatre heures précises, à l’occasion de la première communion de leur petit-fils Ernest Spruyt et de leur petite-fille Hermance Platbrood. »

— Comment, comment ! lança M. Kaekebroeck stupéfait, ces moutards font déjà leur première communion. Comme ça pousse !

Soudain, Mme  Kaekebroeck se donna une violente tape sur le front :

— J’ai encore trouvé une femme pour Jefke !

— Oui, dit le jeune homme avec bonne humeur, et qui ça donc ? La nièce d’Hispulla ?

— Mais la propre petite-fille de M. Van Poppel, Adolphine Platbrood ! Voilà une femme de ménage !

— Oui, fit le père en riant, ça c’est… Comment est-ce que tu dis ? l’isthme de Panama !…

Alors Joseph se troubla manifestement, devint très rouge.

— Mais sapristi, répondit-il enfin, je ne la connais pas, votre mademoiselle Platbrood !

Mme  Kaekebroeck n’écoutait plus. Elle bondit de son fauteuil, courut s’asseoir devant un vieux secrétaire, et là, toute frémissante d’une impétueuse espérance, elle écrivit sur une belle feuille de papier :

« M. et Mme  Kaekebroeck et leur fils Joseph acceptent avec plaisir l’aimable invitation de M. et Mme  Van Poppel. »

— Mon Dieu, soupira-t-elle en déposant lentement la plume, si ça voulait qu’à même réussir !…

III


Ce samedi, veille de la Passion, Joseph arriva rue de Flandre vers huit heures du soir. Il s’arrêta devant un grand huis nouvellement verni, qui renvoyait l’éclat dansant d’un vieux réverbère.

Il sonna. La porte s’ouvrit aussitôt et, comme le jeune homme s’avançait dans un large vestibule aux briques rouges fraîchement écurées, une belle jeune fille tomba dans ses bras.

— Joseph !

— Adolphine !

Et tous deux s’embrassèrent éperdument.

Mais, soudain, une grosse voix retentit :

— Eh bien, il faut pas vous gêner, vous autres !

Saisis, les jeunes gens se désenlacèrent.

— Oeïe, c’est mon frère ! s’écria la jeune fille, tout à la fois dépitée et rassurée en apercevant un homme jeune, fortement barbu, qui se tenait sur la première marche d’un petit perron et souriait. — Och, ça est bête, Mile, de nous faire des peurs comme ça !

— Je vous assure, Platbrood, que ce n’est pas moi, protesta Joseph, plein d’hypocrisie. C’est Adolphine !

— Oeïe ça, menteur ! s’exclama la jeune fille confondue.

Et, sournoisement, pour se venger, elle pinça Joseph dans le biceps.

Mais Platbrood intervint :

— Est-ce que vous avez fini de vous disputer ? Allons, montez seulement, on vous attend dans le salon depuis une bonne demi-heure.

À ces mots, Joseph offrit plaisamment son bras à Adolphine, qui faisait une moue furieuse.

— Pas facheïe, hein ? dit-il.

Elle éclata de rire, et, réconciliés, ils gravirent tous deux, bras dessus bras dessous, les quatre marches du perron.

Mais ils durent se séparer dès la porte du second vestibule, où, dans un clappement de sabots, tout un peuple de servantes et de femmes à journée, nu-bras, cottes relevées, croupe en l’air, se trémoussaient, se ruaient à reculons en traînant sur les carreaux de marbre de larges « loques à reloqueter. »

Quant au grand escalier, c’était une véritable cascade ; une eau lourde et grise, mousseuse, coulait de marche en marche pour se précipiter dans le petit vestibule, où elle formait des mares tout de suite bues par de tournoyantes « loques » que les filles lançaient d’un beau geste et qui retentissaient en tombant : Plache !

— Hein, dit Platbrood en se garant d’un haut derrière qui fonçait justement sur lui avec impétuosité, c’est les grandes eaux aujourd’hui ! On sait bien quand ça commence, mais on sait pas quand ça finit…

— Où sont mes caioutchoucs ? s’écriait Adolphine enjambant une brosse, tandis que Joseph faisait mine de se ficher par terre.

Cependant, une jeune servante, relevant ses mèches d’un avant-bras marbré, robuste comme une cuisse, tordit vigoureusement au-dessus d’un seau sa loque qu’elle agita et déploya d’une secousse. Puis, elle la jeta sur les dalles : les jeunes gens tapèrent dessus leurs bottines humides.

Alors, Platbrood tourna la crosse d’une porte :

— Maintenant, dit-il, on peut se risquer…

Ils entrèrent dans une grande salle pleine de lumières et de vues de Suisse.

Aussitôt, une foule de gamins et de gamines — des petits Spruyt et des petits Platbrood mêlés — s’élancèrent dans les jambes de Joseph Kaekebroeck en poussant des cris de joie.

Il les embrassa gentiment.

— Comment, vilains, vous n’êtes pas encore couchés ! gronda Adolphine. Allons, hioup, dans votre lit ! Vous ne saurez pas vous lever demain.

Vite, elle les rassembla et, les poussant devant elle comme un troupeau de gais cochonnets :

— En avant et plus vite que ça ! — Je suis de retour dans dix minutes, ajouta-t-elle en envoyant un baiser à Joseph.

Elle disparut avec les enfants qui se bousculaient joyeux et criaient : « Bonsoir, bon papa ! Bonsoir, bonne maman ! »

Alors, Joseph, alla respectueusement saluer M. et Mme  Van Poppel qui somnolaient dans leurs fauteuils.

Il donna ensuite une tape amicale sur les joues d’un garçonnet et d’une fillette qui, assis sur une haute chaise, égrenaient leur chapelet, à côté des bons vieillards. Après quoi, il vint serrer la main à deux petites demoiselles, les cousines germaines Maria et Pauline, occupées en ce moment à mesurer une immense nappe.

Ses politesses n’étaient point finies. Il dut encore s’étonner de l’absence des parents Platbrood et Spruyt.

Oh ils se portaient très bien. Les premiers étaient allés, comme tous les samedis, faire leur partie chez les Rampelbergh. Les seconds, venus de Turnhout, à l’occasion de la première communion de leur fils Ernest — autorisé par faveur à communier dans la paroisse de sa cousine Platbrood — « comme de juste » ils profitaient de leur séjour dans la capitale et s’étaient rendus au theïatre

— Eh bien, Kaekebroeck, interrompit brusquement M. Van Poppel fatigué de tous ces détails, vous voyez, on met la table pour demain. Ça est toute une histoire ! Hein, vous allez aider ?

— Mais je ne suis venu que pour ça ! répondit gaiement Joseph. Allons, Platbrood, et vous mesdemoiselles, à la besogne !

Toutefois, il voulut d’abord éprouver la résistance des rallonges. Hein, si ça « triboulait » ? On pouvait avoir la farce. Il pesa sur la table de tout son poids et fut rassuré.

— Hé, c’est solide, il n’y a pas de danger.

— Un jour, dit Émile Platbrood, j’ai comme ça assisté à une fête de première communion chez De Myttenaere. Au beau milieu du dîner, pardaff ! Tous les plats par terre ! Ça était quelque chose !!

— Eh bien, on peut être tranquille, certifia Joseph, ça ne saura pas demain.

Et, s’inclinant devant les cousines :

— Mesdemoiselles, vous pouvez couvrir, dit-il galamment.

Aussitôt les deux jeunes filles déployèrent la grande nappe qui se gonfla, monta dans l’air, puis vint s’abattre mollement sur la table.

— Bravo ! s’écria Kaekebroeck, et maintenant la porcelaine !

Maria et Pauline coururent au buffet. Elles s’emparèrent d’une pile d’assiettes qu’elles posèrent sur la nappe avec entrain.

— Assez, commanda Joseph, il y a vingt-deux assiettes. C’est juste, n’est-ce pas, Platbrood ?

— Oui, c’est juste, dit la bonne Mme  Van Poppel ; pourtant, j’ai comme dans l’idée que ce pauvre M. Keuterings ne viendra pas. Il ne sait qu’à même pas se consoler. Alors, on sera seulement à vingt et une personnes…

— Ça ne fait rien, comptons-le tout de même, repartit le jeune homme, c’est plus sûr. Et puis, s’il ne vient pas, ça sera jusque-là.

— Ah ! maintenant, mesdemoiselles, est-ce que par hasard vous n’auriez pas un crayon sur vous ? Il faudrait écrire les noms des invités sur des petits morceaux de papier…

— Ça est déjà fait ? s’écrièrent les cousines triomphantes. Voici les billets !

Alors Joseph se gratta l’oreille :

— C’est ici que ça devient difficile, dit-il en se tournant vers les grands-parents ; Madame Van Poppel, venez un peu, vous devez m’assister. Vous comprenez, moi je ne connais pas encore les petites brouilles de la famille…

— Och, mais faites comme vous pensez, répliqua la bonne dame, ça sera toujours bien…

— Et puis, on ne sait tout de même pas rester fâché l’un sur l’autre, quand on a un bon morceau dans son assiette, affirma Platbrood.

— C’est égal, essayons de faire pour le bien, conclut l’ordonnateur scrupuleux.

Cependant, le petit garçon et la petite fille au chapelet se tenaient toujours muets, très sages sur leur siège.

C’étaient Ernest Spruyt et Hermance Platbrood, le héros et l’héroïne du lendemain.

Déjà, le garçonnet montrait une tête pleine de crolles encore courtes et drues, comme celles de Lucius Verus : demain seulement, mordues par un peigne autorisé, elles se dresseraient et achèveraient de s’épanouir librement sur le petit bonhomme sanctifié.

Pour ce qui était de la fillette, on ne voyait plus sa chevelure qui disparaissait toute sous le papier multicolore de ses papillotes. Sa tête penchée, priante, semblait succomber sous un poids de caramels.

Dans l’agitation du placement, on avait complètement oublié les « petits mariés » comme on les nommait.

Soudain, Émile Platbrood les aperçut, figés dans leur état de grâce. Il s’emporta :

— Eh bien, vous êtes encore là, vous autres ! Mais voulez-vous aller vous coucher tout de suite ! Le coiffeur vient à six heures demain ! Dites vite bonsoir à tout le monde…

Aussitôt, les enfants très soumis se laissèrent couler de leur haute chaise et vinrent embrasser les grands-parents qui donnèrent leur bénédiction en disant :

— Récitez une bonne prière pour nous, chers petits anges…

Platbrood emmenait les communiants, quand Adolphine reparut à la porte de la salle à manger.

Tout au placement des convives, Joseph ne l’avait pas vue entrer. Alors, elle s’avança sur la pointe des pieds, en faisant signe aux petites cousines de ne pas trahir sa présence. Et, tout à coup, elle appliqua ses paumes sur les yeux de Joseph, qui déchiffrait précisément sur un billet le nom de Mme  Posenaer.

— Qui est là ? fit-elle en déguisant sa voix.

Mais soudain, un terrible fracas retentit ; les vitres des fenêtres résonnèrent comme des tambours.

Tout le monde se saisit et l’on écouta avec anxiété.

— Jésus Maria ! qu’est-ce que c’est maintenant ! s’écria Adolphine en se serrant contre le jeune homme.

Cependant, les vitres grondaient plus fort, comme sous l’assaut d’un formidable déluge.

— Hé, fit Joseph en éclatant de rire, mais c’est les seringues ! Catherine et Rosalie aspergent la façade !

— Ah ! dit Adolphine, c’étaient des vrais diables là-haut. Et c’est la même histoire tous les samedis ! Allez, on sait bien que papa et maman ne sont pas à la maison. Je ne savais pas de chemin avec…

Joseph regardait la jeune fille : jamais elle ne lui avait semblé si belle.

Adolphine était grande et bien prise. Dessus la taille relativement fine, son buste s’élançait vigoureux et souple, arrondissant une gorge ferme qui, encore en deçà de la norme esthétique, attendait le mariage pour le définitif épanouissement.

Sous la ceinture, les hanches ressortaient opulentes, et le ventre faisait bomber harmonieusement la jupe, laissant deviner un plan large, fécond.

Les petits l’avaient décoiffée, et son épaisse chevelure rousse ruisselait jusque sur ses reins.

Mais sa figure surtout, avec ses grands yeux pétulants, son nez retroussé, ses belles lèvres d’un incarnat vivace, était délicieuse à voir, respirant toute un air de santé et de juvénile bonté.

Alors, Joseph n’y tint plus : dans un bond de sensuelle tendresse, il saisit la jeune fille entre ses bras et, avant qu’elle pensât à se défendre, il lui avait appliqué deux baisers sonores sur ses joues savoureuses, comme ça, sans se gêner, devant tout le monde !

Les petites cousines rougissaient.

— Non, ça je n’aime pas ! disait Adolphine toute confuse, essayant de se dégager.

— Hé là-bas, mes enfants, s’écria gaiement M. Van Poppel en se levant avec quelque peine pour aller bourrer sa pipe, voilà de bonnes baises ! Et si maintenant papa et maman Kaekebroeck refusaient de consentir au mariage…

— Oh, c’est impossible, protesta Joseph avec force. Ça ne serait pas à faire !

— Hé, hé ! on ne sait pas savoir, dit malicieusement Mme  Van Poppel.

Et s’approchant du couple heureux :

— Allons, chers cœurs, reposez-vous un peu maintenant. Mais, mais, comme vous avez chaud ! Est-ce que vous ne voulez pas prendre quelque chose ? Un verre de vin, un pain à la grecque ?

— Oh ! déclara Adolphine, soif ! ça j’ai, mais faim pas. Je vais seulement boire un groselle

Et, s’adressant au jeune homme :

— Et vous, Joseph ? Oeïe, il y a un si bon faro en face…

— Bé, répondit Kaekebroeck, si ça ne vous fait rien, je prendrai plutôt un verre de bière de ménage…

Adolphine s’élança vers les petites cousines qui restaient là inactives, perdues dans la contemplation de la belle nappe miroitante :

— Vite, vite, dit-elle en les poussant par les épaules, allez demander à Trinette de tirer une bonne carafe !

M. et Mme  Van Poppel se promenaient lentement autour de la table, s’arrêtant à chaque pas pour lire les petits papiers posés sur les assiettes.

— Mais ça est très bien comme ça, dit le bon-papa quand il eut terminé sa ronde, n’est-ce pas, Matje ?

— Oh, répondit Joseph avec modestie, vous savez, c’est pas du tout commode. Mais je n’ai pas fini. Par exemple, je ne sais vraiment pas où mettre M. Keuterings…

— Mais à côté de Mme  Timmermans, jeta Adolphine en riant. C’est une veuve !

— Tiens, c’est juste ! Je n’y avais pas songé.

Ils se précipitèrent tous deux afin de changer les papiers de place.

— Oui, mais alors, fit remarquer justement Mme  Van Poppel, où est-ce que vous placerez Mme  Rampelbergh ! Il y aura deux dames à côté l’une de l’autre.

— En effet, reconnut Joseph.

Puis tout à coup :

— Mais non, puisque je place Ferdinand Mosselman entre Mme  Timmermans et Mme  Rampelbergh !

— Je veux bien, accorda la brave femme avec bienveillance, mais ça ne fera pas plaisir à la petite Mme  Posenaer. Elle a une bountje pour votre ami Ferdinand…

— Ah, tant pis, ça n’est pas de ma faute !

— Mais c’est elle qui sera à son tour à côté d’une dame ! Elle aura Mme  Rampelbergh à sa droite…

— Bah ! risposta Joseph, pour la consoler je mettrai votre fils Théodore à sa gauche. Regardez une fois, n’est-ce pas, je dis Mme  Posenaer, puis Théodore, puis Mlle  Maria ou Mlle  Pauline, etc. Mais ça va très bien !

— Impossible, lança cette fois M. Van Poppel très amusé, vous oubliez, fiston, que Théodore et Adèle sont mariés dix mois seulement. Adèle voudra être placée à côté de son mari. Elle est enceinte, savez-vous !

— Ça est encore vrai, fit Joseph accablé. Sapristi, je n’en sors plus, moi ! Voyons un peu…

Il se laissa tomber sur une chaise et, le coude sur les genoux, le doigt courbé contre les lèvres, il prit la pose du Pensiero non galeatus.

D’innombrables combinaisons se formaient déjà dans sa tête, quand Adolphine s’écria :

— Oui, mais moi, où est-ce que je suis d’abord ?

— Mais entre mon père… et M. Posenaer, répondit Joseph, nargueur.

— C’est vrai ? interrogea la jeune fille.

Elle en restait stupéfaite. Soudain, sa figure devint toute sérieuse et ses yeux se mouillèrent. Car c’est ainsi : dans l’énervement des fiançailles, les pleurs s’élancent pour un rien.

Déjà, Joseph était près d’elle, l’attirait dans ses bras :

— Ah grosse bête, mais c’est une farce !

Et, baisant sa petite oreille bien ourlée :

— Tu es à côté de moi ! dit-il ardemment tout bas, la tutoyant pour la première fois.

Brusquement, la porte s’ouvrit, poussée d’un coup de pied résolu.

Les petites cousines revenaient de la cave.

Maria Spruyt portait une grosse carafe et Pauline Platbrood s’avançait avec un cabaret tintant de verres.

On but : tout le monde exhala un long soupir d’aise. Alors, Mme  Van Poppel alluma un flambeau et passa dans la salle à manger. Elle revint bientôt, tenant contre sa poitrine une haute caisse en fer blanc, caisse séculaire et qui avait réjoui tant de générations de petits sloukkers, car elle contenait les bonnes friandises flamandes. Et c’étaient les mastelles, les pains d’amande, les éclairs, les cranskens, les pepernuts, les clippers, l’excellente et innombrable famille des couques, toute la pâtisserie sèche patriale, tant supérieure à tous les bonbons étrangers !

Et, dans un compartiment spécialement réservé à la confiserie, se trouvaient aussi les boules noires anisées qui râpent la langue, les sucres rouges embus et, surtout, les délicieuses crottes enfarinées, à l’allongement virtuel, infini !

— Prenez, dit la bonne maman, en déposant la grande boite au milieu de la table.

On croqua. Une vraie régalade. M. Van Poppel disait seulement de « prendre attention », car ce n’était pas le moment de ramoner sa « chimenée… »

— Oh, oh ! firent les petites cousines scandalisées, pouffant de rire.

Sur ces entrefaites, le grand Émile Platbrood rentra et l’on reprit les combinaisons de placement avec une nouvelle ardeur. On finit par trouver que, décidément, il n’y avait pas assez d’espace entre les convives. Et puis, il y avait un couvert « trop court »…

Tant pis, c’était embêtant, mais il fallait encore ajouter une rallonge.

— Enlevez ! commanda Joseph.

Aussitôt, les assiettes et la nappe furent ramassées et la table apparut toute nue, avec ses demi-lunes rouges aux extrémités et ses quatre planches blanches au milieu.

Joseph et Adolphine se postèrent à chaque bout de la table, qu’ils entr’ouvrirent d’une secousse.

Alors, Mile posa la planche-allonge et s’efforça de la fixer dans la coulisse. Il tapait, employait la force, mais n’aboutissait à rien.

— Le bois a joué, dit-il avec découragement. Ça ne sait plus dedans…

Il se reposa une seconde et se remit à la besogne. Soudain, la planche s’emboîta dans la rainure :

— Ça y est ! Poussez seulement maintenant…

Mais il n’y eut que Joseph qui poussa. Adolphine, pour la farce, reculait, bien qu’elle fît semblant de pousser de toutes ses forces.

Penchée en avant, elle riait en dessous, très drôle dans son effort simulé. Elle faisait une jolie grimace, son nez retroussé frémissait et ses dents rageuses semblaient cruellement mordre sa lèvre inférieure.

— Allons, Adolphine, pria Joseph, un peu de sérieux, hein ! Regardez, il est dix heures presque. Nous n’avons plus de temps à perdre, sacrebleu !

À ces mots, la jeune fille s’arcbouta et, courbée sur le meuble, elle poussa d’un élan furieux. La table se ferma avec un grand bruit sec.

Vite, on la recouvrit de la nappe sur laquelle on reposa les assiettes. Cette fois, à la bonne heure, on serait à l’aise.

Sans perdre de temps, Adolphine, grimpée sur une chaise, avait ouvert les vitrines du buffet. Elle passait l’argenterie et les verres…

Cependant, ces joyeux exercices avaient un peu fatigué M. et Mme  Van Poppel, qui s’endormaient doucement dans leur fauteuil.

Alors, tous se mirent à circuler autour de la table sur la pointe des pieds, en parlant à voix basse.

Enfin, le placement des convives parut définitif et c’était vraiment une œuvre savante, de haute psychologie, qui faisait honneur à l’intelligence et au tact de Joseph Kaekebroeck.

— Hein, Phintje, dit-il en se reculant satisfait, je pense que personne ne se disputera…

Et il vida un dernier verre avec Platbrood.

Maria et Pauline paraissaient très lasses. Elles bâillaient en dedans.

Soudain, la pendule sonna un coup. Il était dix heures et demie.

— Voilà, dit Joseph, et maintenant je suis parti !

Le jeune homme s’inclina comiquement devant le bon papa et la bonne maman complètement endormis, et, prenant congé des jolies cousines, il sortit sans bruit avec Platbrood et sa sœur.

Dans le petit vestibule, Mile s’esquiva avec à propos.

— Allo, bonsoir, vous savez !

Et les deux fiancés restèrent seuls.

Adolphine aida Joseph à endosser son paletot. Elle lui tendit aussi sa grosse canne à pommeau d’argent et sa buse miroitante. Puis, Joseph offrant le bras à la jeune fille, ils descendirent tous deux le petit perron avec majesté.

Mais, comme ils arrivaient dans le grand vestibule, ivres d’une tendresse longtemps contenue, ils plongèrent éperdument dans les bras l’un de l’autre.

En cette fougueuse étreinte, le beau chapeau de Joseph tomba et s’en fut, sautant à petits bonds, jusqu’à la porte cochère.

Déjà, Adolphine s’était échappée. Vivement, elle remonta les quatre marches du perron et, gracieusement appuyée contre la cloison vitrée :

— Bonsoir Monsieur, à demain. Hein, tu viendras de bonne heure ?

Joseph avait ramassé son haut-de-forme qu’il caressait d’une manche onctueuse. Il le reposa enfin sur sa tête et ouvrit la grande porte en exhalant un énorme soupir. Tout de même, il ne pouvait se résoudre à s’en aller et, la main sur la cliche, il ne cessait de contempler la belle jeune fille :

— Viens me donner un pas de conduite, supplia-t-il ; oh si, si, avec ton frère, il fait tellement beau !

Mais, devant cette proposition audacieuse, Adolphine ne put réprimer un geste d’effroi et, vite, elle se sauva en criant :

— Oeïe non, je ne peux pas de ma mère !

IV


Joseph allait dans la nuit, sous le frais sourire des étoiles. Et son âme était toute gonflée de joie.

Il avait trouvé le bonheur. Parfois, devant sa vue rêvante, passait l’ombre du pâle garçon qu’il avait été, et il frissonnait alors de peur et de bien-être, comme un escapé.

Mais pourquoi donc la vie l’avait-elle ainsi brusquement reconquis ? Et comment cette métamorphose improbable d’un snob en un bon gros « loff » s’était-elle accomplie ?

Soudain, il arriva place Sainte-Catherine. Il s’arrêta pensif devant le vieux beffroi aux pierres cariées par le temps, qui dressait sa massive silhouette sur un pur ciel irradié de lune.

C’était bien ici qu’il l’avait vue pour la première fois, un pluvieux matin d’octobre, comme elle sortait sans confusion, rayonnante et légère, du petit chalet planté au pied de la tour. Il l’avait suivie dans le marché pittoresque où, sous les tentes mouillées, elle marchandait ses légumes. Et il sentait encore le relent de son fin waterproof…

Tout de suite, dans un tressaillement virginal, il l’avait aimée et sa triste vie s’était brusquement retournée comme un parapluie dans un coup de vent.

Puis, il évoqua leur entrevue chez M. Van Poppel — l’un des plus vieux amis de son père — et leur premier enlacement, au bal de la Grande-Harmonie, dans cette valse enivrante, tout embaumée d’aphrodise, qui l’avait laissé délicieusement étourdi pendant trois jours !

Il se rappelait les premiers mots qu’elle lui avait dits et dont l’arbitraire syntaxe l’avait charmé, sa bonté souriante, le touchant récit de sa vie simple, active, dévouée toute au gouvernement d’une maison touffue d’enfants, de petits-enfants et même d’arrière-petits-enfants !

Il revoyait aussi le beau soir des aveux. Et, à ce souvenir inoubliable, de nouveau son cœur se mettait à battre dans sa poitrine des petits coups de tonnelier…

Alors, Joseph poursuivit son chemin à grands pas.

Il plaignait chaque passant de ce qu’il ne fût pas lui.

Un pauvre garde-ville, qui se tenait impassible en son imperméable, au coin de la rue des Fripiers, l’emplit surtout d’une forte compassion. Il dut se retenir pour ne pas se jeter au cou de cet homme et consoler sa misère.

Mais déjà sa pensée voltigeante se posait sur M. et Mme  Kaekebroeck, dont il escomptait la surprise et la joie, quand, demain, amenant Adolphine devant eux, il dirait : « Voici votre fille. »

Et il s’en voulut de tout le mystère qu’il avait fait à ses bons parents. C’était mal à lui, vraiment, d’avoir différé une confession qui leur eût donné tant de bonheur !

Maintenant, il gravissait un large boulevard ; soudain, il aperçut la grande serre du Jardin Botanique toute scintillante de paillettes, et son dôme pâle vert, d’une ineffable et tranquille lueur, sous la belle lune ronde.

Et il frémit au souvenir du suicide de son ami Trullemans qui avait préféré mourir, en léchant tout le vert-de-gris du dôme vénéneux, plutôt que de survivre un seul jour aux dédains d’une abominable coquette.

— Ah ! pauvre grand Jules Trullemans, s’écria Joseph en s’appuyant sur la balustrade du jardin profond, brave cœur incompris, comme je te plains ! Hélas ! pourquoi aspiras-tu à la haute bourgeoisie… Et dire que, sans cette détestable Van Tussenbroeck, nous t’aurions vu demain au milieu de nous, gai, farceur — Jan Claes — comme tu l’étais avant qu’une fatale passion eut brisé tous les ressorts de ta robuste jeunesse ! L’amour t’a perdu ! Et voilà qu’il m’a sauvé, moi !

Et Joseph, pleura le mort immortel. Il fit un geste de tristesse et s’éloigna. Mais, arrivé au sommet du boulevard, il s’arrêta un moment encore devant le populaire abreuvoir de la porte de Schaerbeek et il but à longs traits l’eau pure, à la vertu lustrale, dans le vil gobelet enchaîné. Car il se sentait un irrésistible besoin d’affirmer son âme redevenue simple et Brusseleer.

Enfin, il s’engagea dans la rue Royale et bientôt il fut devant la porte de sa maison. Il mit la clef dans la serrure ; mais, avant d’ouvrir, il jeta un dernier regard au ciel : le sombre azur demeurait constellé.

— Allons, dit-il, il fera beau demain. Je pourrai endosser ma tenue de sous-lieutenant. Adolphine sera tout de même si contente…

V


Ce fut un repas magnifique qui emporta le souvenir de toutes les précédentes frairies familiales.

Le jeune Ferdinand Mosselman y acheva de conquérir la petite Mme  Posenaer que, par une audacieuse substitution de carte, il avait faite sa voisine.

Quant à Joseph, grâce à son obéissante serviette qu’il laissait choir à tout moment, il sut se ménager sous la table, avec les jambes d’Adolphine, des entrevues délicieuses.

Par exemple, sa bizarre conduite, alternée d’éclipsés et de réapparitions soudaines, n’allait pas sans provoquer un certain étonnement chez la jeune Mme  Théodore Van Poppel, sa voisine de gauche, dont le ventre monstrueux montrait éloquemment qu’elle attendait famil.

Elle ne put s’empêcher de lui dire, comme elle le voyait redresser sa tête cramoisie :

— Ah ça, mais vous êtes toujours sous la table, vous !

Joseph s’épongeait, car son brillant uniforme lui devenait insupportable. C’était littéralement la tunique de Nessus — ce premier, mais formidable rigollot de l’antiquité.

— En effet, avoua-t-il un peu contraint, mauvais exercice pour la digestion. C’est ma satanée serviette, voyez-vous, qui glisse tout le temps sur mon pantalon collant… Mais vous, ajouta-t-il en riant, comment est-ce donc que vous faites pour qu’elle ne tombe pas ?

Et il considérait la rigide serviette que la jeune femme maintenait parfaitement en équilibre dessus un ventre qui surplombait son assiette.

— Oh ! moi, je l’ai attachée avec une épingle. Regardez…

Il ne regarda pas, car, en ce moment, surgit un grave incident qui délivra le jeune homme d’une conversation, toujours un peu pénible avec une femme enceinte.

— Mais voyez une fois Ernest, s’écria le père Platbrood, qu’est-ce qu’il a donc ?

En effet, le petit communiant avait quelque chose. Il était devenu d’une pâleur extrême. Sa tête aux yeux chavirants, roulait avec ses crolles sur le dossier de la chaise, tandis que sa main droite, plaquée sur son gilet blanc, semblait vouloir comprimer les premières effervescences d’une émeute qui, visiblement, cherchait son escalier des Tuileries.

Déjà, Mme  Spruyt était près du « petit mari. »

Dans l’irréflexion de l’émoi, elle le secoua avec vigueur.

— Eh bien, Ernest, qu’est-ce que vous avez maintenant ?

— Pour l’amour du ciel, dit M. Rampelbergh, ne le clouchez pas comme ça ! Attendez…

En sa qualité de droguiste, il se leva pour aller examiner l’enfant. Tout le monde attendait son diagnostic…

— Il est soûl ! dit-il simplement quand il eut dévisagé le petit bonhomme pendant deux secondes.

— Pas possible ! s’écrièrent tous les convives.

— Mais, fit Mme  Spruyt en s’adressant à la petite Hermance, qu’est-ce qu’il a fait pour se mettre dans cet état-là ! Si ça est permis !

— Je ne sais pas, ma tante, répondit la communiante toute penaude.

Cependant, le petit garçon avait blêmi davantage.

— Il faut le conduire tout de suite à la cour, suggéra le gros M. Posenaer, autrement…

Cette fois, M. Spruyt accourut. Il prit l’enfant dans ses bras et disparut, suivi de sa femme bouleversée.

La porte s’était à peine fermée derrière eux, qu’on entendit un grand bruit sur l’interprétation duquel toute controverse était impossible.

Un silence tomba dans la pièce.

— Sapristi, il était temps ! conclut Émile Platbrood.

— Och, ça n’est rien, dit Mme  Van Poppel qui ne s’était pas laissé émouvoir. Ça lui apprendra ! Et elle adressa un clin d’œil au digne M. Van Poppel qui fit aussitôt apporter le vin de Champagne.

Les bouchons sautèrent et les conversations repartirent, gaies, bruyantes.

Mme  Platbrood ne tarissait pas sur la cérémonie du matin à l’église Sainte-Catherine, et s’extasiait sur la magnificence des toilettes.

Mais M. Kaekebroeck était contrariant. Il pérorait, n’admettant pas le luxe déployé par les petites communiantes.

— On voit des pauvres gens, dit-il, se priver de tout pour acheter une belle robe à leur enfant, et des chapelets, et des bracelets et tout ça… Et ça n’est rien que pour la gloriole. De mon temps…

Mais Mme  Platbrood légèrement piquée — car elle avait paré sa petite Hermance comme une châsse — n’en voulait pas démordre :

— Vous conviendrez, fit-elle en cherchant un assentiment chez la majestueuse Mme  Kaekebroeck, que le coup d’œil était rudement joli à l’église. Toutes ces petites filles sous leurs voiles, c’était très impressionnant. On peut rire de moi si on veut, mais ça m’a émue.

— Ça je veux croire, approuva Mme  Timmermans, tandis qu’une vieille larme dégoulinait par saccades sur ses grasses joues de veuve. Och, moi je ne sais qu’à même pas voir quelqu’un en blanc sans pleurer !

Tout à coup, son voisin, M. Rampelbergh, lui prit gaillardement la taille et regardant de coin, avec une figure à la Jan Steen :

— On voit bien alors, dit-il avec sentiment, que vous ne m’avez encore jamais vu en pans volants !

Ce fut un sursaut général. On se tordit pendant dix minutes, montre en main…

Comme on apportait les grandes « Catherine », une troupe d’enfants s’élança brusquement dans la salle.

Les dames s’en emparèrent, les cajolèrent avec tendresse et remplirent leurs poches de bonbons.

Puis, quand ils eurent essuyé les baises de tous les invités, on pria les silencieuses cousines Maria et Pauline qui, visiblement, n’en pouvaient plus d’être assises, de les aller mettre coucher.

Alors, M. et Mme  Van Poppel se levèrent avec solennité et tout le monde passa dans la salle voisine où le café fut servi.

Ce petit pochard d’Ernest jugea le moment propice pour reparaître sans la moindre gêne. Il était complètement guéri. Pourtant, dans la crainte d’une nouvelle catastrophe, on l’engagea à aller s’amuser dans le vestibule avec Hermance. Les « petits mariés » ne se le firent pas dire deux fois. Ils s’évadèrent et rejoignirent les petits Spruyt et les petits Platbrood qui, déjouant la surveillance de Maria et de Pauline, étaient sortis de leurs lits et gambadaient en robe de chambre sur les paliers. La maison retentit bientôt de leurs cris d’hirondelles. Les diables jouaient « enlèvement » sur le carré du premier étage.

Ernest enlevait Hermance !

Maintenant, massés dans un coin de la salle, les hommes, un peu rouges parce qu’ils étaient un peu gris, buvaient des liqueurs et fumaient de gros cigares.

Ils avaient cerné le petit Théodore Van Poppel, dont ils commentaient librement la paternité imminente.

Et le jeune mari, encore imberbe, souriait effaré, reculait, hoquetait sous leurs petites touches de doigt dans son ventre.

Émile Platbrood le délivra en prononçant le nom de M. Keuterings. Il suffisait : l’illustre veuf fournit dès lors tous les éclats de rire.

Pendant ce temps, les dames, plus recueillies, assises sur des chaises disposées en rond sous le lustre, s’entretenaient, en sirotant leur tasse, de la grossesse de Mme  Théodore Van Poppel qu’elles félicitaient sur son courage et sa bonne santé. Pour une première fois, elle portait très bien…

— Hein, insinua Mme  Rampelbergh, hein, on dirait, où est-ce qu’elle a appris ça donc ?

Alors, Joseph s’approcha d’Adolphine et l’entraîna doucement dans une embrasure.

— Écoute, lui dit-il tout bas avec émotion, je crois que c’est le moment…

La jeune fille se sentit défaillir.

— Oeïe non, gémit-elle, je n’ose tout de même pas !

— Allons, du courage, donne-moi la main…

Justement, Ferdinand Mosselman, poussé par Mme  Posenaer, venait de s’asseoir au piano. Il plaqua quelques sonores accords. Tout le monde vint se placer derrière le virtuose qui, brusquement, attaqua le Tara ra boum de ay.

Profitant de cette diversion, les jeunes gens s’avancèrent dans le salon, où M. et Mme  Kaekebroeck venaient de se retirer sur l’invitation concertée des Van Poppel et des Platbrood.

Et, quand ils furent devant M. et Mme Kaekebroeck :

— Mes bons parents, dit Joseph avec simplicité, voici la femme que j’ai choisie. J’aime depuis longtemps Mlle Adolphine Platbrood. Voulez-vous qu’elle soit votre fille ?

À ces mots, les deux vieux restèrent un moment très graves, interdits, « paf ! ». Et leurs lèvres frémissaient sans qu’ils pussent rien dire.

Mais soudain, ils ouvrirent en même temps leurs bras tout au large. Et les enfants s’abattirent sur leur cœur, tandis que M. et Mme Van Poppel et les époux Platbrood, touchés jusqu’aux larmes, s’élançaient au cou les uns des autres et s’embrassaient comme des pauvres !

Cependant, Joseph et Adolphine se marièrent le 2 mai suivant, comme les clochettes des muguets sonnaient le printemps.

Ferdinand Mosselman


I


Ferdinand Mosselman sortit de sa maison, et tout de suite, sur le trottoir, un bien-être l’envahit, un bon frisson courut jusque dans ses moelles. Il respira un grand coup, se donna une tape d’aise sur la poitrine et, souriant, il partit pour le ministère.

Jamais, il n’avait éprouvé pareille allégeance ; il se sentait leste, robuste, impondérable ! Il marchait d’une façon plus élastique et comme si, sous ses pas, les pierres prenaient une vertu de tremplin.

Dans la rue tranchée d’ombre et de soleil, roulaient à fracas, lançant des éclairs d’or et d’argent, les charrettes de laitiers, tandis que, des venelles et des impasses, débouchaient les colporteuses au ventre rebondi, les marchands d’abat-jour, de lacets, de mine de plomb, tout le menu gibier quotidien de l’insatiable police.

Ferdinand leva les yeux et s’attendrit. Dans le ciel tendu de pâle azur, s’avançaient lentement d’épais nuages blancs, de merveilleux nuages, pareils à d’énormes « blocs » de ouate.

— Ah, pensait-il, le beau ciel de quand j’étais petit !

Sa joie s’accrut de jolis souvenirs. Une magie enveloppait son âme. Des brises amies frôlaient son visage. Les passants avaient un aspect bienveillant et doux. Les choses dégageaient comme un sourire fraternel, humain.

Il allait dans une allégresse juvénile, ému de sensations neuves. Tous ses sens s’épanouissaient. Il gagnait une acuité de vue, de flair et d’ouïe vraiment surprenante…

L’air résonnait du hennissement des juments qui se cabraient entre les brancards, s’ébrouaient des naseaux et secouaient leur lourde crinière.

L’eau des abreuvoirs s’égouttait dans les vasques en perles plus claires, en notes plus harmonieuses et plus fines.

Souvent, passaient des chiennes poussiéreuses, la langue pendante ; elles galopaient, les pauvres, d’une course lassée, se retournant parfois pour jeter un coup de croc aux chiens anhélants qui les poursuivaient et dont la meute en folie grossissait à chaque coin de rue.

Les marchands de comestibles commençaient la toilette de leur vitrine, avançant avec mille précautions jusqu’au bas de la glace, de petites caisses où s’alignaient, sur des feuilles de vigne, cinq à six fraises pâles, chlorotiques, couleur de poisson rouge mort…

Et dans toutes les rues, par les soupiraux des cuisines, sortait le bruit dur du kip-kap hâchant, pour les soupes vertes, l’herbe tendre, le cresson, le persil, le pourpier doré…

Soudain, le jeune homme apparut sur le marché tout resplendissant de giroflées et de fleurs-de-beurre.

— Eh sacrebleu, s’écria-t-il, mais c’est le printemps !

C’était lui ! Un printemps hâtif, charmant, une récompense du ciel en retour d’une longue suite d’années noires sombrées dans une pluie éternelle.

Ferdinand orna sa boutonnière d’une flirebloem aux beaux tons brûlés et poursuivit son chemin en fredonnant le lied de Siegmund et de Sieglinde !

Comme il arrivait devant la rue des Harengs, une ombrelle claire, tournoyante, attira son regard. Il s’empressa de faire un crochet, frôla le parasol, sous lequel il reconnut Mlle Verhoegen, — la fille du marchand d’agrès et de cordages de la rue de Flandre, — qui causait avec Mme Timmermans.

Un peu interdit, Mosselman salua : la jeune fille inclina la tête et, subitement, ses joues s’empourprèrent…

Ferdinand s’éloignait déjà d’une démarche guindée, car il lui semblait qu’on l’étudiait dans le dos. Mais, dès qu’il se sentit hors de vue, il reprit son attitude libre, pourfendante, et une émotion délicieuse monta dans son âme…

Il revoyait Mlle Verhoegen et s’étonnait que son image restât en lui et ne le voulût plus quitter.

Jamais la jeune fille ne lui était ainsi apparue, parée d’un tel éclat de jeunesse. Brusquement, elle avait grandi ; hier encore, il l’eût prise pour une gamine ; aujourd’hui, elle était presqu’une femme. Il se demandait pourquoi, dans les réunions de famille où il la rencontrait chaque semaine, il n’avait jamais accordé la moindre attention à cette petite demoiselle, modeste et silencieuse, mais si prévenante et surtout si bonne pour les enfants. Elle surgissait fraîche et souriante de la pénombre et il ne revenait pas d’un étonnement qui le ravissait et l’entretenait dans un trouble ineffable. Occupé de sa vision, il ne voyait plus rien dans la rue et cheminait en coudoyant force passants.

Pour la première fois de sa vie, un sentiment complexe, indéfinissablement tendre et grave, levait en lui… L’intuition d’un amour heureux, très long, éternel, venait hanter son esprit dont la perpétuelle moquerie se taisait enfin devant l’apparition chaste et pimpante de la vertueuse beauté !

Délicieusement obsédé, humant la brise romanesque, il pressa le pas, car il lui tardait maintenant d’être dans son bureau, pour mieux s’abstraire en son rêve et vivre bien seul pendant des heures, immobile comme un fakir, sous le charme de ses indicibles sensations.

Il arriva au ministère cinq minutes avant neuf heures et, sans prendre garde aux huissiers stupéfaits, il bondit sur l’escalier dont il escalada les marches en quelques sauts. Après s’être enfermé dans son cabinet, il monta sur une haute chaise et, la tête dans les mains, il s’abîma dans ses réflexions.

Ses paumes tendaient la peau de ses tempes et bridaient ses yeux, ce qui lui donnait un air parfaitement japonais…

Il évoqua sa vie, et la jugea froidement : il convint qu’elle ne lui avait procuré jusqu’ici qu’un plaisir assez négligeable. Il reconnut qu’il était extrêmement las de lancer des jeux de mots, conter des histoires de Marseillais, dire des chansonnettes, croquer des pains à la grecque dans les soirées bourgeoises, où sa blonde mine et surtout sa « position », en même temps que sa qualité de petit-fils unique d’une bonne vieille grand’mère, le faisaient un personnage excessivement recherché.

Mais, par-dessus tout, il enrageait d’être encore l’amant de cette impérieuse petite Mme Posenaer, qu’il n’aimait plus, qu’il n’avait jamais aimée. De fait, il l’avait conquise par vanité, satisfait de croire qu’il imitait ainsi le grand monde. Sa flamme avait été brève, car, tout de suite, il avait appris comme c’est un mince bonheur de partager une femme avec un brave homme de mari, dénué de toute espèce de jalousie romantique et, pour trancher le mot, légèrement imbécile… Maintenant, il détestait cette femme, l’accablant d’une rancune qui, en un moment, se gonflait de griefs irrémissibles. Elle lui apparaissait comme une créature mauvaise, fatale, qui l’avait détourné du bonheur… Sans doute, c’était à cause d’elle qu’il était passé comme un sot, sans la voir, tout près de cette belle Adolphine Platbrood, qui l’eût aimé s’il avait voulu. Et il frémissait aussi à la pensée que les coquetteries perverses d’une Messalinette avaient tué la pauvre Mme Keuterings, dont le corset pathétique remuait parfois encore dans son âme toute une vase de remords !

Il tapa du poing sur son pupitre, d’un coup si furieux que le porte-plume, le grattoir et la « gomme » tressautèrent sur l’encrier.

— Il faut rompre ! s’écria-t-il, et il s’emportait dans un monologue imprécatoire, quand la porte du bureau s’ouvrit brusquement et parut un vieux garçon de salle :

M. Verbist demande le dossier 239 : Terrains de la digue de Heyst.

— C’est bon, monsieur Pierre, répondit Mosselman en congédiant l’huissier, je le porterai moi-même.

Il haussa les épaules, descendit de sa haute chaise et, s’emparant d’une échelle, il vint l’appuyer contre un mur d’épaisses paperasses.

Il gravit les degrés avec agilité et dégagea, non sans peine, le dossier 239 sur lequel il appliqua une violente claque, qui fit jaillir une superbe poussière. Puis, la digue de Heyst sous le bras, il s’apprêtait à regagner le plancher, quand, par-dessus les demi-rideaux de la fenêtre, il vit le ciel resplendissant et le Parc dont les puissantes frondaisons, givrées de rose, annonçaient le réveil de la terre.

Il demeurait sur son échelle ; de nouveau, ainsi qu’au début de la matinée, il sentit le pénétrer une langueur douce, inexprimable. Il s’intéressa longuement à deux ramiers qui bâtissaient un nid dans la fourche d’un grand orme. Puis, son regard plongeant des cimes jusqu’à terre, il aperçut dans une allée, à travers le treillis des charmilles, des bébés qui jouaient avec des seaux et des pelles autour d’un vieux banc. Et son cœur en fut tout remué. Jamais la vue des petits enfants ne l’avait attendri comme cela ! La romance travaillait en lui.

— Eh bien, monsieur Mosselman, jeta une voix dans l’entre-bâillement de la porte, le dossier, s’il vous plaît ?

Il déjeuna au ministère de petits pains fourrés, fait insigne, sans précédent dans sa vie de premier commis. Pendant tout l’après-midi, il continua de penser à Mlle Verhoegen. À force de pressurer sa mémoire, il était parvenu à retrouver quelque fugace souvenance de cette enfant timide, et, bientôt, il eut la témérité, tant son désir impatient enflammait son imagination, de la reconstituer toute dans ces soirées hebdomadaires qui les réunissaient tantôt chez les Van Poppel, tantôt chez les Rampelbergh, les Kaekebroeck ou les Platbrood…

Il fut vite convaincu que son indifférence à l’égard de Mlle Verhoegen n’avait pas été si complète. Assurément, il l’avait remarquée, mais les soins, la farouche surveillance de Mme Posenaer avaient sans doute empêché qu’il s’abandonnât au sentiment très vague, mais très tendre — à coup sûr — qui l’entraînait vers la petite demoiselle.

Oui, il excusait, il comprenait maintenant son extérieure indifférence, car il est humain de ne point convenir qu’on a manqué de jugement et de goût.

Son ardent désir rachetait aujourd’hui son incuriosité, et parait Mlle  Verhoegen d’une poésie, qu’il lui semblait — en ce moment éréthique — que la possession dût accroître encore, au lieu de la faire cesser brusquement, comme prétendent les psychologues exercés.

Il ne s’étonna même pas que ses idées le menassent très franchement sur la pente du mariage. En quelques heures, une transformation singulière s’était opérée en lui. Son esprit très sensible, mais frivole, soudain s’était rempli de sagesse et de réflexion. Il lui venait de graves pensées sur l’existence : il entrevoyait son but. Il restait un peu effrayé devant l’indolence de sa vie et jurait de s’occuper désormais à des choses utiles. D’ailleurs il venait de doubler la trentaine, il était temps, bientôt il serait un « old boy ». Il songeait aussi qu’une femme ne manquerait pas de lui donner une sorte de prestige auprès de ces chefs, que la jeunesse et le célibat de leurs subordonnés irritent parfois comme des avantages dont ils pensent qu’ils n’ont jamais joui… Et il supputait l’avancement qui lui viendrait. Il ébaucha même en un éclair tout le plan d’un précis, d’un petit catalogue de quelque chose — il trouverait bien — qui lui vaudrait peut-être la promotion de sous-chef et commencerait d’affirmer son importance.

Puis, une pensée revint qu’il s’était efforcé déjà de repousser loin, car il lui était pénible de croire qu’elle pût avoir la moindre influence sur son projet caressé. Il ne pouvait en effet se dissimuler que M. Verhoegen était un fort riche commerçant, dont le magasin de cordes et d’agrès était l’un des mieux achalandés du « bas de la ville ». Sa maison, ainsi qu’en témoignaient les vieux chiffres ancrés dans le haut du pignon espagnol, avait été fondée en 1697. Elle avait passé au fils aîné de chaque génération de Verhoegen et toujours avait prospéré. Aussi, le chagrin était vif chez le cordier de ne posséder qu’une fille, et de penser que son nom, si haut porté pendant près de deux siècles, s’éteindrait juste au moment peut-être où Bruxelles port-de-mer allait décupler le chiffre d’affaires de la corderie et permettre qu’on renonçât au petit commerce de détail.

Ah, Bruxelles port-de-mer !

Mosselman se rappelait maintenant les lamentations du bonhomme. Tout un soir, il les avait subies vaillamment chez les Rampelbergh. Mais il s’était vengé en faisant un sublime tableau du nouveau port de la capitale, montrant les entrepôts, la traditionnelle forêt de mâts, les grosses cheminées des steamers et le grouillement de toute une population nouvelle, bariolée, pleine d’éléments orientaux, barbaresques. Tout cela à deux pas de la corderie…

— Ah ! avait soupiré M. Verhoegen ébloui, mon gendre ne sera sûr pas à plaindre !

— Oui, répétait aujourd’hui Mosselman, le mari de Mlle Thérèse ne sera « sûr » pas malheureux…

Toutefois, il est juste de le dire, son sentiment dérivait non d’un vilain appétit de lucre, mais plutôt d’une honorable, d’une noble sensualité…

Il se redressa, passa la main sur son front, s’ébroua la tête. L’image de Mlle Verhoegen reparut aussitôt devant ses yeux, chaste et troublante, et il fut pris d’une irrésistible envie de revoir la belle jeune fille.

Quatre heures sonnaient à l’horloge du couloir.

— Hé là ! dit-il, assez de solitude…

Il courut à la petite fontaine accrochée au mur et se savonna les mains avec fébrilité. Il s’élançait vers la porte, quand celle-ci s’ouvrit avec lenteur : un petit homme sanguin, houppé d’une mèche grise et portant des lunettes d’or, entra dans la chambre. C’était M. Verbist, le chef de bureau. Il sourit, voyant l’émoi du jeune homme qui se découvrait avec respect.

— Mon ami, lui dit-il, je vous rapporte le dossier de la digue de Heyst. J’en ai classé toutes les pièces avec soin. Le ministre peut nous les demander d’un moment à l’autre. Entre nous, l’État ne se montre pas très adroit en cette affaire. Il est mal conseillé. J’ai osé l’insinuer dans une petite note dont vous me direz des nouvelles demain. Après cela, qu’il fasse ce qu’il veut, je m’en lave les mains !

— Vous avez raison, appuya Mosselman en donnant à sa mobile figure une expression de profonde gravité, l’État est très mal conseillé…

Et, recevant le gros dossier dont il ne connaissait pas une seule pièce, il gravit précipitamment l’échelle et, vite, le replaça dans sa case pour qu’il n’en fût plus question. Mais M. Verbist, le nez en l’air, suivait le jeune homme d’un regard paternel. Comme Ferdinand s’apprêtait à redescendre, il l’interpella tout à coup :

— Ah ! avant que je l’oublie ! Mon cher subordonné, Mme Verbist m’a prié de vous inviter à manger la soupe avec nous samedi prochain, sans façon, vous savez… Ma fille Emma a reçu tout un stock de nouvelles romances, surtout des duos, qu’elle voudrait bien déchiffrer avec vous. Affaire entendue, n’est-ce pas ? Adieu, mon ami !

Et M. Verbist, envoyant un bonjour de la main, se retira précipitamment.

— Nom d’un tonnerre ! jura Ferdinand en se laissant dégringoler de son échelle…

II


Une bonne odeur de goudron flottait dans le magasin d’agrès et de cordages, où Jérôme, le vieux commis, serré dans son tablier bleu, servait les pratiques d’un air bourru. Il pesait la ficelle tout en mâchonnant l’éloge de la marchandise ; puis, soulevant le plateau de la balance, il versait les pelotes dans les bras du client, sans nul emballage, car elles pouvaient, disait-il, supporter le grand jour.

Il vendait aussi des brosses de toutes sortes pendues au plafond en robustes chapelets et des « loques à reloqueter » très épaisses, leur duvet encore tout semé de petites échardes noires.

Il passait la main sur les objets, tapait dessus rudement :

— Ça c’est inusable, prononçait-il, vous n’en verrez pas la fin.

Il y avait grande affluence de clients et le bonhomme semblait un peu débordé, quand, vers cinq heures, Ferdinand Mosselman entra dans le magasin :

— Bonjour, Monsieur Jérôme, dit-il avec force, d’un air dégagé.

— À vos ordres, Monsieur Ferdinand ! s’écria le commis dont le visage grognon, mafflu comme celui d’un boule-dogue, exprima aussitôt un joyeux étonnement.

Il voulut le servir tout de suite.

— Non pas, mon brave, fit le jeune homme en l’arrêtant du geste, je suis le dernier. Pas d’injustice. Faites à votre aise, je ne suis pas pressé d’ailleurs, ça m’amusera de regarder la boutique…

Mlle  Verhoegen n’était pas là. Mosselman poussa un petit soupir de soulagement : son cœur reprit un battement normal. Pourtant, il éprouvait un vague déplaisir. Il était venu frémissant, mais résolu, persuadé qu’il allait se trouver face à face avec la jeune fille, et remettant à la grâce de Dieu ses premières paroles…

Or, l’absence de Mlle Thérèse, si elle défaisait la boucle de ses craintes, lui promettait en revanche de nouvelles transes, et il éprouvait quelque chose comme la courte satisfaction du patient, enfin déterminé après mille hésitations, mais à qui l’on annonce tout à coup que le dentiste le recevra seulement demain…

Mosselman se promena dans le vaste magasin, respirant la bonne odeur balsamique, s’arrêtant devant les énormes rouleaux de câbles et les poulies et les grands filets goudronnés qui donnent l’âpre nostalgie de l’océan…

Comme il s’avançait vers le fond de la pièce, une petite serre, accotée à la boutique qu’elle dominait de quelques marches, retint tout à coup ses regards charmés. Une grosse vigne tordait ses vieux sarments le long des carreaux soigneusement lutés, et commençait de s’épanouir en feuilles tendres. Tout autour, sur des gradins, étaient rangés des pots de géranium et de fuchsia dont les fleurs vives contrastaient avec le feuillage maigre. Dans une cage verte accrochée au mur, sautillait un oiselet. Une lumière tranquille, blonde, fusant de la cour profonde, régnait dans la petite serre et venait doucement caresser un pupitre jaune sur le versant duquel reposait un énorme livre relié de toile.

Mosselman se crut transporté dans le tableau d’un petit maître hollandais. Il demeurait là, ému de ravissement, évoquant la vie simple et méthodique des bourgeois disparus, quand une porte de la serre s’ouvrit et parut une belle demoiselle.

Le jeune homme tressaillit. Il dut se retenir à la grande bascule : ses jambes flageolaient, un émoi indicible oppressait sa poitrine…

Et il murmura comme au théâtre :

— Elle, elle !

Mlle Verhoegen jeta un rapide coup d’œil à travers la cloison vitrée, puis, sans apercevoir Ferdinand qui continuait à défaillir dans la pénombre propice, elle s’assit devant le pupitre, ouvrit le grand livre.

Elle prit une plume d’oie qu’elle plongea dans la vasque d’un antique encrier à siphon et se mit à écrire, consultant de temps à autre un carnet de notes.

Elle portait un joli corsage mauve, orné d’une collerette de dentelle, ce qui lui avenait beaucoup en dégageant son beau col dont la ferme ligne venait se perdre dans les frisons légers de la nuque et les magnifiques cheveux noirs relevés en proue. Sa figure, tout éclairée d’un regard vif et gai, resplendissait de jeunesse.

Mosselman ne se lassait d’admirer les oreilles, le nez, la bouche pourprée, d’un dessin irréprochable, et les yeux noirs frangés de longs cils.

Mais les mains potelées et les avant-bras qui jaillissaient nus, exquisement roses et duvetés, des grosses manches bouffantes, le plongèrent dans un enivrement décisif.

Devant lui, surgissait l’amante idéale et telle qu’il avait toujours inventé, rêvé la femme, dans ses chimères. Une grande confusion lui vint encore de n’avoir pas deviné une métamorphose si belle. Cette fois, il sentait que son amour ne serait pas un passager désir. Son inconstance jetait l’encre. Il aimait, et il était près de tendre les bras, comme Faust ébloui à l’apparition d’Hélène, quand le vieux Jérôme s’écria gaiement :

— Eh bien, monsieur Mosselman, ce sera quand vous voudrez, il n’y a plus personne…

Il devint écarlate. Mais, tout de suite, il se ressaisit.

— Dites-moi donc, Jérôme, fit-il d’un ton détaché, elle doit être bien vieille cette vigne chevelue qui pousse sous la vérandah ?

— Ma foi, repartit le commis malicieux, on dit qu’elle a deux cents ans, près de dix fois l’âge de la petite demoiselle qui écrit là-bas dans la serre…

Mlle Thérèse a vingt ans ! s’écria vivement Mosselman.

— Mais oui, depuis hier à trois heures du matin, si ça vous intéresse. Parbleu, je le sais bien, puisque je la tenais dans mes bras quelques minutes après son entrée dans le monde. Et c’était déjà une gaillarde, allez ! Hein, la petite ne se doute pas de mes compliments…

En effet, Mlle Thérèse continuait d’écrire avec application, relevant parfois la tête pendant une seconde pour sourire au petit oiseau qui sautillait dans la cage.

— Vous la voyez, n’est-ce pas, ajouta Jérôme, l’œil demi cligné, eh bien, c’est tout le portrait de sa grand’mère, Mme Verhoegen, quand elle avait vingt ans. Ah, ça était une belle femme !

Le jeune homme, un peu contraint, se sentant deviné, fixait obstinément un collier de brosses à écurer…

— Jérôme, dit-il enfin d’un accent où perçait l’embarras de ne point trouver une transition, je voudrais avoir une ficelle très mince mais très solide ; vous savez, c’est pour faire monter le cerf-volant de mon petit cousin Gustave.

— Voilà, dit le bonhomme en jetant sur le comptoir des pelotes de toutes grosseurs, choisissez…

Puis, sans cesser de braquer ses yeux affilés sur Mosselman, il poursuivit :

— Oui, je suis quarante-trois ans dans la maison ! Ça commence à compter ! J’ai vu le mariage du grand-père, j’ai assisté à la noce du fils, et, qui sait, ce sera encore fête bientôt dans la famille…

À ces mots, Ferdinand, les mains reliées par une ficelle qu’il tendait par saccades violentes pour en éprouver la solidité, laissa tomber ses bras sur le comptoir et devint très pâle.

— Une fête bientôt, murmura-t-il, comment ça ?

Pour toute réponse, Jérôme fit un petit hochement de tête du côté de la serre. Alors, une angoisse inexprimable lacéra le cœur du jeune homme.

— Trop tard ! gémit-il tout haut, et, d’un effort enragé, il rompit la ficelle passée autour de ses mains.

— Sapristi, vous saignez ! s’écria le commis.

En effet, la ficelle avait pénétré dans les chairs. Mais Ferdinand n’y prenait pas garde, tant son âme était bouleversée de sinistres appréhensions. Il tournait avec anxiété ses yeux vers la serre, quand il poussa un cri de surprise…

Mlle  Verhoegen venait d’apparaître sur le haut de l’escalier. Un moment, elle se tint immobile, pensive, l’épaule au chambranle de la porte. Puis elle descendit lentement les marches de pierre comme une petite Salammbô…

— Jérôme, fit-elle en s’élançant vers le commis, il y a une grosse erreur dans ton carnet ! Tu as marqué cinq cents…

Elle n’acheva pas : elle se trouva tout à coup en face de Mosselman qu’une pile de nattes et de paillassons avait dissimulé tout d’abord.

— Monsieur Ferdinand ! dit-elle toute saisie et confuse.

— Mademoiselle Thérèse ! s’écria le jeune homme en devenant blême comme la lune matinale.

Il tendait la main par-dessus le comptoir, mais, brusquement, il la retira : elle était couverte de sang.

— Mon Dieu, s’exclama la jeune fille, vous êtes blessé ! C’est à la bascule, je suis sûre. Attendez, je cours chercher de l’arnica !

Il voulut la retenir, elle avait déjà disparu.

— Cher cœur ! exhala le bon Jérôme en continuant de regarder la porte par où l’enfant s’était envolée.

Cependant, Mosselman avait retrouvé un peu d’assurance. Il fixa le commis :

— Ah ça, qu’est-ce donc que vous vouliez dire tout à l’heure ?

Jérôme souriait, voyant sa mine impatiente et soucieuse. Il mit un doigt sur la bouche :

— Chut ! Mlle  Verhoegen revenait justement les bras chargés d’une cuvette toute remplie de fioles, de ouate et de linge.

— Vite, dit-elle au bonhomme, va me chercher de l’eau dans ce bassin.

— Oh, mademoiselle, supplia Ferdinand, ne vous mettez pas en peine ainsi. Tenez, c’est déjà fini…

Il montra sa main droite où, sur le dos des phalanges inférieures, apparaissaient de profondes meurtrissures.

— Mon Dieu, gémit-elle apitoyée, comment donc avez-vous fait votre compte ?

— C’est bien simple, fit-il en s’enhardissant. Je tenais une ficelle dans mes mains, comme ça… Alors, une idée folle, absurde, une idée qui ne tient à rien, m’a passé par la tête. Je me suis dit : tiens, gageons que si je parviens à casser cette petite corde, je romprai aussi autre chose… et crac !

Elle le considéra avec surprise et se sentit défaillir sous la caresse de ses yeux tendres et souriants. Soudain, ses joues s’empourprèrent ; dans un éclair, elle venait de comprendre le bizarre symbole du jeune homme…

La ficelle était cassée : il rompait, il avait rompu avec Mme  Posenaer !

— Eh bien, Jérôme, tu n’es pas leste, dit-elle au commis, qui rentrait portant le bassin avec précaution.

— Que veux-tu, petite, repartit le vieux renard, je ne suis plus jeune. Tout de même, je me serais dépêché davantage si j’avais su que tu étais si pressée de me revoir…

Elle fit semblant de ne pas entendre, et, très agitée, s’occupa à déplier des linges. Vite, elle déboucha un flacon d’arnica dont elle épancha quelques gouttes dans l’eau de la cuvette.

— Allons, dit-elle au jeune homme, muet de ravissement, un peu de courage, baignez votre main, c’est cela…

— Oh, oh ! ça pique rudement ! s’écria Mosselman en faisant une grimace de torturé.

— Ça n’est rien, c’est seulement les premiers moments… Mon Dieu, que va dire votre bonne maman ?

Le vieux commis les avait quittés pour aller servir quelques clients : ils restèrent seuls, invisibles derrière l’échelle double et les tas de pelotes de ficelle qui encombraient l’étroit comptoir.

— Grand’maman va certainement me gronder, reprit Mosselman en riant.

— Je pense, dit Thérèse, que ce tête-à-tête avec le charmant blessé commençait à effaroucher un peu, je pense que vous pouvez maintenant retirer votre main…

— Vous croyez… Elle est pourtant si bien comme ça, et je suis si heureux, moi, de pouvoir vous regarder ainsi tout à l’aise, de vous trouver si bonne, si gentille…

À cet aveu, la jeune fille perdit contenance.

— Oh, poursuivit Ferdinand d’une voix lente et pénétrée, je sais bien, vous êtes très indifférente. Vous n’avez jamais voulu me parler chez les Van Poppel, ni nulle part. Vous m’avez toujours évité avec soin. Dites, on a donc raconté des choses terribles sur moi… Je vous fais peur… Hein, j’ai une très mauvaise réputation…

— Oh, monsieur Ferdinand ! protesta Mlle  Verhoegen en baissant les yeux.

— Oui, continua Mosselman, relevant sa manchette qui glissait dans l’eau, ce n’est pas possible autrement. Vous m’avez toujours témoigné la plus grande froideur. Si, si, ne dites pas non, je le sens, vous ne m’aimez pas… Depuis longtemps, je suis triste, et si, parfois, vous m’avez vu exubérant et gai dans ces réunions où vous me tendiez à peine la main, c’est que je voulais étourdir le chagrin qui me venait de vous… oui, qui me venait de vous… Mais, s’écria-t-il avec une véhémence progressive, je ne saurais plus vivre ainsi ! Vous me rendez bien malheureux… Tenez, depuis ce matin, il me semble que j’ai commencé une vie nouvelle, je suis un autre homme… Pardonnez-moi, mademoiselle Thérèse, mais je sens que je vous aime de tout mon cœur…

Une émotion sincère vibrait dans ses paroles ; il souleva sa main droite ruisselante et saisit les mains de la jeune fille.

— Oh, je vous en prie, Mademoiselle Thérèse, ne me désespérez pas. Répondez-moi, répondez-moi…

Alors, elle releva lentement sa tête pâle et charmante et murmura, les yeux brillants de larmes :

— Mais moi aussi je vous aime, monsieur Ferdinand ! Oh, depuis si longtemps, depuis que j’étais toute petite, et vous ne l’avez pas deviné…

Il la contemplait éperdu de joie ; sous la compression de ses désirs, il ne pouvait plus articuler un mot…

Alors, il prit doucement la tête de la jeune fille, et l’attirant par-dessus le comptoir, il la baisa longuement sur le front…

Quand ils revinrent à eux, Jérôme les regardait sévèrement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête enfoncée dans les épaules, comme un Napoléon.

— Monsieur, dit-il enfin à Mosselman d’un accent mélodramatique, vous venez de commettre une action indigne d’un homme d’honneur. Vous avez abusé de la confiance…

Il ne put achever et partit d’un grand éclat de rire.

— Mon bon Jérôme, s’écria la jeune fille en se jetant dans ses bras, il m’aime, il m’aime !

— Hé, je le savais, et je l’ai bien vu, repartit le brave homme avec émotion.

Le rayon de soleil s’était évadé de la cour, et, dans la serre assombrie, la vieille vigne aux branches coursonnes éteignait doucement ses verdoyantes feuilles placées à contre-jour ; les fleurs de géranium s’avivaient au contraire et prenaient un contour plus précis. Le petit oiseau avait fini de sautiller : immobile sur son perchoir, il s’endormait dans ses plumes… Le pas des passants devant la porte de la rue se marquait plus net. L’ombre descendait dans le magasin, exaltant les parfums de goudron, appâlissant les trous noirs, estompant toutes les marchandises. Seules, les brosses de chiendent retenaient encore un peu de lumière et mettaient au plafond comme une douce clarté de nimbe.

Ils babillaient pleins de joie. Maintenant, Mlle  Verhoegen, enhardie par le crépuscule, bandait la main blessée de Ferdinand. Et son beau col rond émergeant du corsage, ses poignets délicats, et, surtout, la caresse de ses doigts frais donnaient à tous les nerfs du jeune homme une sensibilité de chanterelle. Il humait délicieusement l’arôme sensuel qui émanait de ce corps timide et charmant.

— Hélas, mes enfants, dit Jérôme en se reprochant d’interrompre leur bonheur, il est temps de faire un peu de lumière. Et puis, c’est que vous n’avez point l’air de songer à Cappellemans !

— Cappellemans ! qu’est-ce que c’est que ça ! se récria Mosselman avec bonne humeur.

Mais il sentit frémir la main de son amie.

— Ah oui, Cappellemans ! murmura l’infirmière en éclatant en sanglots.

Il la prit dans ses bras.

— Eh bien, fit-il tout interdit, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

Le vieux commis avait allumé un rat de cave : des ombres fantastiques dansaient sur le plafond et les murs.

— Hélas, dit-il au jeune homme qui clignait des yeux, ébloui par la brusque flamme, Cappellemans, c’est son futur…

À ces mots, Ferdinand resta immobile et comme pétrifié. Puis, brusquement, il dénoua les bras de Thérèse qu’il garda un moment devant lui, courbée sous ses yeux gonflés de stupeur !

Tout à coup, il la laissa tomber sur une pile de nattes, et, jetant un cri sauvage, bondissant par-dessus les poulies, les brosses et les câbles, il s’élança dans la rue…

III


Justement, le petit Albert revenait de l’église Ste -Catherine, escorté de son grand-père et parrain M. Kaekebroeck, et de sa tante et marraine Pauline Platbrood.

Il était exaspéré, poussait des cris de fureur, Adolphine, qui le guettait par « l’espion », s’élança dans la rue ; elle l’arracha des bras de la bonne, et, relevant l’immense voile de mousseline qui le couvrait, elle essaya de calmer le nourrisson.

— Oh, le méchant ! Mais voyez un peu comme il est colère !

Dans le vestibule, elle lui chatouilla le nez, pinça tendrement ses babines : rien ne fit, Albert criait, se congestionnait toujours davantage.

Alors, M. Kaekebroeck voulut s’en mêler ; il pencha sur le môme sa grosse tête barbue, fit une risette… Cette fois, l’enfant se tordit dans une vraie crise.

— Mon Dieu, s’écria la jeune femme, partez, papa ! Il va gagner quelque chose !

Elle eut une inspiration : d’un coup de genou, elle redressa l’enfant afin qu’il reposât seulement sur son bras droit et, fouillant sous sa jupe, elle trouva une sucette qu’elle enfonça prestement dans la bouche du petit.

Aussitôt, Albert s’arrêta de crier.

— Vite, maintenant, dit Adolphine.

Et, franchissant l’escalier de marbre, elle entra dans le salon.

La bonne-maman Kaekebroeck, Mme  Timmermans et M. et Mme  Rampelbergh, qui faisaient une partie, laissèrent tomber les cartes en poussant des exclamations. Tout le monde se leva ; on s’empressa autour du poupon qui sourit gentiment de ses pâles yeux bleus.

— Mais bonjour Alberke !

Les femmes détaillaient chacune de ses performances, se récriaient d’admiration.

— Mon Dieu, quel bel enfant !

— Oh ! il n’est pas gros, avouait modestement Adolphine, mais il a de la force savez-vous, sentez une fois comme ça est dur…

Tous insinuèrent la main sous les langes dégrafés et tâtèrent les mollets du petit gas. On fut obligé de reconnaître que c’était en fer.

Toutefois, M. Rampelbergh, venu le dernier, déclara finement qu’il avait tâté des choses qui ne lui paraissaient pas si dures que ça…

— Oui, dit-il en faisant un clin d’œil significatif à la jeune Mlle  Kaekebroeck… C’est, sans doute, quand on l’a baptisé…

— Pas possible, n’est-ce pas ? interrogea Adolphine.

Vivement, elle introduisit la main sous le maillot :

— Oh ! le polisson ! vite, vite Léontine…

Elle jeta le petit Albert dans les bras de sa bonne qui l’emporta au fond du salon, derrière un magnifique berceau tendu de soie rose, où l’on s’occupa, malgré ses pleurs, à le laver et à le changer de linges.

Alors, on pensa à demander des nouvelles du baptême. Pauline reconnut timidement que son filleul avait été très sage, mais qu’il avait un peu pleuré en recevant l’eau sainte.

— Och, mon Dieu ! soupirèrent toutes les femmes attendries.

— Sapristi ! dit M. Kaekebroeck, il faisait un froid de loup dans cette grande coquine d’église. Tu sais, fille, c’est bon pour une foi. J’ai sûrement pincé un bon rhume là-dedans… Eh bien ! où reste maintenant ce sacré Joseph ?

— Oh ! reprit Adolphine, il sera ici pour six heures, soyez tranquille. Et puis vous savez, lui n’est jamais pressé. Il a promis de ramener Mosselman.

— Ferdinand Mosselman ! Tant mieux. Ça c’est un drôle de corps !

— Hé, on voit bien que vous ne l’avez plus vu depuis longtemps. Il est si fort changé, le pauvre garçon ! Vous ne mettriez plus son nom sur sa figure…

— Qu’est-ce qu’il a ? demandèrent tous les invités.

— Bé, je ne sais pas, répliqua Adolphine avec embarras, c’est un chagrin, je pense…

— Allons donc, protesta M. Rampelbergh, ça je dois voir pour le croire !

— Eh bien, vous verrez, fit la jeune femme.

Et elle s’échappa avec Pauline, sous prétexte d’aller surveiller la cuisinière.

— Regardez un peu, dit M. Rampelbergh à M. Kaekebroeck en montrant les trois dames qui entouraient le nourrisson et parlaient nègre avec lui, ces femmes, ça sait qu’à même redevenir jeunes, ma parole !

— Sacrebleu, que j’ai faim ! s’écria M. Kaekebroeck.

Sous son globe, la pendule dorée sonna six coups lointains.

— Le dîner est prêt, dit Adolphine. Tant pis, nous allons seulement nous mettre à table, venez !

Elle prit le berceau où s’endormait le petit Albert et le porta dans la salle à manger. On s’assit, et une forte fille déposa sur la nappe la soupière fumante.

— Vous savez, dit Adolphine en confidence, comme si elle ne voulait prendre personne en traître, ce n’est pas un cordon bleu… Je ne l’ai que depuis huit jours. Mais elle est brave, ça je dois dire, et je ne peux pas me plaindre…

Tout le monde certifia que la soupe était excellente.

— C’est si rare le jour d’aujourd’hui d’avoir une bonne servante, assura Mme Timmermans. C’est une question de chance. Quelle misère, quand il faut changer ! On sait ce qu’on a, mais on ne sait pas ce qu’on aura. Je pense tout de même que vous êtes bien tombée…

On entendit du bruit dans le vestibule, et, soudain, Joseph Kaekebroeck entra dans la salle, tout essoufflé. — Sapristi, nous avons couru ! Toutes nos excuses. Vous avez bien fait de commencer…

— Et Mosselman ? s’écrièrent les convives d’une seule voix.

— Il est là dans le vestibule. Il se brosse…

Une minute, n’est-ce pas, le temps de me donner un coup de peigne.

Il se sauva. — C’est toujours ainsi, dit Adolphine en se penchant vers sa belle-mère. Joseph n’est jamais pressé. Il a toujours du temps de reste et puis après, tout doit aller vite, vite…

Sur ces entrefaites, Ferdinand Mosselman parut et fut salué par de grandes acclamations.

Il s’était arrêté après un pas et, droit, les mains le long du corps, il inclinait doucement la tête :

— Madame Adolphine, dit-il gravement, et vous, Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas gronder Joseph, c’est moi seul qui suis le coupable. Je ne voulais pas venir…

— Et pourquoi donc !

— Mais on dérange… et puis… enfin Joseph a tant insisté que je me suis laissé entraîner.

— Ça n’est pas malheureux ! répondit Adolphine. Vous savez bien qu’ici, vous ne devez pas vous gêner. C’est la maison du bon Dieu. Voyez, votre couvert est là. Allons, mettez-vous…

Il s’assit, sans se faire prier davantage, entre l’accueillante Mme Timmermans et Pauline Platbrood qui, très gênée, rougissante, ramenait vivement les coudes au corps, tentait de se recroqueviller et se proposait, dans sa ferme timidité, de rester bien coite, tout à fait insignifiante.

Après un gracieux salut à ses voisines, Ferdinand déplia sa serviette et l’étendit sur ses genoux avec élégance.

— Oh, très peu de potage, Madame ! fit-il dans un sursaut, arrêtant du geste Adolphine qui replongeait vigoureusement la louche dans la soupière…

Il commença de manger avec lenteur, tandis que Mme Kaekebroeck s’informait de la santé de sa bonne-maman.

Tous l’examinaient à la dérobée et restaient stupéfaits en le voyant si maigre, si pâle, l’air si las. Oui, il était changé. Un silence embarrassant tomba dans la pièce et personne, pas même M. Rampelbergh, si verbeux d’ordinaire, ne parvenait à desserrer les lèvres, quand Joseph entra bruyamment et s’affaissa sur sa chaise.

— Ouf, dit-il en tendant son assiette à sa femme. Eh bien, le baptême, comment ça a-t-il marché ?

— Mange seulement, dit Adolphine, j’attends après toi pour sonner…

Joseph avala son potage avec une vitesse de deux cuillerées à la seconde. Mais, comme il s’essuyait les moustaches, il aperçut le berceau, placé un peu en arrière, entre sa mère et sa femme. Aussitôt, sa figure s’assombrit. Il fixa Adolphine :

— Tu sais, fit-il d’un ton sévère, que ça je n’aime pas ! Quand nous sommes seuls, c’est très bien, si ça nous amuse de garder l’enfant à côté de nous… Par exemple, quand il y a du monde, Albert doit rester avec sa bonne, je l’ai dit plus de cent fois !

Tous les convives protestèrent avec force. Le petit ne bougeait pas, il têtait son biberon très gentiment…

Cependant Adolphine, toute contrite, se levait pour obéir ; on l’obligea à se rasseoir.

— Allons, allons, c’est une plaisanterie !

— Och, dit-elle prête à pleurer, Joseph réclame tout le temps…

— Vous verrez, repartit celui-ci en adressant un clin d’œil au taciturne Mosselman, comme ce sera amusant tout à l’heure ! D’abord, moi je trouve que ça n’est pas appétissant. L’enfant est une petite bête très sale qui dégage un tas d’odeurs écœurantes, bizarres…

— Tais-toi, dit sa mère avec une grosse voix, et toi, est-ce que tu sentais si bon à trois mois !

— Il y a quelqu’un, continua Joseph sans s’émouvoir, qui a dit qu’un berceau n’était poétique que lorsque l’enfant n’y était plus, car pendant qu’il y est, c’est un abominable cloaque !

— C’est peut-être un peu excessif, objecta Ferdinand avec douceur.

— Non, non, celui-là était rudement dans le vrai !

— Celui-là, s’écria M. Kaekebroeck, ça devait être un fameux Jeanfoutre !

— C’était Barbey d’Aurevilly, répondit Joseph tout étonné de jeter un tel nom par-dessus une telle table.

Un moment, il demeura rêveur, hanté par le ressouvenir de son passé littéraire. Mais, brusquement, on poussa devant lui un superbe gigot.

Il saisit un grand couteau et s’apprêtait à trancher la pièce, quand Alberke s’agita dans sa barcelonnette, préluda à petites plaintes et, tout à coup, éclata en cris perçants.

— Ça y est ! grinça Joseph en coupant nerveusement la viande ruisselante de jus.

Mais Adolphine s’était levée. Elle saisit l’enfant et, sans mot dire, vivement elle se retira dans le salon avec sa belle-mère.

— Hein, comme c’est gai ! fit Joseph, agacé, mais jubilant tout de même de voir sa prédiction accomplie.

Derrière la porte, on entendait les deux femmes qui chantaient en se promenant pour endormir le bébé.

— Tenez, c’est déjà fini, interrompit Mme Timmermans, qui se leva et passa dans la pièce voisine.

Aussitôt, Mme Rampelbergh et Pauline, entraînées par l’exemple, disparurent à leur tour.

Les hommes restèrent seuls et se regardèrent ahuris : Ferdinand lui-même ne put s’empêcher de sourire devant cet exode précipité.

— Voilà, maugréa Joseph, est-ce que c’est agréable de dîner au milieu de toutes ces « courreries » !

— Oui, mais tu sais, tu es encore un drôle de pistolet ! dit M. Kaekebroeck. Que diable, quand on a un fils, il faut en subir les conséquences, ou bien on ne se marie pas !

— Moi, repartit M. Rampelbergh, en ne perdant pas un coup de fourchette, ça ne me gêne pas, vous savez. Pendant quarante ans, j’ai été dérangé tous les jours plus de vingt fois, quand j’étais en train de dîner, et souvent c’était pour une cens… Les affaires sont les affaires. Ça n’empêche que j’ai cédé ma droguerie à un bon prix…

— J’entends que mon fils ne dérange personne, à commencer par moi, déclara Joseph avec humeur. Toutes ces femmes sont extraordinaires ! On dirait vraiment qu’il n’y a que leur enfant dans l’univers. Leur moutard, c’est une exception ! Elles l’imposent à tout le monde. Eh bien, moi, je sais qu’il y a des tas d’enfants sur la terre, des millions et des millions qui sont tous aussi gentils, plus gentils même, mais aussi embêtants que le mien !

Il vida un grand verre de bière.

— Ça ne serait encore rien, mais c’est que tout refroidit !

— Chut ! fit Mme  Timmermans en passant sa tête dans l’entre-bâillement de la porte. Il dort…

Elle ouvrit les deux battants et toutes les dames s’avancèrent silencieusement dans la salle à manger. Avec mille précautions, Adolphine reposa le petit Albert dans son berceau.

— Ce n’est pas malheureux, soupira Joseph. Maintenant dépêchez-vous, nous avons fini nous autres !

— Oh, je n’ai plus faim, répondit Adolphine avec amertume.

— Tu vois, remarqua son mari d’une voix radoucie, comme c’est amusant de dîner avec un enfant. Tout le monde est embêté. On n’est pas une minute tranquille. On n’a plus d’appétit. Allons mange, voyons, mange, quand ce ne serait que pour me faire plaisir…

— Oui, faites cela, chère madame, appuya Mosselman, autant par sincère amabilité que pour sortir un peu de son mutisme.

— Enfin, c’est tout de même drôle, répliqua Adolphine, Alberke ne fait jamais ça ! Il est toujours si sage, pendant que nous dînons !

— Tiens, mais c’est toujours ainsi ! ricana Joseph.

— Mais, je comprends moi, dit Mme Timmermans, ça l’agite de voir des nouvelles figures.

— Et puis, il est encore si petit ! ajouta Mme Kaekebroeck sur un ton de tendre pitié.

Alors, Mme Rampelbergh, qui finissait une cuisse de poulet, émit une parole imprudente :

— Est-ce que vous croyez que le biberon est bien ce qui lui convient ? dit-elle d’un air profond.

C’était la grande querelle du biberon et de la nourrice, qui avait déjà failli diviser toute la famille.

Les Kaekebroeck, à l’exception de Joseph, préconisaient l’allaitement artificiel. On avait suivi leur avis, par déférence. Mais les Platbrood, ainsi que les Van Poppel, se montraient nettement partisans d’une nourrice.

La discussion fut donc rouverte, où les vieux arguments, cent fois développés, furent de nouveau repris avec ardeur.

Seuls, Ferdinand et Pauline, la jeune marraine, demeuraient neutres en ce débat et ne soufflaient mot, acquiesçant parfois seulement d’un signe de tête, quand on les prenait trop directement à témoin du positif d’un fait.

— Une nourrice, affirmaient M. et Mme Kaekebroeck, c’était excessivement dangereux ; elle pouvait communiquer des maladies à l’enfant, sans compter qu’elle s’attachait trop à son nourrisson et qu’elle le dérobait pour ainsi dire à l’affection de sa mère… Et les exigences ! Mademoiselle se faisait dorloter comme une princesse. On n’était plus maître chez soi…

— Et le biberon donc, répliquait Joseph, renforcé de sa femme et de Mme Timmermans, est-ce qu’on était sûr d’avoir toujours le lait de la même vache ? Et puis, le lait était trop fort, tantôt il était trop faible, il provoquait des inflammations d’estomac, des irritations de peau. Et c’étaient des chipots, des embarras !

— Dans le temps, fit M. Rampelbergh avec le désir de tout concilier, je vendais beaucoup de farine lactée. Ça, je pense que c’était très bon.

On le conspua. Ce n’était pas la question. La farine lactée, oui, très bien, quand l’enfant était sur le point d’être sevré !

L’entente ne se faisait pas. Tout le monde parlait à la fois, quand Albert se réveilla et, d’un gémissement impérieux, obtint le silence.

Adolphine jeta un regard craintif sur son mari qui déjà fronçait le sourcil.

— Mais non, dit la belle-maman, il ne pleure pas. Regardez, il rit, le petit polisson !

En effet, Alberke riait. Tous les convives quittèrent leur place pour venir admirer ce phénomène, tandis que Joseph haussait les épaules et demeurait sur sa chaise, avec une mine de sombre impatience :

— Voyons, si ça continue de la sorte, nos invités de ce soir vont encore nous trouver ici. Ce n’est pas convenable…

On se rendit à la justesse de cette observation et tout le monde se rassit.

— Moi, je trouve que le petit ressemble tout de même fort son père, déclara Mme  Rampelbergh qui n’était pas encore au bout de son rouleau de gaffes.

Joseph frémit ; le problème de la ressemblance était déchaîné.

Aussitôt, il s’efforça d’endiguer la conversation, de lui donner un autre cours, mais déjà elle coulait en torrent et renversait tous ses petits ouvrages d’art.

En vain, Ferdinand, qui avait compris la détresse de son ami, essayait-il de créer une diversion en portant la santé du petit Kaekebroeck, du parrain, de la marraine, sa voix se perdait dans les papotages.

Joseph fut bel et bien obligé d’apprendre que son fils avait le nez aquilin des Van Poppel, les yeux bleus des Platbrood, le front haut et la bouche volontaire des Kaekebroeck.

— Oh ! mais ça change si fort ! dit-il accablé.

Soudain, n’y tenant plus, il consulta sa montre.

— Hé mais ! savez-vous quelle heure il est ? Sept heures et demie ! Adolphine, sonne pour le café et dis à Léontine de mettre Albert coucher. Je suppose maintenant qu’on l’a assez vu !

IV


Le petit Albert parti, il y eut comme une détente chez tous les convives. Joseph, perpétuellement inquiet, tourmenté de l’ennui que pouvait donner son fils — car il était un de ces rares pères arcboutés sur cette idée que l’enfant n’est réellement adorable qu’aux yeux de ses parents immédiats, tandis que c’est au contraire un être profondément quelconque, embêtant et fongible pour tous autres — Joseph déplissa le front, et prit sa bonne figure en retrouvant la liberté de son âme expansive et joviale.

— Chère, et ce café ? dit-il gaîment à sa femme.

Il était servi dans le salon et déjà Pauline s’occupait à le verser dans les tasses. Comme on se levait pour passer dans la pièce voisine, Adolphine fit un signe à Mosselman qui s’empressa de lui offrir le bras.

— Eh bien, fit-elle aussitôt à voix basse, vous allez la voir… Je l’ai invitée. Elle sera ici dans une demi-heure…

Il pâlit, étreint d’une absurde angoisse et s’affaissa sur le tabouret de piano.

— Laissez-moi partir, murmura-t-il, je ne dois pas la revoir. Ça me ferait trop de mal.

Elle ne put s’empêcher de rire :

— Comme vous êtes bête ! Mais puisque je vous dis qu’elle n’aime que vous ! Elle ne sait pas sentir Cappellemans ! Écoutez, continua-t-elle d’un air mystérieux, je suis en train d’arranger quelque chose avec Joseph, nous avons une idée…

Il tournait tristement sa cuiller dans une petite tasse. Il soupira :

— Oh laissez-moi, je n’ai tout de même plus d’espoir !

Puis, brusquement, dans le réconfort inavoué que lui donnait la gaie assurance de la jeune femme, un flux de paroles jaillit de ses lèvres. Il dit combien il était malheureux. Jamais, il n’avait éprouvé un chagrin pareil. Il ne dormait plus, il ne mangeait plus. Il sentait sourdre en lui des fureurs homicides : il se demandait sérieusement s’il n’allait pas tuer Cappellemans !

— Ah, quand j’ai appris qu’elle était fiancée, tenez, je suis rentré chez moi comme un fou. J’ai sauté sur ma bicyclette et suis parti à fond de train dans les rues. Tous les agents de police couraient en criant à mes trousses parce que je n’avais pas de lanterne ! Mais j’allais comme une tempête, bondissant sur les pavés, les rails du tramway… J’ai fini par me casser la tête contre un wagon de marchandises, derrière l’Entrepôt ! Regardez, on voit encore la marque…

— Si c’est permis ! s’écria Adolphine qui ne put réprimer une grimace douloureuse.

Il avoua qu’il ne faisait plus rien du tout : il n’avait plus paru au ministère depuis huit jours !

— J’ai écrit à mon chef, M. Verbist, que j’étais malade, alité. Or, sa grosse pimbêche de fille m’a justement rencontré tout à l’heure rue Royale, monté sur mon vélo ! Et je devais dîner ce soir chez elle, déchiffrer des romances ! M. Verbist ne me pardonnera jamais !

Il vida sa tasse d’un seul coup et se courba anéanti.

— Et votre bonne-maman, qu’est-ce qu’elle fait dans tout ça ? interrogea Adolphine avec sollicitude.

— Oh, la bonne vieille ne sait rien. Elle aurait trop de peine en apprenant mon chagrin. Ah ! c’est surtout cela qui est pénible : dissimuler devant elle. Au dîner, par exemple, j’accomplis des prodiges de prestidigitation pour ne pas avaler tout ce qu’elle pousse dans mon assiette. Elle continue à croire que je me bourre et que je suis très heureux !

— Pauvre femme, dit Adolphine avec compassion.

Ils causaient librement près du piano, sans que personne troublât leurs confidences. Joseph avait mis tout le monde au fait et entretenait avec son père et M. Rampelbergh une turbulence favorable de l’autre côté du salon. Toutefois, les dames, très troublées par la révélation du cas sentimental du beau Ferdinand, épiaient les aiguilles de la pendule dorée, et attendaient avec émotion le coup de huit heures qui ferait imminente la visite de M. et Mlle  Verhoegen.

— Allons, supplia Adolphine, en voyant s’humecter les yeux du jeune homme, je vous dis, moi, qu’il ne faut pas désespérer. J’ai été rue de Flandre cet après-midi… — Non, tenez, il vaut mieux que je m’en aille, je souffre trop ! gémit Mosselman.

Elle se fâcha.

— Ah ça, vous ne pensez qu’à vous ! Et Thérèse, est-ce que vous croyez par hasard qu’elle ne souffre pas ! La pauvre petite a sangloté tantôt dans mes bras pendant une heure ! Je vous jure, elle n’épousera pas Cappellemans, elle entrera plutôt chez les Sœurs…

Elle conta sa visite en détail. Thérèse était si changée depuis huit jours, « on ne savait pas le croire ! » Pourtant, M. Verhoegen ne s’apercevait de rien. Seul, le bon Jérôme, très affligé, s’efforçait de consoler la chère enfant et cherchait avec elle le moyen d’éloigner Cappellemans. Fort heureusement, ce dernier, gaillard d’ailleurs très actif, passait en ce moment toutes ses journées à Anvers, où il préparait pour la prochaine exposition universelle la grande installation des lavatories brevetés de son père. Car M. Cappellemans était réellement l’inventeur de ces nouveaux récipients à bec, qui avaient la forme d’un cœur, on ne savait pas pourquoi par exemple…

Alors, Ferdinand sourit imperceptiblement et, pour une seconde, l’ironie de sa nature affleura son immense tristesse.

— Oh, dit-il, n’en déplaise à Pascal, ici le cœur a des raisons que la raison ne réprouve guère…

— Plaît-il ? insista la jeune femme avec candeur.

Il fit un geste vague et retomba dans sa morne attitude.

— Écoutez, poursuivit Adolphine avec fermeté, si j’étais à votre place, je parlerais le père Verhoegen ! Thérèse n’est pas encore fiancée pour du bon. Elle n’a pas fait de visites… Voyons, son père ne vous déteste pas, au contraire. Tâchez un peu de l’amadouer tout à l’heure. C’est un si bon homme ! Parlez-lui de ses ficelles, de Bruxelles port-de-mer…

— Vous avez raison, repartit Ferdinand en se redressant, vous avez raison ! — Oui mais, dit-il retournant à ses doutes, est-ce que vous êtes bien sûre que Mlle  Thérèse…

— Allo tenez, dit Adolphine en tirant un billet de son corsage, voilà ce qu’elle m’a chargée de vous remettre.

Il saisit la lettre et lut avidement ces petits mots tremblés :

Monsieur Ferdinand,

Je vous jure que je n’aime pas M. Cappellemans. Je n’aime que vous. Et si je ne puis être votre femme, j’irai rejoindre ma tante Christine au couvent de Jette.

Je suis bien malheureuse.

Votre amie fidèle,xx
Thérèse Verhoegen.

De vraies traces de larmes brouillaient ces lignes pathétiques. D’un geste passionné, Mosselman pressa le tendre aveu sur ses lèvres.

— Oh, comme vous êtes bonne ! s’écria-t-il ému en serrant brusquement la main de Mme  Kaekebroeck.

Sa physionomie s’éclaira. Pardieu, il fallait agir, l’emporter de haute lutte, comme on dit dans les discours. Il allait saper Cappellemans. Il s’était levé. Une audace héroïque, superbe, enflammait ses yeux, quand, soudain, la sonnette qui retentit dans le vestibule le fit retomber sur un pouf, aussi blême qu’un mort.

Tout le monde sortit pour s’élancer au-devant des nouveaux hôtes. Seul, Ferdinand demeura. Les coups de son cœur résonnaient dans le piano. Sa cervelle cessa de penser et il entendait dans sa tête le bruit ronflant d’une foule de petites mécaniques qui tournaient comme les folles ailettes des boîtes à musique…

Cependant on menait grand tapage dans le vestibule où retentissaient des exclamations, des rires et des baisers sonores comme des giffles. On poussa la porte et M. Verhoegen, un petit homme court et trapu, tête sanguine couverte de cheveux drus et ras, s’avança dans la pièce avec solennité. Sa fille le suivait, très pâle ; un iris bleuâtre cernait ses beaux yeux.

Alors Ferdinand Mosselman se leva d’un brusque élan. Il venait de se ressaisir, car il était de ces êtres défaillants dans l’attente de l’émotion, mais tout à coup braves et résolus au moment décisif.

Il s’inclina devant le cordier, tandis que Thérèse, bouleversée par l’apparition inattendue du jeune homme, s’appuyait chancelante sur le bras d’Adolphine.

Tout le monde était entré. Les dames, anxieuses, s’étaient groupées dans le fond de la salle et chuchotaient au milieu du sifflement de leurs robes de soie : quant aux hommes, ils s’efforçaient de composer une figure sérieuse, sillonnée de clins d’œil expressifs.

— Ah ! ah ! Mosselman ! Comment ça va ? s’écria M. Verhoegen en serrant la main de Ferdinand dans une étreinte cordiale et chaleureuse.

Ce fut une surprise. M. Verhoegen ne se doutait donc de rien ! On se rassura. Déjà, Joseph entraînait le bonhomme vers la table chargée de tasses et de carafons.

Adolphine lui offrit une tasse de café :

— Vous savez, dit-elle, vous qui êtes amateur, c’est du fameux : du Java doré !

— Du Java doré, qu’est-ce que c’est que ça ? fit M. Verhoegen en riant.

— Eh bien, goûtez seulement, reprit la jeune femme. M. Verhoegen huma la vapeur odorante et but à petites gorgées.

Puis il déposa la tasse sur le « cabaret ».

— C’est bon, je ne dis pas, déclara-t-il avec sentence, mais, tout de même, ça ne vaut pas nos cafés du pays !

Thérèse s’était laissée choir dans son fauteuil. Les mains posées sur les arcboutants du dossier, le buste penché en avant, elle ressemblait dans sa grande collerette de Valenciennes et sa blanche robe, dont l’opulent jupon se répandait en beaux plis moirés sur les ramages du tapis, à quelqu’une de ces chromolithographies qui montrent des reines soucieuses en face d’un grave et respectueux ambassadeur vêtu de velours et chaîné d’or.

Elle ne savait plus la présence du jeune homme, tant l’émotion avait brouillé son esprit.

Lui, cependant, appuyé, presqu’assis sur le clavier du piano, la regardait avec une tendresse angoissée et il sentait monter dans son âme l’exaltation des plus éperdus ténors. Il comprenait maintenant la crypte de Roméo, il approuvait Werther râlant sur le sol à côté de son pistolet. L’aboutissement tragique d’une passion lui paraissait une chose belle, consolante et logique, et il interdisait aux chroniqueurs de s’en moquer désormais…

Cependant M. Verhoegen avait engagé une bruyante partie de bac avec M. Kaekebroeck père et tous les convives s’étaient assemblés autour de la table à jeu.

Adolphine observait les deux jeunes gens à la dérobée : l’extatique réserve de Mosselman l’impatientait. Tout à coup, elle lui envoya dans l’espace une rude bourrade d’encouragement. Il se décida enfin et, s’avançant vers la jeune fille toujours prostrée :

— Thérèse ! murmura-t-il.

Il attendait, ému, la tête légèrement versée sur l’épaule gauche, les bras ballants. Grand, bien pris dans sa jaquette noire sur laquelle tranchait un large pantalon hachuré de gris, il formait un parfait modèle pour ces raides et curieuses gravures sur bois qui illustrent les situations pathétiques des romans du Young ladies’ journal.

Lentement, la jeune fille releva la tête et sembla sortir d’une rêverie. Ses yeux se fixèrent sur Mosselman avec une expression de tristesse infinie. Et puis, brusquement, elle rompit sa pose, tendit la main au jeune homme.

— Je vous aime, murmura Ferdinand d’un accent concentré, idolâtre, en saisissant sa main.

La figure de la jeune fille s’éclaira. Un languide sourire passa sur ses lèvres.

— Oh ! dit-elle, que je suis heureuse ! Je pensais que c’était fini et que vous m’aviez quittée pour toujours !

Il posa le doigt sur la cicatrice de son front, et, moqueur par contenance, il répondit d’une voix grave :

— Regardez, j’ai failli mourir…

Mais il sourit tout de suite, conta sa chevauchée à bicyclette et sa chute contre le wagon d’un brasseur de Munich, derrière l’Entrepôt.

— Oh, dit-elle, la figure crispée à l’évocation du terrible accident, vous avez dû vous faire bien mal !

— Je ne sais pas, grand’mère m’a appliqué des compresses et m’a veillé toute la nuit. Il paraît que, dans mon délire, je voulais toujours tuer Cappellemans ! Hé, Cappellemans n’existe plus…

Il riait, affranchi de toute crainte. Il ne comprenait plus comment il s’était si absurdement emballé dans un désespoir. Cappellemans ne pouvait plus rien contre lui…

— Hélas, repartit la jeune fille, perdant soudain les belles couleurs que la joie lui avait fait recouvrer, Cappellemans existe toujours, il doit me conduire au bal de la Grande Harmonie…

— Le bal de la Grande Harmonie ! s’écria Ferdinand stupéfait.

Adolphine était accourue.

— Mais oui, dit-elle au jeune homme qui tombait des nues, le grand bal à l’occasion du mariage de la princesse Joséphine avec le prince Charles de Hohenzollern. Joseph doit danser dans le quadrille royal. Vous venez, j’espère ?

Il répondit avec brusquerie :

— Ah non, par exemple !

Mais, d’un signe, la jeune femme montra son amie qui semblait s’évanouir dans le fauteuil.

— Écoutez, reprit-elle en s’asseyant à côté de Thérèse dont elle pressa tendrement les mains, vous êtes des enfants tous les deux. Est-ce que vous avez peur maintenant de Cappellemans ? Et puis, qui sait s’il viendra seulement, il est trop occupé avec ses installations d’aisance !

Le jeune homme tressaillit. Ces paroles libres, sans fard, jetées au milieu des fines tortures de son âme poétique, calmaient son effervescence sentimentale et le reposaient brutalement dans une atmosphère de vie normale et pratique. Toutefois, légèrement vexé, il ne put se retenir de lancer à la jeune femme :

— Ah ! on voit bien que ça a été tout seul, quand vous avez aimé Joseph !

— Eh bien oui, ça a été tout seul, répliqua Adolphine impatientée, parce que Joseph n’a pas fait comme vous le « flauw Jef » !

— On parle de moi ! s’écria Joseph du fond de la salle.

Il bondit, tout heureux de s’évader d’un whist où Mme  Timmermans et Mme  Rampelbergh s’apprêtaient à le capturer.

Quand sa femme l’eut mis au fait :

— Tu viendras au bal, dit-il en tapant sur l’épaule de son ami. J’ai une idée. Laisse-moi faire et je garantis la victoire !

M. Verhoegen tendit la main à son adversaire : il venait de gagner la belle.

— Mes sincères, dit M. Kaekebroeck en rangeant les palets dans la boîte tapissée. Vous êtes de première force, moi je ne suis qu’une mazette.

— Non, non, vous jouez très bien, repartit M. Verhoegen, j’ai eu plus de chance que vous, voilà tout.

Il se leva, satisfait, la figure large épanouie. Toutes les parties de cartes cessèrent et l’on entoura le cordier.

Adolphine demanda ce qu’il désirait boire.

— Faites comme chez vous, n’est-ce pas, lui dit-elle. Est-ce que vous ne prendriez pas un verre de stout de Bass ?

— Jamais de la vie, s’écria M. Verhoegen, stout, scotch, munich, tout ça ne vaut pas nos bières du pays !

— Alors, nous avons de la gueuze que nous faisons chercher chez Bontemps au Duc de Brabant.

— À la bonne heure, ça je prendrai !

On apporta des bouteilles bien ficelées et de grands verres où bientôt la bière pétilla.

M. Verhoegen huma le parfum de son broc et, avec un regard de coin, il dit :

Fijn, zelle ! Dommage que Jérôme ne soit pas encore ici. À votre santé !

Il but d’un trait.

— Et maintenant, mes amis, ajouta-t-il en essuyant ses petites moustaches coupées en brosse de chiendent, je ne vous ai pas encore annoncé la grande nouvelle…

Il regarda sa fille : tout le monde comprenait et restait atterré. Sûrement, il allait annoncer les fiançailles de Thérèse avec le fils Cappellemans…

Dans ce cas affreux, la jeune fille adressa un suprême appel à Ferdinand Mosselman, qui demeurait cloué sur le tabouret du piano, sans geste, sans voix, dans l’impassibilité de la statuaire…

— Oui, mes chers amis, continua M. Verhoegen…

Il s’arrêta, déjà une émotion le gagnait…

Ferdinand se dressa tout à coup.

— Je sais la nouvelle, s’écria-t-il, mon chef de bureau me l’a apprise ce matin au ministère. Tout est encore secret. Le gouvernement accorde le subside réclamé par la ville. Il n’y a plus que de petites questions de détail à résoudre, les péages… Voici d’ailleurs les bases principales de cet accord inespéré…

Il s’était avancé jusqu’au milieu du salon, en face de M. Verhoegen, dont la figure, tandis que le jeune homme s’emballait dans un récit vertigineux, où des mots techniques tombaient drus comme grêle, exprimait une stupéfaction et une joie de plus en plus intenses.

— Pas possible, pas possible, coupait-il par instants, ainsi Bruxelles port-de-mer…

Les mains posées sur la table, Ferdinand « causait » comme un avocat. On était suspendu à ses lèvres. Parfois, fébrilement, il dépliait des pièces imaginaires, les frappait du dos des doigts. Puis, il traçait des lignes sur la nappe à thé, établissait des plans, peignait des épures, montrait les ponts, les écluses, désignait les emprises. — Il se renversait devant l’objection qu’il avait fait surgir, puis, fonçant dessus, il la réduisait à néant.

— Mais, hasarda M. Verhoegen, profitant d’une pause où l’orateur ravalait un peu de salive, que faites-vous de…

— Ah oui, le rachat ! s’écria le jeune homme avec impétuosité, écoutez !

Il repartit à fond de train, exposa toutes les combinaisons qui pouvaient donner satisfaction aux intérêts des parties en cause et amener l’entente définitive. Quand il eut parlé encore pendant un quart d’heure, le canal était fait, parachevé, et les navires entraient dans le port !

Alors seulement, il modéra son débit, prit un ris dans les voiles de son moulin, car il allait décrire la splendeur et les richesses sans pareilles de la nouvelle métropole commerciale.

Au fond de la pièce, Adolphine et Joseph étouffaient de rire. Mosselman faillit en perdre son sérieux. Mais, puisant du sang-froid dans les candides yeux de son amie émerveillée de sa faconde, il commença de dérouler devant tous le sublime tableau de la cité maritime née comme par enchantement, au milieu des terres brabançonnes.

Il dit le nombre et la grandeur des bassins, la superficie, la hauteur des entrepôts, la forêt de mâts aux cordages inextricables.

Par un système ingénieux, inspiré des dernières baignoires brevetées dont les eaux s’élancent et s’écoulent par le même orifice, le niveau du canal et des bassins tantôt s’abaissait, laissant affleurer les gluantes vases où les coques s’enlisaient et se couchaient sur le flanc, et tantôt remontait avec méthode afin de simuler le mouvement de la marée. Ce « truc » était surtout pour faire enrager les Anversois et leur prouver que notre port était aussi sérieux que le leur.

Alors, Mosselman fit mugir les gros vapeurs de 5,000 tonnes : les grues, les crics, les élévateurs travaillaient, gémissaient sur les quais où s’entassaient des pyramides de barils et de sacs, des montagnes de caisses et de marchandises de toutes sortes. Une multitude de chargeurs et de charrettes attelées de robustes chevaux donnaient à ce tableau l’aspect d’un fourmillement éperdu.

Mais le jeune homme traversa un pont et déboucha dans la rue de Flandre.

La vieille artère, l’une des plus anciennes et des plus glorieuses de la ville, avait repris toute sa beauté archaïque. Les pignons denticulés ou roulés en volute avaient été reconstruits tels qu’ils étaient au temps où Ulenspiegel aima la petite Sapermillemente dans le cabaret du Pot d’or. Seulement, les rez-de-chaussée des maisons avaient subi presque tous une transformation radicale, nécessitée d’ailleurs par les besoins du grand commerce. Des magasins profonds, fenestrés de hautes croisées, remplaçaient les primitives boutiques où ne retentissait plus la sonnette, la belleke des petites portes vertes à claire-voie.

La rue s’était enrichie en devenant la route directe du port et des docks. Mais, parmi toutes les maisons embellies et consolidées, l’une d’elles attirait le regard par la splendeur de sa façade historiée et festonnée d’or. Derrière les admirables glaces des fenêtres, Ferdinand apercevait, posés sur un parquet de marbre blanc, des câbles gros comme des boas constrictors et des agrès de buis incrustés de fer nickelé. Et cette maison, c’était précisément celle du plus riche cordier de la ville. C’était la maison de M. Verhoegen !!

Le jeune homme s’arrêta au milieu des exclamations ; il venait de produire une sensation énorme. Il regarda Thérèse dont les yeux étincelants et la jolie gorge oppressée lui découvrirent en ce moment tout le vertige de l’admiration et de l’amour.

M. Verhoegen poussa un long gémissement et ses yeux se remplirent de larmes.

— Hélas, hélas, s’écria-t-il en se laissant choir sur un canapé. Le ciel ne m’a pas donné de fils. Et mon gendre ne sera qu’un plombier ! La maison Verhoegen va mourir !

Cette douleur prophétique était émouvante. On entoura le cordier, tout le monde s’employait à le consoler.

Alors, Ferdinand conduisit tendrement son amie dans la baie d’une croisée et là, tout à coup, sans qu’ils eussent échangé une seule parole, ils se saisirent, se « craquèrent » dans les bras l’un de l’autre, tandis que leurs lèvres, aimantées par un superbe désir, s’unissaient dans un long baiser.

Au sortir de cette étreinte, la jeune fille avait rejeté tous les préjugés du monde.

— Enlève-moi, dit-elle, et je serai ta femme cette nuit même pour toujours !

Un feu magnifique flambait dans ses yeux noirs.

Mosselman frémit, l’esprit, les sens désemparés.

— Viens, lui dit-elle.

Il se laissa emmener. Personne ne les vit sortir. Mais, comme ils descendaient les marches du vestibule, la porte de la rue s’ouvrit et un homme surgit devant eux :

— Jérôme !

— Halte-là, mes enfants, s’écria le commis en les prenant par le bras, pas de bêtises ! Vous allez attraper des ruses…

V


Il allait lentement le long des maisons du Nouveau-Marché-aux-Grains. La place était silencieuse ; une fraîcheur tombait du ciel laiteux, où brillait une lune toute neuve.

Il marchait calme, sérieux dans sa joie, car le doute était sorti de son cœur. Thérèse serait sa femme, dût-il l’obtenir par un coup de force.

Mais la violence, la brutalité d’un rapt romanesque lui semblait maintenant bien superflue ; il avait ébranlé M. Verhoegen, il entendait encore les lamentations que versait le bon cordier dans le sein de l’ironique Jérôme, tandis que tous deux s’en retournaient rue de Flandre et qu’il les suivait à quelques pas, le bras passé autour de la taille frémissante de son amie.

Il ne s’agissait plus que de vaincre les scrupules de l’honnête homme, qui ne voudrait pas tout de suite se dédire et retirer sans motif la parole si légèrement donnée à Cappellemans.

Il songeait : « Pourquoi ne quitterais-je pas le ministère ? La haine de mon chef de bureau, dont je n’épouserai pas la grosse fille, m’y prépare des embûches redoutables. Si je me plongeais résolument dans l’étude des cordes ! »

Il longeait la maison des Miroitiers quand une clarté soudaine éblouit son regard : c’était, assis sur son pliant, Van Helmont, douché de lune. Dans l’extrême sensivité de son âme et la puérilité de son esprit qui, en ce moment, lui faisaient donner un sens à ses moindres impressions, cette lumière lui parut un présage heureux et comme un prestige de son idée.

— Oui, je m’en irai, dit-il, je ne veux plus de maîtres…

Un avenir charmant s’ouvrait à ses espérances. Il voyait la jolie maison de la rue de Flandre, le magasin odorant, la petite serre où sa femme, douce et laborieuse, écrivait dans le grand cahier aux coins de cuivre. Parfois, apparaissait une vieille femme, un peu courbée, mais encore alerte, et c’était sa bien aimée bonne-maman qui venait arroser les géraniums, puis s’asseyait et se mettait à tricoter en regardant avec tendresse sa brave petite-fille… Un intérieur de Pieter de Hooghe…

Il s’attarda un instant à écouter le joyeux clapot de la fontaine, puis il continua sa lente errance, goûtant le charme de la grande place solennelle, où le pas d’un agent de police ou de quelque faubourien attardé claquait dans la sonore tranquillité de la nuit.

Il percevait la voix affaiblie, plaintive de lointaines locomotives, et, à tout instant, l’écho renvoyait le bruit sec et ricoché des wagons de l’Allée-Verte choquant leurs butoirs.

Des horloges sonnaient minuit derrière les volets des maisons. Parfois, un bruyant fiacre débouchait de la rue de Jéricho, tournait et s’arrêtait brusquement sous le feu vert du commissariat. C’étaient des « gardes de ville » qui apportaient un ivrogne. Le cocher sautait à bas du siège, aidait ses clients à conduire l’homme dans le bureau.

Déjà, surgis on ne sait d’où, des curieux entouraient la voiture et commentaient l’arrestation…

Cependant, l’ivrogne, porté sous les bras, revenait, la tête enfoncée dans les épaules, balançant des jambes de marionnettes entre ses deux béquilles humaines. On le poussait dans le fiacre, qui virait et repartait avec fracas dans la direction de l’Amigo. Et la place retombait à son grand silence.

— Pauvre diable ! murmurait Mosselman.

Il songeait aux misères de la vie, à la fatale différence des sorts. « Par quel hasard ne suis-je pas cet homme, et pourquoi cet homme n’est-il pas l’heureux Mosselman ? »

Il marchait toujours, sans souci de l’heure, l’esprit visité par des pensées courtes, les plus disparates, mais qui toutes le ramenaient au sentiment, au carrefour de son bonheur.

Il jouissait intensément et le méritait. D’esprit narquois, enclin au persiflage, il était tendre de cœur. Sous une apparence railleuse, il n’y avait pas d’être qui ne ressentît chaque jour plus profondément que lui des tas de petites douleurs. Son âme était absurdement réceptive et vibrante. Souvent, il s’en est effrayé comme d’un commencement de sénilité.

La vue d’un chien errant, d’un pauvre vieux cheval aux jambes couronnées, le plongeait dans une tristesse infinie, absorbante, pendant plusieurs jours.

Il faisait de longs détours pour ne point voir les colporteuses traquées par les policiers, tant ce spectacle affreux le remplissait de chagrin et de colère.

Sa pitié allait même aux anguilles qui se tordent sur le couvercle d’osier des grands paniers et que le marchand écorche, dégante de leur peau, devant une galerie d’impassibles et féroces gamins. Les homards expirant sur le marbre des poissonneries lui fendaient le cœur, et il continuait longtemps de voir osciller entre leurs pinces cette petite mécanique qui est comme le métronome de leur agonie…

Et le navraient aussi, les jolis chevreuils éventrés, pendus à des crocs, la tête en bas, ou jetés dans un pêle-mêle décoratif sur le seuil sanglant des maisons où l’on dîne. Jusqu’aux sangliers hérissés, vautrés la hure entre les pattes, qui savaient l’attendrir !

Et puis, il trouvait encore l’émotion dans une foule de faits insignifiants pour tous autres, et dont le côté sentimental n’existait peut-être bien que pour lui.

On pense si la vie lui était souvent pénible. Mais aujourd’hui, la joie de Mosselman était souveraine. Comme il béait aux étoiles, il aperçut, voguant dans le ciel pur, une caravelle à la coque et aux voiles d’or : c’était, dessus l’historique maison de l’Armateur, la vieille girouette éclairée de lune.

Il revoyait le petit vaisseau gai ou sinistre, selon le caprice des ciels divers. Par exemple, quand il tournait affolé dans le vent, au milieu d’épais nuages couleur d’encre, il évoquait toujours pour lui le terrible naufrage du Saint-Géran, et la mort de la si bêtement chaste Virginie. Ce soir, il brillait dans l’air tranquille, et semblait l’heureux navire cinglant vers une étoile promise, paradis du firmament…

Cependant, la place s’était assombrie : des hommes venaient d’éteindre un réverbère sur deux, la lune s’éloignait dans le ciel et l’obscurité avait envahi le milieu du terre-plein.

Alors, il vit un spectacle étrange : des formes humaines, étendues sur les bancs du marché, se dressèrent comme des morts qui ressuscitent et se prirent à courir sous les gros marronniers, où s’agitaient déjà une foule d’autres fantômes. Intrigué, Ferdinand s’approcha du quinconce et distingua des hommes et des femmes, occupés silencieusement à une besogne dont, dans sa vision d’artiste, il ne cherchait pas à deviner la cause. Ces êtres fantastiques traçaient de larges raies blanchâtres sur le pavé, ou bien établissaient des lignes de délimitation avec des paniers jetés sur le sol.

Dans l’encadrement de la grande porte du commissariat, sous l’œil vert du fanal, trois agents de police surveillaient ce fourmillement indistinct d’où montait une sourde rumeur. Cependant, de longues charrettes aux paniers étagés par-dessus les ridelles, arrivaient lentement, roulant bas et comme avec précaution, conduites par le maraîcher marchant à reculons, les mains à la bouche de son gros cheval.

Et d’autres ombres prestes, la tête chargée de pyramides, sortaient de toutes les rues avoisinantes, comme une volée d’oiseaux de nuit, et couraient à pas feutrés, laissant derrière elles le sillage d’un exquis parfum de fraises.

C’était un spectacle magnifique, un merveilleux grouillement d’êtres fantasmatiques sur qui la lumière clignotante de quelques réverbères jetait par-ci par-là, à travers les feuilles tendres, livides des arbres un rayon terne, inquiétant.

Mosselman regardait de tous ses yeux ; peu à peu, il vit l’ordre s’établir sur la place : les ombres se démêlaient, se groupaient, devenaient moins fébriles, et quelques-unes déjà demeuraient droites, immobiles au milieu d’une ceinture de paniers. D’ailleurs, les noirs de l’eau-forte s’atténuaient, se bleutaient, se perçaient d’un jour lointain comme dans un tunnel ; des revifs accusaient maintenant le contour de toutes choses… Alors, les coqs de l’hôtel de la Verrerie claironnèrent : le petit jour se levait, moirant les tuiles des toits, pâlissant les façades des maisons. Van Helmont sortait progressivement de l’obscurité et devenait un grand bonhomme de neige sale.

La rumeur s’enhardissait, se gonflait, et, tout à coup, aux sons de la grosse cloche de Sainte-Gudule, elle creva en voix perçantes, en hennissements, en abois furieux.

Le vruege-met était ouvert…

VI


Dans la grande salle blanche et or, les lustres flamboyaient dessus la cohue convulsive des couples qui se bousculaient en attendant la première valse. L’air, chargé de fragrances grasses, bizarres, s’alourdissait toujours davantage, devenait irrespirable. La sueur dégoulinait des fronts en perles zigzaguantes, ravinait la poudre de riz des figures, moitait les épaules nues et marquait déjà sous les aisselles des robes claires une grande demi-lune sombre.

Les jeunes gens criaient tout haut qu’il faisait une « chaleur de bête » et blâmaient les administrateurs de n’avoir pas, en prévision de l’affluence certaine, assuré la ventilation parfaite de la salle. Que dirait la famille royale en pénétrant dans une telle atmosphère !

Dans les entre-colonnes et les bas-côtés, les éventails battaient sans relâche sur les poitrines des mères, et l’on voyait de grosses dames cramoisies ouvrir par moment une grande bouche, comme ces poissons expirants sur des étals et buvant l’humidité de l’air.

Mme  Kaekebroeck et ses amies, Mmes  Timmermans et Rampelbergh, assises au fond de la galerie de droite, juste en face de l’estrade royale, mais juste en face d’une épaisse colonne, échangeaient des propos amers. Pourtant, elles étaient arrivées de bonne heure et tenaient presque la tête de cette foule énorme qui s’écrasait dans le vestibule, et dont la poussée formidable faisait bomber la porte matelassée ouvrant sur le grand escalier. Et puis, quand, après une galopade sauvage, elles avaient bondi dans la salle, quelle n’avait pas été leur stupeur de voir toutes les bonnes places occupées par les femmes, les familles, les amis et connaissances des administrateurs et des membres influents !

— Non, déclarait Mme  Rampelbergh avec colère, ça, on ne devrait pas permettre, c’est une injustice. Je l’avais dit à mon mari de nous faire entrer avant tout le monde par la rue de l’Empereur ou la rue de l’Hôpital. Mais non, c’était impossible, il devait aller chez les Van Poppel  ! Vous verrez qu’il ne viendra pas seulement me rechercher  !

Mme  Timmermans, elle, ne récriminait plus et tendait alternativement son long cou à droite et à gauche.

– Oeïe, dit-elle enfin découragée, avec cette colonne on ne sait qu’à même rien voir. C’est bon pour une fois, savez-vous  !

– La salle est vraiment défectueuse, opina la vieille Mme  Kaekebroeck en élevant sa voix fransquillonnante. Je vous demande à quoi servent ces grandes colonnes, si ce n’est à boucher la vue et à vous donner des torticolis… Enfin, reprit-elle avec philosophie, nous pouvons encore être contentes d’être ici. Voyez un peu là-bas quelle bousculade  !

Des flots de gens continuaient d’entrer sans interruption, qui prenaient aussitôt une posture de boxe en s’engageant dans les remous de la foule de curieux massés devant les salons de conversation où devait apparaître le cortège royal. Dans cette mêlée, les robes à traîne subissaient d’irréparables accrocs.

Cependant, le chef d’orchestre, nerveux, désorienté par le retard des augustes invités, cessa tout à coup d’hésiter. Brusquement, il se retourna, frappa deux coups de baguette sur son pupitre et, levant le bras d’où jaillit la manchette, il attaqua la première valse.

La danse était impossible : elle eût été plus facile à des figues de Smyrne comprimées dans leurs caisses. Pourtant, telle est la puissance du rythme et telle la frénésie des jeunes filles, que le bloc se mit tout de même en mouvement.

Des couples étouffés trouvaient un reste de force pour sauter en l’air, comme font, les soirs d’été au-dessus de l’eau, les grosses carpes avides d’oxygène…

– Tenez, s’écria tout à coup Mme  Kaekebroeck, voilà Adolphine et M. Mosselman !

Ils venaient de s’accrocher au garde-fou de la galerie. Ferdinand, bien arcbouté, protégeait sa danseuse, opposait au torrent humain son dos, ses reins, solide comme une pile de pont. Tous deux riaient et faisaient des signes comiques, désespérés, aux trois dames.

– Hein ça, comme Adolphine est bien ! dit Mme  Timmermans avec emphase.

En effet, la jeune femme resplendissait de grâce et de gaîté.

Elle portait une robe de soie rose décolletée, qui montrait ses épaules et ses bras nus d’un galbe admirable. La figure, légèrement émaciée encore à la suite de couches difficiles, brillait d’un éclat ardent sous ses beaux cheveux roux opulemment torsés et sommés d’une dague d’or.

— Figurez-vous, dit Mme  Kaekebroeck, que c’est sa robe de noce qu’elle a fait teindre chez Spitaels. Hein ! comme le rose lui va ! Il n’y a pas à dire, elle sait s’habiller. Elle est bien avec une loque…

La valse venait de finir. Beaucoup de danseurs suffoqués évacuèrent la piste, où les couples purent enfin circuler plus à l’aise et risquer quelques gestes.

Ferdinand et Adolphine disparurent dans la multitude.

— Eh bien, s’écria Mme  Rampelbergh, où est donc Mlle  Verhoegen ?

— Elle doit être ici cependant, répondit Mme  Timmermans, car je vois là-bas Mme  Van Crombrugghe et toutes ses filles qui se prélassent au premier rang d’un entre-colonne. Il ne faut pas le demander ! Pour sûr M. Verhoegen les a fait entrer par la salle d’accords…

— Hé, les voilà, dit Mme  Kaekebroeck, regardez, c’est eux près de l’entrée…

Mlle  Verhoegen et Joseph Kaekebroeck, son cavalier, avaient été visiter le salon de repos tout illuminé de poires électriques multicolores. À grand’peine, ils avaient franchi l’épaisse muraille d’habits noirs et rentraient dans la fournaise.

La jeune fille avait revêtu une jolie robe de mousseline blanche ceinturée d’un large ruban mauve dont les pattes voltigeaient mollement derrière elle. Elle était simple, belle à ravir et Joseph la menait avec orgueil.

Mais Mme  Timmermans ne la voyait pas, elle avait beau ajuster ses jumelles, elle ne rencontrait que les cannelures de l’odieuse colonne. Aussi, M. Rampelbergh fut-il de nouveau honni avec vigueur.

La température avait encore augmenté de quelques degrés et les éventails ne remuaient plus qu’un air embrasé de sirocco.

Les tristes spectateurs des galeries tombaient dans un grand affaissement et perdaient même toute impatience, quand soudain, au bout de la salle, un tumulte éclata qui produisit un sursaut et ranima les courages.

Aussitôt, l’orchestre attaqua la Brabançonne.

Enfin, la famille royale était là. Lente et grave, elle se portait, sous l’escorte du président et des commissaires, vers l’estrade meublée de chaises et de riches fauteuils.

Seuls, le blond prince de Hohenzollern et sa blonde fiancée souriaient au milieu de la curiosité enthousiaste et s’avançaient, amoureux et ravis, dans l’hommage attendri de quinze cents  : « Och arm  ! »

Quand le quadrille royal fut en ligne, on s’aperçut qu’il manquait un cavalier, et c’était Joseph Kaekebroeck, le vice-bibliothécaire. Le président lançait de tous côtés des regards anxieux, irrités, et s’épongeait avec rage. Soudain, un commissaire s’approcha et lui parla bas à l’oreille. « Mais oui  ! » fit le président d’une tête impatiente, et, sitôt, le messager piqua dans la foule. Quelques instants après, un jeune homme élégant, mais pâle, sortait des rangs épais des spectateurs, prenait place dans le quadrille et s’inclinait devant sa danseuse, une vieille dame d’honneur décolletée et constellée de cabochons précieux.

– Mais c’est Ferdinand Mosselman  ! s’écrièrent à la fois Mme  Timmermans et Mme  Rampelbergh stupéfaites.

C’était lui. Son apparition causait une grande rumeur.

L’orchestre joua et tous les quadrilles quadrillèrent au pied de l’estrade, sous les yeux du Roi et de la Reine qui souriaient finement, avec bonne humeur.

– Tiens, c’est vrai, fit tout à coup Mme  Kaekebroek, répondant à une question formulée en-dedans, pourquoi est-ce que Clémentine n’est pas venue ?

À cette exclamation, une dame assise sur la banquette précédente, se retourna avec effort.

Elle était louche, couperosée, et d’énormes dents sortaient de ses lèvres comme des boutoirs. Mais sa face trivale respirait la bonté.

– Oeïe non, Madame, dit-elle avec sentiment, vous comprenez, ça lui aurait fait trop d’émotion !

Cette raison fut généralement approuvée et commentée avec bienveillance. Alors, d’autres dames, que la défectuosité de leur siège, leur compression et l’impossibilité de bien voir unissaient dans la même misère, se mêlèrent à la conversation, qui s’anima et prit un tour de bonne confidence.

Les personnages des quadrilles formèrent le thème : ils étaient saisis, expliqués dès que, par bonheur, dans le mouvement des contredanses, ils sortaient de derrière la colonne maudite.

On se pâma en parlant des jeunes fiancés, qui, bannissant toute contrainte d’étiquette, montraient une joie charmante et gamine au milieu de tous leurs partenaires solennels. Le prince Albert était aussi très gentil : on remarqua qu’il parlait beaucoup à sa danseuse, Mlle  Putseys, une jolie demoiselle de la société.

– Je croyais pourtant, dit Mme  Rampelbergh, que c’était la fille de M. Stockman qui devait figurer dans le quadrille…

La dame aux longues dents fournit tout de suite le motif de cette permutation imprévue.

– Vous avez raison, dit-elle, c’était en effet Mlle  Emma Stockman qui devait faire vis-à-vis avec le prince. Mais elle est qu’à même fiancée depuis huit jours avec M. Bollekens. Ce n’était plus la peine pour elle de se mettre en évidence, et, comme c’est un bon cœur, elle a cédé sa place à Mlle  Putseys. Ça est plus juste que ce soit une jeune fille qui en profite…

On en tomba d’accord.

La princesse Henriette attendrit également tout le monde. Elle avait un air si modeste, si bon.

Comme ce serait triste pour elle quand Joséphine partirait  ! Ça ferait un grand vide  ; les deux sœurs étaient toujours ensemble et s’aimaient si fort  ! On n’avait qu’à voir leurs portraits. Dieu sait, la pauvre petite avait plutôt envie de pleurer que de sourire à M. Buls  !

Et la comtesse de Flandre, quelle belle personne  ! Et quel excellent homme, le comte de Flandre  ! Ça c’étaient de braves gens, de bons bourgeois de Bruxelles, qui se promenaient sur le boulevard avec leur parapluie et leur petit chien, comme vous et moi. Ça c’était la vie de famille  ! Et tous les traits de sociabilité de ces augustes hôtes furent de nouveau longuement racontés.

On convint aussi que M. De Burlet avait beaucoup d’allure. Sa raideur était élégante. Quant au président de la Société, il représentait très bien. Et puis, c’était un si joyeux compère  ! Dommage qu’il avait si chaud…

Enfin, après l’éloge des officiers étrangers, on en vint à parler de ce jeune homme blond qui dansait avec la comtesse de Rasenfeld. On ne l’avait jamais vu. C’était sans doute un membre nouveau.

– Ce n’est toujours pas le vice-bibliothécaire, déclara la dame louche. Je connais de vue M. Joseph Kaekebroeck, c’est lui qui avait été choisi…

— En effet, repartit Mme  Kaekebroeck en se rengorgeant, M. Kaekebroeck est mon fils. Il devait danser, mais, à la dernière minute, il s’est tourné le pied et a dû se faire remplacer par son ami Mosselman.

— Och, ça est dommage ! firent toutes les dames en chœur.

— Oh, je ne sais pas, dit Mme  Kaekebroeck en souriant d’un air fin. Entre nous, je crois que mon fils l’a fait un peu en exprès. Il est marié depuis un an et père de famille. Alors, n’est-ce pas, il a préféré, lui aussi, que ce soit un autre qui profite…

Le quadrille était terminé. Princes et princesses regagnèrent l’estrade royale et reçurent le compliment des souverains. Ferdinand s’inclina devant la comtesse de Rasenfeld qui le félicita avec affabilité sur la belle correction de sa contredanse. Il se courba de nouveau très bas, pirouetta avec légèreté et disparut parmi les couples tourbillonnant déjà dans une valse de Strauss.

Il rayonnait. Les jeunes filles le suivaient longuement des yeux par-dessus l’épaule de leur cavalier. Sa bonne mine et l’honneur d’avoir figuré dans la chaîne de princesses lui donnaient un prestige irrésistible. Dans le premier étourdissement du succès, il n’avait pas encore conscience de sa force. Un coup d’œil qu’il jeta vers les bas-côtés, où toutes les mères et tous les pères le contemplaient à travers une souriante hébétude, lui révéla sa gloire. Soudain, il aperçut, près de l’orchestre, M. Verhoegen, qui, de la main, lui envoyait un bonjour amical. Il répondit par un salut plein de déférence qui empourpra le cordier de joie et d’orgueil.

Ah ! Cappellemans — qui d’ailleurs n’était pas venu — ne devait plus exister pour cet homme. Son absence inconvenante justifiait une rupture.

Mosselman pressentait la victoire. Une détente se fit en lui : il dut s’appuyer contre une colonne, tant son émotion était forte.

Il restait là, plongé dans une torpeur délicieuse, à cent lieues du bal resplendissant, quand on frappa sur son épaule :

— Eh, pardieu, s’écria Joseph souriant, à quoi penses-tu donc derrière ce palmier, dans cette attitude poétique et fatale ?

Ferdinand regarda son ami : tout son cœur attendri et reconnaissant s’élançait vers ce garçon charmant dont l’ingénieuse bonté venait de conquérir son bonheur ; mais, honteux d’être surpris en posture sentimentale, il voulut rallier encore :

— Ma foi, répondit-il avec désinvolture, je fais des réflexions très spirituelles… et que m’envieraient certains journalistes. Je pense à notre premier ministre. As-tu remarqué comme il a bien dansé le Pantalon ? C’est apparemment la seule figure du quadrille qu’il approuve sans réserve…

Il s’interrompit, incapable d’une plus longue feinte.

— Eh bien, interrogea-t-il, d’une voix tremblante, que t’a dit le père Verhoegen ? Ah ! réponds-moi franchement, sans détour…

Sa figure s’altérait et, soudain, l’émotion emportant les digues de son cœur, des larmes mouillèrent ses yeux.

— Parbleu, s’écria Joseph d’un accent de triomphe, mais il te les donne, sa fille et sa corderie !

Ferdinand défaillait ; son ami dut le porter jusqu’au buffet.

Leurs majestés venaient de quitter l’estrade, et, suivies du fastueux cortège, elles faisaient le tour de la salle, s’arrêtant pour échanger quelques phrases aimables avec les sociétaires ou les uniformes qu’elles reconnaissaient dans les haies respectueuses.

— Ah, dit Ferdinand tout bas, en pressant le bras de Thérèse, je suis mille fois plus heureux que ce petit hussard blanc et cette petite princesse !


Elle le regardait avec ses grands yeux noirs où brillait son âme passionnée :

— Quand partons-nous pour Sigmaringen ? répondit-elle.

C’était le repos. Ils se promenaient lentement au milieu des couples dont, en riant, ils notaient les paroles et les gestes bizarres.

— Regardez une fois, disait un jeune homme à sa danseuse, hein on transpire ici !

Et il ouvrait devant elles ses larges pattes palmées d’abominables gants tout percés, tout noirs de sueur.

Une jeune fille décolletée qu’ils suivaient depuis un instant s’arrêta tout à coup, renversa la tête et, d’un mouvement énervé, frotta sa nuque sur ses épaules.

— Aïe, s’écria-t-elle, j’ai une démangeaison !

— C’est une puce, dit son cavalier finement.

— Oeïe mon Dieu, taisez-vous, quand il y a une puce quelque part, elle est sûr pour moi…

Ferdinand avait retrouvé la gaîté. Sa verve s’éveillait comme d’un long sommeil, fusait en brocards, en fines épigrammes.

Parfois pourtant, une ombre passait sur sa joie. Il sentait une « lançure » de tristesse quand il coudoyait de pauvres jeunes filles, décolletées par ordre, bien que toutes couvertes de boutons mûrissants ; alors, il lui prenait une envie de les inviter à faire un tour de bal à son bras, dans la ferme espérance de les consoler gentiment, de les réhabiliter, de mettre leurs boutons à la mode !

Près du salon de repos, ils rencontrèrent Joseph et sa femme qui se disposaient à quitter le bal.

— Oeïe, s’écria tout de suite Adolphine, Mlle  Putseys, vous savez bien celle qui a dansé avec le prince Albert, elle est si malade dans la salle d’accord ! On a dû lui ôter son corset. Elle aura probablement mangé quelque chose de contraire…

— C’est l’émotion, dit Thérèse avec indulgence.

— Non, je sais ce que c’est, repartit Ferdinand, très grave. Elle a pris sans doute un souper aller et retour…

Justement, une grosse fille passait à côté de lui dans l’orgueil de son épais corsage et de ses énormes bras rouges.

Sur sa lourde et tremblotante gorge, se marquaient, à des distances graduelles, de petits plis de graisse qui formaient une échelle comme on voit sur les carafons de cognac.

Le jeune homme s’apprêtait à saluer cette grande quantité de chair, quand la demoiselle se détourna brusquement en faisant une moue de suprême mépris.

— Tiens, tiens ! s’écria Mosselman tout de même un peu interloqué.

— Mais, n’est-ce pas la fille de ton chef de bureau, dit Joseph en riant, l’opulente Mlle  Verbist qui chanta pour toi tant de suaves romances ! Bigre, elle devient de plus en plus jordaenesque…

— Je la connais bien, ajouta Thérèse, elle était une classe au-dessus de moi chez les sœurs, rue Rempart-des-Moines.

— Oui, jeta Adolphine, elle fait de ses embarras parce qu’elle va marier M. Verbruggen, le marchand de draps du Marché-aux-Herbes !

Mosselman sourit : il venait de trouver sa vengeance.

— En temps d’épizootie, dit-il, le pauvre Monsieur Verbruggen sera bien inquiet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Monsieur VERHOEGEN a l’honneur de vous faire part du mariage de sa fille Thérèse avec Monsieur Ferdinand MOSSELMAN.

Madame Veuve DE DOBBELEER a l’honneur de vous faire part du mariage de son petit-fils Ferdinand MOSSELMAN avec Mademoiselle Thérèse VERHOEGEN.

Absents.

La vengeance de Madame Posenaer


I


Madame Posenaer ne pouvait oublier l’injurieux abandon de Ferdinand Mosselman et roulait dans son âme de méchants projets.

Elle ne souffrait plus ; une rage froide, réfléchie, qui, souvent, pâlissait sa mignonne figure, avait succédé aux premières incantations de son désespoir.

Maintenant, dans le vide immense de ses journées, elle s’occupait en silence à ourdir le châtiment de l’heureux époux de Mlle  Verhoegen.

Où est-ce qu’il se trouvait à cette heure, le traître qu’elle n’avait pas su retenir et dont ses manigances exaspérées, ses lettres anonymes, n’avaient pas même retardé le bonheur d’un seul jour ?

Il était en Suisse, à Ragatz, en attendant qu’il passât les monts et descendît à Lugano. C’est du moins ce que lui avait rapporté M. Posenaer, sur la foi d’une lettre récemment adressée par la jeune Mme  Mosselman à son père et que celui-ci lisait avec émotion, la larme à l’œil, aux pratiques de la corderie.

À l’évocation des époux, que leur tendresse promenait enlacés sur la marge fleurie des torrents, dans ces paysages magnifiques de la Via Mala au milieu desquels l’amour s’exalte et défie la satiété, Mme  Posenaer ne pouvait réprimer un frisson d’angoisse. Alors, songeant aux caresses de l’amant perdu, une haine sulfurique ruisselait dans ses veines et sa pensée en dérive s’en allait, tournoyant comme une épave dans le remous d’un courant criminel…

Oh cette petite Thérèse Verhoegen ! Quelle Sainte Nitouche ! Jamais astuce de grande coquette avait-elle égalé le manège de cette gamine, presque verte encore comme une stékebees !

Par quelles tendres amorces, par quels lacs introuvables dans le magasin de la piperie sentimentale, cette fillette insignifiante et timide sous ses bandeaux de vierge, au regard baissé, aux lèvres toujours closes, avait-elle pris le cœur de Ferdinand Mosselman ?

Elle était riche ! Mais le jeune homme avait dédaigné des partis plus avantageux, notamment les cent mille écus de Mlle  Cluyts, la fille du grand farinier du Marché-aux-Porcs. Non, personne ne pouvait accuser Mosselman de cupidité.

Thérèse était jeune ! Mais elle, la jolie Mme  Posenaer, comme partout on la nommait, est-ce qu’elle ne l’emportait pas sur cette gringalette par sa maturité souveraine, savante en amour ? Pourquoi repousser le fruit juteux qu’elle était et croquer cette petite groseille verte ?

Et Mme  Posenaer s’abîmait dans les conjectures.

Pourtant, en cette brûlante matinée de juin, elle sentait parfois mollir sa rancune au souffle mûrissant d’un vague espoir.

Accoudée à sa toilette, dans une pose rêveuse, ses jolis bras nus émergeant d’un peignoir de tulle, elle se reportait aux jours lointains.

Une à une, elle refaisait toutes les étapes de son amour. C’était Ferdinand à la noce dramatique de Théodore Van Poppel ; et elle le voyait aussi au banquet de première communion du petit Spruyt et de la petite Platbrood. Oh, ses galants propos, ses aveux nargueurs ! Oh ce premier baiser sous la charmille, dans le parfum citronné des seringas ! Et soudain, toute frémissante au souvenir des caresses complètes :

— Non, non, s’écriait-elle, c’est impossible, il doit m’aimer encore !

Car elle pensait que cette brusque passion pour la fille du cordier n’était bien sûr qu’un feu de paille dont les cendres allaient tantôt s’envoler, comme la poussière dans le vent.

Eh bien non, elle se trompait, la jolie Mme  Posenaer : c’était fini, Ferdinand Mosselman ne l’aimerait jamais plus.

Parmi les mille et trois qui avaient fait fleurir ses bountjes sensuelles, il n’en savait aucune dont il se fût dépris aussi vite que de cette coquette « fransquillonnante » qui posait à l’intellectuelle, bien qu’elle dévorât en cachette des liasses de romans-feuilletons. Mais ce qui l’avait promptement détaché d’elle et conduit à la rupture, c’était cette infatuation de soi-même qu’elle dissimulait sous un air innocent, cette très ferme conviction qu’elle incarnait un être rare, d’attirance suprême, et que tout le monde, les petits aussi bien que les grands, se relayaient pour la contempler.

Il fallait l’entendre, contant avec une feinte candeur, une sorte de frais et naïf étonnement d’âme, ses succès quotidiens, tous ces hommages discrets et délicats que provoquait sa charmante personne…

Elle ne pouvait sortir sans que d’effrontés suiveurs s’attachassent à ses pas.

Dans les tramways, vieux et jeunes messieurs se disputaient à l’envi l’honneur de lui céder leur place, au point qu’elle en était « gênée » pour les autres dames qui demeuraient sur la plate-forme…

Monsieur X… trouvait qu’elle s’habillait avec tant de goût : oh c’était un si grand moqueur !

Au spectacle les lorgnettes « savaient la fixer », n’est-ce pas !

Au bal, elle ne pouvait cependant pas danser avec tout le monde !

Cet après-midi, le petit garçon d’une de ses amies lui avait offert une rose en disant : « Tiens, elle te ressemble… » Je vous demande un peu !

Ferdinand opposait à ces historiettes un mutisme glacial. Le verbiage de cette fausse ingénue lui devenait chaque jour plus intolérable.

Il cherchait alors ce qui avait bien pu l’enchanter dans une telle femme et s’avouait que c’étaient seulement ses fanfreluches. Il ne l’aimait plus, qu’elle le retenait encore par les séductions d’un amour coquet, en dentelles et nœuds de soie. Et puis, elle était tout de même « bien tournée », comme on dit.

Mais le cœur de Ferdinand n’était plus satisfait.

Au sortir des étreintes défendues, des aspirations vers une tendresse honnête, tranquille, le jetaient en des spleens toujours plus longs. Alors, la « demoiselle » de son chef de bureau, la rouge Emma Verbist, trouva même grâce à ses yeux. Il s’interrogeait avec inquiétude : le bonheur était peut-être dans les bras de cette dondon…

Oh, le radieux jour de printemps qui l’avait enfin délivré des remords et du doute, en découvrant à ses regards charmés Thérèse Verhoegen, la jolie fille du cordier !

II


Il faisait grand silence dans la chambre assombrie, retraite d’exquise fraîcheur contre le torride soleil qui flambait au dehors.

Et Mme  Posenaer, le menton dans la main, continuait de s’abandonner au fil de chères souvenances.

Parfois, les persiennes abaissées donnaient un petit toc sur la fenêtre ; des cristaux tintaient, ou bien c’était une grosse mouche bourdonnante qui, volant à travers la pièce, s’allait cogner à la glace, tombait sur la tablette de la cheminée où, un moment étourdie, elle musiquait en tournant sur le dos. Et tous ces bruits familiers assoupissaient doucement la jeune femme, quand une voix cria sur le palier :

— On peut « rentrer » ?

Et M. Posenaer parut, écarlate, ruisselant de sueur, dans un complet d’orléans gris.

— Jésus Maria, dit-il en s’épongeant le front avec un immense mouchoir, il fait une chaleur de bête ! Et nous sommes seulement le trois juin. Qu’est-ce que ça va être au mois d’août ? Heureusement qu’on sera à Heyst…

Il s’écroula sur le divan rose où il demeura comme anéanti, la tête souriante versée sur l’épaule gauche, les bras morts et les jambes ouvertes.


C’était un gros homme — donc un bon homme, comme dit Cervantès — plein de santé et de belle humeur. Quarante-cinq ans, mais il ne les portait pas. De fait, aucun souci ne ridait son front étroit. Tout lui avait réussi d’ailleurs. Sa fortune gagnée dans les épiceries ou plutôt dans le « trafic des produits coloniaux » comme disait sa femme, était « rondelette » et solidement placée. À quarante ans, quelques mois après la mort de sa mère, il avait épousé Mlle  Charlotte De Smet, la fille d’un petit cordonnier de la rue de Laeken.

Il l’aimait, mais d’un sentiment tranquille, en vieux garçon chaste, couvé trop longtemps sous les jupes maternelles.

Tout de suite, Mme  Posenaer l’avait soumis à ses fantaisies. Elle ne le détestait pas au fond, mais elle en usait presque avec son mari comme fait une belle petite d’un protecteur inamovible. Pourtant, elle se gardait de le contrarier jamais. Elle était reconnaissante après tout de l’opulence qu’il lui avait donnée. Aussi, prenait-elle grand soin de sa maison qu’elle avait transformée au profit du style moderne. Avec cela, habile à flatter ses innocentes manies de parvenu, à lui montrer sans cesse l’envie sympathique qu’il excitait chez tous ses amis, à laisser sous-entendre que son bonheur était une preuve de supériorité.

Il ne lui refusait rien  ; en retour, il demandait peu, satisfait des très menus suffrages qu’elle dispensait avec mesure. On pense comme elle lui savait bon gré d’une continence naturelle qui ne la rendait que plus frémissante entre les bras de Ferdinand Mosselman  !

En somme, ils s’entendaient bien  : c’était un ménage paisible.


Cependant, le bonhomme, envahi par une torpeur que la mollesse de son siège augmentait graduellement et menait sur la pente du sommeil, avait fermé les yeux. Et Mme  Posenaer, les sourcils froncés, attachait sur lui un regard violent.

N’était-ce pas à cette place même où le « papezac » séchait sa transpiration, que Ferdinand, il y aussi, avait trois mois à peine, se tenait renversé lui mais dans quelle attitude de gracieux abandon  !

À ce souvenir, une fièvre sensuelle battait dans ses veines et ses yeux étincelaient comme des armes.

Qui désormais serait digne de la posséder ? Elle dénombrait les petits jeunes gens de son entourage et convenait que nul d’entre eux ne remplacerait jamais le fringant Mosselman.

Elle entrait dans une nouvelle crise de colère et de regret, quand M. Posenaer se redressa en sursaut  :

— Holà, dit-il, j’allais m’endormir  !

— Et d’où venez-vous comme ça  ? interrogea alors sa femme, d’un ton où perçait une pointe d’humeur.

— J’ai été seulement rue de Flandre, dit-il avec bonhomie. Mais ce n’est pas à tenir. Il fait une chaleur  ! Je le disais à Verhoegen, c’est absolument comme en septante-trois…

En entendant prononcer le nom du cordier, la jeune femme ne put réprimer un sourire dédaigneux.

— Eh bien, comment donc est-ce qu’il va aujourd’hui, ce pauvre homme  ? Il pleure toujours après sa fille ?

— Non, non, c’est fini ; maintenant il est raisonnable. Thérèse lui écrit presque tous les jours de longues lettres…

— Tiens, moi je croyais qu’on ne savait pas écrire tant que ça en voyage de noces ! Ils s’ennuient donc, ces amoureux…

— Oh, quand je dis tous les jours, c’est une manière de parler, reprit le brave homme sans s’étonner autrement de l’amertume de sa femme. Verhoegen reçoit des nouvelles souvent et Jérôme aussi. Mais non, ils ne s’embêtent pas du tout. Il paraît que Ferdinand est si gentil, il est aux petits soins…

— Et où sont-ils ? interrompit Mme  Posenaer durement.

— Ça je ne sais pas dire au juste. Jérôme m’a parlé d’une montagne qu’ils ont traversée dans un traîneau au milieu de la neige. Hein, ils en ont de la chance !

— Mon Dieu que c’est ennuyant, dit la jeune femme avec aigreur, vous ne savez jamais retenir rien du tout. Une montagne, mais quelle montagne ? Je n’ai pas d’avance avec ça !

Et Mme  Posenaer, qui oubliait volontiers de fransquillonner devant son mari et retrouvait sa langue et son accent originels, se leva brusquement afin de calmer ses nerfs.

— Écoutez, répondit l’épicier sans s’émouvoir, tandis que sa femme, les coudes nus, pointés, tapotait ses cheveux de nuque devant la glace, ça ne sera pas tout de même bien difficile à savoir. Verhoegen vient ce soir au concert de la Zologie. On n’a qu’à lui demander…

À ces mots, Mme  Posenaer se retourna vivement :

— Le concert de la Zologie ? interrogea-t-elle avec surprise.

— Mais oui, le concert de charité organisé par la Grande Harmonie. Les Guides, le feu d’artifice, le diable et son train ! Nous allons toute une société, les Rampelbergh, les Kaekebroeck, le jeune ménage Van Poppel…

— C’est vrai, fit la jeune femme, laissant retomber ses jolis bras. Ma foi, j’avais complètement oublié…

Tout de suite, elle songea aux Kaekebroeck qu’elle se promettait d’interroger avec adresse sur le voyage et les impressions des nouveaux mariés. Qui sait, certaines indiscrétions lui dicteraient enfin sa vengeance.

Cependant, midi sonnait à la pendule d’or. M. Posenaer consulta sa montre.

— Hé mais, Charlotte, est-ce qu’on ne va pas bientôt déjeuner ? Mélanie est si fort en retard aujourd’hui…

— Descendons seulement, fit la jeune femme. C’est vrai, depuis quelque temps je ne sais pas ce que cette fille a dans sa tête !

Le gros homme se leva en soufflant  :

— C’est bien ennuyeux, dit-il en posant un calme regard sur le corsage largement échancré de sa femme, que les hommes ne peuvent pas s’habiller comme les dames en été…

Ils descendaient, lorsque Mme  Posenaer s’arrêta brusquement sur le palier de la salle de bain :

— Mon Dieu, s’écria-t-elle d’une voix d’angoisse, mais j’y pense, pour ce soir je n’ai rien à mettre !

Devant ce réflexe mensonge de toutes les femmes dont les tringles des armoires à glace s’incurvent et succombent sous le poids formidable de kapstocks couverts de robes de toutes sortes, M. Posenaer ne put garder son sérieux.

Mais Charlotte lui lança un regard de fureur :

— On voit bien, dit-elle rageusement, que vous ne connaissez rien à tout ça. Je ne peux pas mettre une robe d’hiver, n’est-ce pas ? Mes autres ne tiennent plus ensemble. Elles sont en loques. Vous voulez voir ?

— Merci, s’écria M. Posenaer, et, gaiement, il prit le bras de sa femme qu’il baisa au front, comme pour se faire pardonner une innocente moquerie. — Allons, Charlotte, ne pleurez pas. Tenez, j’irai tantôt moi-même chez la couturière pour demander votre costume…

— Och, dit-elle radoucie, en entrant dans la salle à manger, cette Madame Van Doren, c’est tout de même une assommante ! Elle m’avait bien promis, déjà pour hier matin. Je pouvais y compter sans faute, sans faute. Oui et voilà, c’est chaque fois la même chose, elle vous laisse en plan. Et ce n’est pas, maintenant, que je ne lui avais pas dit !

III


Joseph Kaekebroeck et sa femme arrivèrent seulement vers neuf heures, comme finissait la première partie du concert. On les accueillit avec de vifs reproches.

— Excusez-nous, s’écria Joseph, mais ce n’est pas de notre faute.

— Oui, Albert nous a fait la farce, affirma Adolphine. Il ne voulait pas s’endormir. On aurait dit que le petit coquin savait que nous allions au concert. Oh, il remarque déjà tout, vous savez ! Il faisait une vie !

M. Verhoegen les engagea à s’asseoir rapidement :

— On est déjà venu demander plus de cent fois si ces deux chaises étaient disponibles. Hein, quelle cohue !

Cependant, Mme  Posenaer s’était emparée des mains de Mme  Kaekebroeck :

— Mettez-vous, dit-elle en l’attirant au milieu du groupe qu’elle formait avec Mmes  Théodore Van Poppel et Rampelbergh.

Mais Adolphine voulut auparavant échanger à toute force sa bonne chaise à dossier contre l’inconfortable escabeau de son mari :

— Prends-la, dit-elle à Joseph avec une gentille insistance. Moi j’ai des jupons, je sais là contre…

Kaekebroeck protesta avec bonne humeur :

— Est-ce que tu vas me faire passer pour un « péke » maintenant ! Non, non, je t’en prie, garde ton fauteuil, je m’arrangerai bien…

Il cala son siège boiteux contre le tronc d’un arbre et s’assit entre son oncle Théodore et M. Posenaer.

À la droite de ce dernier, se carrait le vieux Rampelbergh. Les quatre hommes faisaient ainsi vis-à-vis aux quatre dames, tandis que le père Verhoegen, établi un peu sur le côté, semblait présider ce quadrille immobile mais non pas silencieux.

Chez les dames surtout, le moulin des langues se mit à tourner avec une rapidité extrême sans que le voisinage immédiat de nombreuses familles les embarrassât le moins du monde et les amenât un seul moment au ton adouci de la confidence. Adolphine, de sa voix forte, impétueuse, qui dominait presque toutes les conversations ambiantes, donnait d’intarissables détails sur l’intelligence précoce du petit Albert, oubliant un peu, et même tout à fait, que sa jeune tante Van Poppel avait une fillette de trois ans dont il eût été convenable de proclamer, en passant, la grosseur et les dispositions étonnantes.

Mais Mme  Van Poppel, créature effacée, à la figure fade et douce, ne sentait aucun dépit. Elle souriait au contraire de toute la sincérité de son bon cœur aux contes merveilleux de sa belle nièce qui ne s’arrêtait guère, sans cesse émoustillée d’ailleurs par les exclamations câlines, les « mais, mais, voyez un peu ça ! », les « pas possible ! » de l’habile Mme  Posenaer.

Les hommes, eux, parlaient à voix plus contenue, occupés pour l’heure à supputer le nombre de personnes qui s’étaient rendues au jardin zoologique.

— On est bien deux mille, certifiait M. Verhoegen.

— Plus que ça ! assurait M. Posenaer. Allez seulement un peu voir le monde qui se promène là-bas sur la pelouse du feu d’artifice. Pour sûr qu’on est bien quatre mille.

C’était aussi l’avis de Joseph et de son oncle Van Poppel. Quant à M. Rampelbergh, esprit excessif et paradoxal, il opinait pour dix mille.

Comme on se récriait devant l’absurdité d’un tel chiffre :

— Est-ce qu’on veut une fois compter ? dit-il en se levant, car aussi bien un cliquetis de verres, qui venait de la buvette, desséchait son gosier depuis une grande heure.

Aussitôt, MM. Verhoegen et Posenaer, pas fâchés de se dégourdir un peu, avouaient-ils, s’en furent avec le droguiste, non sans avoir recommandé à la société de défendre leurs chaises contre les entreprises des rôdeurs.

— Dépêchez-vous seulement, insista Joseph, le repos est presque terminé, voilà les Guides qui reviennent…

En effet, dans le joli kiosque japonais, aux montants tout enguirlandés de capucines fleuries et de vigne folle, un musicien avait déjà repris sa place. C’était le timbalier.

Celui-ci, autant par humeur facétieuse que pour ne point déroger à une coutume ancienne, aussi vieille peut-être que la première grosse caisse, commença de préluder doucement sur la peau d’âne, imitant ainsi le roulement lointain de l’orage comme dans la pastorale de la Symphonie fantastique.

L’effet fut instantané : mille têtes se renversèrent, interrogeant le ciel avec inquiétude. Mais sur le sombre azur ruisselait la voie lactée et, dans l’extrême pureté de l’air, les étoiles brillaient d’un éclat incisif, dardant vers la terre leurs pointes rétractiles.

Nulle brise ; au-dessus du rayonnement des girandoles et des cordons de gaz, le feuillage immobile des grands arbres montait dans l’ombre et se profilait en masses arrondies sur la voûte stellaire.

Le quinconce présentait un spectacle plein d’animation et de variété. Dans le premier chemin concentrique bordant le kiosque, tournaient en se tenant par la main de blanches fillettes et même des bébés, un grand nœud plaqué dans le dos. Puis, sous les petits ormes, c’était le cercle houleux et bruyant des familles auprès desquelles, après des zigs-zags que l’extrême rapprochement des chaises faisait compliqués, s’en revenaient toucher barre des garçonnets et des gamines, la figure tout empourprée par les « radeie coupeie ».

À peine les mères avaient-elles le temps de s’exclamer sur le débraillé de leurs enfants, de tapoter avec un mouchoir leur front perlé de sueur, que les petits sauvages repartaient déjà en bondissant pour des courses nouvelles.

Enfin, derrière ce public assis parce que venu de bonne heure, coulaient sans interruption des flots de promeneurs, messieurs entre deux âges, dandies coiffés du haut-de-forme gris, jeunes gens et jeunes filles flirtant, minaudant de leur mieux.

Il faisait doux, léger dans l’air. La chaleur s’était un peu abaissée. La verdure épandait une fraîcheur délicieuse que toutes les poitrines aspiraient avec ivresse après une journée de feu.

Cependant, les Guides, rentrés dans le kiosque, s’accordaient au milieu d’une cacophonie discrète où brochaient les fioritures de la petite flûte. Le chef monta au pupitre : d’un coup de son bâton, il imposa silence à l’orchestre, puis, après une pause, il attaqua l’ouverture du Tannhäuser.

M. Verhoegen et ses amis regagnèrent leurs places aux premières mesures du Venusberg. « Dans notre clique », comme disait M. Posenaer, personne n’écoutait les musiciens, hormis le timide Van Poppel et surtout Joseph qui demeurait tout pensif en se rappelant sa jeunesse solitaire vouée au culte de tous les arts…

Les dames, à l’exception de Mme  Van Poppel toujours réservée et placide, continuaient de s’entretenir avec volubilité. Le chapitre qu’elles venaient d’aborder et qui n’était autre que celui de la toilette, justifiait d’ailleurs leur parlottage éperdu.

D’abord, elles avaient émis sur leurs robes respectives des opinions flatteuses, louant le corsage de l’une, les crevés et la pièce plate de l’autre, décernant en toute justice un éloge à leurs diverses couturières, mais en convenant il est vrai — et c’était Mme  Posenaer qui parlait ainsi — que ces dernières « l’avaient facile » avec des personnes comme elles qui n’étaient pas précisément contrefaites.

Une telle louange péchait peut-être par trop de généralité. Certes, Adolphine était une « belle personne » et Mme  Posenaer, très mignonne, mince sans maigreur, formait avec elle un contraste qui les faisait valoir toutes deux. Mais Mme  Rampelbergh, une grosse femme à la taille courte, à la gorge adipeuse, remontée jusqu’à son double menton, et Mme  Théodore Van Poppel très fluette, très « deux corinthes sur une planche » devaient donner certainement quelque tablature aux fées qui les habillaient.

Toutefois, Mme Van Poppel n’affichait pas la moindre prétention, non plus que sa nièce Adolphine, bonne fille exubérante, ignorante de sa beauté, qui ne vantait jamais ses atours, encore qu’elle fût en train de chiffons, comme toutes les femmes.

Mme Posenaer avait revêtu sa robe si impatiemment attendue. La couturière, qui ménageait cette bonne cliente, l’avait apportée elle-même à quatre heures afin d’y pouvoir faire tout de suite les retouches nécessaires. C’était une robe de soie gris de perle, rayée, dont le corsage, qui laissait le col à découvert, moulait le buste en perfection, telle une seconde peau moirée et vivante. Les manches, de même soie mais tailladées sur fond blanc, s’enflaient énormes aux épaules, puis s’amincissaient graduellement sur l’avant-bras pour s’épanouir autour du poignet en fraîches valenciennes. À la taille, une large ceinture vieux rose, agrafée d’une grande boucle Louis XV.

Ainsi parée, coiffée d’une paille bien croquée en forme d’écaille, toute fleurie d’églantines et de clématites, Mme Posenaer, avec son teint de biscuit de Saxe, semblait une jeune fille. Mais l’éclat de ses yeux changeants et ce triple collier de jolis plis que la maturité lui passait autour du cou, eussent dénoncé bien vite la femme à l’observateur tant soit peu perspicace.

La toilette d’Adolphine accusait moins de recherche. C’était une simple robe de foulard bleue à pois blancs, mais très bien ajustée à son buste plantureux qui reprenait les belles rondeurs que lui avaient un moment fait perdre des couches assez laborieuses. Par exemple, le chapeau, un peu vaste et trop surchargé de fleurs et d’oiseaux, marquait son « bas de la ville ».

Quant à Mme  Pampelbergh, dont la face écarlate, vergetée de couperose, rutilait davantage encore sous les brides voyantes d’un chapeau scintillant de jais et de perles, elle crevait au pied de la lettre dans une robe de soie gris d’acier, couleur de rollmops, aux reflets aveuglants.

Sur sa gorge étalée et qui s’en allait houleuse, débordante, se répandre jusque sous les aisselles en expropriant les bras, un camée ovale, énorme, montait et descendait, tel un ponton sur la mer. Sanglée dans son corset, elle étouffait comme feu Mme  Keuterings et geignait à tout instant :

— J’ai si chaud, n’est-ce pas ! Ça est pour mourir !

Enfin, Mme  Van Poppel portait un costume de drap beige et un petit feutre noir à plume qui ne l’embellissaient d’aucune manière.

Or, il arriva que les dames, un peu lasses de filer ainsi des compliments pour elles-mêmes, sinon de les recevoir, se rabattirent sur la toilette de leurs proches voisines, ce qui augmenta l’intérêt de cet entretien.

Mme  Rampelbergh se montrait naturellement la plus sévère de toutes :

— Mais voyez un peu cette vieille toupie, dit-elle, si ça est permis de se mettre en blanc à son âge !

Au milieu de ce bavardage, Mme  Posenaer se demandait avec impatience comment elle obtiendrait enfin les confidences d’Adolphine sur le voyage de noce des époux Mosselman. Aussi, redoublait-elle de gentillesse à l’égard de la jeune femme, approuvant toutes ses remarques, vantant la sûreté de son goût, alors qu’elle était en réalité à mille lieues de ce bruyant quinconce.

— Quelle joie, pensait-elle, si j’apprenais tout à l’heure, par un détail insignifiant pour tous, excepté pour moi seule, le premier désenchantement de ce traître…

Elle songeait depuis quelque temps à aiguiller la conversation sur le sujet qui lui tenait à cœur, quand Mme  Kaekebroeck, d’une simple phrase, fournit ingénument la transition si vivement cherchée.

— Tenez, dit-elle en désignant une jeune dame assise à quelque distance, ça est justement la robe de voyage de Thérèse, n’est-ce pas, M. Verhoegen ?

En entendant prononcer le nom de sa fille, le cordier, que la musique assoupissait doucement, s’était redressé en sursaut.

— Mais oui, clamèrent en même temps les Rampelbergh et les Posenaer, mais c’est juste, vous ne dites rien des jeunes mariés ! Est-ce que vous avez encore reçu des nouvelles ? Où est-ce qu’ils sont à présent ? Nous sommes curieux…

Sous ces questions pressées, le père Verhoegen sourit d’un air de satisfaction. Il répondit en se rengorgeant un peu :

— J’ai encore reçu cet après-midi à quatre heures une petite carte de Thérèse. Cher cœur ! Ils se portent très bien savez-vous…

— Et Joseph a reçu une lettre de Ferdinand, s’écria Adolphine, une longue lettre très comique. C’est tout de même un amusant, ce Mosselman ! Il dit…

— C’est vrai, interrompit soudain Kaekebroeck qui redoutait une étourderie de sa femme, je voulais apporter la lettre, mais nous avons dû si fort nous presser à cause du moutard… Je la prendrai avec moi samedi soir pour aller chez Rampelbergh.

— Ça va, approuva l’ancien droguiste, on la lira en société.

— Pour le moment, continua le père Verhoegen, ils sont encore en Suisse, mais ils partent demain pour Milan…

Mme  Posenaer éprouvait un étrange malaise et le cœur lui battait violemment. Elle n’avait pas prévu que cette conversation pût la troubler si fort, après l’avoir si ardemment désirée.

Elle dut faire effort pour dire d’un ton d’indifférence que démentait l’émotion de son corsage :

— Oh, c’est un long voyage…

— Oui, reprit le cordier, il y a une bonne trotte, vous savez, d’ici en Italie… Mais ça n’est encore rien… C’est à Venise que je les attends. Ça doit être une drôle de ville où les rues ce sont des canaux et les vigilantes des gondoles…

— Moi, je me figure très bien ce que c’est, dit Rampelbergh que rien ne pouvait surprendre. Venise, c’est comme qui dirait l’ancien Bruxelles quand la Senne coulait tout partout entre les straatjes. Le pont des Soupirs, ça est plus petit que le pont de la Carpe…

— Ça est facile à Venise, remarqua en riant M. Verhoegen, on ne doit pas arroser dans les rues…

— Eh bien c’est ce qui vous trompe, jeta soudain Kaekebroeck qui n’écoutait plus la musique depuis que les Guides exécutaient de gros pots-pourris, on arrose à Venise…

— Pas possible ! fit M. Posenaer.

— Mais si, on arrose, certifia Joseph, mais, comme de juste, pas avec de l’eau…

— Et avec quoi donc ? interrogèrent tous les amis vivement intéressés.

— Mais c’est bien simple, on arrose… on arrose avec de la poussière !

Cette saillie lancée d’un ton imperturbable égaya toute la société ; même les époux Van Poppel sourirent par-dessus leur timidité.

— Oeïe, confia Adolphine à ses amies, ça est un zwanzeur mon mari, vous savez ! Je dois rire quelquefois avec lui !

Et, sans se douter qu’elle enfonçait une nouvelle aiguille dans l’âme de Mme  Posenaer, elle ajouta :

— C’est un bon pour aller avec Mosselman !

Tandis que Kaekebroeck, mis en train par le succès de sa petite farce, contait à présent ses impressions de voyage de noces, Mme  Posenaer constatait non sans une vive contrariété que le programme des Guides touchait à sa fin. Déjà, quelques familles quittaient le quinconce pour se rendre sur l’esplanade où étaient plantées les pièces d’artifice. En somme, que lui avait appris Adolphine ? Rien qu’elle ne sût déjà, rien surtout qui lui permît de contenter son ressentiment. Toutes ses facultés étaient tendues vers la vengeance et pourtant elle restait très pauvre d’imagination : un génie malin stérilisait son esprit, protégeait Mosselman contre sa rancune. Il est vrai que la lettre de Ferdinand à son ami Kaekebroeck contenait peut-être des révélations précieuses. Mais il fallait attendre jusqu’au samedi pour avoir connaissance de ce curieux document.

Mme  Posenaer ne se sentait pas la force de patienter si longtemps. Aussi, voulut-elle de nouveau provoquer les indiscrétions de la naïve Mme  Kaekebroeck en parlant de cette lettre si intéressante.

Mais Adolphine ne se rappelait plus rien.

— Bé, il raconte je ne sais pas tout quoi, dit-elle en haussant les épaules de ce mouvement brusque qui lui était familier, on doit lire ça, n’est-ce pas Joseph ?

Puis, interpellant tout à coup M. Verhoegen, elle cria :

— Vous savez, ils disent qu’ils se portent très bien et qu’ils ont un appétit ! Ils mangent comme deux loups !

Elle avait mis dans cette phrase toute la candide pétulance de sa nature. Aussi, demeura-t-elle interdite devant l’explosion de gaîté qu’elle provoqua chez les hommes. Déjà, M. Rampelbergh risquait de très fortes plaisanteries…

— Allons, tu seras toujours la même gaffeuse, dit Joseph en regardant sa femme penaude, d’un air de découragement comique.

Cependant, Mme  Posenaer avait pâli. Les paroles d’Adolphine venaient de lui porter un rude coup. Et longtemps elle resta muette, les yeux fixes, braqués sur la foule remuante qu’elle ne voyait pas.

— Eh bien vous ne dites plus rien ? observa Mme  Rampelbergh.

— J’ai un point, répondit-elle, ça va passer.

Elle sortit de sa stupeur. Elle comprenait à présent que Mosselman était à jamais perdu pour elle. Chose étrange, et pour la première fois peut-être depuis la rupture, il se mêlait dans la violence de ses regrets une sorte de réel dépit contre elle-même de n’avoir pas mieux compris l’âme de Ferdinand Mosselman…

Tandis qu’elle s’humiliait ainsi, son regard se posait parfois sur son épais mari : elle lui en voulait de sa bonne face sanguine qui montrait la parfaite santé de son corps et de son âme. Elle en arrivait presque à blâmer cette inaltérable confiance qu’il lui avait toujours témoignée ; et voilà que, doucement, sans qu’elle y prît garde, montait en elle une petite colère contre ce brave homme parce qu’il ne l’avait jamais désirée, parce que ses sens auprès d’elle restaient toujours imperturbablement calmes.

Elle n’était pas loin aujourd’hui de qualifier d’un terme injurieux cette tendresse dont il ne cessait de l’entourer, tendresse paternelle si fort appréciée jadis, quand elle lui permettait de se donner sans partage à son amant.

Aussi bien, une longue continence ayant enrichi ses veines, Mme  Posenaer était surprise de se découvrir tout à coup la ferme volonté d’inspirer quelque frénésie sensuelle à ce mari trop insoucieux de son devoir, et d’expérimenter enfin dans ses bras la saveur d’un plaisir légitime.

Et puis, le bonheur qui éclatait sur les visages d’Adolphine et de sa jeune tante, n’était pas non plus sans l’émouvoir profondément.

Elle se disait qu’un enfant l’eût gardée de bien des fautes ; elle enviait à ses compagnes cette puérilité joyeuse de leur amour maternel, et s’affligeait cruellement de ce que la crainte de voir se déformer sa taille, la peur des souffrances, l’eussent ainsi privée des joies les plus pures.

Une mélancolie tombait dans son âme, telle une pluie fine dont le brouillard voilait l’obsédante image de Ferdinand Mosselman.

— Eh bien si on partait, nous autres ! s’écria soudain M. Rampelbergh. Allons retenir notre place pour le fils d’artifeu…

Le droguiste ne manquait jamais l’occasion de lancer cette plaisanterie dont il avait hérité d’un grand-oncle.

Toute la bande se leva et s’engagea dans une allée sombre qui menait devant la grande pelouse où étaient plantés les mâts pyrotechniques.

— Ici derrière, dit M. Verhoegen tandis qu’on cheminait, c’était la cage des autruches n’est-ce pas ? Comme tout ça a changé depuis vingt ans !

— En effet, répondit Kaekebroeck, ce n’est presque plus à s’y reconnaître. Ici, tenez, dans cette allée toute noire, on jouait à gendarmes et voleurs avec Ferdinand et ses amis…

— Oeïe oui, je me rappelle, ça était gai ! s’écria Adolphine.

— Et c’est ici que Mosselman, quand il commença à avoir un peu de moustache, donnait des rendez-vous à cette petite Caroline…

— Hein c’était déjà un « galiard » murmura Rampelbergh en poussant le coude de son compère Verhoegen.

— Cette petite Caroline, poursuivit Joseph, avait un frère qui la suivait comme son ombre. Ce frère — il s’appelait Ernest — embêtait beaucoup Mosselman. Aussi, pour s’en débarrasser, Ferdinand n’avait rien trouvé de mieux que d’apporter tous les soirs des timbres : il faut vous dire qu’Ernest faisait collection. Alors, pendant que le frère examinait des « cap de Bonne-Espérance » sous un bec de gaz du quinconce, Caroline se sauvait avec son amoureux. Ferdinand appelait ça : « affranchir la sœur ! »

— Eh bien, c’était du propre, ne put retenir Mme  Rampelbergh qui soufflait comme la locomotive d’un train de marchandises.

— Oh, ils n’étaient pas les seuls, vous savez, reprit Joseph, voulez-vous croire que mon oncle Théodore a fait la même chose ?

À cette brusque botte, Monsieur et Madame Van Poppel rougirent très fort dans l’obscurité. Personne n’ignorait en effet qu’ils avaient fait connaissance au zologique et que, dans le temps des fiançailles, quand Mlle  Spineux avait séjourné à Bruxelles pour l’achat du trousseau, ils se promenaient seuls le soir dans les allées écartées du beau jardin.

— Hé vous ne dites rien, s’écria gaîment M. Rampelbergh.

— Oui, oui c’est comme ça, assura Joseph ; allons est-ce que nous n’avons pas tous passé par là…

Adolphine lui pinça le bras :

— Eh bien, j’en apprends de belles maintenant !

Tu sais, ne te gêne pas. Et moi qui croyais que tu avais toujours été un petit saint !

— Oh moi, c’est vrai, j’étais très timide : les petites filles devaient m’embrasser de force !

— Continue seulement, dit joyeusement Adolphine qui le pinça derechef.

Il poursuivit :

— Tout ça n’était encore rien. Je me suis laissé dire que derrière la cage des singes et près de la fosse aux ours, il se célébrait dans les massifs des mystères encore plus tendres où l’on n’était pas seul mais pas plusieurs non plus. Enfin, c’était un peu comme Adam et Eve au milieu des bêtes…

À cet endroit, M. Posenaer protesta avec énergie. Lui, il n’avait jamais entendu parler de ça. Dans son esprit la Zologie demeurait toujours un lieu de réunion très honnête, le grand jardin des familles par excellence.

Peut-être sa femme, qui cheminait en silence à côté de lui, eût-elle pu détruire cette conviction naïve et apporter à Kaekebroeck une contribution de souvenirs personnels très concluants. Mais elle ne le jugea pas nécessaire. D’ailleurs, la conversation changea d’objet comme les amis débouchaient sur le plateau déjà tout encombré de foule.

— Hé mais, s’écria M. Posenaer, regardez un peu là-bas !

Et il indiquait une épaisse couche de nuages au bas du ciel. À ce moment, une brise s’éleva qui jeta une vive rumeur dans le public. Ce fut bien autre chose quand on entendit dans le lointain un réel grondement d’orage.

Cette fois, ça n’était plus les Guides.

Les dames en toilettes claires poussaient des exclamations d’effroi :

— Oeïe oeïe ! et on n’a pas de parapluie !

Elles voulaient quitter le parc tout de suite pour conjurer les désastres d’une averse probable. Mais les garçonnets et les fillettes s’accrochaient désespérément à leurs mains, implorant qu’on attendit au moins les premières fusées.

Cependant, les Guides venaient de faire résonner là-bas leur dernier coup de grosse caisse ; aussitôt, un afflux de spectateurs se précipita sur l’esplanade.

La brise soufflait maintenant très forte et menait grand tapage dans les branches. Quelques petits nuages détachés des hordes compactes s’avançaient en éclaireurs. Le tonnerre roulait plus proche. Des loustics criaient : « Il pleut ! »

Alors, les artificiers, ne voulant pas faire languir plus longtemps cette foule dont l’inquiétude augmentait l’impatience, mirent le feu aux premières boîtes. Soit que les détonations eussent impressionné les nuages ou que ceux-ci fussent arrivés à maturité, soudain il y eut un coup de pluie. Des cris retentirent qui, subitement, s’apaisèrent.

— Ça ne sera rien, affirmaient quelques personnes animées d’un espoir que refroidissaient aussitôt des gouttes nouvelles.

Mme  Rampelbergh était pour « prendre ses cliques et ses claques ».

— On dirait qu’il veut pleuvoir et qu’il ne sait pas, remarqua Adolphine qui pressait le bras de son mari et pensait au petit Albert. — Pourvu que cette Léontine songe à fermer les fenêtres à la maison…

Les fusées qui éclataient dans le ciel découvraient un horizon chargé et terrible. Mais la pluie attendait toujours. Tout à coup, au milieu de l’embrasement du premier meuleke, les nuages ouvrirent les vannes de leurs cataractes.

Ce fut une déroute générale. La foule se rabattait vers le quinconce et le kiosque en poussant des clameurs aigües.

M. Verhoegen, les Kaekebroeck, toute la bande enfin se trouva dispersée ........................

Mais, tandis que des éclairs superbes irradiaient les nues comme s’ils voulaient donner une leçon de pyrotechnie aux petits artificiers de la terre, M. et Mme  Posenaer, tapis sous la capote ruisselante d’un fiacre ouvert, bondissaient sur les rails du passage à niveau de la rue Belliard et roulaient à fond de train vers la place Sainte-Catherine.

— François, murmurait la jeune femme en simulant une grande frayeur, on ne peut mal n’est-ce pas ?

Elle se blottissait contre son mari et l’étreignait presque dans ses bras, sans souci de sa fraîche toilette qu’elle avait sauvée du déluge. Et le brave homme souriait, faisait l’esprit fort que le plus effroyable tonnerre ne saurait émouvoir.

— Frans, dit-elle encore, vous ne me quitterez pas ce soir. Je ne dormirais pas tranquille.

Il la regarda, très étonné de ce ton de câlinerie qu’il ne connaissait pas, et vit ses yeux ardents qui brillaient dans l’ombre comme ceux des chats. Jamais, il ne lui avait vu ces yeux-là. À les fixer, il éprouvait tout à coup un émoi singulier.

La voiture descendait maintenant la Montagne de la Cour et le sabot des freins qui mugissaient comme la sirène d’un steamer, mettait dans les jambes de M. Posenaer des tas de fourmis chatouillantes.

Ils débarquèrent. Mais, comme ils s’engouffraient dans le vestibule, un éclair flamboya suivi d’un coup de tonnerre formidable qui ébranla toute la maison.

La jeune femme poussa un cri et s’affaissa palpitante sur la poitrine de son mari.

— Frans, ne me quittez pas ! J’ai trop peur !

Il dut la porter jusque dans sa chambre et la déposa sur le canapé. Alors, il lui dit avec un rire à la fois hardi et timide :

— Allons Charlotte, déshabillez-vous seulement ; je vais mettre la chaîne et je reviens. Vous me ferez bien une petite place…

IV


La soirée du samedi n’assemblait d’ordinaire chez les Rampelbergh que de vieilles gens pour qui les cartes sont la plus essentielle distraction de la vie.

Quand on pénétrait dans la maison de la Rue Rempart des Moines, on sentait réellement dès le vestibule comme une vague odeur de whist.

Pourtant, ce n’était pas l’attrait de la grande ou de la petite misère qui faisait aujourd’hui plus nombreux que de coutume les hôtes de l’ancien droguiste. La réunion avait cette fois — et pour cette fois seulement — un autre objet que le jeu paisible à un centime la fiche : on y devait conclure des arrangements graves à l’occasion d’un prochain voyage à Heyst, projet depuis longtemps adopté par tous les amis et parents de la famille Kaeltebroeck, et qui, après avoir été étudié en sections, usurpait ce soir le tapis de la Dame de Pique pour un débat définitif.

En réalité, la première idée de cette villégiature « sur le littoral », appartenait à Adolphine que les pâles joues de son petit Albert inquiétaient beaucoup, et qui s’était bien promis dans les fortes chaleurs de l’été de soustraire son fils à l’atmosphère viciée du Papenvest.

Le docteur, consulté, avait fait le plus grand éloge de la mer et montré quels avantages durables l’air salin, chargé d’iode, procure aux jeunes organismes…

Cet avis ne laissa pas que d’impressionner vivement Mme  Van Poppel dont la petite Jeanne commençait à « courir comme un rat ». Aussi, déclara-t-elle bientôt qu’elle accompagnerait sa nièce à Heyst.

Peu après, le voyage qui était devenu le grand sujet de conversation dans l’entourage de Joseph Kaekebroeck, rallia d’autres partisans. Les beaux-parents Platbrood prièrent leur fille d’emmener avec elle ses sœurs Pauline et Hermance, ainsi que son jeune frère Hippolyte ; l’excellente Adolphine y avait consenti avec d’autant plus de plaisir que Pauline, qui était la marraine d’Albert, l’aiderait à prendre soin du petit garçon.

Or, les premières chaleurs étant venues, M. Posenaer proposa un jour en manière de plaisanterie d’imiter l’exemple des époux Kaekebroeck et de partir en bande pour la mer.

Si cette invite excita peu d’enthousiasme chez le cordier et le droguiste, confits tous deux dans leurs habitudes et ennemis des déplacements, par contre elle séduisit tout à fait Mmes  Posenaer et Rampelbergh qui voyaient une occasion d’étaler sur la plage des toilettes et des costumes de bains non pareils. Aussi, les deux femmes firent tant et si bien qu’elles vainquirent toute résistance, et le voyage fut décidé.

Tout le monde s’accordait au départ ; mais il s’en fallut que l’entente s’établît tout de suite sur la manière la plus commode et la plus profitable de séjourner au bord de la mer.

Pour les Kaekebroeck et les Van Poppel, la question était seulement résolue depuis ce matin. À bout d’hésitations, excédés de conseils aussi sages que contradictoires, ils venaient enfin de prendre en location sur la digue une grande villa qu’ils comptaient habiter à frais communs.

Adolphine emmenait sa cuisinière ; la bonne du petit Albert et celle de la petite Jeanne assumeraient à tour de rôle la garde des enfants et feraient le service des chambres et de la table.

De ce côté, tout allait bien. Mais dans le camp Rampelbergh — Posenaer — Verhoegen, régnait encore l’anarchie. De fait, nos gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient et balançaient toujours, quant au choix d’un logis, entre la villa commune et l’hôtel. Or, il importait qu’ils prissent une décision ce soir même, car, en admettant qu’ils fussent d’avis d’occuper une maison, il devenait urgent qu’on la retînt sans délai. Un véritable engoûment se déclarait cette année pour la mer, et les chalets, de la digue surtout, s’enlevaient avec un entrain sans précédent.

Déjà, M. Verhoegen, les époux Kaekebroeck et Van Poppel se trouvaient réunis autour de la grande table ronde de la salle à manger. On n’attendait plus que M. et Mme  Posenaer.

— C’est drôle, dit le droguiste en jetant un coup d’œil sur la pendule, ils devraient déjà être ici depuis un bon quart d’heure.

— Oui mais, remarqua sa femme avec ironie, qu’est-ce que vous pensez, Madame doit se mettre sur son trente et un, et pour qui donc !

Ce sarcasme enhardit M. Verhoegen : il convint que Mme  Posenaer était vraiment excentrique dans sa mise depuis quelque temps.

— Ça est comme une cocotte, disait-il. Ça va être quelque chose à la mer ! Mais, minute, si elle fait de ses embarras avec ses bassolontjes, ça sera tout de suite fini avec moi, je mettrai un sale costume…

Tout le monde approuva le cordier : en somme, on se rendait là-bas pour respirer l’air pur et non pour changer de toilette trois fois par jour et faire les chicards. Mme  Rampelbergh, qui n’avait pas commandé moins de trois robes compliquées à sa couturière, dans le ferme propos de révolutionner la digue, soutint avec une rare effronterie que, du moment qu’on était convenable, c’était suffisant.

Adolphine, elle, ne voulut cacher à personne qu’elle userait ses vieux « bidons », car elle entendait avant tout se mettre à l’aise et jouer dans le sable avec les enfants.

Sa tante n’emportait aussi que des robes anciennes et une petite toilette de dimanche comme en-cas.

Quant aux hommes, ils protestèrent pareillement du peu d’élégance de leurs costumes de touristes.

M. Verhoegen et son ami Rampelbergh discutaient gravement à propos des chemises de couleur qui offraient la ressource de pouvoir se porter huit jours de suite et même davantage sans paraître sales, quand un violent coup de sonnette retentit dans le vestibule.

Enfin, c’étaient les Posenaer ! Ils apparurent très gais l’un et l’autre et comme des gens qui s’en viennent d’une partie fine.

L’épicier annonça qu’ils avaient été dîner au restaurant. On le devinait sans peine à son teint enluminé et à sa voix résonnante. Mais ce qui frappa immédiatement tout le monde, ce fut le sourire charmant de Mme  Posenaer, son aménité de paroles et de manières, tout l’ensemble affectueux de sa personne, et, surtout, chose improbable, la parfaite simplicité de sa robe. La critique en resta toute interdite et désarmée.

C’est avec un empressement sincère que la jeune femme alla s’asseoir auprès d’Adolphine et de Mme  Van Poppel, pour s’enquérir aussitôt de la santé du petit Albert et de la petite Jeanne.

Joseph Kaekebroeck, qui l’observait avec attention, n’en croyait pas ses oreilles quand il entendait cette mignonne créature, toujours si brève, si indifférente à l’égard de son mari, prodiguer maintenant à M. Posenaer des noms très tendres et détailler avec fanfare tous les achats utiles qu’elle avait faits à son intention dans la journée. Elle avait pensé à tout afin que le gros homme ne manquât de rien et ne pût prendre froid sur la digue. Une telle sollicitude était vraiment étrange de la part d’une femme qui n’en montrait d’ordinaire que pour elle-même. On ne reconnaissait plus cette petite dame si insatiablement coquette ; il semblait qu’elle eût subitement changé de nature.

D’ailleurs, il n’y avait pas jusqu’à M. Posenaer qui, par-dessus la bonne humeur d’une légère « pointe », ne montrât quelque chose de particulier et d’indéfinissable qu’on n’avait jamais remarqué chez lui. Et c’était l’air glorieux de sa face épanouie, son œil plus vif, et ce penchant à une sorte de grivoiserie de langage et de mains, dont une pudeur innée l’avait sans cesse gardé jusqu’à ce jour…

Cependant, M. Rampelbergh, qui était descendu à la cave, poussa doucement la porte du pied et s’avança avec précaution, tenant dans chacune de ses mains un petit berceau où dormait une bouteille de gueuse-lambic.

Quand la bière fut versée et qu’on eût chanté ses louanges, le droguiste commanda le silence et déclara joyeusement que la séance était ouverte pour la discussion de l’ordre du jour : « le voyage à Heyst ».

Sans autres préliminaires, il prit la parole et préconisa la location d’une villa pareille à celle de Kaekebroeck, découvrant les avantages et surtout l’économie d’un phalanstère. Il parla avec éloquence et fit valoir en manière de dernier argument que les habitants des deux villas pourraient s’inviter mutuellement les uns chez les autres et donner des banquets profitables, ce qui ne serait pas une mince distraction les jours de pluie.

M. Verhoegen adhéra tout de suite à ce programme qui ouvrait devant lui de larges perspectives gastronomiques.

— Moi, je suis content, s’écria-t-il emballé, et vous Posenaer ?

Dans les pourparlers antérieurs, l’épicier, pressenti, s’était toujours dérobé soit qu’il en eût reçu l’ordre de sa femme, soit que la question le laissât encore très perplexe. Toutefois, on avait cru deviner qu’il penchait pour le séjour à l’hôtel. La table d’hôte n’offrait-elle pas à Mme  Posenaer une belle occasion de parade ?

On s’attendait donc à une vive opposition de sa part et M. Rampelbergh prenait déjà un air hargneux pour la riposte quand, à la surprise générale, l’épicier répondit :

— Nous aussi nous sommes contents, n’est-ce pas, Charlotte ? Va pour la villa !

Les bravos éclatèrent et l’entente fut scellée au milieu de copieuses rasades.

Sans perdre de temps, les dames s’étaient assemblées en conciliabule. Il n’y avait plus que dix jours avant le premier juillet : comment feraient-elles pour être prêtes ? C’est qu’il en fallait des malles, des paniers ! C’était pis qu’un déménagement. Pleines d’agitation, elles s’interrogeaient sur tout ce qu’il était indispensable d’emporter.

Au milieu de ce bavardage de pies, M. Posenaer dont la bière multipliait les paroles, interpella son ami Verhoegen pour demander des nouvelles de ses « galiards ».

Le cordier ne se fit pas prier : il annonça que les « tourtereaux » étaient arrivés à Venise. La place Saint-Marc, les canaux, les gondoles leur avaient déjà inspiré une carte postale écrite en long et en large et qu’il regrettait bien de n’avoir pas sur lui. Il se préparait néanmoins à la réciter de mémoire, quand Joseph, jugeant la minute favorable, tira de sa poche la fameuse lettre de Mosselman et la lui tendit par-dessus la table.

Mais les dames s’interrompirent pour protester : non, non il fallait que Kaekebroeck lût cette lettre lui-même à haute voix. Alors Joseph déplia les feuillets, illustrés d’une bleuâtre vignette d’hôtel, et, après une petite tousserie de prôneur, il commença au milieu d’une vive attention la lecture de ce document plein d’intérêt.

Dès les premières phrases Mme  Posenaer avait tressailli, car il lui semblait entendre la voix même de Mosselman. Mais elle surmonta son trouble et réussit à prendre une attitude dégagée. Bientôt, elle sourit sans effort avec tout l’auditoire aux passages amusants de cette épitre fantaisiste où Ferdinand exprimait le charme de sa femme et la joie des heures présentes, d’une plume toute remplie de réticences moqueuses. Il y avait tant de bonne humeur entre ses parenthèses, un mouvement, une couleur si comique dans le récit de ses impressions de Brusseleer découvrant la Suisse et les lacs, une telle broderie de finesse autour d’une lourdeur voulue, qu’il eût déridé son plus mortel ennemi.

Mais Mme  Posenaer n’avait plus de haine. À voir la douce expression de sa physionomie, le regard humide et comme alangui qui filtrait à travers ses longs cils, on aurait dit qu’un souffle bienfaisant passait dans son cœur, et l’aérait et le purifiait. De fait, un remords tranquille, sans « lançures », un remords pacifiant et dont elle sentait presque une joie secrète, avait pénétré en elle depuis quelques jours, et lui laissait vaguement entrevoir le charme délicieux de ces tendresses légitimes si longtemps dédaignées.

Ferdinand pouvait aimer la petite stékebees. L’affection de l’époux qui, au courant des lignes, s’épanchait sans fadeur et se voilait d’une constante et pudique ironie, loin de ressusciter sa passion, lui indiquait maintenant le devoir et mûrissait son repentir. Son cœur était affranchi. Elle se sentait doucement devenir heureuse…

Cependant, après quatre feuillets, les jeunes époux débarquaient à l’hôtel du Splügen, au milieu des neiges.

Ici, Ferdinand avait soudain assombri son style dans la manière noire des romans-feuilletons, pour conter un incident nocturne, au souvenir duquel, assurait-il, ses cheveux se dressaient encore sur sa tête, bravant les plus hongroises pommades ainsi que les plus plekkants cosmétiques !

On pense bien qu’il ne s’agissait en définitive que d’une hallucination d’un ordre peu romantique et dont voici l’histoire abrégée.

Une nuit que Ferdinand s’était retiré pour une courte méditation dans un logis exigu de l’hôtel — sorte de kotje primitif surplombant un gave impétueux dont on pouvait apercevoir, en se penchant au-dessus d’une ouverture à air libre, les cabrioles écumeuses, toutes diamantées de lune — il sentit tout à coup contre ses joues comme un frôlement d’ailes. Aussitôt, il se dit de fuir, croyant d’abord que c’étaient des chauves-souris acharnées à sa chevelure. Mais, dans sa frayeur, il ne parvenait pas à ouvrir la porte du réduit. Frémissant d’épouvante, il se met à pousser des cris tandis que, s’étant emparé d’une espèce de disque, il l’agite et le lance désespérément en tous sens avec la force du citoyen antique élevé dans la palestre. Exercice dangereux s’il en fût, car ce disque lui étant une fois retombé sur la tête, il fut obligé de s’asseoir, tant le choc avait été rude…

Il reprenait lentement ses esprits quand il s’étonna de ne plus ouïr aucun bruit : les chiroptères avaient disparu, chassés sans doute par la peur. Vain espoir ; à peine notre héros se fut-il relevé avec confiance que, de nouveau, par l’orifice découvert, ces bêtes maudites rentraient dans la place. Enfer et damnation !

Ferdinand s’apprêtait à appeler au secours. Mais en ce moment une idée fulgura dans sa cervelle et lui restitua tout son sang-froid. Il venait enfin de découvrir que ces chauves-souris n’étaient autre chose que des papelitos folâtres dont « le vent qui souffle à travers la montagne », le vent de Gastibelza, embarrassait la chute nécessaire au point de les relancer voletants et palpitants contre les parois du lieu.

Cette aventure, que Mosselman à force d’expressions horrifiques, de périphrases élégantes et subtiles était parvenu à dépouiller de son caractère trivial, ne laissa pas tout d’abord que de rester assez nébuleuse pour quelques-uns. Mais quand Joseph et Adolphine l’eurent commentée d’une glose familière et expliquée avec des gestes expressifs, elle obtint un succès qui atteignit au délire.

Le père Verhoegen, M. Posenaer et les époux Rampelbergh se claquaient sur les cuisses, riaient à pleine gorge, jetant à leur tour entre deux hoquets quelque remarque énorme qui les roulait dans une hilarité sans cesse renaissante.

Les Van Poppel n’y résistèrent point et pour la première fois de leur vie peut-être, ils furent secoués de véritables convulsions dont le spectacle, si nouveau chez eux, redoubla la joie générale.

Seule Mme  Posenaer souriait d’un air indulgent mais sans aucune pruderie. Aussi bien, la face écarlate de son mari lui donnait de l’inquiétude : elle le suppliait vainement de modérer ses transports, l’avertissant qu’il allait se faire mal…

Soudain, l’épicier recouvra un peu de calme, mais ce fut pour s’écrier :

— Eh bien moi, j’ai eu une farce encore plus drôle ! Figurez-vous qu’une fois on avait peint et verni tout partout dans la maison. Or donc je descends la nuit… Je m’asseois. Oui, mais potferdéke quand je veux m’en aller, impossible ! Je ne savais plus me détacher à cause de la couleur ! Hein, voulez-vous croire que j’ai crié pendant deux heures comme un possédé ! À la fin, Mélanie est descendue… Elle m’a eu seulement dehors avec de l’eau chaude !

— Mais Frans, Frans ! s’écria Mme  Posenaer en se voilant la figure.

Cette anecdote, contée à la flamande avec une profusion d’idiotismes locaux qu’on ne saurait transcrire ici sans rompre la naturelle distinction de ce récit, récolta un bon regain de gaîté.

Alors, M. Rampelbergh s’en fut chercher de nouvelles bouteilles de gueuse, tandis que sa grosse femme, ouvrant une armoire, en retirait une provision de mastels et de pain à la grecque qu’elle déposa sur la table.

— Och, ça donne faim de rire comme ça ! dit-elle en essuyant avec le dos de sa main une larme qui restait au coin de son œil gauche.

Elle se rappela tout à coup qu’elle avait fait des smoutbolles pour le dîner.

— Il y en a encore de reste, est-ce que je veux les chauffer ?

Mais on déclina cette offre empressée dans la crainte des indigestions.

— Oeïe non, s’exclama Adolphine avec sa franchise habituelle, ça me gonfle de trop !

Il commençait à se faire tard. Joseph, qui devait partir pour Heyst le lendemain matin de très bonne heure afin de visiter sa villa et choisir celle de ses amis, protesta d’une certaine fatigue et annonça qu’il allait se coucher. Aussitôt, M. et Mme  Posenaer échangèrent un doux clin d’œil et furent debout les premiers.

Dans le sonore vestibule les amis s’attardèrent un moment encore pour discuter les derniers arrangements. On promit d’être prêts dans huit jours.

M. Rampelbergh, tout glorieux de se rendre à la mer, raconta alors qu’il avait rencontré l’après-midi un tas de connaissances, des gens tirant le diable par la queue, qui allaient pour la plupart aussi « prend’ des bains ». Et il appuyait sur ces derniers mots avec une ironie à la Swift.

Au fond, il était vexé de se découvrir tant d’imitateurs.

— Oui, c’est la mode maintenant, dit-il en ouvrant la porte de la rue. Ils vont tous « prend’ des bains » pour faire des embarras, et les souris, elles meurent dans leurs armoires !… Allo la bonne nuit !

V


La petite troupe composée de dix-huit personnes en comptant les enfants, débarqua à Heyst le 30 juin par un temps épouvantable.

Depuis la veille, un terrible vent soufflait de l’ouest, soulevant des vagues énormes dont le mugissement s’entendait jusqu’à Bruges.

Debout sur le quai, parmi des paquets de toutes sortes, les Bruxellois se regardaient avec une angoisse comique.

Comme si ce n’était pas assez que l’ouragan tourmentât sans relâche les jupes des dames et les buses des hommes, il fallut encore qu’une âpre bande de portefaix galonnés, aboyant des noms d’hôtels, s’abattît sur les voyageurs et tentât de s’emparer de leurs innombrables colis.

Mais nos amis, enfermant au milieu d’eux les enfants et les bonnes, formèrent aussitôt le bataillon carré et se défendirent avec bravoure contre les entreprises des faquins.

Ce fut une chaude lutte où Mme  Rampelbergh se distingua entre tous par la vigueur de ses invectives flamandes et poussa des cris qui eussent réellement effrayé une locomotive avec son tender.

Quand le tumulte causé par cette agression imprévue se fut apaisé, Joseph Kaekebroeck prononça quelques paroles éloquentes sous l’auvent de la station. Il célébra la tempête et proposa de se rendre incontinent sur la digue : l’occasion de contempler un gros temps n’était pas déjà si fréquente. Il plaisanta, remonta le moral de tout le monde ; puis, s’étant assuré que les enfants étaient assez chaudement vêtus, il donna le signal du départ.

La troupe, courbée sous la bourrasque, s’engagea joyeusement au milieu de la place de la gare, enfila une rue et se trouva tout à coup sur la digue en face de la mer démontée, hurlante.

Un grand cri d’admiration sortit des poitrines, tandis que les enfants, saisis de peur, se collaient aux jupes des femmes.

Le spectacle était magnifique. Même les bonnes et les cuisinières étaient empoignées à l’aspect de ces vagues échevelées, furibondes. Léontine, qui portait le petit Kaekebroeck, restait bouche bée, les yeux fixes. Elle voyait la mer pour la première fois et ce phénomène l’emplissait de stupeur. Elle finit par s’écrier gentiment dans son bon cœur filial qui regrettait d’éprouver une joie qu’il ne pouvait partager :

— Mon Dieu, si ma mère verrait ça !

Adolphine eut alors une inspiration charmante. Elle saisit le petit Albert endormi sur l’épaule de sa bonne, courut jusqu’au bord de l’estran. Et là, au milieu des flocons d’écume jaunâtre cueillis, éparpillés par la tempête, elle souleva son fils, le tint à bras tendus, face à la mer, devant sa valeureuse poitrine. C’est ainsi qu’elle le présentait solennellement à la « Grande Verte », demandant pour lui la santé et la force.

L’enfant ouvrit ses yeux bleus et, tout à coup, il sourit à la mer. Et rien n’était si impressionnant que le calme sourire du petit garçon devant ces montagnes liquides qui roulaient, s’entrechoquaient, s’effondraient avec un fracas formidable !

Le matin du troisième jour, ils se retrouvèrent tous sur la plage vers onze heures, afin de prendre leur premier bain.

La mer, intensément verte au large, houlait sans colère et poussait sur la plage deux ou trois rangs de vagues.

Joseph déclara que l’eau était à souhait et que la baignade serait gaie. Mais M. et Mme  Van Poppel, pressés tendrement l’un contre l’autre, s’interrogeaient avec anxiété et ne pouvaient réprimer un frisson. On eût remis la partie au lendemain qu’ils en auraient éprouvé un vrai soulagement.

M. Posenaer, les deux jambes écartées dans l’attitude du colosse de Rhodes, regardait l’eau avec une certaine crânerie.

— C’est dommage, dit-il d’un ton mal affermi, c’est dommage que les vagues ne soient pas un peu plus fortes…

Mais sa femme protesta et tout le monde avec elle.

— Merci bien, s’écria Mme  Rampelbergh de sa voix enrouée, la mer est déjà assez sale comme ça !

Ils restaient là hésitants, avec une petite émotion dans l’estomac, quand plusieurs baigneurs s’élancèrent joyeusement dans les flots. À cet exemple, ils cédèrent aux sollicitations des femmes de la plage et envahirent les cabines.

Dix minutes après, ils sautaient sur le sable et partaient en éclats de rire à l’aspect de leur déguisement balnéaire.

Adolphine et Mme  Posenaer, sous un élégant costume de flanelle bleue avec collet et jupe bordés de rouge, ne démentaient pas les promesses de la robe. Si l’une était pleine de robustesse, l’autre avait la grâce ; tout le nu qu’on leur voyait, le cou, les attaches des épaules, les bras, les jambes, étaient d’une proportion et d’un galbe parfaits. Pauline était gentille aussi avec ses rondeurs naissantes. Par contre, la pauvre Mme  Van Poppel affirmait une maigreur qu’on n’eût pas supposée si aiguë. Elle était vraiment « seiche comme ung os de cimetière ». Sans le bonnet de bain qui retenait ses cheveux assez opulents, on l’eût prise pour un homme.

La plastique du sexe masculin n’avait rien de fort remarquable. Kaekebroeck et Van Poppel montraient une minceur nerveuse ; toutefois, M. Posenaer fut une surprise : en son costume rayé blanc et rouge, il révélait des lignes plus harmonieuses que ne l’aurait fait deviner sa forme habillée. Son « dodu » était de bon aloi, son nu fraîchement rosé et très ferme. Le plein air lui était évidemment favorable.

Quant à M. Rampelbergh et au père Verhoegen, couverts d’abominables tricots de louage cent fois ravaudés et d’une couleur malade, ils apparaissaient peu séduisants, sans compter qu’ils étaient velus comme des singes et pourvus d’une lourde bedondaine. Leurs pieds aussi laissaient à désirer : ils manquaient de distinction et même de propreté, les gros orteils surtout dont les ongles étaient outrageusement longs et noirs. Tout cela ne les empêchait pas de poser les poings sur les hanches comme des athlètes olympiques et de se cambrer d’un air résolu.

— Eh bien, est-ce que nous y sommes ? demanda soudain Joseph Kaekebroeck.

En ce moment, on s’aperçut de l’absence de Mme  Rampelbergh.

Aussitôt, le droguiste s’en fut frapper de grands coups de poing contre la paroi d’une cabine en jetant des mots d’impatience. La porte de la maisonnette s’ouvrit brusquement et Mme  Rampelbergh s’élança sur le sable. Mais soit qu’elle eût mal calculé son élan ou que sa corpulence hippopotamesque perdît facilement le centre de gravité, la grosse dame mit un genou en terre comme Christophe Colomb en débarquant sur le Nouveau Monde. Elle poussa un cri aigu, mais, se sentant observée, elle se força aussitôt à rire afin de décourager les railleurs.

— Allons, fit son mari furieux, est-ce que vous allez vous relever, Malvina ? Tout le monde gèle à cause de vous.

Elle se redressa non sans peine et apparut alors dans toute sa splendeur d’apoplectique. Elle était habillée comme Erôs d’un court chitton de serge rose où saillaient les arêtes d’un corset formidable. Au moindre mouvement, sa gorge flasque, presque liquide, ballottait comme ces tripailles sous les cahots des camions d’abattoir. Ses bras rouges, monstrueux, se contournaient en anses loin du corps, et les jambes sans dessin étaient pareilles aux fûts qui supportent le mastodonte. Telle, elle ressemblait à une de ces terribles femmes de foire qui se font tirer le canon sur le ventre !

À sa vue, toute la plage accourut. Ce fut un véritable événement. Joseph, redoutant l’honneur d’un burlesque triomphe, jugea qu’il était temps de chercher dans les flots une abri contre la curiosité publique. Il commanda à la bande de se prendre par la main.

— Une, deux, trois !

Ils se précipitèrent dans la mer en poussant des cris de Peaux-rouges. Mais, à la première petite vague qui se jeta sur leurs cuisses, Mme  Van Poppel et Mme  Rampelbergh, suffoquées, rompirent la chaîne et s’enlacèrent à la grande joie des badauds massés sur les brise-lames. Les sauveteurs eux-mêmes, encore qu’ils fussent habitués au grotesque des baigneurs et des baigneuses, s’esbaudissaient au spectacle de cette infiniment grosse et de cette infiniment maigre cramponnées désespérément l’une à l’autre comme dans les affres suprêmes d’un naufrage.

C’est en vain que les amis, qui avaient courageusement gagné des endroits plus profonds, invitaient les deux femmes à les rejoindre. Celles-ci s’obstinaient à demeurer là, grelottantes, avec de l’eau seulement jusqu’aux genoux. Pourtant, elles finirent par se rassurer. Alors, se prenant par la main, elles s’accroupirent et commencèrent tout un jeu de trempettes peureuses et comiques qui redoubla la gaieté de la plage.

Le gros de la troupe, sans plus s’inquiéter d’elles, folâtrait maintenant au milieu des vagues. Après une ronde joyeuse dont une grosse lame avait brusquement disséminé tous les danseurs, Joseph craignant la traîtrise d’un courant, s’était rapproché de sa femme et de Pauline qu’il avait saisies toutes deux par la ceinture et retenait d’une main ferme.

Adolphine, transportée de joie, signalait chaque paquet d’eau avec une feinte terreur.

— Oeïe, oeïe, s’écriait-elle tandis qu’ils sautaient tous les trois dans l’écume, mon Dieu, ça est tout de même gai !

Ce n’était certes pas le sentiment de Théodore Van Poppel qui, resté seul là-bas, perdait à tout instant l’équilibre et s’abreuvait copieusement à l’onde amère.

— Hé, ne buvez pas tout ! lança un vieux baigneur qui marsouinait dans ces parages.

Le Bruxellois s’ébrouait de son mieux, quand une nouvelle vague lui passa sur la tête et le roula juste sous les pieds de M. Rampelbergh et du père Verhoegen qui tritonnaient de conserve.

Les deux compères poussèrent un cri d’effroi à cet attouchement sous-marin qui leur faisait présager le voisinage de quelque monstre.

Mais soudain, à leur stupéfaction, Van Poppel sortit de l’eau sa tête lamentable :

— Je m’en vais, dit-il quand il eut repris un peu d’haleine, ça est trop dangereux…

Et il se dirigea, non sans encombre, vers sa femme qui regagnait le sable avec Mme  Rampelbergh au milieu d’un grand concours de spectateurs.

Cependant, M. et Mme  Posenaer s’ébattaient à quelque distance de leurs amis. L’épicier, bien d’aplomb dans l’eau, souriait à la jeune femme qu’il pressait avec tendresse contre lui. Elle le regardait amoureusement, surprise de sa force, émerveillée de sa belle chair rose. Aussi, avec quelle fougue enfantine elle jetait ses jolis bras autour du cou robuste du brave homme quand s’avançait une vague sourcilleuse ! Et lui, tressaillant à ces caresses épeurées, sentait sourdre au fond de lui une inquiétude délicieuse et inexplicable. On eût dit qu’il voyait enfin la beauté de sa femme. Ses sens, autrefois si tranquilles, bougeaient à présent.

— J’ai froid, dit enfin la mignonne baigneuse, rentrons, veux-tu ?

Il rougit sous l’ardent regard de sa compagne. Soudain, il passa le bras autour de sa taille et l’entraîna vivement vers la plage…

En vérité, personne ne reconnaissait plus Mme  Posenaer. La jeune femme étonnait ses amis par la bonté de son cœur et le naturel parfait de ses manières.

Elle déployait une activité charmante. Levée de bonne heure, elle descendait la première dans la salle à manger, faisait de l’ordre, époussetait les meubles, renouvelait les bouquets dans les vases ; puis, montée sur un escabeau, elle arrosait les corbeilles fleuries de la véranda. Elle aimait ces mille petits soins de la maîtresse de maison et fredonnait sans cesse. Rien ne pouvait altérer sa bonne humeur.

Vêtue d’une robe sombre, elle se rendait chaque matin au marché et se mêlait sans répugnance à la foule des cuisinières. Elle achetait les poissons, les viandes, les légumes, les épiceries et s’en revenait le long de la digue avec son filet chargé de provisions. Tant pis si l’on y trouvait à redire : elle ne voulait plus être qu’une bonne ménagère.

Son mari la contemplait avec une tendresse qui n’avait plus rien de paternel. Elle charmait tout le monde, les jeunes et les vieux. Les bambins surtout l’adoraient, car souvent elle se joignait à Pauline pour les divertir sur la plage. Avec eux, elle bâtissait des forts, dansait à la corde, s’amusait à lancer la balle ou le volant, toute surprise de retrouver tant de plaisir aux jeux de sa jeunesse.

Jusque dans son repos, elle s’occupait à des choses utiles. Elle avait entrepris de fleurir d’arabesques une toile flamande dont elle se proposait de faire une belle nappe de gala. Rien ne lui était si doux, par les chauds après-midi, que de venir s’asseoir auprès de ses amies, à l’ombre des cabines, de bavarder en brodant, tandis que la mer chantait là-bas au bord de la plage ensoleillée.

La jeune femme éprouvait cette béatitude infinie des convalescents. Il lui montait au cerveau comme des bouffées d’espérance. La vue des enfants lui donnait une émotion délicieuse. Parfois, laissant tomber son ouvrage sur ses genoux, elle s’oubliait dans la contemplation du petit Albert qui, les membres libres, se roulait sur le sol, enfonçait dans le sable ses jolies poignes roses.

Et alors elle faisait un beau rêve…

Au bout de quinze jours, ils furent méconnaissables. Les figures s’étaient hâlées profondément, fors celle de Mme  Rampelbergh qui s’entourait d’un triple voile de gaze afin de protéger sa couperose contre l’ardeur brunisseuse du soleil.

Le bout de leur nez brasillait. Presque tous, ils engraissaient à vue d’œil.

— Oeïe, mais regardez une fois Joseph, disait joyeusement Adolphine à ses amies, est-ce que vous ne trouvez pas qu’il devient si gros ? Voyez un peu son derrière ! Je ne sais vraiment pas ce que ça va devenir…

Par un phénomène étrange, et alors que la fluette Mme  Van Poppel elle-même forcissait et s’étoffait, un seul d’entre eux semblait perdre chaque jour un peu de son embonpoint, devenait plus svelte, plus desgourd, et c’était M. Posenaer.

Une révolution d’âme et de sens était en train de déboursoufler l’épicier. L’air chargé d’iode lui enflammait le sang. Une joie intérieure étincelait dans ses yeux, animait, transfigurait sa physionomie d’ordinaire si placide. Il s’éveillait d’un long sommeil ; il savait à présent le vrai mot de la vie. Sa femme avait commencé le doux miracle et la mer l’achevait.

Pleins d’ivresse, les époux s’abandonnaient tous deux à des sensations neuves, se dépensaient avec cette folle et fougueuse générosité des jeunes amants.

Ce fut une exquise idylle dont les dunes, dans leurs anfractuosités sablonneuses, abritèrent souvent les tendresses impatientes, bien mieux que ces blés d’or ne cachaient les amoureux de Fragonard…

Ils ne se quittaient guère et recherchaient la solitude, peu embarrassés de fausser compagnie à leurs amis.

Tous les après-midi, ils s’en allaient par les routes gazonnées et doux fleurantes du Hase Gras, en se répétant des mots d’amour. Ils entraient dans les fermes pour boire du lait, s’asseyaient au milieu des prairies, cueillaient des brassées de grandes marguerites et d’eupatoires. Alors, regagnant le sable, ils s’en revenaient le long de la mer sonore qui déjà s’empourprait sous le soleil déclinant.

Ils sautaient par-dessus les amarres serpentines qui gardent les grosses barques échouées et rentraient à Heyst comme sonnait la cloche des hôtels pour le souper. Heure charmante de tranquille et mélodieuse lumière, où le spectacle de la plage toute fourmillante de bébés abandonnant à regret leurs châteaux-forts sur l’ordre des mamans et des bonnes, leur ôtait la voix et les attendrissait d’une vision de bonheur ineffable.

Et quelle douceur, le soir, de se promener sur la digue loin de leurs bruyants compagnons, d’écouter les romances qui s’envolaient par les portes larges ouvertes des villas et se mêlaient à l’harmonieuse rumeur de la mer ! Jamais la musique ne leur avait semblé si impressionnante ni si belle. Elle retentissait jusqu’au fond d’eux-mêmes et leur tirait des larmes…

Puis, fuyant les terrasses remplies de buveurs, ils descendaient sur la plage et s’en allaient au loin, près des petites vagues ourlées qui parlent sans cesse sur la grève, car elles sont les lèvres de la mer…

De grands steamers passaient au large, mystérieux et illuminés, qu’ils contemplaient avec un émoi de pitié pour les voyageurs aventureux. Et ils sentaient mieux le charme du bonheur tranquille sur le sol bien-aimé…

Souvent, ils s’attardaient aussi à guetter ces lumières lointaines, dansantes étoiles marines, qui annoncent le retour des hardis pêcheurs.

Ils rentraient enfin, un peu las d’une journée si bien remplie. Et, quand le chant éternel des vagues les avait endormis aux bras l’un de l’autre, ils ne cessaient de se contempler encore et reprenaient en rêve leurs courses de joie et d’amour…

Un matin que Mme  Posenaer arrosait les corbeilles de capucines suspendues aux poutres de la véranda, elle se sentit tout à coup mal à l’aise.

Elle n’eut que le temps de descendre de son petit escabeau et tomba dans un fauteuil d’osier. Elle voulut appeler la cuisinière qui balayait là-bas dans la salle à manger, mais la voix lui resta dans la gorge. Elle faiblit.

Quand elle reprit le sens, M. Posenaer la tenait sur ses genoux et la considérait avec angoisse. Elle lui jeta les bras autour du cou dans un élan de gratitude. En même temps, elle se redressa et regarda son mari dans les yeux, longuement, tendrement, sans mot dire, et soudain des pleurs se mirent à couler sur ses joues.

— Mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? s’écria enfin le brave homme bouleversé. Où souffres-tu ? Je vais chercher le docteur…

Elle posa la main sur sa bouche :

— Non, non, dit-elle, c’est inutile, mon bon Frans. Vois, c’est fini. Il me semble même que je suis bien plus forte qu’auparavant. Oh que je suis heureuse !

En ce moment Adolphine apparaissait sur la digue avec le petit Albert sur les bras. Aussitôt Mme  Posenaer fut debout et s’élança au devant de son amie.

— Oh donnez-moi Bébé, implora-t-elle, nous ferons une promenade de cinq minutes sur la plage avant de déjeuner.

Déjà, elle emportait l’enfant qui riait, se trémoussait de joie à la vue des flocons d’écume soufflés par le vent. Et elle le baisait éperdûment, lui prodiguait ces mille petits noms absurdes et charmants, comme en invente la tendresse des mères.

Du haut de la véranda, son mari ne la quittait pas des yeux. Il demeurait inquiet, ne sachant que penser de cette saute d’humeur joyeuse.

— Hé papa Posenaer, cria en ce moment le jovial Kaekebroeck, si nous allions rejoindre la mère et l’enfant…

À ces mots, l’épicier resta interdit : une pensée confuse se démêlait en sa grosse cervelle. Très ému, il regardait sa femme qui remontait l’escalier de la plage en lutinant le petit Albert avec des risettes et des claquements de langue. Et, tout à coup, il alla vers elle et, saisissant le blond fardeau qu’on lui offrait en souriant, il pressa contre sa poitrine le joli bambin, tandis que son visage s’éclairait d’une flamme paternelle…

Un dimanche, nos amis projetèrent une promenade à ânes en accomplissement d’une promesse faite aux enfants.

On ne s’accorda pas tout de suite sur le but de l’excursion et l’on discuta avec quelque vivacité. Joseph et le gros de la troupe opinèrent enfin pour Knocke, proposant de pousser jusqu’au Zwin. Cela déplut à la femme du droguiste qui rêvait depuis longtemps de se rendre à Blankenberghe afin d’y paonner dans une robe de piqué blanc.

À vrai dire, Heyst lui semblait déjà assez insipide comme cela : la mesquine population de bourgeois, de curés et d’Allemands qui arpentait la digue ne méritait pas ses frais de toilette. Dès lors, la grosse dame se souciait peu de parader sur une plage encore bien plus morne. Aussi fit-elle une horrible moue à la proposition de Kaekebroeck. Elle s’entêta, s’épuisa en mauvais arguments pour dissuader ses amis d’une expédition qu’elle prédisait fatigante, interminable, encore qu’elle ne l’eût jamais entreprise.

Mais personne ne se ralliait à sa manière de voir. Alors, dans son dépit, elle prétexta une certaine lassitude et déclara qu’elle resterait à la maison.

— C’est de l’enfantillage ! éclata M. Rampelbergh. Voyons où est-ce que vous voudriez aller ?

— Nulle part, fit-elle sèchement.

Elle enrageait davantage de n’être pas soutenue par son mari, et, comme ce dernier insistait imprudemment :

— Laissez-moi tranquille, je vous dis. Allez seulement vous autres. On n’a pas besoin d’attendre après moi. Je suis assez grande pour rester toute seule !

— Eh bien, je vous tiendrai compagnie, dit la bonne Mme  Van Poppel, saisissant l’occasion de demeurer à Heyst, car les ânes l’effrayaient un peu.

— Et moi aussi ! s’écria Mme  Posenaer qui ce matin-là ne laissait pas que d’être pâlotte.

Il n’en fallut pas plus pour que MM. Van Poppel et Posenaer prétendissent ne pas abandonner leurs femmes.

Ces défections successives provoquèrent un vif désappointement chez les excursionnistes que les enfants tourmentaient sans trêve et s’efforçaient d’entraîner vers le poste aux baudets.

Joseph était devenu très fébrile tant cette mijaurée de Mme  Rampelbergh lui portait sur les nerfs. Il se contint pourtant et s’avisa d’un stratagème pour vaincre la résistance de la boudeuse dondon.

— Puisque c’est comme ça ; dit-il résolument, eh bien nous partirons seuls avec les petits.

En même temps, il adressa un clin d’œil au cordier qui, flegmatiquement, attendait qu’on se décidât, en fumant sa pipe.

— Dites-moi donc, père Verhoegen, est-ce que les De Myttenaere ne sont pas à Knocke pour le quart d’heure ?

— En effet, répondit le bonhomme, Jérôme m’écrit ce matin qu’ils doivent être partis avant hier avec les Scheppens…

Et Joseph de feindre un joyeux étonnement :

— Ça tombe bien ! Une idée ! Si nous emportions nos costumes ? Nous nous baignerons là-bas avec nos amis.

En apprenant que les De Myttenaere et les Scheppens se trouvaient si près d’elle, Mme  Rampelbergh changea de physionomie. Ses traits contractés par la mauvaise humeur se détendirent comme par enchantement. Elle ne put résister à l’envie d’étaler en face de ses connaissances cette toilette de baigneuse dont la plage de Heyst se régalait tous les jours :

— Non, non, dit-elle enfin à ses amies, vous êtes bien trop bonnes. Je ne veux pas qu’on se sacrifie à cause de moi. Eh bien j’irai à Knocke avec tout le monde…

Ainsi croyait-elle dissimuler ses projets vaniteux et donner à son tardif consentement le mérite d’une concession arrachée à son bon cœur.

Les ânes partirent d’un pas allègre, malgré la charge qui enfonçait profondément leurs fins sabots dans le sable.

En tête de la troupe, Adolphine et Mme  Van Poppel s’en allaient de conserve, montées sur de sombres ânesses tandis que Joseph et son oncle, attentifs au moindre obstacle, accompagnaient de flanc, la main posée sur la peau de mouton de la selle. Puis, venaient Pauline sur un vieux roussin et ses jeunes frère et sœur chevauchant ensemble un paisible grisonnet.

M. Rampelbergh et le père Verhoegen suivaient, bedonnant sur des montures vigoureuses et de tout repos.

Un peu en retrait de la cavalcade, sur l’aile droite, trottait Mme  Posenaer qui avait fait choix d’un petit baudet dont son mari tenait la bride et modérait l’allure quelque peu fringante.

Enfin, tout en queue, c’était Mme  Rampelbergh étalée sur une bourrique blanchâtre au ventre plein rasant presque le sable, et que les âniers excitaient de la voix, à défaut de la trique dont Joseph leur avait expressément interdit l’usage, sous quelque prétexte que ce fut. Encore que la bête marchât placidement, le cou baissé, le moindre remuement de ses oreilles jetait la grosse femme dans une feinte terreur qu’elle exprimait par des cris perçants.

Furieux, le droguiste se retournait alors et, au risque de perdre un aplomb conquis non sans effort, il invectivait sa femme, lui enjoignant de se taire.

Cependant, les âniers s’étant parlé bas, l’un d’eux s’avança et, sous couleur de resserrer une sangle, piqua traîtreusement la bourrique dans la fesse. La pauvre bête fit un écart et, soudain, partit au grand trot comme mordue par un taon.

Cette fois, Mme  Rampelbergh poussa des clameurs sincères. Presque renversée sur le dos, elle tressautait, hoquetait, bavait, tirant sur les guides de toute sa force.

Dans ce péril évident, l’intrépide Kaekebroeck, oubliant sa rancune, vola au secours de l’absurde amazone et parvint à la maintenir en selle jusqu’à ce que la bourrique voulût bien stopper près d’une borne kilométrique.

Aussitôt, Mme  Rampelbergh mit pied à terre où elle s’empressa d’injurier la bête et les âniers.

Cet incident maintint les excursionnistes en belle humeur, d’autant que le droguiste ne décolérait pas et fulminait contre la maladresse de Malvina.

— Eh bien, savez-vous ce que vous faites, lui dit brusquement Joseph encore tout essoufflé, changez d’âne avec votre femme !

Le droguiste n’avait pas prévu cette permutation que la sollicitude conjugale ne lui eût du reste jamais suggérée. Il fit d’abord la sourde oreille, puis, devant l’ironique insistance de tous, il déclara qu’il se trouvait trop bien sur son âne pour en changer.

On protesta si fort qu’il fut obligé de descendre de sa bête et de la céder à Malvina. Mais il se garda d’enfourcher la fantasque bourrique ; sous prétexte de se dérouiller les jambes, il marcha prudemment à côté d’elle en la guettant du coin de l’œil et sans entendre les brocards que le père Verhoegen lui décochait de loin.

On s’était remis en route. Déjà, les cabines de la plage de Knocke se détachaient avec précision et les silhouettes des baigneurs prenait de la consistance. Dix minutes encore, et l’on serait arrivé.

Il faisait un beau ciel clair avec de gros nuages blancs dont l’ombre glissait comme une caresse sur la mer ensoleillée.

De nouveau, les Posenaer s’étaient écartés de leurs bruyants amis et cheminaient les yeux dans les yeux. La jeune femme avait recouvré ses bonnes couleurs. Dans la corolle du bolivar, sa figure souriait, rose et tendre comme l’églantine des haies ; son buste se balançait avec grâce sur les hanches au pas cadencé du baudet. Elle babillait avec gaité, s’interrompant sans cesse pour éponger le front de son cher conducteur :

— Mais Frans, comme tu as chaud ! Je serai bien contente quand nous serons arrivés.

Il assurait qu’il n’était pas fatigué et marcherait ainsi des heures comme Saint Joseph, pourvu qu’elle ne cessât pas de sourire…

Il lui découvrait de nouveaux charmes en amazone et il hennissait en dedans. Très excité, il insinuait la main sous les jupes, tâtait ses mollets avec délices.

— Mais Frans, voulez-vous finir ! On nous remarque…

Alors, il remontait un peu plus haut afin d’atteindre la chair nue, si fraîche et si douce.

Tout allait sans encombre, quand les deux petits Platbrood, Hermance et Hippolyte, qui chevauchaient le même âne se prirent de querelle. La sœur exigeait que son frère lui cédât la place sur le devant de la selle afin qu’elle pût tenir les guides à son tour. Mais le gamin refusait obstinément d’abandonner une position dont il était fier. Il se mit à donner du coude dans la poitrine de sa compagne qui, rageuse, riposta par des coups dans le dos et finit par saisir le cavalier aux cheveux. Pauline essaya bien d’intervenir, mais, obligée de tourner la tête, elle ne se sentait pas très ferme, si bien que ses objurgations manquaient d’autorité.

— Pardaff ! s’écria le cordier.

Les deux gosses venaient de rouler sur le sable. On s’arrêta au milieu des cris.

Les enfants continuaient de se gourmer, sans compter qu’ils s’empêtraient dans un tas de cordes et de rênes. On eut fort à faire pour les séparer.

Ils se relevèrent dans un état lamentable. Ils pleuraient.

— Qu’est-ce que j’avais dit ? gronda Pauline. Regardez-vous maintenant, vous êtes tout noirs dans votre figure !

Elle prit son mouchoir qu’elle humecta à leurs bouches afin de les débarbouiller — car ils étaient heureusement parvenus à l’âge où l’on se sert enfin de votre salive à vous, pour vous nettoyer la figure…

— Allons en route, dit Joseph, et tâchons cette fois de ne plus nous arrêter.

Il avait à peine exprimé cet espoir que M. Rampelbergh poussa un cri. La bourrique, qu’il s’était décidé à enfourcher, venait de prendre le trot et se dirigeait tout droit vers la mer.

Rien ne put la détourner de son projet. C’était chez elle une idée fixe. Elle entra dans le flot avec son cavalier pétrifié de peur et daigna seulement s’arrêter quand elle eut de l’eau jusqu’au poitrail. Alors elle ne bougea plus.

On ne sait combien de temps elle serait demeurée là dans une immobilité parfaite si deux âniers ne se fussent dévoués pour la ramener sur la plage.

— Godferdoum ! rugissait le droguiste en considérant ses bottines et son pantalon trempés, je suis propre maintenant !

Et il invectivait les âniers, déclarant qu’il ne paierait pas un centime et déposerait une plainte contre le propriétaire d’un animal aussi dangereux.

Tandis que Joseph le calmait de son mieux, la petite troupe atteignait aux premières cabines de Knocke.

En ce moment, Mme  Posenaer s’inclina sur le cou de son l’âne. Elle fut certainement tombée si M. Posenaer ne l’avait attrappée dans ses bras. La jeune femme venait de s’évanouir.

— Au secours, au secours ! s’écria l’épicier affolé, aidez-moi, aidez-moi !

On l’obligea d’étendre la malade sur le sable. Des baigneurs étaient accourus et bientôt toute la plage de Knocke entoura les amis.

— Mais sacrebleu, écartez-vous, criait au centre du groupe un monsieur inconnu. Vous ne voyez donc pas que vous empêchez cette femme de respirer !

Et il repoussait brutalement les curieux, bousculait même M. Posenaer tout à fait ahuri, menait un tapage du diable.

Gros, trapu, c’était le monsieur qu’on voit dans presque tous les accidents, principalement dans les attaques d’épilepsie, l’Auguste qui pérore, fait l’important, réclame de l’espace sans se douter que c’est lui qui tout le premier, avec sa gesticulation effrénée et le rempart de son corps, raréfie l’air autour de la victime.

Soudain, à force de poings et de coudes, un homme perça la foule et repoussa violemment l’orateur.

C’était encore une fois le bon Kaekebroeck. Il se pencha sur Mme  Posenaer toujours inerte ; sans hésiter, il lui arracha sa bassolontje, la délaça en un tour de main ; puis il frotta ses tempes avec l’eau d’un flacon que lui avait passé Adolphine.

La malade rouvrit les yeux. Alors, Joseph l’aida à se soulever, la mit sur son séant. Mais, dès qu’elle put distinguer tout ce monde assemblé autour d’elle, et se vit ainsi exposée, le corset défait, la gorge nue, elle rougit et, croisant les bras sur sa poitrine du geste charmant de la Vierge antique :

— Frans, Frans, emmène-moi !

M. Posenaer enleva sa femme comme une plume et se mit en marche vers le plus proche hôtel.

Une foule immense le suivait.

Il monta lentement l’escalier de la digue. Vu de dos, il était vraiment majestueux et semblait un sublime sauveteur qui vient de repêcher une noyée…

Septembre était venu avec ses opulents nuages qui amortissaient les feux du soleil et faisaient la température d’une douceur exquise. Et la mer chatoyait, verdoyait comme une immense prairie où bondissent de joyeux agneaux blancs.

Depuis longtemps, le père Verhoegen avait quitté ses amis afin de rejoindre les époux Mosselman qui rentraient enfin à Bruxelles après deux mois d’absence.

M. et Mme  Rampelbergh annonçaient leur départ pour la fin du mois. Mais les Kaekebroeck et les Van Poppel ne se décidaient pas encore, comptant bien du reste prolonger leur séjour jusqu’au 15 octobre. Quant aux Posenaer, ils fussent demeurés à Heyst toute leur vie, tant ils avaient de reconnaissance envers les flots magnifiques auxquels ils attribuaient une vertu d’amour.

Toutefois, et bien qu’il pressentît maintenant la cause des fréquents malaises qui accablaient sa femme, l’épicier s’inquiétait souvent et parlait de mander à Heyst son médecin ordinaire.

Mais Adolphine l’avait bientôt rassuré en lui expliquant sans fard ses premières sensations maternelles.

Ainsi fuyait le temps, joyeux et rapide. Les enfants profitaient de ces derniers jours, ne quittaient plus la plage, bâtissaient des forteresses gigantesques que leurs disputes arrêtaient souvent en plein essor comme la Tour de Babel. Et ce n’était pas assez de Pauline et des bonnes pour gouverner ce monde turbulent et rageur où le petit Albert, quoiqu’il rampât encore comme un crabe, affichait déjà une humeur volontaire qui ravissait sa marraine.

Souvent, Mme  Posenaer venait regarder les bâtisseurs et causait tendrement avec eux. Elle affectionnait surtout Albert et Jeanne et ne se lassait pas d’entendre Pauline vanter leurs mérites extraordinaires :

— C’est qu’il comprend tout, savez-vous, s’extasiait la jeune fille, même des mots très difficiles ! Oh ça sera un petit malin ! Et Jeanne, elle est si en avance pour son âge ! Elle sait déjà ses lettres. Moi je pense que ça n’est tout de même pas bon de leur apprendre si vite aux enfants…

Et s’il arrivait en ce moment que la belle Adolphine et sa tante rejoignissent leur amie, on pense si la conversation s’éternisait sur ces mioches prodiges devant qui pâlissaient tous les autres bébés de la plage.

Cependant, les yeux de Mme  Posenaer s’enfiévraient, se meurtrissaient de bistre. Sa figure maigrissait, s’amenuisait aux pommettes. Par contre, la taille n’apparaissait plus aussi fine : la gorge se gonflait, prenait une ampleur inaccoutumée. À vrai dire, pour qui l’eût regardée de face, rien n’aurait encore semblé anormal dans cette rotondité séduisante qui se contenait dans les limites de l’élégance et pouvait passer pour l’un des attributs de l’automne féminin. Mais de profil, à ce ressaut dessous la ceinture, à ce pli droit de la jupe dont le bord ne caressait plus la boucle des souliers et se relevait avec un léger flottement, personne ne s’y fût trompé et qui n’eût deviné le doux mystère.

Malgré tout, et alors que les plaisanteries de leurs compagnons devenaient chaque jour plus transparentes, Frans et Charlotte n’osaient s’abandonner librement à la joie. Ils n’étaient pas sûrs…

Tour à tour confiants et puis découragés, ils vivaient dans l’attente d’un phénomène qui tardait à se produire et dont seul pouvait dépendre pour eux la certitude du bonheur.

Au milieu de cette anxiété, l’épicier ne perdait pas de vue que le 21 septembre était le jour anniversaire de la naissance de sa femme. Déjà, il avait longuement conféré avec Adolphine sur le banquet de fête. Mme  Kaekebroeck s’était chargée de tous les apprêts, car aucune ne s’entendait comme elle à l’organisation des belles frairies. Et tout le monde se réjouissait de témoigner à Mme  Posenaer, dans cette occasion solennelle, la gratitude que lui méritaient sa complaisance et ses bons offices, et d’exprimer les vœux ardents qu’on faisait pour la réalisation de ses espérances.

Tandis que tous ces préparatifs se poursuivaient en cachette, Charlotte s’efforçait de ne se douter de rien, tant elle voulait que sa surprise doublât la joie de ses bons amis. Elle réussissait d’autant mieux dans la dissimulation que les doux soucis de son cœur l’emportaient le plus souvent au-delà des nuages et la laissaient indifférente à ce qui se tramait autour d’elle.

Pour tout dire, elle avait des visions. Le regard fixé sur la mer, elle voyait venir l’ange Gabriel dans un vol de mouettes annonciatrices…

Le grand jour arriva où Mme  Posenaer eut trente ans.

Dès le matin, elle reçut les hommages de ses compagnons et sentit profondément la joie d’être aimée. Les bouquets des enfants l’émurent jusqu’aux larmes ; elle pressa longuement sur son cœur les jeunes Platbrood, Jeanne et surtout le petit Albert qui lui tendait à deux menottes un gros dalhia.

La villa embaumait, toute fleurie d’œillets et de roses.

Il faisait un temps magnifique. Le soleil, très chaud en dépit de la saison, rutilait sur la mer scintillante de paillettes.

On se mit à table à une heure précise. Aussitôt après le potage, on commença de trinquer et la belle humeur prit son élan.

Les soles normandes très réussies provoquèrent des acclamations générales que le vin blanc, un petit Sauterne d’or, fit encore monter de plusieurs tons.

Tout le monde demanda la recette à Mme  Posenaer qui attribua l’honneur de la préparation à la vieille Mélanie, un vrai cordon bleu d’archevêque.

— Non, non, s’écria le droguiste déjà allumé, une cuisinière de pape, godferdoum !

Le filet jardinière n’eut pas moins de succès. On s’extasia sur les carottes à la crème et les pommes de terre rissolées. D’où venaient-elles ?

Joseph expliqua que tous les légumes cultivés dans les environs, et principalement les pommes de terre, avaient une saveur exquise à raison de la nature du sol sablonneux. Et, très sérieusement, il entama un petit cours de culture maraîchère.

— C’est une bonne idée, interrompit Mme  Rampelbergh sanglée dans un corsage de piqué blanc. Moi je vais commander ma provision de patates ici. Ce sera meilleur et bien moins cher je suis sûre…

M. Posenaer fit alors remarquer que, malheureusement, les pommes de terre n’étaient pas très abondantes dans le pays. Et puis, on ne devait pas l’oublier, il y avait les frais de transport…

— Oui, dit Adolphine, ça coûte tout de suite. Mais moi, je ne peux qu’à même pas me plaindre. Nous avons de très bonnes pommes de terre à Bruxelles, n’est-ce pas, Jefke ? J’ai un marchand de confiance…

Elle allait donner des détails très intéressants, quand elle s’arrêta pour allonger une taloche à son frère Hippolyte qui s’amusait à fourrer des boulettes de pain dans le cou de la petite Jeanne.

— Vous n’aurez pas de dessert, savez-vous ! gronda-t-elle.

— Je pense que ces enfants s’ennuient, intercéda Mme  Posenaer, ils sont si vite fatigués de rester tranquilles ! Allons, mes chéris, je vous donne la permission de jouer sous la véranda…

En ce moment, la bonne du petit Albert s’approcha d’Adolphine et lui parla à l’oreille. Elle paraissait bouleversée. Mme  Kaekebroeck se leva aussitôt.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? s’écrièrent en même temps tous les convives.

— Rien, rien, répondit la jeune femme, je suis de suite de retour.

Et elle disparut avant que Joseph eût pu la questionner davantage. Quelques instants après, elle revenait avec le petit Albert sur les bras. L’enfant avait la figure toute bouffie et décomposée par les larmes. Il ne pleurait plus, mais un hoquet intermittent lui rejetait la tête en arrière.

Très émue, Pauline se précipita pour le caresser :

— Figurez-vous, expliqua Adolphine, que le gamin ne voulait pas manger sa panade. Et c’était toujours « Maan, Maan ». La fille ne savait plus de chemin avec. Et puis il s’est mis à sangloter…

Tout le monde s’attendrit.

— Och, voyez un peu sa petite figure, dit Mme  Posenaer, il a eu tant de chagrin ! Là c’est tout, c’est tout, mon amour. Allons faites risette à moi…

Le gosse sourit et agita les bras en criant : « à ba, à ba. »

— Mon Dieu, gémit Pauline, il a soif d’avoir si fort pleuré !

Vite, elle prépara un peu d’eau sucrée que l’enfant but à grand bruit. Après quoi, Adolphine assit le marmot sur une haute chaise à côté d’elle.

Joseph essaya de protester :

— Voyons, dit-il sévèrement à sa femme, ça va embêter le monde. Tu es incorrigible !

On se récria d’une voix unanime.

— À votre aise alors, déclara le jeune père. Mais vous verrez comme ça sera drôle tout à l’heure avec ce pistolet !

Une poularde énorme que la servante apportait à bras levés, opéra une joyeuse diversion et retendit tous les esprits vers la gourmandise.

— Passez-la à mon oncle Théodore, jeta Kaekebroeck en manière de farce, il découpe si bien !

M. Van Poppel, silencieux comme une tombe selon son ordinaire, tressauta sur sa chaise et rougit jusqu’aux oreilles.

— Mais, mais, bégaya-t-il, je suis incapable… Je… n’est-ce pas, Adèle ?

Il lançait des regards désespérés à sa femme. Mais celle-ci, partagée entre le désir de venir en aide à son mari et la crainte qu’on ne la chargeât à sa place d’une besogne dont elle était sûre qu’elle ne viendrait pas à bout devant une telle assemblée, affecta de ne pas comprendre et se leva brusquement sous prétexte d’aller voir un peu ce que faisait la petite Jeanne.

— Allons, Frans, s’écria gaiement Mme  Posenaer, rends-toi utile. Tu ne fais rien du tout. On sait bien que tu découpes comme un ange !

On poussa la poularde devant l’épicier qui, très flatté, aiguisa son couteau en souriant et fonça sur la bête avec vigueur.

C’était décidément un virtuose, d’une dextérité sans égale. En un clin d’œil, il eut enlevé les cuisses, arraché les ailes. Mais son talent s’affirma surtout dans la manière dont il découpa les aiguillettes, en tranches fines, presque transparentes.

Ce fut un plat délicieux et l’on en fit compliment à l’aimable jubilaire.

— Oh ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, protesta Charlotte avec modestie, mais cette dame que vous voyez là-bas…

Et elle désignait Adolphine qui tendait justement un os de cuisse au petit Albert afin qu’il demeurât tranquille.

— Oui, oui, c’est elle qui a tout fait, qui a soigné pour les provisions… car moi, vous comprenez, j’étais trop patraque…

Mme  Kaekebroeck se défendit, assura qu’elle n’avait aucun mérite à cela.

— Non, non, dit Mme  Rampelbergh en crachant des noyaux de compote sur son assiette, on a beau dire, au bord de la mer on ne l’a pas comme on veut. Et puis ça sont des voleurs ; ils font tout payer double et triple. Figurez-vous…

Elle partait dans une histoire, quand le Champagne détonna. Joseph fit aussitôt sonner son verre et proposa de boire à la santé de Mme  Posenaer. Les flûtes s’entrechoquèrent au milieu d’un grand tapage de voix et de rires qui arrêtaient les passants sur la digue. Et les enfants, rappelés du dehors, tournaient autour de la table pour trinquer avec tout le monde.

Cependant, excité par le bruit, le petit Albert s’était dressé sur sa chaise et brandissait son os de cuisse en poussant des cris aigus. On eût dit d’un jeune chef d’orchestre prodige — beaucoup plus précoce que Mozart — dirigeant à huit mois une ouverture compliquée et superbement polyphonique.

Par malheur, il continua de brailler quand l’animation des convives se fut apaisée ; et rien ne réussit à le réduire au silence, ni les mots de douceur d’Adolphine, ni les yeux chargés de menaces de son père. Il allait ainsi crescendo, s’enivrant de son vacarme, criant, riant, tapant son os de cuisse sur tout ce qui se trouvait à sa portée, lorsque Joseph, à bout de patience, courut à lui et le soulevant de sa chaise, le secoua dans les airs avec une frénésie furieuse :

— Ah ça, est-ce que tu vas te taire, sacré crapaud !

Des clameurs indignées accueillirent cet acte violent.

— Voyons, vous allez lui faire mal ! Non ça n’est pas permis !

Adolphine était devenue très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux.

— Donnez-le moi, donnez-le moi ! s’écria Pauline en pleurs, je l’emporterai à la cuisine.

Elle arracha le gosse suffoqué de peur des mains de son beau-frère et disparut avec lui.

Un silence tomba dans la pièce. Très bouleversée, Mme  Posenaer se mouchait avec force.

— C’est vrai aussi, grommela Joseph, regrettant déjà son emportement, ça vous ferait sortir de vos gonds. Ah je l’avais dit, je l’avais dit !

Le malaise ne se dissipa qu’à l’apparition d’une superbe bombe vanille framboise.

— Vive la glace ! clama le droguiste. Sapristi elle fond déjà ! Regardez c’est la Tour de Pise. Il fait trop douf pour elle…

De vrai, la chaleur était accablante et perlait en sueur au front des convives. Par surcroît, des petites bêtes d’orage s’abattaient à tout instant sur les figures, les chatouillaient, les picotaient, s’acharnant à leur besogne en dépit des coups de mouchoirs exaspérés.

— Mais voyez un peu là-bas, dit M. Posenaer le bras étendu dans la direction de la mer, ça va se gâter tout à l’heure…

En effet, de gros nuages noirs montaient lentement dans l’azur du ciel.

— Écoutez…

Des grondements lointains se faisaient entendre par intervalle.

— Oui, oui ça y est, confirma M. Rampelbergh, le tonnerre se rapproche.

Alors, Mme  Posenaer, encore tout émue de l’éclat de Joseph, demanda la permission de se lever pendant une minute :

— Je suis un peu drôle, dit-elle à son mari en souriant avec effort, je crois que c’est le Champagne… Le grand air me remettra… Non, non, je t’en prie, ne m’accompagne…

Elle n’acheva pas. Soudain, elle jeta un cri étouffé et roula sur le tapis avant que personne eût pu la retenir…

En ce moment, un coup de tonnerre éclatait qui fit tressauter les verres et les assiettes…

Quand Charlotte se réveilla sur le divan du salon, une joie intense rayonnait dans ses yeux. Elle jeta les bras au cou de son mari agenouillé près d’elle et s’écria d’une voix exaltée par le bonheur :

— Il a remué ! Il a remué !


Il remua si bien que, cinq mois après ces événements surprenants, Mme  Posenaer le mettait au monde, et c’était un beau gros garçon.

L’année suivante, elle donna à son mari une belle grosse fille.

Mme  Posenaer s’est beaucoup épaissie, il est vrai, et accuse sur les bascules automatiques de très nombreux kilos. Elle a échangé sa vénusté juvénile contre les formes opulentes, les grosses joues du bonheur.

Charlotte est devenue une bonne femme tout simplement.

Et c’est là toute la vengeance de Mme  Posenaer.