La Famille de Germandre/10
X
— Dès ce moment, continua le chevalier, je n’eus plus qu’une ambition, qui était d’apprendre ce que savait mon père. Il voulut m’en détourner, disant que cela me serait superflu et que j’avais à acquérir des connaissances d’un intérêt et d’une application plus directs. Mais je vainquis sa prudence ; et, comme je montrais une certaine facilité, il prit plaisir à m’enseigner. Un vieux bénédictin sécularisé, qui vivait près de nous à la campagne, me légua sa bibliothèque et sa collection ; et, quand je revins de l’armée, je pus, à mes moments perdus, faire quelques progrès. Vous voyez que mon savoir est une espèce de manie, et qu’il faut me le pardonner. Chacun n’a-t-il pas la sienne ?
— Mais vous ne me dites pas quelle est cette manie, reprit Hortense ; de quelle science vous occupez-vous donc spécialement ? Serait-ce la mécanique, par hasard ? et ne seriez-vous pas adroitement choisi par notre oncle pour triompher dans l’épreuve du sphinx ?
— Non, ma cousine. Je ne me suis jamais occupé de mécanique ; mon oncle n’avait pas cette fantaisie dans le temps où mon père travaillait avec lui ; mon père n’eût donc pu me donner aucune notion à cet égard. Voilà pourquoi je ne tenterai pas l’épreuve du sphinx. La science qui a charmé mes rares loisirs est bien plus oiseuse et plus absurde : je suis numismate !
— Qu’est-ce que cela ? dit Hortense. N’est-ce pas la science des monnaies ?
— Précisément, ma cousine. Vous savez tout !
— Je sais seulement, ou plutôt je devine que, pour être numismate, il faut connaître à fond beaucoup de choses sérieuses : l’histoire d’abord, puis les langues anciennes, l’archéologie… je ne sais quoi encore !
— Oui, un peu de tout cela. C’est amusant, mais ça prend bien du temps qui serait mieux employé, dit-on, à faire fortune. Que voulez-vous ! quand on ne sait pas s’enrichir ! Vous voyez, c’est la science du passé, la science de la mort, que j’ai prise pour antithèse de la culture de mon coin de terre, où mieux vaudrait appliquer la science de la vie ! Je suis un homme mal doué qui fait les choses à contre-sens et à contre-temps ! Ma vie, à moi, finira sans avoir commencé. Ah ! tenez, ma chère madame, votre cousin de campagne est un pauvre sire !
— Je ne trouve pas, moi ! répondit naïvement Hortense en lui tendant la main. Mais voici le soleil qui monte, et ma mère m’attend pour déjeuner. Vous-même, on vous attend chez vous…
— Ah ! oui, oui, c’est vrai ! s’écria le chevalier, qui devint pâle et dont les yeux animés s’éteignirent tout à coup.
Et sa voix s’éteignit aussi ; il ne sut pas trouver un mot pour exprimer le déchirement de son cœur en présence de l’éternel adieu qui venait de le surprendre. Il aida Hortense à redescendre le sentier, et, jusqu’au bas de la colline, il ne put rompre le silence désespéré qui l’oppressait.
Hortense s’était juré de ne pas le revoir ; car elle avait senti en lui une force de persuasion irrésistible, la force d’un amour vrai, que tout traduisait éloquemment, même le silence. Elle devinait, à l’agitation de son propre cœur, que, si cet homme sincère et passionné s’enhardissait jamais jusqu’à lui dire : « Je vous aime ! » elle serait forcée de l’aimer, et, par une étrange invasion de sentiment, cet homme, qui, la veille, avait tant tremblé devant elle, arrivait à lui causer une peur extraordinaire. Mais, au moment de le quitter, elle ne put supporter la douleur qu’elle vit sur son visage. Il était nerveux, anguleux, effaré. Il faillit se faire écraser par les roues de la voiture quand les chevaux partirent. Il n’avait pas encore desserré les dents, il voulait ne plus rien dire. Il cria : « Adieu ! » malgré lui, et, dans cet adieu, il y avait une souffrance inexprimable, un désordre de l’âme qui n’a pas de nom.
Hortense n’y put tenir. Elle se pencha à la portière et lui cria à son tour :
— Non ! pas adieu ! À demain ! venez demain ! je le veux !
Elle eût eu mille bonnes raisons, en causant avec lui, pour l’engager à tenter l’épreuve du lendemain, et cette sollicitude ne l’eût pas trahie. Elle s’en était abstenue par excès de prudence, et, maintenant, son secret lui échappait sous forme de supplication impérative.
— Ah ! je suis folle ! s’écria-t-elle en couvrant de son mouchoir sa figure baignée de larmes ; je ne sais plus ce que je fais !
Le chevalier ne pouvait plus la voir. Il suivait d’un œil morne la voiture, qui s’éloignait avec une rapidité effroyable. Il avait le vertige, il se répétait machinalement les dernières paroles d’Hortense, il ne les comprenait pas. Tout à coup une lueur de raison éclaira sa folie. Il ne se dit pas : « Elle m’aime ; » il n’eût jamais osé se le dire ; mais il murmura :
— Pas adieu, non ! pas adieu !
Il prit sa course et franchit un sentier qui, à travers les blés, coupait la route à angle droit.
Les blés étaient bientôt mûrs, on allait commencer la moisson ; mais les clôtures d’épine sèche étaient encore debout, et l’homme de campagne les traversa en les renversant comme un sanglier poursuivi. Il arriva avant la voiture, il escalada une haute barrière, il sauta sur la route. Mais, là, il redevint honteux, et, voyant arriver l’équipage, il se rejeta précipitamment dans le buisson pour n’être pas vu. Labrêche ne le vit pas ; mais Hortense l’aperçut, moins bien caché qu’il ne se flattait de l’être. Elle vit ses yeux ardents, sa poitrine haletante. Elle détourna la tête et sentit qu’elle l’aimait. Ce maladroit qui faisait mal à propos toutes choses, qui courait après elle comme un fou et se cachait vite comme un niais, perdant ainsi le fruit de sa peine, avait pourtant obtenu ce qu’il ne savait pas demander et ce qu’il ne voulait même pas espérer. Sa passion était partagée.
— Eh bien, pourquoi ne l’aimerais-je pas ? se disait madame de Sévigny en s’éloignant. Est-il un homme meilleur, plus instruit, plus cloquent, plus naïf, plus pur et plus honorable ? Qui donc m’en blâmerait ? et qui m’empêcherait d’être sa femme ? Elle pensa à sa mère, qu’un pareil choix mettrait au désespoir, et elle eut raison d’y penser ; mais elle pensa aussi à Octave, qui l’accablerait de son ironie, et elle eut tort de faire entrer la crainte du ridicule dans ses appréhensions.
Elle souffrit amèrement de cette perplexité et rentra au manoir de Germandre sans avoir pris aucune résolution.
— Je suis lâche, se disait-elle, et pourtant j’aime, je le sens bien, quoique ce soit pour la première fois de ma vie. Oh ! mais c’est une angoisse ! c’est un supplice ! et il y a de quoi mourir !
— Qu’avez-vous donc ? lui dit la baronne en la voyant pâlir au moment de se mettre à table.
— Le soleil m’a brûlé la tête, répondit la jeune femme, qui sentait la sueur se glacer à la racine de ses cheveux.
— Quel soleil ? s’écria la baronne alarmée ; comment s’appelle-t-il ? qu’est-ce qu’il vous a dit ?
Mais sa fille ne pouvait lui répondre ; elle eut une défaillance et il fallut l’emporter dans sa chambre.
Heureusement, Octave n’était pas là. Il avait fait trois ou quatre lieues à l’heure sur son léger andalou, élégante et solide bête à la croupe avalée et au nez busqué, type qui ne serait guère de mode aujourd’hui, mais qui plaisait alors comme un trophée de victoire. À cette époque-là, un officier français se fût déshonoré s’il eût trotté en s’enlevant sur ses étriers. Il laissait à quelques pékins anglomanes du bois de Boulogne cette façon disgracieuse mais commode de couper l’allure allongée du cheval anglais. Nos jolies races indigènes n’étaient pas encore effacées par le type banal qui a tout envahi depuis ; mais l’espagnol était en grande vogue, et le suprême bon genre militaire était un cheval entier navarin ou andalou, d’un noir luisant, souple au galop comme un arc, et un peu encapuchonné, c’est-à-dire attirant le mors jusque sur sa poitrine d’ébène, qu’il baignait d’une blanche écume.
Où courait ainsi notre brillant capitaine ? Le savait-il lui-même ? Il avait bien cédé à la fantaisie d’aller rôder autour de la chaumière de Corisande ; mais, à mesure qu’il s’informait en route, il apprenait que son pays était si loin, si loin, qu’aucun hasard ne pourrait être invoqué pour expliquer le but d’une pareille course.
Et pourtant il avançait toujours, se disant que rien ne coûtait d’avancer encore un peu. Si bien qu’au bout de neuf lieues de pays, il vit une grosse tour qu’il s’était fait décrire par les gens du voisinage, et qu’il reconnut à son toit de tuiles, rustiquement posé en biais sur le cylindre tronqué de la muraille circulaire. Il n’était plus question de créneaux ni d’échauguettes, le temps en avait fait justice, ainsi que de tous les ouvrages adjacents, et le chevalier, n’ayant pas le moyen de relever ces vestiges féodaux, avait fait mettre une couverture de hangar sur son donjon, consacré désormais à serrer ses fagots. Une grande pièce encore intacte au premier étage servait à engranger sa récolte de pommes de terre, aliment encore assez nouveau dans les campagnes du Centre, et que, plus économe ou plus avancé que ses voisins, il ne rougissait pas de manger. Le bas du donjon, divisé par des planches, servait d’étable et de poulailler.
Au pied de la tour encore assez élevée, rampait la maison des pauvres Germandre. Un rez-de-chaussée du xve siècle, reste de l’ancien logis, était écrasé par un long toit de chaume, tout doré d’orpins et de chélidoines, et dont une vigne aux longs bras rompait inégalement la ligne monotone. De grands noyers cachaient les humbles celliers et la bergerie, à peine élevée de quelques pieds au-dessus du sol. Un frais grouillement de cascatelles arrivait jusqu’aux oreilles du voyageur ; mais l’eau se dérobait mystérieusement à ses regards sous une épaisse végétation.
Octave mit pied à terre, ordonna à son chasseur d’aller chercher aux environs une écurie quelconque pour ses chevaux, et s’enfonça dans un chemin humide, encaissé par des clôtures revêtues de haies vives, si bien que, croyant marcher vers l’habitation, il s’en éloigna insensiblement et se trouva tout au fond du vallon, au bord des eaux courantes.
Cette localité est située en Berry, non loin des limites de la Creuse et de l’Allier. Elle est peu connue des promeneurs, et pourtant elle n’est guère éloignée de la Châtre et de Sainte-Sévère, et ceux qui dépassent le village et le manoir de Briantes (ancienne demeure des Boisdoré) s’arrêtent presque toujours à la fontaine des Fougères, sans se douter qu’à deux pas de là ils découvriraient un des plus jolis endroits du pays.
En effet, aussitôt qu’on a atteint le hameau et la tour maintenant ruinée qui servait de grange au chevalier, le terrain s’abaisse brusquement, se nivelle sous le passage d’un ruisselet très-clair et très-agile, et s’abaisse de nouveau jusqu’au lit de la rivière, où, après l’avoir dominée parallèlement de son lit plus élevé, le ruisseau se jette ou plutôt se glisse d’une façon espiègle, en passant à travers de grosses pierres et en immergeant, faute d’un lit mieux creusé, le coin d’une prairie dont il couche à plat les grandes herbes mêlées de joncs.
Un moulin, aujourd’hui neuf et bien bâti, alors très-pauvre et très-bas, profite de ce joyeux ruisseau. Là, on entre dans un vaste jardin anglais que les hasards du terrain et les besoins de la culture ont créé sans en avoir conscience. De longues prairies en pente douce encadrent la rivière, qui semble vouloir se cacher sous des rideaux d’arbres et de buissons, mais qui, par moments, découvre, comme malgré elle, son miroir immobile retenu par une écluse et ses trois ou quatre déversoirs inclinés où l’eau se presse, bouillonne et se donne des airs de torrent. C’est après les pluies de mai ou après les orages de l’été que ces petits bras de l’Indre, échappés d’un vaste réservoir mystérieusement ombragé qui retient longtemps les eaux endormies, coulent tout d’un coup à pleins bords et remplissent d’un bruit argentin la silencieuse oasis.
Octave s’étonna de cet aspect imprévu que prenait le pays au sortir d’une lande aride. Le ruisseau qui bruissait gaiement sur la petite chaussée verdoyante, s’échappant en nappes légères des berges çà et là ébréchées, les îlots étroits et allongés qui séparaient les bras de la rivière, une quantité d’aunes, de trembles et d’ormeaux, des plantes sauvages qui baignaient avec volupté leurs racines délicates dans le sable humide ; plus loin, un bois épais en partie inondé, de petits lacs sans profondeur où tremblait le panache des graminées ; pas d’horizon, partout des arbres, du pâturage jusqu’aux genoux, un revers de colline hérissé de quelques blocs de grès et planté sans art de massifs d’une grâce infinie, un véritable bocage d’opéra venu à point sans qu’aucun faiseur s’en fût mêlé ; un grand air de mystère et d’abandon, de recueillement et de rêverie, tel était le domaine du chevalier de Germandre, sanctuaire réellement approprié au mélange de force et de langueur, de résignation apathique et de volonté fière qui le caractérisait.
Ces recoins ignorés, qu’un pli de terrain ou un dôme de verdure cachent quelquefois pendant des années aux explorateurs de la nature, ont de grands charmes pour ceux qui les découvrent, conquête précieuse et fugitive comme toutes les beautés qui ne se dérobent pas aux outrages dans des retraites inaccessibles. Il suffit d’un propriétaire qui a besoin d’argent ou d’un acquéreur sans goût pour que ces belles végétations disparaissent sous la cognée, et, avec les grands ombrages, les eaux pures, les grands réservoirs lentement remplis, la moite fraîcheur de l’atmosphère immobile, les plantes rares d’une localité, trouvaille et ivresse des botanistes. J’ai cueilli là la balsamine impatiente, qu’il faudrait faire bien du chemin pour trouver plus loin, la circé parisienne qui se refuse souvent aux recherches, et, sur les pentes de la colline, d’autres plantes que la charrue chasse chaque jour de ses défrichements et tend à faire disparaître : le genêt sagitté, le buplèvre à feuilles en faux et les hélianthèmes à corolle dorée. Sur le ruisseau, j’ai vu les gigantesques eupatoires dont les beaux parasols lilas étaient rehaussés par les insectes d’azur et d’argent qui pleuvent du feuillage des saules. Le long des tiges de la saponaria aux fleurs couleur de chair grimpaient les spirées charmantes, et les larges liserons blancs s’enroulaient sur les épis pourprés de la salicaire. Dans les flaques sans écoulement sommeillaient des espèces aux mœurs indolentes et quelques individus de cette famille si poétiquement nommée hydrocharis (beauté des eaux). Quelle vigueur de croissance, quelle fureur d’épanouissement, quels sauvages parfums, quelle liberté d’allures, quelles grâces imprévues dans la flore d’un petit coin de terre respecté ou épargné par hasard ! Et comme toute la terre serait belle et fleurie, ô mon Dieu, si l’homme et les troupeaux n’existaient pas ! Les fleurs paresseuses, les petits oiseaux fureteurs et les insectes diligents feraient encore assez bon ménage, puisqu’on transportant sur leurs ailes et sur leurs pattes la poussière des étamines, les mouches et les oiselets sont de grands agents de fécondation et sèment autant qu’ils récoltent. Mais la chèvre impitoyable et fantasque qui veut goûter à tout, mais l’âne qui ne fait pas grâce aux chardons les mieux pourvus d’épines, mais le bœuf pesant dont chaque pas écrase un monde de plantes et d’insectes !… Il faut pourtant qu’ils vivent. Eux aussi sont beaux et bons. L’âne est sage et plein de raisonnements. Mais cette insolente graminée qui envahit tout, ce triomphant triticum, produit mystérieux, qui, sous le nom pompeux de froment, renie tous ses humbles ancêtres et va chassant devant lui toutes ses sœurs plébéiennes, les plantes inutiles à l’homme !… de quel droit ?… — Mais l’homme veut vivre, et il semble que la vie soit une proie disputée avec fureur par tout ce qui respire. Oui, ce monde est une grande bataille et une effroyable tuerie. Étonnez-vous donc que les sociétés ne sachent pas s’organiser quand elles n’ont pas encore trouvé le moyen de vivre en paix avec le sol qui les porte !
Octave de Germandre ne faisait pas toutes ces réflexions inutiles. Sabreur insouciant, il foulait aux pieds cette plantureuse verdure et ne lui trouvait pour le moment d’autre utilité que celle d’essuyer ses bottes blanchies par la poussière. Il vit bien qu’il s’était trompé de chemin, et il n’en fut pas mécontent ; car il ne devait pas s’être beaucoup éloigné de la tour, et il eût mieux aimé rencontrer Corisande gardant ses vaches en quelque prairie ombragée, que d’aller tout droit se présenter à son frère.
Il avait bien trouvé en route un prétexte pour cette visite invraisemblable ; mais, à mesure qu’il s’était rapproché du but et décidé à l’atteindre, il avait envisagé avec répugnance l’idée d’un mensonge et l’attitude d’un séducteur.
— Je ferais peut-être tout aussi bien, se disait-il, de me reposer ici une heure ou deux, de demander une croûte de pain bis dans ce moulin et de m’en retourner sans faire aucune tentative pour voir les blanches cornettes de ma cousine. Si je la rencontre par hasard… ma foi, je lui dirai que j’étais venu pour voir les lieux où Rose respire, style de romance, et que je n’avais pas l’indiscrétion de chercher…
Comme il en était là de son raisonnement, un chien noir, débusquant d’une haie vive, se lança vers lui avec fureur ; mais, arrêté par le ruisseau, l’animal fit rage d’aboiements et de menaces sur l’autre rive ; l’aspect de cet uniforme si nouveau pour lui l’exaspérait. Le capitaine était dépisté. Il leva les yeux et vit, dans un coin de la prairie en pente et dentelée de grands buissons, qui lui faisait face, les deux enfants du chevalier, Lucien, armé d’un râteau trois fois long comme lui-même et enlevant lestement le regain de l’herbe fauchée, tandis que la petite Margot se roulait sur les miloches, c’est-à-dire sur les tas que son frère venait d’amonceler. Octave regarda encore plus haut, et il vit le toit rustique de la vieille tour dépassant la cime des arbres ; il était arrivé là en contournant les prairies arrosées qui servaient de parc à l’antique seigneurie, ou, pour parler plus juste, à l’ancien rendez-vous de chasse des seigneurs de Germandre.
Octave espéra se soustraire aux regards des enfants du chevalier ; mais les jappements du chien l’avaient trahi. Margot, qui ne faisait rien, l’avait vu et reconnu. Elle l’avait signalé à son frère, qui jeta son râteau et accourut pour recevoir son hôte.
— Comment ! c’est vous, mon capitaine ? dit l’enfant au regard assuré et aux façons hardies. On ne s’attendait pas à vous voir ici ! C’est mon papa que vous cherchez ? Mais il n’y est pas. C’est égal, vous vous reposerez chez nous et on vous fera déjeuner. Margot, va donc avertir la tante !
En parlant ainsi par-dessus le ruisseau, Lucien faisait signe à Octave de le remonter avec lui, et, quelques pas plus haut, ils se rejoignirent par un petit pont de planches moussues.
Le capitaine fut très-soulagé d’apprendre que le chevalier était resté en route avec son vieux cheval et qu’il ne rentrerait peut-être qu’un peu tard. Il se sentait plus à l’aise pour débiter son petit mensonge aux enfants et à Corisande.
— Me voici, pensa-t-il, en pleine bergerie ; je ne sais pas pourquoi je n’y rêverais pas une églogue fort innocente pendant deux heures. Ce sera comme un calmant sur mon dépit à propos d’Hortense et sur ma déception à propos de l’héritage.
Octave était, on le voit, fort éloigné d’encourager en lui-même une mauvaise pensée. À l’égard de toute autre pastourelle jolie, comme disaient les opéras-comiques de ce temps-là, il eût été probablement moins scrupuleux ; mais, tout soldat de l’Empire qu’il était, il avait conservé trop d’idées aristocratiques pour ne pas respecter une femme de son sang. Une proche parente qui portait son nom était presque une sœur à ses yeux. La veille, en la trouvant travestie en paysanne, il avait un peu oublié le degré de parenté ; mais, en regardant le portrait de son aïeule, autre fille des champs métamorphosée en grande dame, il avait retrouvé la notion des liens sérieux et respectables de la famille, et, s’il était un peu amoureux quand même, il ne se l’avouait pas et mettait tout sur le compte de l’amitié.
Comme il se dirigeait avec Lucien vers le logis, la petite, qui avait couru en avant, revint leur dire que la tante Corisande avait été laver.
— Oh bien ! dit Lucien, je sais où elle est, alors ! Venez avec moi… L’eau ne nous manque pas par ici, comme vous voyez, dit-il chemin faisant au capitaine ; car, outre la rivière et le ruisseau, nous avons encore une belle source.
Ils tournèrent encore quelques buissons, et Octave vit la demoiselle de campagne agenouillée devant la fontaine, savonnant et tordant les chemisettes, les fichus et cravates des enfants. Elle n’allait pas vite en apparence ; mais sa main adroite et sûre abattait beaucoup d’ouvrage en peu d’instants. Rien ne semblait pénible ni hâté dans son travail ; elle se plaisait peut-être à sentir ses mains dans l’eau limpide et à faire ruisseler sur ses bras les perles, irisées par le soleil, que soulevait son battoir. Un grand sureau semait sur elle des étoiles de lumière verte à travers ses feuilles découpées. Elle avait rabattu les barbes de sa coiffe sur son dos pour préserver son cou de la piqûre des cousins. Elle était aussi propre que la veille, mais encore plus rigidement austère dans sa mise, et, tout en travaillant, elle chantait à demi-voix, sur un air lent et mesuré, les paroles d’une chanson qui ressemblait à un noël.
Octave ne la trouva plus jolie à première vue ; mais, dès qu’elle le vit, elle sourit, et sa figure sévère prit une aménité sainte qui lui rendit son charme.
— Je ne peux pas vous tendre la main, lui dit-elle en se levant ; elle est trop froide et trop mouillée, mais je vous donne de tout mon cœur la bienvenue. Qu’est-ce qui vous amène donc par chez nous, mon cousin ? Ça n’est pas, j’espère, pour chercher noise ? Non ! vous m’avez juré d’être bon, et un homme n’a que sa parole.
— Je veux être bon, quand ce ne serait que pour vous entendre dire que je le suis, répondit Octave, et, si je suis venu ici, c’est que j’ai à vous parler.
— Soit ! reprit Corisande. Eh bien, vous allez venir à la maison. Enfants, courez mettre la nappe et rallumer le feu. On vous suit. Si c’est quelque chose de secret, ajouta-t-elle en étendant avec soin son linge mouillé sur les branches, dites-le-moi à présent pendant que les enfants n’y sont pas ; car les enfants, ça ne comprend pas et ça jase. Voyons, dites, mon cousin, ça a-t-il rapport à mon frère ?