La Famille de Germandre/12

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 233-254).



XII


Quelque disposé que l’on soit à se convertir, on ne se régénère pas en une heure, et Octave, bien que persuadé du raisonnement qu’il venait de faire, sentit quelque dépit de la froideur de sa cousine. Il ne pouvait supporter l’idée d’être dédaigné, et, sauf à jouer avec le feu, il eût voulu que son amitié fût accueillie avec plus d’empressement et de satisfaction.

Sans rien chercher ni préméditer, il retrouva la merveilleuse facilité qu’il avait pour taquiner et inquiéter, quand il se sentait inquiet lui-même, et, profitant du moment où les enfants portaient leurs écrevisses à la maison :

— Vous me demandiez, dit-il à Corisande, pourquoi, hier, j’étais très-jaloux de votre frère. N’avez-vous pas remarqué qu’il allait fort imprudemment sur mes brisées ?

— Je ne vous entends point, répondit mademoiselle de Germandre.

— Vous faites semblant, ma respectable tante ! vous avez bien vu que le chevalier devenait amoureux de notre cousine Hortense, tellement amoureux, qu’il n’avait pas la force de le cacher.

— Que me dites-vous là ? s’écria Corisande stupéfaite. Allons, c’est encore une fantaisie qui vous prend.

— Un accès ? Vous me croyez fou !

— Je vous crois bien léger en idées et en paroles quand vous vous y mettez ! Songez-vous à ce que vous dites ? Mon frère est veuf depuis si peu de temps…

— Combien ? Voyons !

— Huit ans. Ma belle-sœur est morte en mettant la petite au monde.

— Eh bien, huit ans, ça commence à compter. Son deuil est fini.

— Il l’a tant aimée, sa pauvre femme !

— Raison de plus pour en aimer une autre. Un homme ardent ne peut pas se passer longtemps d’aimer.

— Vous prenez mon frère pour une tête en feu ! vous ne le connaissez pas.

— Je le connais mieux que vous. Il suffit d’avoir vu ses yeux se fixer malgré lui sur madame de Sévigny pour être bien sûr qu’il y pense et qu’il y pensera longtemps.

— Longtemps ! toujours peut-être ! Vous croyez ça, vous ?

Il y avait plus d’inquiétude que de dénégation dans les interrogations de Corisande. Octave vit qu’il avait touché juste. Il ajouta :

— Madame de Sévigny est enthousiaste aussi ; vous avez dû vous en apercevoir.

— Elle a le cœur sur la main, reprit Corisande. C’est une femme qu’on peut bien aimer à première vue.

— Alors vous ne vous étonnez pas de ma jalousie ?

— Vous m’avez dit que vous ne l’aimiez plus.

— Je vous ai dit que je n’étais sûr de rien quant à mes sentiments pour elle. Par moments, je me crois guéri, et, tout d’un coup, je me sens furieux d’avoir un rival.

— Ah ! vous allez donc recommencer ? vous voulez me faire de la peine ?

— Et vous allez me haïr, me maudire… ou tout au moins me bouder ? Eh bien, j’aime mieux ça que vos grands airs d’indifférence.

— Je ne suis point indifférente pour vous. Je vous ai donné mon amitié sans vous connaître, ayant vu en vous un bon mouvement et beaucoup d’esprit. Si vous n’êtes pas un homme raisonnable, si vous ne pouvez pas dire ; « Voilà comme je pense et comme je veux me comporter, » je penserai que c’est bien dommage, et je ferai en sorte que mon frère ne revoie jamais madame Hortense, afin qu’il n’y ait point de fâcherie entre vous deux à son sujet.

Octave, voulant prolonger l’angoisse de sa cousine, ne répondit pas. Il s’était assis près d’elle sur un rocher et feignait de jouer avec sa moustache d’un air distrait, attendant que Corisande le suppliât plus tendrement.

Mais Corisande se taisait aussi. Elle avait été surprise par une idée nouvelle, et elle était absorbée dans ses réflexions. Était-il possible que madame de Sévigny et le chevalier fussent jamais mariés ensemble ? n’était-elle pas trop jeune pour lui ? n’était-il pas trop pauvre pour elle ? Corisande ne se rendait pas bien compte de la différence présumable de leurs goûts et de leurs idées. Son frère était un homme si supérieur à ses yeux, que ce devait être un grand bonheur pour une femme de lui appartenir : pourtant Hortense serait-elle assez raisonnable pour apprécier ce bonheur ?

Hortense avait charmé Corisande et elle l’aimait, surtout depuis qu’elle la sentait aimée de son frère ; car elle s’en apercevait après coup. Un mot d’Octave avait ravivé et rassemblé ses souvenirs de la veille. Ce mot lui expliquait tout ce qui l’avait frappée, tout ce qu’elle n’avait su que vaguement pressentir.

Elle était si bien envahie par cette pensée, qu’elle se prit à l’exprimer tout haut.

— Mon Dieu ! dit-elle parlant aussi bien à Octave qu’à elle-même, mon frère va donc être malheureux, à présent ? Il s’ennuiera dans sa maison, et le bonheur qu’il souhaiterait, on ne pourra pas le lui donner ? Non ! ça n’est pas comme vous dites ! Il a trop de raison, il aime trop ses enfants.

— Il y a un remède au chagrin que vous craignez, dit Octave, c’est que j’épouse Hortense.

— Mais, si elle ne veut pas de vous ?…

— Vous m’avez appris le moyen de me faire aimer. Je serai charmant avec elle.

— Et vous pensez que ça guérirait mon frère, de vous savoir heureux à sa place ? Moi, je crois qu’il serait mieux à vous comme à moi de les laisser s’aimer.

— Ce serait très-beau de notre part, assurément ; car je jouerais un rôle ridicule, et, quant à vous, il n’est pas sûr que votre vie de famille ne fût pas troublée par un si grand changement.

— Je ne pense point à moi. Tout me conviendra si mon frère est heureux !

— Mais je pense à moi, s’il vous plaît et je me demande ce qui me reviendra de mon sacrifice.

— L’amitié des autres.

— Les autres, les autres ! Si je ne me soucie que de vous, par hasard !

— Oh ! souciez-vous de moi, je ne demande pas mieux, dit Corisande en souriant avec simplicité ; vous aurez mon estime très-grande.

— Rien que votre estime ? L’amitié que vous venez de me retirer ne reviendra pas ?

— Elle est toute revenue si vous voulez aimer mon frère comme je l’aime.

— Savez-vous que j’en deviens jaloux, de votre frère ? Vous ne pensez qu’à lui, vous ne vivez que pour lui ! Cette amitié-là est si grande, qu’elle finira par endurcir votre âme à tout le reste, et voilà que je me mets à le détester de plus belle, ce rival qui m’enlève ou me ferme tous les cœurs !

Corisande vit clairement, au ton et à la physionomie d’Octave, que le fantasque jeune homme se remettait à lui faire la cour. Elle fut blessée de cette gageure méchante et puérile qui avait la vie ou le bonheur de son frère pour enjeu.

— Tenez ! lui dit-elle en se levant et en lui frappant sur le cœur avec une rusticité toute maternelle, vous n’avez point de ça, pauvre garçon ! l’esprit vous rendra bête et l’ennui vous tuera. M’est avis que voilà bien des paroles perdues, et que je ferais mieux d’aller préparer le dîner de mon frère, qui va sûrement rentrer. Si vous lui voulez chercher querelle, je ne vous en empêche pas. Il est bon pour vous répondre, et j’ai honte de vous avoir demandé grâce pour lui.

Corisande s’éloigna ; mais elle n’était pas si brave pour son frère qu’elle voulait le faire croire. Elle disparut dans les buissons, fit un détour et revint sans bruit regarder à la dérobée quelle figure faisait Octave après une pareille semonce.

Chose étrange, Octave pleurait comme un enfant. Tout ce qu’il avait de bonté et de loyauté dans l’âme se réveillait devant cette condamnation sévère, plus motivée par sa folle humeur que méritée par son vrai caractère. Il sentit en ce moment qu’il aimait Corisande d’une affection très-vraie, d’une amitié réelle devant laquelle l’amour dont il était capable ne jouais pas le principal rôle ; qu’il n’aimerait jamais mieux ni autant une autre femme, et qu’il venait de froisser le cœur qui lui était le plus nécessaire. Il eut un accès de colère contre lui-même et passa ses mains dans ses cheveux comme pour les arrachée. Il ne les arracha point ; mais il déchira son mouchoir, qui n’en pouvait mais, et, honteux des sanglots qui l’oppressaient, il se mit à marcher avec fureur le long du petit lac.

Corisande le perdit de vue et regagna la maison, contente de voir qu’il avait du cœur, certaine qu’il se repentait sincèrement d’une mauvaise pensée, mais ne voulant pas croire qu’elle fût aimée si sincèrement, et jugeant, dans tous les cas, qu’il ne fallait pas consoler et rassurer trop vite un enfant si terrible.

Elle eût été moins ferme si elle eût pu pressentir la vivacité des impressions de ce malheureux jeune homme. Octave sentait son malheur, et, par moments, désespérant de s’en corriger, il avait par grands accès le dégoût de la vie.

Il s’enfonça sous l’ombrage de ces vieux arbres qui fermaient d’une voûte impénétrable l’accès au soleil. Le sentier qu’il suivait devenait de plus en plus humide. Bientôt il se trouva sur une étroite chaussée entre deux lacs ; car le ruisseau, ayant rencontré là un entonnoir assez vaste, y avait installé aussi sa nappe transparente, et, à la suite des pluies d’orage, les deux réservoirs n’en faisaient qu’un. Les arbres se pressaient de plus en plus, les uns droits, élancés, cherchant l’air et la lumière et l’accaparant déjà aux dépens des anciennes souches qu’ils avaient dépassées. Ces vieillards bossus et décrépits tombaient étouffés sous le lierre qui les envahissait et hâtait leur ruine ; quelques-uns, déjà moitié morts et penchés d’une façon menaçante, nourrissaient, sur leur tige moisie, de hautes fougères et des iris que les débordements avaient apportés jusque sur leur tête. Les saules, pour échapper à l’ombre cruelle, se couchaient sur les rives jusqu’à en perdre l’équilibre, et quelques-uns, emportés par le poids de leur tête, avaient fléchi jusqu’à se submerger. Des couleuvres rampaient dans les broussailles avec un bruit sinistre. Au milieu de ce jour d’été, l’ombre était pénétrée d’un froid étrange.

Octave avait ce froid douloureux dans l’âme encore plus que sur les épaules ; il avançait toujours, cherchant instinctivement à sortir de ce bocage inondé qui l’enlaçait dans ses détours perfides, et qui prenait quelque chose de l’horreur d’une forêt vierge.

Ne voulant pas revenir sur ses pas, et le sentier s’effaçant sous l’herbe vaseuse, il vit quelques pierres qui promettaient une issue et sauta de l’une à l’autre ; mais il dut s’arrêter. Une trop grande distance le séparait de la dernière, et un élan mal réussi pouvait le précipiter dans un réseau inextricable de plantes aquatiques.

Il fallait se retourner pour revenir en arrière. Il s’aperçut alors que cela était très-difficile et même périlleux, la roche qui le portait étant fort étroite et enduite de cette verdure gélatineuse qui fait glisser si traîtreusement.

— Où me suis-je fourré ? se dit-il en prenant ses mesures pour ne pas tomber.

Et, comme il avait éprouvé un instant de crainte, il voulut s’en punir en bravant du regard l’espèce d’abîme, délicieux d’aspect, mais très-inquiétant de profondeur, où il se trouvait engagé.

L’anxiété se dissipa vite ; mais la tristesse le gagna ; une tristesse ironique et morne, plus pénible que la colère contre lui-même.

— Ceci ressemble, pensait-il, à l’étang magique où Mélusine se changeait en poisson tous les vendredis. On ne serait pas étonné d’y entendre le chant de la sirène et de découvrir qu’on y est retenu, comme on y a été attiré, par un charme funeste… Vraiment, pensait-il encore, tout ici suinte la pensée du suicide. En se laissant aller à un peu de vertige, on serait vite mort et enterré ; ces méchantes herbes ne vous permettraient pas de vous raviser, et rien ne servirait d’être beau nageur. Elles vous garderaient dans leurs mailles gluantes, et nul ne saurait peut-être jamais quelle fantaisie vous a pris de disparaître… On dirait de moi : « Il a déserté son drapeau pour cause de royalisme, » ou : « Il s’est battu avec le chevalier de Germandre pour les beaux yeux de madame de Sévigny, et le campagnard a bel et bien embroché l’enragé duelliste. » Beaucoup de gens ajouteraient que c’est fort bien fait. Qui me pleurerait ? Personne ! Mon cheval peut-être ! Mais il ne se laisserait pas mourir de faim. À qui suis-je nécessaire en ce monde ? On ne m’aime pas… Quelques bons camarades feraient mon oraison funèbre en disant : « Il était plus désagréable que mauvais, et parfois il nous faisait rire avec sa misanthropie. » Et Octave, rêvant tout éveillé, continuait :

— Ne me suis-je pas imaginé tout à l’heure qu’il y avait une personne disposée à me plaindre, à me réconcilier avec l’existence et à me garder un bon souvenir ? Eh bien, cette amie improvisée, cette sœur retrouvée comme dans un rêve, cette Velléda sortie d’un chêne où elle dormait depuis mille ans en attendant mon passage dans sa forêt enchantée, j’ai eu l’esprit de l’offenser, et la voilà qui rentre sous son écorce en me criant que l’esprit me rend bête et que l’ennui me tuera. Ma foi ! je ne lui en veux pas, elle a bien raison. Mais, moi, je connais un remède : ce serait de tuer l’ennui de vivre… Mon père n’était pas plus âgé que je ne le suis quand il tomba sous les balles dans la bruyère de Penmark ! ma mère est morte de chagrin ; j’ai traîné longtemps une existence misérable, tantôt caché par des paysans malpropres, tantôt recueilli par des bourgeois stupides, faisant peur à tous ceux qui s’exposaient pour me sauver, privé d’instruction, bon à rien, forcé de servir une cause qui n’était pas la mienne, de me battre pour des questions d’opinion avec des compagnons d’armes, et même, une fois, de tuer un garçon que j’aimais… et dont la figure m’apparaît souvent dans mon sommeil quand j’ai bu du punch pour m’égayer ! — Et on s’étonne que j’aie des idées sombres et l’esprit navré ! Pauvre Berthelot ! quel coup de sabre sur la tête ! Il me semble que ses yeux me regardent encore à travers des flots de sang. Oui ! certes, je les vois toujours ! je les vois au fond de cette eau noire ! Qu’est-ce que c’est ? quelle est la voix qui m’appelle d’en bas ?…

Je ne sais trop où ce tragique monologue mental aurait conduit le pauvre Octave, si, au lieu d’une voix fantastique, celle qui l’appelait n’eût été humaine et secourable. Il plongea un œil égaré vers une petite digue d’arbres noyés et de terres amoncelées par les dernières inondations, et il en vit sortir, sur un batelet, le chevalier de Germandre.

À peine rentré, le chevalier avait appris de sa sœur, qui commençait à s’inquiéter de ne pas voir reparaître Octave, que celui-ci était venu pour leur rendre visite, et, pressée de questions, Corisande, ne sachant point mentir, lui avait brièvement tout raconté.

Le chevalier avait eu le temps de faire ses réflexions en ramenant au petit trot sa vieille grise. Il s’était de nouveau armé de pied en cap contre les pièges de l’amour. D’ailleurs, quand il n’était plus en présence de son enchanteresse, il redevenait l’homme stoïque qu’il avait toujours été à la surface. S’il fut ému de tout ce qu’il entendit, il sut le cacher. Corisande ne lui tut qu’une chose : c’est qu’Octave eût mêlé des pensées d’amour pour elle à la confiance qu’il lui témoignait. Elle sentit que le chevalier ne serait pas indulgent pour une pareille faute, et elle lui laissa croire qu’il n’était venu que pour parler d’Hortense et pour tâcher de savoir si le chevalier avait des prétentions sur elle.

— Ce jeune homme est fou ! dit le chevalier en levant les épaules ; mais tu me dis que tu l’as sérieusement grondé de ses menaces contre moi et qu’il en a pleuré ? Il n’est donc pas méchant, et il faut le désabuser sans se courroucer contre lui. D’ailleurs, il est notre hôte et tu as eu tort de ne pas lui envoyer plus tôt Lucien pour le ramener à la maison. Je vas le chercher ; j’espère bien qu’il n’osera pas m’entretenir des sottises qu’il t’a débitées à propos de notre cousine Hortense ; mais, s’il le fait, je te promets de lui répondre avec douceur et d’être sage pour deux.

— Mais que lui direz-vous pour éviter cette querelle que je crains toujours ?

— Je lui dirai que j’ai trente-huit ans, que je suis pauvre et que je ne compte jamais rencontrer l’occasion de revoir madame de Sévigny.

— Pourrez-vous lui jurer, reprit Corisande s’efforçant de lire dans les yeux de son frère, que vous n’avez point l’idée de vous remarier ?

— Parfaitement ! reprit le chevalier avec plus de vivacité qu’il n’était nécessaire ; car, si j’avais une pareille idée, je la chasserais comme il me convient de le faire. Reste là, amuse la petite pour qu’elle ne me suive pas. Tu dis que tu as vu ce beau capitaine s’en aller du côté des écluses ? J’y vas bien vite !

Corisande, voyant son frère très-calme, ne s’inquiéta pas davantage, et alla avec Margot s’assurer que Lucien soignait bien la grise.

Le chevalier ne chercha pas longtemps Octave. Il vit la trace que ses petits talons de botte avaient laissée sur le sable, et bientôt il l’aperçut au bout de la chaussée, où il s’était imprudemment aventuré. Il détacha vite sa nacelle de pêche et se hâta d’aller délivrer son hôte, tout en lui criant de l’attendre et de ne pas bouger.

Octave fut très-honteux quand il reconnut la personne qui venait l’arracher à un péril plus sérieux qu’il ne l’imaginait. Ses idées de suicide, comparées à la sérénité d’un homme beaucoup plus éprouvé que lui par la destinée, lui parurent lâches. Son premier mouvement fut donc de donner un air riant et ouvert à sa physionomie bouleversée ; il n’eut pas le temps de se demander si le chevalier, averti par sa sœur, venait lui porter secours ou lui demander réparation. Il vit bientôt que, si Corisande avait parlé, elle n’avait pas tout dit ; car le chevalier n’avait rien d’hostile dans les manières.

— Vous aviez entrepris là, lui dit celui-ci en le faisant entrer dans la barque, une singulière promenade ! C’est un endroit où l’on prendrait un bain fort désagréable.

— J’avais une idée sotte, mais une idée fixe, répondit Octave, qui redoutait beaucoup de laisser pressentir son exaltation. Je voulais trouver l’issue de ce labyrinthe aquatique. C’est fort mystérieux, votre propriété, mon cousin ! Est-ce que ça va très-loin comme ça ?

— Assez loin, dit le chevalier ; mais, si vous voulez débarquer à l’autre bout, prenez l’autre perche, et, à nous deux, nous en sortirons dans dix minutes. Hé ! ne vous penchez pas tant, ne cherchez pas le fond ! Il y a au moins trente pieds par ici. Occupez-vous seulement d’éviter les chocs du rivage ; je vais diriger ma pirogue.

— C’est une pirogue, en effet, reprit Octave. C’est creusé dans un gros arbre ?

— Oui, je me suis amusé à cela. C’est commode pour la pêche à la ligne, et aussi pour la chasse aux sarcelles.

Il y en a beaucoup, je le vois ! C’est un endroit étonnant et qui ne ressemble à rien.

— C’est un endroit bien négligé, bien abandonné, comme vous voyez ! Il faudrait beaucoup de dépenses pour tracer un cours régulier à toutes ces eaux et pour les empêcher de se répandre en marécages dans le bois… Mais… à la campagne, on n’arrive jamais à tout faire !

— Vous manquez de bras dans le pays ?

— Nous manquons surtout de ce qui met les bras en mouvement, répondit en souriant le chevalier, qui n’aimait pas beaucoup à faire l’aveu de sa misère, parce qu’il craignait d’avoir l’air de s’en plaindre, mais qui n’en rougissait pas.

— Ceci, reprit Octave, qui s’aperçut de sa gaucherie, perdrait probablement beaucoup à être desséché et ensemencé. Vous devez y récolter en gibier et en poisson…

— De quoi manger tous les jours, répondit M. de Germandre ; c’est quelque chose, et, d’ailleurs, je vous confesse que j’aime cet endroit sauvage, où personne autre que moi ne s’aventure. C’est un parc un peu triste… mais il a ses beautés. Si vous voyiez cela au cœur de l’hiver, quand la pleine lune brille sur les glaçons qui pendent de toutes les branches, et qu’il faut se frayer un chemin dans ces girandoles !… et, au printemps, toutes ces petites familles d’oiseaux aquatiques qui sortent des buissons avec leur duvet de la veille !… Dans les grands orages, ça devient plus sérieux ; il s’établit des courants qui mèneraient ma pirogue un peu trop vite si je ne les connaissais pas ; mais, dans un jour calme comme celui-ci, quand les lacs peuvent être réglés à un niveau toujours frais par les petites cascades de l’écluse, on n’est pas fâché de trouver à sa porte une solitude si profonde.

— Vous avez l’esprit poétique, mon cousin, reprit Octave, et je me sens gagné par votre sentiment de la nature. Tenez, n’allons pas plus loin ; n’atteignons pas les limites de votre empire. J’aime mieux me persuader que ces grottes de feuillage conduisent vers la demeure inaccessible de quelque nymphe jalouse de se dérober à nos regards.

— Eh ! eh ! dit en souriant le chevalier, vous avez là une idée que j’ai beaucoup caressée dans ma jeunesse ; avant d’avoir réussi à me construire une nacelle, je n’avais jamais (ni moi ni personne) exploré certains recoins de ces eaux dormantes, et, la première fois que je pus aller partout, ce fut avec une peur superstitieuse, comme si j’allais profaner le palais des ondines. Mais vous avez raison : ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve, et nous ferons bien de revenir pour ne pas découvrir un champ de sarrasin au bout de ma forêt enchantée.

Il fit tourner la barque, qui, entraînée par un courant insensible, descendit mollement et lentement vers l’écluse. Ils avaient déposé leurs perches et s’étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, chacun s’attendant à une explication qu’aucun d’eux ne se sentait disposé à provoquer. Octave voyait bien que sa visite inattendue était une sorte d’extravagance s’il n’y donnait un prétexte ; mais il eût fallu savoir comment mademoiselle de Germandre l’avait présentée à son frère. De son côté, le chevalier croyais en savoir assez pour ne devoir paraître s’étonner de rien, et, n’ayant rien à confesser, rien à expliquer, il se tenait prêt à répondre doucement à une investigation quelconque.

La situation devenait délicate, et le silence, en se prolongeant, semblait la rendre insoluble, lorsque le jeune capitaine, se voyant à bout d’expédients préparés en pure perte, se décida à une ouverture hardie et sincère.