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La Famille de Mourtray/1/1

La bibliothèque libre.
Traduction par É*** A*****.
chez l’Ouvrier, libraire (p. 13-39).


CHAPITRE PREMIER.


Depuis plusieurs siècles la famille de Mourtray étoit établie à Downton-Hall, dans l’une des provinces septentrionales de l’Angleterre. Le rang qu’elle y avoit tenu autrefois, quoiqu’il ne fût pas le premier du pays, avoit été assez considérable pour lui donner une très-grande influence ; mais l’attachement de cette famille à la cause royale, au milieu des guerres civiles, avoit entraîné dans sa fortune une diminution qui l’avoit fait décheoir de son ancienne splendeur. Cependant elle conservoit encore, parmi la noblesse du voisinage, une considération bien supérieure à celle qui s’attache ordinairement aux grandes maisons ruinées. C’étoit surtout dans la moyenne classe des anciens habitans de la province, que le nom de Mourtray avoit gardé son antique prépondérance : ils savoient que de tout temps leurs ancêtres avoient trouvé dans cette famille, des amis et des protecteurs, et que le défaut de moyens mettoit seul des bornes à sa munificence naturelle.

Un revenu de six cent livres sterling étoit tout ce qui restoit depuis bien long-temps aux nobles propriétaires de Downton-Hall : toutefois ce foible patrimoine leur avoit suffi pendant plusieurs générations, pour vivre avec aisance, et exercer une honnête hospitalité, jusqu’à ce que les progrès rapides du luxe dans les derniers temps, et l’accroissement considérable du numéraire mis en circulation, eussent fait monter à un tel point le prix de toutes les choses nécessaires à la vie, que cette modique fortune devenoit à peine suffisante à des gentilshommes, pour conserver quelque chose des convenances de leur état. L’histoire que l’on va lire, commence à cette époque.

Le seigneur actuel, qui n’étoit d’abord qu’un cadet, avoit passé sa jeunesse au service, où la modicité de sa fortune n’avoit pas été un foible obstacle à son avancement. Devenu chef de la famille, par le décès de son frère aîné, il fut bien aise, à la paix, de quitter une profession dont il étoit depuis longtemps dégoûté.

Son premier soin fut d’épouser une jeune demoiselle très-peu riche, pour laquelle il avoit conçu de l’inclination lorsque tous deux étoient encore extrêmement jeunes : il résolut de se retirer avec elle à Downton, et de suivre la bonne vieille coutume de ses aïeux, en résidant toute l’année à la campagne.

Ce plan, dans le principe, n’éprouva pas d’opposition de la part de la nouvelle mariée. Elle sortoit d’une situation si désagréable ! Forcée, pour exister, d’accepter un asile chez un vieux oncle d’un caractère dur et difficile, elle considéroit à peine la protection qu’il lui accordoit comme un dédommagement des soins qu’il exigeoit d’elle, et des contrariétés qu’il lui faisoit éprouver. Elle avoit passé plusieurs années dans cet esclavage, et voyoit avec chagrin que la fleur de sa jeunesse commençoit à se flétrir, sans que la position de son amant, ni la sienne, lui permît de concevoir l’espérance d’un meilleur sort. Lors donc qu’un événement inattendu vint décider son établissement : elle se trouva si heureuse de devenir l’épouse de l’homme qu’elle aimoit, et d’avoir en propre une maison et une volonté, qu’elle ne concevoit pas même la possibilité de désirer jamais le moindre changement de destinée. Le plan de vie de Mourtray présentoit d’ailleurs à sa jeune compagne l’attrait de la nouveauté. Jusqu’alors elle avoit presque toujours habité Londres, où elle avoit été jetée sans plaisir dans le tourbillon de la société, parce que son oncle, qui aimoit les distractions bruyantes, l’emmenoit partout avec lui, sans consulter son goût ; il n’étoit donc pas étonnant que son imagination lui peignît en beau le doux repos de la campagne, les plaisirs simples qu’on y goûte. et le bonheur de respirer un air pur.

On étoit dans la plus jolie saison de l’année : après un voyage agréable, mistriss Mourtray découvrit enfin sa nouvelle habitation, située au milieu de collines fertiles, mais dont l’amphithéâtre prolongé ménageoit à peine à l’œil une échappée de vallon où l’on apercevoit quelques hameaux clairsemés. L’uniformité des collines n’étoit rompue que par des lisières étroites de terres labourables, et par quelques pins qui sembloient avoir été répandus ça et là, plutôt en quelque sorte pour guider le voyageur, que pour orner le paysage.

Tout sauvage qu’il étoit, ce site parut charmant à mistriss Mourtray ; et quoique le château de Downton n’eût pas à s’enorgueillir des faveurs de la nature, les traces qu’il présentoit d’une culture supérieure à celle des terres adjacentes, lui donnoit un air de distinction qui, au premier aspect, prévint en sa faveur la nouvelle maîtresse du lieu.

Mais son plaisir n’était rien, comparé à celui de M. Mourtray. Chez lui, la possession de Downton se lioit à toutes les délicieuses idées d’amour, de liberté, d’indépendance ; elle se rattachoit au souvenir touchant de son jeune âge, à l’image respectée de ses vieux parens, à celle de l’ancienne splendeur de sa famille, enfin à mille petits plans d’amélioration qu’il s’étoit promis secrètement de réaliser s’il étoit jamais assez heureux pour posséder les deux objets les plus chers à son cœur, la femme de son choix et le domaine de ses pères.

Mistriss Mourtray, malgré son espèce de prédilection pour Downton-Hall, ne remarqua pas sans quelque surprise, la dégradation du château ; mais monsieur Mourtray la lui fit envisager comme un signe précieux et respectable d’antiquité ; il lui persuada aussi facilement qu’un enclos de trente acres de prairies négligées, avoit toute l’apparence d’un parc, et qu’une petite plantation d’ifs et de sapins, à laquelle aboutissoit un potager entouré de murailles de terre, pouvoit le disputer aux lieux de plaisance les plus renommés des trois royaumes. Enfin, l’admiration des deux époux s’épuisoit à l’aspect d’un taillis qui bornoit leur domaine, et qui étoit réellement joli, ou qui peut-être le paroissoit parce que c’étoit le seul que l’on trouvât à plusieurs milles de distance.

Mais tel est l’ordre naturel des choses ; le plus haut période de l’engouement est bientôt suivi de son déclin. Conserver au même degré ses affections dans le cours monotone d’une vie tranquille, est un effort qui n’appartient guère à la changeante humanité. Insensiblement les charmes de Downton commencèrent à s’affoiblir, surtout dans l’esprit de mistriss Mourtray. L’accroissement de sa famille fit naître de nouveaux besoins et de nouveaux désirs.

Mourtray persista seul à dire, et peut-être à penser qu’il ne donneroit pas son château pour la plus belle propriété de l’Angleterre. Il convenoit cependant que c’étoit dommage qu’il n’eût pas quelque peu d’argent à y dépenser en réparations, dont le sien avoit certainement besoin ; et quoiqu’il ne voulut point lui donner un extérieur moderne, encore moins l’embellir comme la maison de campagne d’un financier, il ne trouvoit pas hors de propos que l’intérieur des appartemens fût un peu restauré et proportionné du moins à la dignité imposante de l’édifice. Les terres lui paroissoient aussi susceptibles de quelque amélioration ; pour le présent, il étoit forcé d’avouer qu’elles présentoient un aspect un peu négligé.

Mais ces regrets lui échappoient rarement, à moins qu’il ne fût contrarié à l’excès par l’intempérie de la saison, ou que quelque chose n’allât pas bien dans l’exploitation rurale. Avec un jugement exquis, il possédoit une grande égalité d’humeur et une tranquillité d’esprit imperturbable, qui le rendoit insensible aux petits événemens, peu soucieux des bagatelles (ces fléaux de l’homme heureux), et qui le disposoit en général à être content de tout ce qui l’environnoit. Cette difficulté qu’il éprouvoit à ouvrir son âme à des impressions nouvelles, lui faisoit conserver avec plus de persévérance et de ténacité celles qu’il avoit reçues. De là vint qu’après son mariage, quoiqu’il découvrit que mistriss Mourtray n’étoit pas précisément telle que sa jeune imagination la lui avoit dépeinte, il continua d’éprouver pour elle l’attachement le plus tendre, lors même que ce sentiment eut cessé d’être de l’amour.

Passionné pour l’agriculture, dont il connoissoit beaucoup mieux la théorie que la pratique ; amateur éclairé de la musique et de la littérature, il trouvoit en lui-même une source intarissable d’occupation et d’amusement.

Trop fier pour rechercher la société des grands, avec lesquels ses moyens ne lui permettoient pas de figurer convenablement ; trop difficile pour se plaire dans celle de quelques voisins agrestes et illettrés, qui ne pouvoient sympathiser aucunement avec lui, ses liaisons étoient extrêmement circonscrites, et il avoit contracté l’habitude de vivre, autant qu’il étoit possible, en famille. Ses promenades s’étendoient rarement au-delà de son exploitation ; et comme il n’aimoit pas la chasse, il n’avoit aucune dépense à faire en chiens et en chevaux.

Mistriss Mourtray partageoit bien ses regrets sur la modicité de leur fortune ; mais elle n’étoit pas d’accord avec lui sur l’emploi qu’il faudroit faire de leur aisance : elle étoit convaincue qu’on pouvoit mieux dépenser son argent qu’à réparer un vieux manoir situé dans un désert, ou à donner de l’amélioration à des dépendances que nul regard humain n’étoit destiné à contempler. La privation d’une voiture étoit un de ses chagrins les plus vifs ; elle se ressouvenoit que, pendant sa jeunesse, elle avoit celle de son oncle à sa disposition ; immédiatement après son mariage, elle se trouvoit fort contente d’un modeste wisky que traînoit un vieux cheval aveugle ; peut-être même eût-elle été satisfaite alors d’une humble cariole, où elle eût vu son mari assis à son côté, mais ce temps n’étoit plus ; ses vœux avoient pris un plus haut essor ; elle souhaitoit présentement une voiture plus commode ; n’eut-elle qu’une chaise de poste, disoit-elle souvent, elle seroit complètement heureuse. Un attelage de deux chevaux forts et choisis, observoit-elle, serviroit à la fois à la culture et au harnois, alors on pourroit faire de temps en temps quelques promenades, ne fût-ce que pour amuser les enfans ; cette dépense et celle d’une chaise seroit fort peu de chose ; l’hiver du moins seroit un peu plus supportable, et l’on ne resteroit pas toujours claquemuré tristement au logis. Mourtray ne répondoit à ces observations et à toutes celles du même genre, qu’en secouant la tête d’une manière très-significative. Son caractère, son humeur, ses inclinations formoient un parfait contraste avec celles de sa moitié. Des riens devenoient pour elle des choses de conséquence, et les objets d’une importance réelle glissoient légèrement sur son esprit ; elle étoit perpétuellement en haleine et en agitation pour des vétilles, tandis qu’elle étoit incapable de se fixer à aucune occupation sérieuse. Douée d’une santé excellente, dont la force ajoutoit à sa vivacité naturelle, elle étoit beaucoup plus jeune qu’elle n’eût dû l’être à son âge. Aussi, dès que l’amour eut cessé d’être le principal mobile de son existence, elle ressentit avec une impatience toujours croissante, le besoin de la société, et celui de ces dissipations qu’elle croyoit être faites pour elle, comme si elle eût toujours été dans son printemps. Depuis longtemps elle négligeoit les talens que jadis elle avoit possédés, et qui n’avoient pas moins contribué que sa beauté à lui gagner le cœur de son mari. Le moyen, disoit-elle, de cultiver des fleurs dans un désert l Son bon naturel et ses inclinations honnêtes suffisoient en général pour la préserver de tout écart, parce qu’elle n’étoit pas livrée à la tentation ; sans cela, aussi ; peu maîtresse d’elle — même qu’elle l’étoit, elle eût couru grand risque d’errer, tout en détestant le vice. Accoutumée par Mourtray à être traitée comme un enfant gâté, il lui arrivoit quelquefois, pour des bagatelles, de mettre sa patience a l’épreuve ; mais, moitié par habitude, moitié par bonté d’âme, il n’en ressentoit qu^une impression légère et fugitive.

Cependant chaque année ajoutoit au mécontentement de mistriss Mourtray, pat la diminution qu’apportoit à ses ressources l’accroissement successif de sa famille. Bien différente de son époux, elle ne s’occupoit en cela que du présent, tandis que celui-ci dirigeoit toutes ses pensées et toutes ses inquiétudes vers l’avenir. Mais le plus grand nombre de leurs enfans mourut en bas-âge ; deux seulement, un fils et une fille, atteignirent Page mûr. L^éducation du premier ne pouvoit manquer d’entraîner des dépenses onéreuses ; mais Mourtray qui lui-même en avait reçu une excellente, considéroit avec raison cet avantage comme l’un des plus précieux, et il retrancha dans ses dépenses quelques superfluités, il se restreignit même sur le nécessaire, afin de placer d’abord son fils Henry au collège de Winchester, et ensuite de l’entretenir décemment à Oxford.

Henry étoit un jeune homme très-vif, et quoiqu’il ne méconnut pas absolument les sacrifices que son père faisoit pour lui, l’aversion que lui inspiroit l’étude, étoit trop décidée pour qu’il put faire des progrès. Peut-être sa mère avoit contribué en partie à cette indolence ; il avoit toujours été son favori y à la maison elle ne souffroit jamais qu’on le contrariât, à moins que lui même ne fût en opposition avec elle ; souvent elle faisoit entendre qu’elle ne concevoit pas pourquoi l’on s’obstinoit à le diriger vers une profession quelconque, tandis qu’il étoit destiné à être un jour propriétaire de Downton. Ce langage étoit plus qu’indiscret ; Henry, cependant eut assez de bon sens pour reconnoître la nécessité de se créer des ressources, et il promit d’étudier les lois.

Mourtray se chargea lui-même de l’éducation de sa fille, et cette entreprise n’étoit pas au-dessus de ses forces ; car pendant tout le temps qu’il avoit passé à l’armée, au lieu de se jeter, comme la plupart de ses camarades, dans la dissipation et dans le libertinage il avoit employé tout son loisir à la littérature et à la musique ; il étoit devenu très-fort sur plusieurs instrumens, avoit beaucoup lu, écrivoit avec correction et élégance, et, comme il étoit doué d’une excellente mémoire, il fit bientôt d’Emma une écolière accomplie. Elle avoit des dispositions si heureuses, que son père, en dirigeant son éducation, continua bientôt par goût la tâche que, dans le principe, il s’étoit imposée par devoir. Les avantages qu’elle acquéroit ainsi étoient très-differens de ceux que procure la méthode frivole et superficielle des éducations à la mode. Le premier soin de Mourtray fut de graver dans son jeune cœur de claires et solides notions de la religion et de la morale ; et le second, d’orner son esprit par un dépôt choisi de connoissances utiles et agréables. Quelque passionné qu’il fut pour la musique, il ne souffroit pas qu’elle y consacrât assez de temps pour négliger des objets d’une plus haute importance ; quoiqu’il en soit, les dispositions qu’elle avoit, son application, et les leçons paternelles firent d’elle une virtuose passable.

Le hasard vint servir merveilleusement le désir qu’elle avoit d’étendre ses connoissances, particulièrement dans les langues. Un prêtre français, émigré, vint chercher un asile dans une petite ville, à deux milles seulement de Downton ; il étoit homme de lettres ; parloit et écrivoit sa langue avec la plus grande pureté, et en connoissoit toutes les finesses ; il étoit instruit pareillement en histoire, en géographie, en histoire naturelle, et dessinoit très-bien.

Le déplorable état d’indigence auquel il étoit réduit, le forçoit à chercher des moyens de subsistance, en donnant des leçons de français ; mais dans le lieu misérable de sa retraite, si peu de personnes avoient les moyens ou la volonté de payer la foible rétribution qu’il exigeoit, que le pauvre homme seroit probablement mort de faim, si Mourtray ne l’avoit engagé à donner des leçons à sa fille, et M. du Masson fut trop heureux de faire l’acquisition d’une jeune écolière si intelligente et si aimable.

Dans les premiers temps il se rendoit tous les jours à Downton ; son salaire à la vérité n’étoit pas considérable, mais on l’invitoit fréquemment à dîner, et jamais invitation ne pouvoit venir plus à propos ; ensuite, lorsqu’il devint plus familier dans la maison, on le retint quelquefois à passer la nuit, quelquefois même on le garda plusieurs jours de suite lorsque le temps était mauvais ; on imagine aisément que le maître et l’écolière s’en trouvoient bien.

La danse étoit le seul talent agréable qu’aucun des deux précepteurs d’Emma ne fut en état de lui donner, et probablement elle ne l’eut acquis que fort tard sans une circonstance dont on va parler.

À trois milles de Downton étoit situé un château magnifique, appelé Wilmington-Park, appartenant à un gentilhomme qui vint rendre visite à Mourtray, lorsque celui-ci s’établit à Downton ; depuis ce temps il s’étoit fait entr’eux un échange annuel de visites, toujours avec la plus grande cérémonie, et sans que souvent ils se rencontrassent. La communication étoit moins intime encore entre les deux dames, car milady Wilmington s’étoit fait une règle de ne jamais rendre visite aux personnes de la province, quoiqu’elle les reçut à sa table à des jours fixes ; mais, parmi les convives, le nombre des hommes excédoit toujours de beaucoup celui des femmes.

Que mistriss Mourtray ait été tentée d’aller grossir la cour de Wilmington, c’est ce qu’on ignore ; mais son mari tranchoit toute difficulté, en protestant qu’elle n’iroit point.

Il arriva que la chapelle de Wilmington eut besoin d’être entièrement réparée ; ce qui obligea la comtesse de daigner se rendre à sa paroisse qui étoit aussi celle de Downton-Hall, et où elle vit, pour la première fois, mistriss Mourtray, avec la petite Emma, âgée alors de dix ans ; les grâces et la figure de l’enfant la frappèrent ; car elle avoit la plus grande prédilection pour la beauté, et elle ne put s’empêcher de s’arrêter devant le banc de Mourtray, ainsi que ses deux filles dont la plus jeune saisissant la main d’Emma, protesta qu’elle ne s’en retourneroit pas sans elle. Mourtray lui dit en souriant que c’étoit impossible ; et pourquoi, s’écria lady Wilmington, qui ne pouvoit commander à son ravissement, pourquoi impossible ? Alors réfléchissant qu’elle n’avoit fait nulle attention à mistriss Mourtray, et que toutes ses politesses s’étoient adressées au mari, elle ajouta, en se tournant vers elle avec un sourire gracieux, quoiqu’elle ne lui adressât pas directement la parole : peut-être mistriss Mourtray aura la bonté de condescendre au désir de ma fille, et de me confier son aimable enfant ?

Mistriss Mourtray étoit prête à donner son consentement ; mais son mari se rendit plus difficile ; il fit plusieurs objections ; lady Wilmington, piquée, vouloit ne pas insister ; mais lady Isabella, sa fille, réitéra si vivement ses instances, auxquelles Emma joignit timidement les siennes, que Mourtray se rendit enfin ; il fut convenu, comme les jours alors étoient courts, qu’Emma passeroit la nuit à Wilmington, et que ses jeunes hôtesses la rameneroient chez elle, en voiture, le lendemain matin.

Cette visite fut un événement très-agréable pour Emma ; elle fut suivie de plusieurs autres, auxquelles Mourtray n’objecta plus rien ; lady Wilmington, aussitôt après la première, s’étoit rendue, dans sa calèche, à Downton, où elle étoit restée au moins dix minutes.

Mistriss Mourtray se hâta de lui rendre sa visite, et bientôt elle eut la satisfaction d’être invitée au plus prochain dîner public, où son mari l’accompagna, non sans répugnance.

Les relations entre les parens en demeurèrent là ; mais les enfans continuèrent de se voir beaucoup ; et la comtesse ayant engagé un excellent maître de danse à séjourner quelque temps chez elle, proposa, pour donner de l’émulation à ses filles, qu’Emma partageât cet exercice ; ce qui fut agréé par M. et mistriss Mourtray. Le premier cependant étoit fâché d’une circonstance qui éloignoit pour long-temps sa fille de ses yeux ; il n’approuvoit pas qu’elle passât souvent huit ou quinze jours avec des personnes d’un ton si différent de celui auquel sa fortune l’appeloit.

Mistriss Mourtray fut d’abord blessée du peu d’attentions qu’avoit pour elle la famille de Wilmington ; insensiblement elle s’accoutuma à des procédés qui furent les mêmes pendant plusieurs années. La nouvelle de l’arrivée de ses voisins dans la province, ne manquoit jamais de la mettre en grand mouvement ; la semaine suivante, le vieux cheval aveugle la traînoit régulièrement à Wilmington, où, à cause de sa fille, on lui faisoit la grâce de l’admettre ; mais l’accueil des dames étoit si froid et si maussade, qu’elle se trouvoit toujours dégagée d’un grand poids quand la visite étoit faite et rendue.

À la grande satisfaction de Mourtray, elle avoir cessé depuis long-temps de se rendre aux dîners publics, ne voulant pas étaler aux yeux une garde-robe antique. Cependant on lui doit cette justice, qu’elle étoit disposée à endurer plusieurs mortifications personnelles pour l’avantage de sa fille, qui continua d’être la compagne favorite des jeunes ladys Fontelieu, filles du lord Wilmington, jusqu’à ce qu’elle eût atteint sa quinzième année, époque à laquelle la famille du lord se rendit en Irlande ; trois années s’écoulèrent avant son retour.

Emma fut transportée de joie à la nouvelle de l’arrivée de ses amies ; mais cette ivresse fut de courte durée ; car elles ne parurent pas du tout disposées à se souvenir de leur ancienne intimité. L’aimable enfant qui les avoit amusées étoit devenu présentement une jeune personne belle et accomplie ; ce qu’elles ne surent cependant que par la renommée ; car quoiqu’elles fussent depuis plusieurs semaines dans la province, elles avoient toujours trouvé divers prétextes pour ne faire à Emma, et ne recevoir d’elle aucune visite.

Une petite esquisse de la famille de Wilmington, pourra jeter du jour sur les motifs d’une telle conduite.