La Famille et la jeunesse d’Henri de Rohan/01

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La Famille et la jeunesse d’Henri de Rohan
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 46-70).
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LA
FAMILLE ET LA JEUNESSE
D’HENRI DE ROHAN

I.
LA FAMILLE.

La maison de Rohan est une des plus illustres de la Bretagne. Un généalogiste en fait remonter l’origine à Ruhan ou Rohan, fils puîné de Conan Mériadec, premier roi de Bretagne, et d’Ursule, fille d’un roi d’Angleterre, environ vers l’an 400, quelque peu avant la naissance de la monarchie française. Dom Lobineau, dans son histoire, dit qu’un vicomte de Porhoët bâtit le château de Rohan vers la fin du XIe siècle; ses descendans prirent le nom de Rohan. Le père Anselme fait remonter la généalogie de cette famille à Guetenoch, vicomte de Porhoët, qui vivait en l’an 1026.

Alain, huitième du nom, servait sous Bertrand Du Guesclin et sous Olivier de Clisson; il épousa Béatrix de Clisson, la fille et l’héritière du connétable : le domaine et le château de Blain entrèrent ainsi dans la maison de Rohan. Le château avait été construit dès 1108 par Alain Fergent à son retour de la première croisade; on trouve dans la tour ronde dite du Pont-Levis des M couronnés accostés du lion armé, couronné et lampassé d’or, qui appartiennent aux Clisson[1].

Le connétable Olivier avait fort agrandi le château : après la bataille d’Auray, où il perdit un œil, il avait demandé au duc de Bretagne de lui donner le château du ; Gavre avec la forêt; « à quoy luy respondit ledict duc qu’il l’avoit donné au capitaine Chandos, Anglais; à quoy ledict messire Olivier respondit par telles paroles :— Je donne au diable, si jà Anglais sera mon voisin. — Et sur tant s’en partit ledict messire Olivier avec une grande compaignie de gens de guerre et vinct audict lieu du Gavre, et brusla et fict brusler ladicte place et chasteau, et ce faisant s’en alla à Blaing, et peu de temps après il fit prendre et emporter grand nombre de pierres du chasteau au Gavre, au lieu dict de Blaing, auquel il fist faire partie du chasteau de Blaing (la tour du connétable)[2]. » Le connétable habitait plus souvent Josselin que Blain; il mourut à Josselin en 1407.

Alain IX et Jean II de Rohan habitèrent constamment Blain. Les fils de ce dernier n’eurent point d’enfans, et Anne de Rohan, l’aînée de ses filles, épousa Pierre de Rohan, seigneur de Frontenay, de la branche cadette de Rohan-Gyé. C’est de cette Anne de Rohan et de son cousin que descendirent tous les autres vicomtes et plus tard le duc de Rohan.

Le dernier Rohan de la branche aînée, Jacques, était très faible d’esprit. Il avait un frère dans les ordres, évêque de la Cornouailles : comme lui-même n’avait pas d’enfans, son père avait stipulé dans le contrat de mariage d’Anne de Rohan (27 septembre 1515) que, s’il ne restait point d’héritier direct de son nom, le sieur de Frontenay, qui épousait sa cousine Anne de Rohan, et leurs enfans, prendraient et porteraient le titre et les armes des vicomtes de Rohan.

Pierre de Frontenay, le chef de cette nouvelle lignée, fut tué à la bataille de Pavie (1525). Sa veuve Anne ne lui survécut pas longtemps; dans son testament, elle recommanda ses deux enfans, encore en bas âge, à Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Ier « En recommandant mesdicts enfans à ladicte dame et à mondict bon cousin, monsieur de Rieulx, requérant icelle dame me pardonner la hardiesse que je prends lui faire ceste requeste; que je luy supplye me octroyer par sa charité et bonté dont par cy devant a usé envers moy. »

On va voir que ces quelques lignes tracées par une main déjà défaillante eurent des effets considérables : la destinée a des mystères merveilleux. Ce fut sans aucun doute l’influence de Marguerite de Navarre qui inclina une des plus antiques maisons bretonnes vers les idées religieuses qui commençaient à se répandre en Europe.

Marguerite de Navarre fut une mère plutôt qu’une tutrice pour René de Rohan, l’aîné des deux orphelins confiés à sa garde[3]. Elle lui choisit pour femme Isabel d’Albret[4], fille de Jean d’Albret, roi de Navarre ; elle maria aussi Jacqueline de Rohan, fille de François de Rohan, seigneur de Gyé, à François d’Orléans-Longueville, marquis de Rothelin. Comme Isabel d’Albret, la marquise de Rothelin devint une des plus ferventes adeptes de la réforme. Marguerite de Navarre alla vers 1537 à Blain faire une visite à sa belle-sœur, et son séjour valut à Blain l’honneur d’une visite royale. Le roi Henri II alla chasser à Blain après avoir été visiter à Châteaubriant le connétable de Montmorency. « Le haut et puissant seigneur de Rohan, prince breton très illustre, faisait grand appareil pour dignement recevoir le roy en ses maisons de Blain et de Fresnay, ce qu’il fit très honorablement, tenant en grande libéralité maison ouverte à toute la noble suite du roy, par l’espace de dix à douze jours, durant lequel temps le roy, la reyne, les princes et gentilshommes, prenaient leur plaisir et exercice ordinaire, au déduict de la chasse, à quoy les terres dudict seigneur de Rohan sont fort aptes et convenables ; et de là délibéra le roy défaire sa dicte entrée à Nantes[5]. »

On ne sait presque rien du jeune René de Rohan. Le père Taillandier raconte seulement qu’il reçut en 1548 à Morlaix la jeune reine Marie Stuart. « Le vicomte de Rohan, son parent, alla la recevoir à la descente du vaisseau, et lui fit une entrée solennelle dans Morlaix. Cette princesse étant déjà dans la ville et pressée d’entrer au logement qu’on lui avait préparé, le pont sur lequel elle venait de passer, se trouvant trop chargé, se rompit et tomba dans la rivière. Les Écossais de la suite de la reine, s’imaginant qu’on en voulait à la liberté de cette princesse, crièrent à la trahison. Le vicomte, qui marchait à côté de la litière de la reine, fut offensé d’un soupçon si injurieux, et répondit d’un ton ferme que « jamais Breton n’avait fait trahison, » et pour rassurer les Écossais, il ordonna sur-le-champ qu’on arrachât les gonds de la porte de la ville et qu’on en rompit les chaînes. »

Isabel d’Albret eut cinq enfans, tous nés au château de Blain ; elle eut la douleur de perdre son mari encore jeune. Celui-ci, nommé en 1551 chevalier de l’ordre du roi et capitaine de quarante lances de ses ordonnances, fut tué le 20 octobre 1552 auprès de Metz dans un combat soutenu contre le marquis Albert de Brandebourg pendant l’investissement de cette ville par l’empereur Charles-Quint.

Isabel, veuve, enfermée entre les quatre grandes tours de Blain, n’eut plus d’autre pensée que le ciel : elle avait de bonne heure ouvert son cœur aux enseignemens de Marguerite de Navarre : « Le pays de Bretagne[6], écrit De Bèze, entre toutes les autres provinces de la France a été tardif à recevoir la doctrine de l’Évangile, y estant le peuple fort séditieux, combien qu’une partie de la noblesse en ces derniers temps se soit montrée fort affectionnée à la parole de Dieu. Le moyen duquel Dieu se servit pour réveiller ce peuple fut le sieur d’Andelot, lequel en ceste mesme année (1558), au mois d’avril, arrivé en sa maison de la Bretesche menant avec soi Gaspard Carmel, autrement Fleury, ministre de l’église de Paris, le feit prescher à huis ouvers et le jour de Pasques en la maison de Lormais, où fut aussi administrée la sainte cène en bonne compagnie. » D’Andelot, frère de Coligny, avait épousé Claude de Rieux[7], qui lui avait apporté d’immenses biens en Bretagne. Il alla visiter ses terres et fit une visite à Isabel d’Albret en compagnie de Fleury et d’un autre ministre nommé l’Oiseleur qu’il voulait fixer en Bretagne. Isabel les reçut « comme des anges du Seigneur. » Elle fit prêcher Fleury dans la grande salle du château de Blain en présence de ses enfans, de ses officiers et de ses vassaux.

Il faut noter avec soin les premiers contacts de l’ancienne et de la nouvelle foi : parfois elles se heurtent violemment, parfois aussi elles semblent vouloir s’accommoder. Ainsi, malgré les prêches calvinistes du château, rien ne fut changé dans la paroisse de Blain en 1558 et en 1559; un acte de baptême de cette dernière année, que l’on conserve encore, nous prouve que des calvinistes ne se refusaient pas encore à tenir des enfans sur les fonts et à participer aux cérémonies du culte catholique à l’occasion. Cependant une preuve qu’il y avait dans l’esprit des parrains et marraines une arrière-pensée peu favorable au catholicisme, c’est que l’acte de baptême ne porte d’autres signatures que celle de l’officiant : Pierre Havard, recteur résignataire.

On suppose que Mme de Rohan obtint en 1560 la permission d’avoir continuellement le prêche à Blain. Elle s’était tout à fait déclarée après le voyage de D’Andelot, et son fils aîné avait épousé les idées nouvelles avec l’enthousiasme de la jeunesse. On lit dans l’Histoire ecclésiastique de la Bretagne.[8] : « Sans nous embarquer trop, dans la conjecture, restreignons-nous à ce qui est venu de père en fils par tradition jusqu’à Mme Marguerite, princesse de Rohan, qui m’en a informé de sa propre bouche. C’est que durant la plus grande rigueur des édits, Mme Isabeau se tenant à Blain, sa plus belle maison et la plus commode, obtint du roi la permission d’exercer ouvertement sa religion chez elle avec tous ses domestiques. Pour régler le nombre, le gouverneur de Bretagne, qui était pour lors M. le prince de Montpensier, alla la trouver à son château de Blain, et comme il témoigna de l’étonnement sur la grande quantité de gens qu’elle faisait enrôler (elle avait fait venir tous ceux qui, dans le pays, étaient de la religion}: «Quoi, dit-elle avec quelque émotion de colère, trouvez-vous étrange qu’une fille de roi ait un si grand train? » Ceci se doit apparemment rapporter tout au plus tard à l’année 1560, sous le règne de François II, parce que ç’a été la plus rigoureuse contre la réformation, ou la suivante, 1561, sous le règne de Charles IX, au commencement. Auquel temps fut donné le sanglant édit de juillet, défendant, sous peine d’exil, tout exercice de la religion autre que de la romaine[9]. » Le fils de Jeanne d’Albret et d’Antoine de Bourbon, celui qui devait devenir Henri IV, avait eu pour parrain le roi de France (représenté par le cardinal de Bourbon et le roi de Navarre), et pour marraine sa tante Isabel d’Albret. Ce baptême s’était fait à Pau le 6 janvier 1554. Ni Isabel ni Jeanne d’Albret ne s’étaient donc encore ouvertement déclarées pour la religion. Jeanne, dont la foi devait plus tard devenir si ardente et si fanatique, hésita longtemps. Elle modéra le zèle de son mari, qui avait fait venir de Genève le ministre Boisnormand, elle craignait de perdre ses domaines français, elle redoutait les armes d’Henri II. Brantôme dit que « la reine de Navarre, qui estait jeune, belle, et très honneste personne et qui aimait autant une danse qu’un sermon, ne se plaisait pas à ceste nouveauté de la religion. » Mais avant la mort d’Henri II, Jeanne d’Albret avait épousé publiquement les idées nouvelles. Les dernières années de ce règne marquent un moment singulier de l’histoire religieuse. Antoine de Bourbon, toujours entouré de ministres protestans, continuait d’aller à la messe. Il avait des chapelains et des pasteurs. Jeanne d’Albret faisait bâtir un prêche au pied du château de Vendôme et restait encore catholique. Tout le monde chantait les psaumes de Marot; la cour du roi Henri II en faisait ses délices. Catherine de Médicis faisait mine quelquefois de pencher vers la réforme. Tourmenté par son humeur changeante et par son ambition inquiète, Antoine de Bourbon quitta et reprit si souvent la cause protestante, qu’on lui donna le surnom d’Eschangeur. Pour Jeanne d’Albret, une fois décidée, rien ne put la faire changer; et, s’il faut admirer sa courageuse sincérité, on ne peut que regretter qu’elle se soit laissé entraîner trop souvent jusqu’à la persécution contre les catholiques.

Isabel d’Albret était de la même trempe que celle qui écrivait à Catherine de Médicis : « Madame, si j’avais mon fils et tous les royaumes du monde, je les jetterais tous au fond de la mer plutôt que de perdre mon salut. » L’esprit farouche, la volonté de fer, la droiture des d’Albret devaient revivre plus tard dans le duc de Rohan »

Deux ans déjà avant l’arrivée de D’Andelot en Bretagne, Isabel avait eu quelques démêlés avec son fils aîné, le vicomte de Rohan, elle avait quitté Blain et était allée demeurer quelque temps en Gascogne; le «pur Evangile» n’avait pas ramené la paix : le vicomte de Rohan était bizarre, d’humeur difficile, si travaillé de la goutte qu’il fut surnommé Henri le Goutteux. Il ne s’accordait avec sa mère que dans la défense des intérêts prêtes tans, ouvrant généreusement son château aux ministres et aux calvinistes persécutés de l’église de Nantes. En 1562, il s’en trouva un si grand nombre qu’on tint à Blain une sorte de colloque[10]. Le vicomte de Rohan défendit l’exercice du culte catholique dans l’église paroissiale de Blain; on brisa les vieux autels et l’on effaça toutes les traces de l’ancienne religion. Cette intolérance était d’autant plus coupable que ce qu’on nommait l’église de Blain ne comprenait alors, outre Henri de Rohan et sa sœur Françoise, que quelques personnes dépendantes du château.

La guerre civile, il est vrai, venait d’éclater pour la seconde fois. Le frère cadet du vicomte, Jean de Rohan, qu’on appelait Frontenay, âgé seulement de vingt et un ans, était allé joindre le prince de Condé. Il avait été admis aux pourparlers avec la reine mère, puis avait suivi le prince devant Paris, et enfin à Dreux. Il commandait, pendant la bataille, avec Grammont, un bataillon français composé de deux mille cinq cents hommes de pied; le duc de Guise, voyant ce bataillon entièrement dépourvu de cavalerie, tira deux cents chevaux de ses troupes, fit marcher des arquebusiers sur sa droite, puis s’avança avec le bataillon espagnol contre le bataillon huguenot. Il en eut bon marché; Grammont et Frontenay (c’était, nous venons de le dire, sous ce dernier nom qu’on désignait alors Jean de Rohan) se retirèrent les premiers, au dire de Th. de Bèze, « et tous les soldats après eux, mais non pas si vite qu’eux pour ce qu’ils étaient à cheval et les autres à pied : tellement qu’il n’y eut que les trois premiers rangs qui combattirent après avoir tiré une volée de leurs quatre pièces de campagne. »

Deux ans après la bataille de Dreux, le roi Charles IX fit un voyage en Bretagne avec sa mère et le prince de Condé, au mois d’octobre 1565, et « averti, dit Crevain, de la désolation de la messe dans la paroisse de Blain, fit remettre sur pied le culte romain dans la grande église du bourg. » On n’eut plus le prêche que dans les chambres du château.

Le 15 février 1566, le vicomte de Rohan épousa Françoise de Tournemine, fille de René de Tournemine, seigneur de la Hunandaye. Françoise de Tournemine était catholique. « On ne voit pas, dit Le Noir de Crevain, qu’elle ait fait pécher son mari comme les femmes de Salomon, ni que l’église de Blain, pour l’amour d’elle, ait rien perdu de ses libertés. » Cette dame présenta des enfans protestans au baptême; « il faut dire que, bien que ces personnes-là fussent à demi rangées sous le joug de la vérité, on passait par-dessus leur religion, pour admettre des enfans en la vraie église. » Sa mère Isabel avait en vain essayé d’empêcher ce mariage, comme le prouve la lettre qu’elle écrivait de Pontivy, où elle s’était retirée, à son fils Jean, seigneur de Frontenay :

« Mon fils, je crois qu’avez peu entendre, comme après tous les beaux traictemens et ennuys que j’ai peu recevoir en ceste maison de votre frère, le peu de respect qu’il m’a porté, et non-seulement à moy, mais à la grandeur de sa maison et à tous ses parents et amys, ayant prins alliance sans en daigner parler à aulcun, fors qu’à ses bons gouverneurs qui l’ont guidé par le passé, taschant toujours à la ruyne totale de sa maison et croy qu’à présent ilz sont arrivez au comble de leurs désirz. À cette cause estant délibérée de n’en plus endurer et advertye de la donation qu’il a faicte de ses meubles, désire supplier le roy d’être remise en premierz contractz et me retirer de leur compaignie, n’espérant pas le party d’une femme de race de trop nécessiteuse, avoir mieulx pour l’advenir. En attendant moyen de faire telle remontrance à sa majesté, vous prie ne faillir de par moy de vous mectre en ma maison de Bleign en attendant que ils sy logent et empescher que les meubles ne soient par autres prins, et plus tost qu’ils tombent en autres mains, veulx qu’en mon nom vous en saisissiez et que vous les restroiez pour en tenir compte au roy quand il lui plaira. Je ne vous en feray plus longue prière, m’assurant que vous ny ferez faulte et que ne fauldrez à faire l’office d’un bon fils comme vous avez toujours faict, et, sur cette assurance, je ferai foi me rendant à votre bonne grâce, priant Dieu, mon fils, vous tenir en sa saincte grâce.

« De Pontivy — votre bien bonne mère et amye — Isabeau de Navarre. »

Jehan de Rohan (qui avait alors vingt-cinq ans) se rendit à Blain, pour obéir à sa mère, avec vingt hommes d’armes, avant que les nouveaux mariés n’y fussent revenus. Il força la porte du cabinet qui renfermait la vaisselle d’argent ; il enleva des pièces de tapisserie, des robes de drap d’or, des meubles, et fit transporter le tout au pays de Saintonge et de Poitou.

« Henri de Rohan, écrit-on dans l’Histoire du Château de Blain, fort mécontent de ce coup de main, poursuivit en justice son frère, qui était déjà dans les prisons du palais, à Rennes, sous la fausse inculpation intentée contre lui par Mr d’Étampes, à cause de la mort de sa femme, Diane de Barbançon[11]. »


I.

C’est après Moncontour que nous entendons parler pour la première fois d’un frère cadet d’Henri et de Jean de Rohan, du troisième et plus jeune fils d’Isabel d’Albret. René, qui se montra le plus digne de porter le grand nom de Rohan[12], était né en 1550 ; il n’avait que deux ans quand il perdit son père : il fut nourri par sa mère de façon à devenir, suivant l’expression de De Thou, vir probus et candidis moribus.

René porta les armes avant même d’être un homme. Au moment où se livra la bataille de Moncontour, il n’avait que dix-neuf ans : assista-t-il à la sanglante défaite des siens ? Nous l’ignorons. Nous savons seulement que Pontivy (c’est ainsi qu’on le nommait alors) gardait après la déroute le château de Beauvoir-sur-Mer, appartenant à la dame de la Garnache, qu’on nommait aussi dame de Nemours. Le château fut battu avec des pièces prises aux protestans à Moncontour ; Pontivy manquait d’eau, il soutint pourtant le siège pendant douze jours et ne rendit le château et la garnison qu’aux conditions les plus honorables. Marans fut réduit aussi un mois après la bataille sous l’obéissance du roi. Pontivy se retira à La Rochelle après la capitulation : il y trouva Jeanne d’Albret et Soubise (le baron Du Pont-Soubise, premier époux de Catherine de Parthenay, la fille de Jean de Parthenay-L’Archevêque, sieur de Soubise; le baron Du Pont avait assumé après son mariage le nom de Soubise). L’un des hommes de la suite de Soubise, nommé Verbuisson, essaya traîtreusement de livrer la ville aux royaux, mais ce projet fut déjoué. Les protestans réussirent à reprendre Marans : Puiaut, La Noue, Soubise et d’autres marchèrent toute la nuit, souvent ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et chassèrent la garnison catholique (mars 1570).

Après cette surprise, les protestans ne cessèrent de courir le Bas-Poitou jusqu’à ce qu’une grosse armée royale y fut envoyée; La Noue, les deux Rohan et Puiaut lui tinrent tête : on livra bataille à Saint-Gemme. Les Poitevins obtinrent la victoire : ils mirent le siège devant Fontenay-le-Comte ; mais La Noue eut le bras cassé d’une balle devant cette place. Il fut porté à La Rochelle, laissant Soubise chef de l’armée. Le départ de La Noue jeta le découragement parmi les protestans. Soubise réussit pourtant à faire capituler la place (le 28 juin).

C’est à ce moment que la reine de Navarre nomma le cadet des Rohan, Pontivy, chef de toutes les troupes de l’Angoumois, malgré sa grande jeunesse : elle avait été frappée de ses rares qualités. La reine voulait reprendre Saintes et toute la Saintonge, autrefois très affectionnées aux idées nouvelles ; « elle fit tant que les Angoumoisins promirent de suivre Pontivy, en tous les endroits esquels il les voudrait employer[13]. » Ainsi Pontivy, chef de l’armée, suivi des Poitevins, s’achemina sur Tonnay-Charente et alla mettre le siège devant Saintes. « Soubize fut envoyé au delà l’eau (où est la ville) avec trois cents chevaux, nombre d’arquebusiers montés et les deux régimens de fantassins de Blacons et Glandaie. Pontivy, avec huit cornettes et le régiment de Payet, voulut demeurer deçà la Charente au pont des Dames, afin d’empêcher le secours qui pourrait entrer aux assiégés, du côté de Saint-Jean ou de Niort. » Soubise conduisit l’assaut : « Soubize néanmoins, suivi de cinq, encore que peu auparavant il eût reçu une harquebuzade par la joue, estimant être mieux accompagné, monta jusques au haut de la brèche, où il donna quelques coups et en reçut d’autres, nommément d’une pique à travers les machoueres, qui le fit retirer avec les autres presque tous blessés et deux ou trois morts. » La ville se rendit le lendemain ; la garnison catholique eut la permission de garder ses armes et ses bagages. Des soldats huguenots dépouillèrent pourtant individuellement les soldats catholiques qu’ils allaient attendre à quelque distance malgré les remontrances « que Pontivy et autres chefs y sceussent avancer ; encor que ce general en tuast deux ou trois en la présence de tous. »

Tels sont les tristes effets des guerres civiles ! Le sieur de Teligny, au commencement de ces guerres, vantait à Coligny l’ordre admirable de l’armée huguenote, où l’on n’entendait pas un blasphème, qui ignorait la picorée, qui ne connaissait ni le jeu, ni la débauche. « C’est voirement une belle chose, dit Coligny, moyennant qu’elle dure ; mais je crains que ces gens-là ne jettent toute leur bonté à la fois, et que d’ici à deux mois il ne leur sera demeuré que la malice. J’ai commandé à l’infanterie longtemps et la connois, elle accomplit souvent le proverbe qui dit : de jeune hermite, vieux diable[14]. »

La paix fut faite à peu de temps de là, le 8 août 1570, à Saint-Germain-en-Laye. La guerre avait duré bien près de deux ans : pendant ces années troublées de 1568, 1569, les protestans bretons étaient allés encore en foule chercher un asile à Blain, non que le seigneur de Blain fût un vaillant défenseur ou que sa place fût très forte, mais « sa naissance, dit Le Noir de Crevain, mettait à l’abri des dangers sa personne et ceux qui se réfugièrent sous son ombre. » Le roi l’avait pris sous sa protection et lui avait accordé une sauvegarde pour toutes ses terres.

Jean de Rohan se trouvait à Paris au moment du massacre de la Saint-Barthélémy. « Il était allé à Paris, dit Le Noir de Crevain, aux noces royales. La veille de la Saint-Barthélémy, il sortit de Paris avec le vidame de Chartres, le comte de Montgommery et plusieurs autres, préférant l’air du faubourg, par soupçon ou autrement. La nuit, ayant entendu le tocsin et le bruit de la ville, ils entrèrent en conseil… (Ici le manuscrit de Le Noir de Crevain a des interruptions)… Ils demeurèrent sur le bord de la rivière de Nesle jusqu’au grand jour. Plusieurs… leur sauvèrent la vie, entre autres le duc… courant aux portes à cheval, pour sortir et les emmener, ne le put, à cause que le portier, n’ayant pas toutes les clefs qu’il fallait, fit perdre l’occasion en retournant chercher les autres ; et le roi, par impatience, leur ayant fait tirer quelques arquebusades leur apprit qu’ils devaient penser à la retraite, non pas à l’entrée ; ce qu’ils firent ayant à dos le duc de Guise, jusqu’à Montfort, mais sans les atteindre. Ainsi M. de Frontenay porta ou envoya les tristes nouvelles du massacre à Blain, où son aîné, Henri de Rohan, avec le reste de l’église, put bien avoir sa part de la peur et de la douleur, mais non pas de la désolation et dissipation où les autres se virent réduits. » La plupart des églises de Bretagne restèrent sans ministres à la suite du massacre, mais l’église de Blain échappa aux conséquences de la terreur générale.

Pontivy prit en 1574, à la suite de la mort de son frère Jean, le nom de Frontenay et c’est sous ce nom qu’il acquit un grand renom dans la première guerre civile du règne d’Henri III. Les édits de pacification n’étaient que des trêves : il y avait eu quatre guerres et autant d’édits sous Charles IX; il y en eut un nombre égal sous Henri III et sous Henri IV. A peine Charles IX avait-il rendu le dernier soupir, les deux partis commencèrent à remuer. Cinq cents cadets bretons prirent le harnais pour aller batailler en Poitou contre les religionnaires. Frontenay les surprit, les attaqua et les mit en fuite.

La guerre commencée, Frontenay soutint glorieusement le siège de Lusignan, avec cent gentilshommes et six cents soldats contre les troupes du duc de Montpensier. « Frontenai donc, écrit d’Aubigné[15], se voyant dans Luzignan cent six gentilshommes, partagea cela en quatre brigades, à l’une desquelles il voulut commander, pour prendre sa part des périls et labeurs, donna l’autre à Saint-Gelais qui en avait mené au siège plusieurs, les autres deux furent pour Seré et Chouppes, gouverneur. » L’historien huguenot donne tout le détail du siège. Frontenay y fit devoir de chef et de soldat. Tout finit par manquer aux assiégés ; mais au premier conseil tenu devant Frontenay, « ceux qui lui avoient dit appart qu’ils estoient réduits au dernier point fuient ceux-là mesmes, qui devant plusieurs tesmoins dirent qu’ils avoient encore des bottes à manger, et qu’il ne falloit point céder aux Sancerrois en vertu. » Le duc de Montpensier, touché de l’héroïsme des assiégés, leur accorda les articles les plus honorables. Il permit à Frontenay et aux gentilshommes de sortir avec armes et bagages; quant aux soldats, avec leurs arquebuses, les mèches éteintes et les drapeaux pliés dans des coffres. Les ministres et leurs familles purent se retirer à La Rochelle. « Ainsi finit le siège de Lusignan, qui dura trois mois et vingt et un jours, qui coûta près de 8,000 canonnades, 800 hommes de pied, 2 mestres de camp, quelque 100 que gentilshommes que capitaines. Dedans moururent quelque 30 gentilshommes choisis ou capitaines et 200 soldats, et le château de fond en comble rasé. »

II.

René de Rohan s’éprit d’une jeune veuve qui porte un nom célèbre dans les annales des religionnaires. Catherine de Parthenay, héritière de la maison de Lusignan, fille de Jean de Parthenay-L’Archevêque, seigneur de Soubise et d’Antoinette d’Aubeterre, était née le 22 mars 1554, au château de Parc-Soubise en Poitou. Jean L’Archevêque, cinquième du nom, seigneur de Soubise, avait épousé Michelle de Saubonne[16], dame d’atours de la reine Anne et gouvernante de Renée de France, depuis duchesse de Ferrare. Il en avait eu trois filles et un fils.

Ce fils, Jean de Parthenay-L’Archevêque, sixième et dernier du nom, seigneur de Soubise, a pris place dans l’histoire avec les Coligny et les La Noue. Il avait épousé en 1553 Antoinette Bouchard d’Aubeterre, « dame tenue pour un mirouer de chasteté entre celles de son temps. « Il en eut un fils qui mourut jeune et une fille, Catherine de Parthenay, née le 22 mars 1554, au Parc, en Bas-Poitou. Jean L’Archevêque, l’aïeul maternel du célèbre duc de Rohan, mérite de nous occuper quelque temps. M. Jules Bonnet, à qui l’histoire du protestantisme français est déjà si redevable, a tout récemment publié les Mémoires de sa vie[17], qui, suivant toute apparence, ont été rédigés par le mathématicien François Viète, qui fut le précepteur et l’ami de Catherine de Parthenay, la mère de Rohan.

Soubise, c’est ainsi que nous l’appellerons, naquit quelques mois seulement après la mort de son père; sa mère, quelque temps gouvernante de Renée de France, encore enfant, se retira ensuite de la cour et s’en vint avec ses trois filles et son jeune fils à sa maison du Parc-Soubise[18]. Elle y éleva ses enfans, leur fit apprendre les langues grecque et latine et les instruisit dans la nouvelle religion.

Mme de Soubise resta au Parc jusqu’au moment du mariage de Renée de France avec Hercule d’Este, duc de Ferrare. La princesse voulut qu’on lui rendît sa première gouvernante et lui demanda de la suivre en Italie. Mme de Soubise emmena à Ferrare deux de ses filles et son jeune fils. Elle demeura huit ans dans cette ville. Soubise retourna à la cour de France à l’âge de dix-huit ans et se donna, comme on faisait alors, à Monsieur d’Orléans (le troisième fils du roi François). Sa mère mourut en 1549, en professant la nouvelle religion; elle avait toujours eu le prêche sur ses terres, et les édits du roi protégeaient encore les ministres.

Soubise suivit dès ses plus jeunes années la profession des armes : il fut un an prisonnier dans les Flandres ; il se trouva à toutes les guerres de son temps. Quand les discordes civiles éclatèrent, il prit parti contre les Guise et s’attacha aux Chastillon, « desquels il fut toujours intime amy, tellement que tous trois le tenaient comme pour leur quatrième frère, nommément monsieur l’admirai[19]. » Il fut aussi l’ami du maréchal Strozzi, « luy et ledit sieur de Soubise estant au siège de Calais, de la prise duquel ils furent tous deux, par leur labeur et diligence, la principale cause, comme ils logeassent tousjours ensemble et couchassent en même chambre, passant une grande partie des nuits à discourir tous deux, le maréchal Strozzi luy disait souvent : Sommes-nous pas bien misérables de nous hazarder tous les jours et prendre tant de peine pour agrandir et faire cueillir l’honneur de nostre labeur à celuy qui nous voudrait avoir ruynez et qui sera un jour cause de la ruyne de la France? — Disant cela du sieur de Guise qui commandait audit siège. — Il est vray, répondit le sieur de Soubise, mais puisque nostre honneur, nostre debvoir et le service de nostre roy le nous commande, il le fault faire[20]. »

Soubise fut au siège de Metz sans y avoir de commandement; c’est après ce siège fameux qu’il se maria (le 9 mai 1553), à l’âge de quarante ans, avec Antoinette d’Aubeterre, une fille de la reine mère, qu’il avait instruite d’abord dans la religion. A peine marié, il dut aller en Picardie prendre part à la campagne malheureuse qui finit par la perte de Thérouanne et d’Hesdin. L’année suivante, nouvelle campagne où Soubise monta à l’assaut de Denain et faillit perdre la vie. Les Guise, pour l’éloigner, le firent envoyer en mission à Parme, où il contribua à tenir le duc dans la neutralité. Mais il eut la douleur de ne pouvoir rien faire pour empêcher la capitulation de Montluc à Sienne. Il revint sans avoir pu relever les affaires de la France en Italie; on le retrouve à la sanglante défaite de Saint-Quentin, et quelques mois après à la prise de Calais.

Soubise avait connaissance de la nouvelle religion : il s’y sentait porté, sans en faire encore publiquement profession. L’entreprise d’Amboise fut le coup qui le détermina. La France était profondément remuée par les idées de la réforme : elle se divisait en deux camps, et la politique hâtait cette division. Les Guise étaient devenus les maîtres du gouvernement et tenaient la famille royale à demi captive. Ils menaçaient déjà les Bourbons, les derniers princes du sang qu’une parenté bien lointaine rattachât aux Valois. Une royauté ferme et assurée de l’avenir aurait pu faire peut-être vivre les deux religions en paix, mais la royauté des Valois, devenue précaire, n’était plus que le jouet et l’instrument d’ambitions et de passions rivales. La religion voilait la politique, la politique la religion. Puisque les Guise étaient les champions de la vieille foi, Condé et son frère, sans attenter contre la reine mère ni contre le roi, devaient essayer de les lier à la cause calviniste qu’ils avaient embrassée, et les âmes du XVIe siècle ne séparaient pas volontiers la persuasion de la force. Il fallait arracher le roi aux Guise, forcer Catherine, qui semblait hésitante, à se prononcer pour le prêche et contre la messe. La religion du peuple était toujours dans presque toute la France l’ancienne religion ; mais le peuple devait suivre la religion des princes. Soubise était ami intime de La Renaudie, le chef de la conjuration qui avait été ourdie pour soustraire la reine mère et le jeune roi au gouvernement des Guise. La Renaudie avait confié à Soubise, dès le mois de septembre 1559, le projet qui fut seulement exécuté au mois de mars 1560. Soubise était à la cour au moment où l’exécution approchait; des avertissemens étaient donnés tous les jours à la reine mère, qui tenait Soubise en très grande faveur; celui-ci garda toujours son secret; il voulut quitter la cour, on l’en empêcha. Il était retenu pour le service de la reine et surveillé de près. On voulait lui arracher le nom du lieu où se cachait La Renaudie : « Quand je le saurois, j’aimerois mieux estre mort que de le dire. — Mais pourquoy? lui dist la royne ; vous ne devez rien craindre, pour luy, car, s’il n’a rien fait contre le roy, il ne sera point puny ; — a quoi le sieur de Soubise luy respondit : — Je scai bien qu’on trouvera qu’il a faict contre le roy, puisqu’il a fait contre ceulx de Guise, car aujourd’huy en France c’est estre criminel de lèse-majesté d’avoir fait contre eulx, d’autant qu’en effet ce sont eulx qui sont rois ; — de sorte que jamais on ne sçeut tirer autre chose de sa bouche. »

Il offrit ensuite à la reine d’aller quérir La Renaudie et de faire ce qu’il pourrait pour le remettre entre ses mains, si M. de Guise voulait prendre sur son honneur qu’il pouvait honorablement faire ce que la reine lui demandait. Guise ne voulut point le prendre sur son honneur.

On sait que la conjuration n’aboutit qu’à un massacre; les petites bandes qui s’acheminaient vers Amboise furent attaquées avant de pouvoir se réunir. La Renaudie fut tué, un de ses serviteurs nommé La Bigne subit plusieurs interrogatoires, il ne prononça jamais le nom de Soubise : on fit cacher La Bigne derrière une tapisserie pour voir s’il reconnaîtrait Soubise; il ne le reconnut point ou feignit de ne le point connaître.

Les massacres d’Amboise, les inquiétudes qu’éprouvait Soubise pour sa propre sûreté, peut-être aussi cette générosité qui entraîne les belles âmes vers les causes malheureuses, hâtèrent le renoncement public de Soubise à la vieille religion. Sa femme s’était déjà déclarée de la nouvelle et longtemps avant l’entreprise d’Amboise elle faisait prêcher chez elle. Soubise avait toujours aimé la cour; son biographe nous fait deviner qu’il en avait trop goûté et savouré les plaisirs ; il aimait plus tard à citer le mot de Thémistocle : « J’estois perdu si je n’eusse esté perdu. » Il n’avait pourtant pas encore ouvertement abjuré quand M. le prince fut fait prisonnier à Orléans. La reine l’avait mandé dans cette ville et lui avait promis sécurité, Mme de Montpensier[21] lui avait écrit aussi d’y venir. Quelque danger qu’il pût courir en allant, pour ainsi dire, se livrer aux Guise, il partit; il apprit en route, à Châtellerault, la mort du jeune roi François qui rendait la liberté à Condé et ôtait le pouvoir aux princes lorrains.

Catherine de Médicis se sentait elle-même délivrée; l’histoire la représente à ce moment penchant vers les calvinistes, les protégeant, et s’en servant pour se protéger elle-même. Crut-elle sincèrement qu’elle pourrait réconcilier l’ancienne et la nouvelle foi, obtenir du pape une réforme catholique, ramener l’hérésie repentante dans le giron d’une église corrigée? On la peint volontiers sceptique, indifférente, aussi insouciante de la messe que du prêche. Les efforts sérieux qu’elle fit pour retenir Soubise, qu’elle aimait, dans le catholicisme, ne permettent guère de croire à tant de mollesse intellectuelle. Quand Soubise lui annonça loyalement son dessein d’abandonner la messe, il n’y eut rien qu’elle ne lui dît pour l’en empêcher : elle lui promit les plus grandes charges du royaume, lui offrit de le faire gouverneur du jeune roi Charles, capitaine des gardes; Mme de Montpensier joignit ses instances à celles de la reine. Le voyant tout à fait résolu, la reine « luy dit qu’elle le priait de faire que ses subjects ne s’assemblassent pour le presche que de nuict. » Il répondit qu’il ne pouvait les contraindre. « Eh bien donc, dit la reine en haussant les épaules, faites comme vous l’entendrez. »

Elle ne laissa pas de lui envoyer au Parc, où il se retira, l’ordre de Saint-Michel, comme pour l’inviter à revenir. Elle était inquiète de l’ardeur des Guise et cherchait des amis. Après le massacre de Vassy (1er mars 1562) elle prit tout à fait peur. Soubise apprit l’événement à Fontainebleau, où il était allé pour remercier le roi. Il fit de grands efforts pour gagner complètement la reine au parti des calvinistes, il restait des heures entières avec elle et avec le chancelier de L’Hospital. Les Guise approchaient : il fallait choisir. La veille de leur arrivée, Soubise représenta encore à la reine qu’elle allait être prisonnière : il ne put la décider. Une fibre saignante la liait, quoique sceptique, à la religion catholique. Elle le supplia de rester, lui laissa espérer qu’elle se déclarerait quand l’état de ses affaires le permettrait; elle ne pouvait se fier qu’à lui. Il tint bon; elle le pria au moins de ne pas encore prendre les armes, mais de lui garder quelques troupes en Poitou pour les amener quand elle l’appellerait. Il ne lui cacha pas qu’il allait joindre ses amis, qu’il savait résolus à employer leur vie pour la délivrer et pour délivrer le roi de la captivité.

Il alla retrouver en effet à Meaux Condé et M. L’amiral. La petite armée huguenote passa sous les murailles de Paris, « dont les Parisiens eurent grand’peur, » et prit le chemin d’Orléans. La cour chercha à amuser l’amiral à Angerville en nouant un semblant de négociation. Soubise le pressa de ne rien écouter; « ils montèrent à cheval et coururent la poste, combien qu’ils fussent dix-huict cents chevaux, jusqu’à une lieue d’Orléans, là où ils eurent avertissement de M. d’Andelot qu’il y estait déjà entré[22]. » On parlementa encore quelque temps; M. le prince, l’amiral, D’Andelot, La Rochefoucauld, Soubise, allèrent trouver la reine près de Beaugency. Elle les reçut dans une grange, s’emporta contre Condé, frappa la terre d’un bâton dont elle s’aidait dans la marche, ayant mal au pied. « Ha ! mon cousin, vous m’affoliez, vous me ruinez ! » Soubise osa lui répondre qu’elle n’était plus libre. « Si vous avez toute puissance, comme vous dictes, qui est-ce qui vous peult affoller ! »

La conférence n’amena aucun résultat. Peu après Soubise tomba malade d’une fièvre continue, dont il faillit mourir. A peine rétabli, il fut envoyé à Lyon pour y prendre le commandement. Les protestans étaient les maîtres dans cette ville depuis le 30 avril 1652. Entre Orléans et Lyon, tout le pays était tenu par les catholiques. Soubise partit à cheval avec quarante gentilshommes. La petite troupe fit partout bonne contenance, elle traversa les montagnes du Vivarais; en Bourgogne, le bailli d’Autun la suivit pendant trois jours sans oser l’attaquer. Soubise entra à Lyon le 15 juillet 1562, et défendit cette place avec une rare vigueur contre Tavannes et le duc de Nemours[23]. Après la bataille de Dreux, la reine mère en fit tenir la nouvelle à Soubise pour lui ôter toute espérance d’un secours et le déterminer à un accommodement. Soubise répondit au duc de Nemours, qui lui transmit cette nouvelle, qu’il attendrait des lettres de la reine et du roi adressées à lui-même. Le roi et la reine lui écrivirent, Soubise différa sa réponse et continua sa défense.

La paix se fit à Orléans le 22 mars, elle fut envoyée à Nemours, qui la fit publier dans son camp et en donna avertissement à Soubise.

Un coup imprévu de la fortune avait mis fin à la guerre. Guise avait été enseveli dans son triomphe. A la veille d’entrer en vainqueur dans Orléans, il avait été tué par Poltrot de Méré. On sait que, mis à la question, l’assassin chargea De Bèze, Coligny et Soubise. L’amiral ne trouva pas au-dessous de lui de répondre à des accusations mensongères. Le temps répondit mieux qu’il ne fit lui-même et le rangea non parmi les assassins, mais parmi les victimes. Soubise, encore enfermé dans Lyon, car il s’y tint encore trois mois après la publication de la paix, ne put joindre son nom à la protestation datée de Caen (le 12 mars 1563) et signée de Châtillon, de La Rochefoucauld et De Bèze. Il protesta à part, à Moulins, quelque temps après que l’innocence de l’amiral eut été proclamée. Les présomptions contre Soubise étaient beaucoup plus fortes que contre l’amiral. Méré était parent de La Renaudie : il avait été page du sieur d’Aubeterre, père de Mme de Soubise; il était fort bon soldat, il avait fait avec Soubise le voyage périlleux d’Orléans à Lyon ; pendant le siège de Lyon, il avait montré un courage téméraire. Il parlait, sans cesse de tuer M. de Guise, contre lequel il nourrissait un grand ressentiment depuis l’entreprise d’Amboise, « mesmes durant un parlement que le sieur de Soubise faisait, avec M. de Nemours, dans un parc près de Lyon, comme il estoit parmi les troupes dudit sieur de Nemours où tout le monde le congnoissolt, il vit passer un cerf et leur dist : Voulez-vous que je vous monstre comment je feray à M. de Guise? et en disant cela luy tire une harquebusade par la teste, et le tue, car il estoit fort juste harquebusier. » Ces propos étaient si souvent répétés qu’on n’y voyait qu’une bravade.

Soubise dépêcha Méré à Mme de Soubise ; le voyage était hasardeux. Méré réussit pourtant à trouver M nie de Soubise, qui lui donna une lettre pour son mari. Elle l’avertissait qu’on voulait la faire prisonnière avec sa fille et les mener devant les murs de Lyon pour le déterminer à rendre la ville. Elle se déclarait prête à souffrir mille morts plutôt que de le détourner de son devoir.

Méré porta cette lettre à Lyon; il eut encore des missions vers Viret et à Genève vers Calvin. Après la bataille de Dreux, Soubise, qui n’avait que des détails incomplets, l’envoya à l’amiral. Coligny le reçut; il ne le connaissait point, et sa contenance ne lui plut pas. « Je ne m’y fierais pas, dit-il, si un autre que M. de Soubise ne l’avait adressé. » Quelques jours après, le duc de Guise tombait sous la balle de Méré. Jamais aucun témoignage, aucun indice sérieux n’ont prouvé que l’assassin ne dût point porter seul la responsabilité de son forfait.

La paix faite, Soubise rentra dans les bonnes grâces de la reine; elle lui témoigna autant de confiance que par le passé et il ne désespéra pas de la ramener encore à la cause des calvinistes. Il lui fit sa cour à Lyon (en 1564), quand la cour y passa, et il resta assez longtemps auprès d’elle. Il la revit encore à Niort, quand elle fit le voyage de Bayonne, et l’accompagna avec une belle troupe de gentilshommes jusqu’à La Rochelle. Rentré chez lui, il dit à sa femme qu’il n’y avait plus rien à espérer de la reine et qu’il ne restait d’autre ressource que de s’emparer de la personne du roi (ce que les huguenots tentèrent de faire en 1567 à Meaux). Il revit pourtant la reine à Châteaubriant, au mois d’octobre 1565 et lui rappela le temps où elle feignait d’être de la religion. La reine tira d’un livre de psaumes des images peintes et voulut les lui faire baiser. Tantôt sur le ton plaisant, tantôt sur le ton grave, elle lui reprocha son entêtement huguenot : « Quand vous n’eussiez point esté plus avant que moy, vous en eussiez mieux faist. Mais vous voulez arracher tout d’un coup avec ce glaive à deux tranchants. »

Il revit encore Catherine à Moulins au mois d’avril 1566. Son biographe prétend que les catholiques eurent déjà l’intention d’exécuter dans cette ville le massacre qui fut fait à Paris plus tard, le jour de la Saint-Barthélémy, parce que les principaux chefs de la religion s’y trouvaient, « et desjà le maréchal de Bourdillon et le comte de Brissac, qui en avait la charge, estaient entrés en la chambre de la reyne (qui cependant devait se retirer dans un cabinet), estant armez de maille par dessoubs, et devoit le comte de Brissac prendre une querelle d’Allemaigne contre Mgr le prince, pour avoir occasion de mettre la main à l’épée avec ceulx qui estoient attirez pour ceste exécution. Mais il prit une soudaine peur à la reyne, comme encore elle luy prit semblable à la Saint-Barthélémy, de sorte qu’elle empescha lors que l’entreprise ne fust exécutée, de frayeur qu’elle avait, sans qu’on luy dist que M. L’amiral estoit desjà mort. »

Soubise ne devait pas être témoin du terrible drame, où sa cause faillit être étouffée dans le sang. A peine revenu de Moulins, il tomba gravement malade et il mourut cinq mois après, le 1er septembre 1566. Sa femme, qui ne l’avait point quitté pendant sa maladie, reçut son dernier soupir, et un moment avant de mourir, il donna sa bénédiction à sa fille, qui va maintenant nous occuper.

III.

On avait destiné d’abord et même fiancé Catherine de Parthenay à Jacques de Châtillon, fils de l’amiral Coligny; mais ce jeune homme mourut de la peste à Orléans, en 1568. Catherine, encore enfant, fut mariée à Charles de Quellennec, baron du Pont-en-Bretagne. J’ai parlé de la campagne faite par le baron du Pont-Soubise, en 1570, pendant que Jeanne d’Albret tenait dans la Rochelle après le désastre de Moncontour, Du Pont-Soubise y fit preuve d’un brillait courage : pourtant Mme la douairière de Soubise voulut faire rompre le mariage de sa fille pour cause d’impuissance du marié; le procès fut terminé par la Saint-Barthélémy. Le baron du Pont était allé assister aux noces du roi de Navarre, « un des premiers il fut massacré dans la cour du Louvre, où l’on dit que la reine et les dames de la cour le firent chercher entre les morts et visiter en leur présence pour voir s’il était impuissant effectivement[24]. »

Pendant trois ans, René de Rohan fit sa cour à la jeune veuve; on ne lui donna que des espérances, jusqu’au jour où la douairière de Soubise apprit par un officier envoyé de Blain la mort du vicomte de Rohan[25] et celle de la fille unique du vicomte, Judith de Rohan, qui n’avait survécu qu’un mois à son père. M. de Frontenay devenait l’aîné de la maison. Sa riche succession comprenait la principauté de Léon, la vicomte de Rohan, la comté de Porhoët, et nombre de grandes maisons. Catherine de Parthenay apportait Soubise en Saintonge, le Parc-Soubise en Bas-Poitou, Fresnay en Bretagne, la Garnache, Beauvoir-sur-Mer, et d’autres maisons dans la Saintonge et le Poitou.

Le mariage fut conclu et célébré le 15 août 1575. Catherine n’avait que vingt et un ans, son mari en avait vingt-cinq. Catherine avait eu la forte éducation que recevaient les grandes dames au XVIe siècle. Elle aimait les lettres et cultivait même les mathématiques. Si peu éprise qu’elle pût être de son premier mari, elle avait composé une élégie sur sa fin malheureuse. Elle avait fait jouer à vingt ans à La Rochelle une tragédie, Holopherne, le rôle de Judith ayant toujours échauffé les têtes huguenotes. L’humeur bizarre et rêveuse qu’elle devait montrer plus tard n’était sans doute pas encore très développée; on se la figure pourtant déjà quittant un problème mathématique pour composer quelques stances, lisant un peu, au hasard, l’Évangile et les philosophes anciens, et mêlant les soins de la maternité à ceux de la politique.

L’église de Blain n’avait souffert aucune injure depuis 1562 jusqu’à la ligue ; à ce moment, les catholiques bretons se déchaînèrent contre elle: il y eut une assemblée synodale à Blain en 1578; mais les actes de ce synode provincial n’ont pas été conservés ; les deux jeunes époux prirent assurément une part importante à ses résolutions.

Henri III, par lettres patentes de 1577, avait permis que 240,400 écus fussent levés sur ceux de la religion pour le paiement des dettes créées par eux dans les guerres précédentes. Le roi de Navarre avait obtenu cette levée et avait taxé la Bretagne à 22,000 écus. Les religionnaires bretons s’assemblèrent à Blain en avril 1583, protestèrent de leur impuissance et offrirent seulement 6,660 écus. On envoya un mémoire à une assemblée des députés des églises qui se tint à Nantes et on y lit « que l’église de Blain avait alors si peu de moyens qu’il ne lui était pas possible d’entretenir son ministre, auquel elle ne payait que la moitié de ses gages, encore malaisément. » La Bretagne obtint un rabais de 9,000 écus. Il ne faut sans doute pas prendre au pied de la lettre les doléances de l’église de Blain, car Rohan et sa femme, avec leurs grandes richesses, pouvaient bien subvenir à ses besoins. Il ne faut pas oublier toutefois que les guerres civiles avaient ruiné tout le monde et que les très grandes terres, surtout en Bretagne, ne donnaient à leurs propriétaires que de très maigres revenus.

René de Rohan vécut tranquille avec sa femme à Blain, avec sa jeune et croissante famille, jusqu’au commencement des nouveaux troubles suscités par la ligue. On ne voit son nom figurer ni aux états de Vannes en 1582, ni aux états de Nantes en 1584.

La guerre civile recommença en septembre 1785. Mercœur[26] était sorti de son gouvernement de Bretagne pour se jeter sur le Poitou et la Saintonge. Condé avait fait une entreprise désastreuse sur Angers; il avait voulu, n’ayant que 3,000 hommes, enlever cette place de vive force. René de Rohan faisait partie de cette petite armée. Deux attaques furent repoussées et il fallut se décider à la retraite. Joyeuse arriva sur la Loire en même temps que le prince et l’empêcha de passer le fleuve. Condé, poursuivi par Joyeuse, trouva Mayenne devant lui ; Biron était sur ses flancs. Il fut décidé que l’on tenterait de passer isolément à travers tant d’ennemis. « Ce parti est aussitôt adopté ; mais plusieurs des principaux de l’armée, Rohan entre autres, n’avaient attendu pour le suivre ni les conseils de Rosny, ni l’ordre de Condé[27]. Pendant que monsieur le prince gagnait Saint-Malo et s’embarquait pour Guernesey, Rohan trouva un refuge à La Rochelle. C’est de cette ville que Charlotte de La Trémoille envoya deux vaisseaux au prince à Guernesey. Condé arriva à La Rochelle en janvier 1586; il épousa, deux mois après, Charlotte de La Trémoille, qui se fit protestante. Son jeune frère, Claude de La Trémoille, qui venait de servir en Guyenne contre le roi de Navarre, se fit aussi protestant et devint, on le sait, un des compagnons les plus fidèles d’Henri IV.

René de Rohan, fugitif à La Rochelle, y mourut en 1586, à l’âge de trente-six ans. Il laissait cinq enfans au-dessous de dix ans. Voici leurs noms et l’ordre de leurs naissances : Henriette, née en 1577 (qui ne fut point mariée); Catherine, née en 1578, qui devint duchesse des Deux-Ponts; Henri, né le 21 (ou 25) août 1579, au château de Blain, celui qui doit nous occuper particulièrement, et qui devint le premier duc de Rohan; Benjamin, né en 1583, connu dans l’histoire sous le nom de Soubise; Anne, née en 1584, qui se rendit célèbre par ses poésies ; un sixième enfant, René, était mort peu après sa naissance. L’aîné des fils n’avait que sept ans quand il perdit son père; l’avenir était menaçant pour la jeune veuve aussi bien que pour tous les religionnaires de Bretagne. Ceux-ci n’avaient pas seulement perdu un chef respecté dans le héros de Lusignan. Peu de jours avant lui était mort le comte de Laval, fils de D’Andelot. Laval s’était battu en héros au combat de Saintes (1586); il y avait perdu deux frères. Lui-même, accablé de douleur et saisi de la fièvre, avait été emporté après trois jours de maladie. Son quatrième frère était mort à La Rochelle peu avant : Vitré et tous les protestans de la Bretagne pleurèrent les quatre fils de D’Andelot, qui furent inhumés à Taillebourg. La succession du comte de Laval échut à la maison de La Trémoille.

Une illustre maison, celle même dont le chef avait planté la religion sur la terre bretonne, avait été frappée de coups redoublés : une autre grande maison n’avait plus d’autres représentans qu’une femme et des enfans en bas âge. Les petites églises bretonnes restaient comme des troupeaux sans pasteur. Mme de Rohan, établie au Parc-Soubise, employa tout son temps à l’éducation de ses enfans. Les traits de caractère que nous avons déjà indiqués chez la jeune femme se décidèrent et se marquèrent tout à fait chez la veuve. Tallemant des Réaux a dit d’elle qu’elle « avait de l’esprit, et que c’estoit une femme de vertu, mais un peu visionnaire. » Il raconte qu’« elle avait une fantaisie la plus plaisante du monde : il fallait que le dîner fust toujours prest sur table à midi; puis quand on le luy servait elle commençait à escrire, si elle avait à escrire ou à parler d’affaires ; bref à faire quelque chose jusqu’à trois heures sonnées ; alors on reschauffait tout ce qu’on avait servy et on disnoit. » C’était, en effet, « une grande rêveuse, » fort distraite, amoureuse des sciences mathématiques[28], écriveuse, toujours la plume à la main, vivant entourée de chats ; bienfaisante, d’un courage tout viril, moqueuse à l’occasion, parfois avec méchanceté, souvent fiévreuse, avec des découragemens qu’elle appelait ses « traîneries » qui ne duraient pas longtemps ; un caractère, en un mot, tendu à l’héroïque et au bizarre. Elle a écrit beaucoup, traduit des auteurs anciens, notamment Isocrate. (La Croix du Maine dit qu’on n’a jamais imprimé cette traduction.)

Le duc de Mercœur[29], à la faveur des troubles, s’était rendu tout à fait indépendant en Bretagne : il affichait l’ambition de succéder aux anciens ducs. Il avait fait comme le duc de Nemours dans le Lyonnais et dans une partie de la Bourgogne, comme Joyeuse en Languedoc, comme d’Épernon en Provence.

Après la déroute d’Angers, le château de Blain était resté sans défense, et le duc de Mercœur, qui commandait la ligue en Bretagne, y avait mis garnison. Mme de Rohan s’était retirée au Parc en Poitou, où Mercœur lui fit dire qu’il la laisserait jouir du revenu de toutes ses fermes de Bretagne.

En 1588 (ou 1589), un gentilhomme breton catholique, nommé Le Goust[30], allié aux Rohan, entra dans le château par surprise : le capitaine ligueur qui y tenait garnison avec six soldats seulement dut s’enfermer dans une tour et capituler. Le Goust, avec quarante-cinq hommes, fut immédiatement assiégé par Guébriand, envoyé par le duc de Mercœur, avec six cents arquebusiers. Le premier siège, dont d’Aubigné raconte tous les détails, fut bientôt levé. Le Goust fortifia le château, et saccagea tout à l’intérieur dans l’intérêt de la défense. Il devint pendant quelque temps le maître de tout le pays voisin et se rendit redoutable par ses sorties continuelles. Mercœur, tourmenté par les Nantais, ne se détermina à agir vigoureusement qu’au mois d’octobre 1591. Il envoya cette fois quatre mille Espagnols commencer un siège en règle : le canon fit brèche dans une des tours (la tour du moulin). Le Goust mit le feu à l’intérieur pour empêcher l’assaut. L’incendie gagna le principal corps de logis. Les Espagnols entrèrent malgré les flammes, et Le Goust capitula dans la tour de l’horloge. Le château fut entièrement pillé. On ne fit point violence aux demoiselles de la religion réfugiées dans le château; mais on fit brûler vif dans un gabion le concierge du château, parce qu’il avait eu sous clé des prisonniers faits sur la ligue[31]. Tous les religionnaires de Blain avaient pris la fuite; un assez grand nombre était allé auprès de Mme de Rohan; en 1596, nous savons qu’elle était à Monchamps en Poitou. Après la soumission du duc de Mercœur, Mme de Rohan revint habiter le château de Blain avec ses enfans. Elle le trouva tout à fait ruiné. Le Goust et les Espagnols n’y avaient rien laissé.

Elle fit revenir de La Rochelle à Blain le corps de son mari René pour le mettre dans le caveau où étaient ses ancêtres. La haine des habitans de Nantes contre les hérétiques était telle que le passage du convoi ne s’y fit pas sans difficulté et que les capitaines de la milice bourgeoise durent prendre des précautions pour que l’ordre ne fût pas troublé.

Catherine de Parthenay partagea désormais son temps entre le château de Blain et ses maisons du Poitou ; elle répara les ruines de Blain, mais elle n’y amena plus que rarement ses enfans et pour peu de temps.

Nous ne trouvons plus que rarement mention de Mme de Rohan dans les récits et mémoires du temps.

Elle allait quelquefois à la cour. « Le dimanche 22, Mme de Rohan fit prêcher publiquement à Paris, dans la maison de Madame, sœur du roy, où se trouvoient sept ou huit cent personnes, et dans le Louvre autant ou davantage au prêche qu’y fit faire Madame. Ce que le peuple de Paris, comme étonné, regardoit sans toutesfois s’en émouvoir davantage[32]. » Son nom ne tient que peu de place dans le règne d’Henri IV. Elle était heureuse de voir le fils de Jeanne d’Albret sur le trône, mais elle n’aimait guère le roi converti ; elle se plaignait de son ingratitude envers ceux qui avaient porté avec lui sur tant de champs de bataille l’écharpe huguenote. On l’a du moins accusée d’être l’auteur d’une très cruelle et amère satire intitulée : « Apologie pour le roi Henri IV, envers ceux qui le blâment de ce qu’il gratifie plus ses ennemis que ses serviteurs, faite en l’année mil cinq cent quatre-vingt-seize (1596)[33]. »

L’auteur de ce pamphlet conseille ironiquement à ses lecteurs de ne pas être des amis d’Henri, mais de se mettre de ses ennemis, ce qui est le seul et sûr moyen d’obtenir et son amitié et ses faveurs. Henri IV avait acheté chèrement la paix du royaume : il y avait peut-être un peu de légèreté, il y avait aussi beaucoup de patriotisme dans son oubli facile du mal et du bien qu’on lui avait fait. Si l’on en croyait l’auteur de l’« Apologie, » le roi aurait eu plus de plaisir à récompenser la trahison que la fidélité, le mensonge que la droiture; il n’aurait eu de complaisance que pour ce qui en méritait le moins; il aurait enfin trouvé un véritable plaisir dans l’ingratitude et dans la perfidie. On n’a jamais eu la preuve que Mme de Rohan fût l’auteur de cette méchante satire. Le roi toutefois semble l’avoir toujours un peu redoutée.

L’Étoile raconte qu’un jour (le 3 février 1595) Henri IV attendait les ambassadeurs de Venise. « Sa Majesté en les attendant passa le temps à rire et gausser les dames. Voyant venir Mme de Rohan leur dit: Voici venir Mme de Rohan, gardez-vous, mesdames, qu’elle ne crache sur vous; pour le moins, si elle n’y crache, elle en médira[34]. »

La faveur du duc de Mercœur fut bien faite pour irriter la duchesse de Rohan, qui s’était vue chassée par lui de la Bretagne. Aussitôt après la reprise d’Amiens, Mercœur ayant su que le roi s’avançait pour assiéger Dourlens et devait passer par Angers, commença à faire négocier son traité par sa femme Marie de Luxembourg et par la duchesse de Beaufort. Le duc et la duchesse de Mercœur offrirent au roi leur fille unique, riche héritière, pour en disposer en faveur du prince de son choix, devinant bien qu’il en disposerait pour son bâtard César de Vendôme; le duc se jeta entre les mains du roi, et le 28 mars 1598 il alla le saluer à Angers. Dès le lendemain, on signa au château d’Angers le contrat de mariage du petit César, âgé de quatre ans, avec Françoise de Lorraine, âgée de six ans. Mercœur obtint 230,000 écus pour les frais de la guerre et 17,000 écus de pension[35].

Dans l’édit de paix qui fut accordé à Mercœur, Henri IV alla jusqu’à excuser le duc de n’être pas rentré dans son devoir aussitôt après la réconciliation du roi avec le pape; il le loua d’avoir par ce retard et en se maintenant en Bretagne empêché les ligueurs bretons de donner aux Espagnols l’entrée en Bretagne, pendant que lui-même était occupé au siège d’Amiens.

C’était montrer une condescendance peut-être fort politique; mais Henri IV avait beau faire et beau dire, il ne satisfaisait entièrement personne. Voici ce que les catholiques écrivaient de lui : « Henri IV est tout pour les protestans. Il a donné la surintendance des finances au duc de Bouillon, qui est huguenot, et l’intendance à Rosny, un autre huguenot... pour gagner particulièrement le duc de Biron (nous sommes en 1599), il veut lui faire épouser Mme de Rohan, qui est huguenote, en lui faisant donner 300,000 écus comptant. Voilà le vrai sur ses pratiques. Les catholiques sont mécontens[36]. »

Nous ne citons ce passage que parce que le nom de Mme de Rohan y est prononcé. Si elle fit un moment écho à ceux qui accusaient Henri IV de sécheresse de cœur et d’égoïsme, elle ne fut pas insensible à la grandeur du roi et elle rechercha sa faveur, sinon pour elle, au moins pour ses enfans. Elle avait encore l’humeur du siècle précédent. Elle fut et demeura toujours un peu rebelle. Elle souffla à ses enfans l’esprit d’indépendance et fit passer dans leur sang son propre courage avec quelque chose de son humeur étrange, hautaine et peut-être un peu trop jalouse.

Si Henri IV n’eut que peu d’amitié pour la mère d’Henri de Rohan, il n’y eut, on le verra bientôt, aucun alliage dans les sentimens qu’il éprouva pour Henri de Rohan lui-même. Tout d’ailleurs devait l’attacher à ce jeune seigneur; les souvenirs de Marguerite de Navarre, d’Isabel d’Albret, de la marquise de Rothelin, de René de Rohan, de Soubise, le rendaient naturellement cher à son cœur. Pour le roi, Rohan était un allié; pour le héros de tant de batailles, il était le petit-fils de Soubise; pour le signataire de l’édit de Nantes, il était le représentant d’une des plus illustres maisons du royaume, dévouée aux idées de la réforme et jalouse d’une tolérance si chèrement achetée.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Cet M est l’M onciale du XIIIe siècle, qui avait été adopté, nous ne savons pourquoi, par les Clisson, longtemps avant le connétable; cette lettre a été retrouvée aussi à l’ancien hôtel de Clisson, devenu l’École des Chartes.
  2. Le Château de Blain'', par M. Prével. Nantes, 1869.
  3. La reine Jeanne de Navarre avait épousé en 1377 Jean II, vicomte de Rohan. — Marguerite de Rohan, femme de Jean, comte d’Angoulême, fut la grand’mère de François Ier
  4. Sœur d’Henri d’Albret, aïeul maternel d’Henri IV.
  5. Histoire des évêques de Nantes, par l’abbé Travers.
  6. De Bèze. — Histoire ecclésiastique, t. I, page 151.
  7. Claude de Rieux, fille de Claude de Rieux et de Catherine de Laval.
  8. Le Noir de Crevain, Histoire ecclés. de Bretagne, p. 60-61. — L’auteur a été ministre à Blain depuis 1651 jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes. Son manuscrit, conservé à la bibliothèque de Rennes, a été publié en 1851 par M. Vaurigaud, pasteur de l’église réformée de Nantes.
  9. Isabel de Navarre fut pendant quelque temps seule à jouir de la prérogative du prêche avec Renée de France, duchesse de Ferrare, seconde fille de Louis XII, qui vivait à Montargis.
  10. «En ce temps, au mois d’août 1562, ceux de la religion réformée de Nantes furent contraints par les menaces que leur faisaient ceux de la religion romaine (contre ce qu’ils avaient promis à M. d’Étampes, gouverneur et lieutenant général pour le roi en Bretagne, de vivre en paix), de sortir hors ladite ville, et se rangèrent à Blain, terre de monseigneur de Rohan, lequel les reçut humainement, jusqu’à les loger en son château, sans exception de riche et de pauvre, et y furent depuis ce temps jusqu’à la fin de novembre 1563, qui est un an, quatre mois; auquel lieu de Blain, durant ledit exil, plusieurs enfans furent baptisés. » (Registres de Nantes. Travers, vol. 2e, page 374).
  11. Diane de Barbançon-Cany, fille de Michel de Barbançon, seigneur de Cany, et de Péronne de Pisseleu.
  12. René de Rohan, qui porta successivement trois noms : Pontivy, Frontenay et Rohan.
  13. Le Frère de Laval, page 498.
  14. La Noue, édition de Genève, p. 575.
  15. Histoire universelle, tome II, liv. II, page 148.
  16. « Elle fut femme fort estimée, tant pour sa sagesse que pour son entendement et grande conduite en affaires; Budœes lui rend ce témoignage. Elle avait dès lors cognoissance de la vraye religion et y instruisit tous ses enfans. » (Mémoire généalogique, rédigé par Catherine de Parthenay, 16 pages in-folio. Collection de M. Benjamin Fillon.)
  17. Mémoires de la vie de Jean de Parthenay-L’Archevêque, sieur de Soubise, avec une préface et des notes, par Jules Bonnet. Paris, 1879.
  18. En Vendée, commune de Monchamp; le Parc-Soubise n’est plus qu’une ruine.
  19. Mémoires de Jean de Parthenay-L’Archevêque, page 19.
  20. Ibid., page 21.
  21. Jacqueline de Longwy.
  22. Mémoires de Jean de Parthenay-L’Archevêque, p. 66.
  23. Voir Discours des choses advenues en la ville de Lion, pendant que Monsieur de Soubise y a commandé, — conservé dans les Mélanges de Mézeray (Fonds français, vol. 20783 7 fol. 113-157), et Histoire ecclésiastique de Th. de Bèze, tom. III, p. 215.
  24. Le Noir de Crevain, page 176.
  25. Henri Ier de Rohan mourut le 12 juin 1575, à peine âgé de quarante ans. — Judith de Rohan mourut le 24 juillet 1575.
  26. Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur.
  27. Histoire des princes de Condé, par le duc d’Aumale, t. II, p. 152.
  28. Viète lui a dédié son Analyse mathématique restaurée, imprimée à Tours en 1591 : « C’est à vous, auguste fille de Mélusine, que je dois surtout mes études de mathématiques, auxquelles m’a poussé votre amour pour cette science, la très grande connaissance que vous en possédez et même ce savoir en toutes sciences que l’on ne saurait trop admirer dans une femme de race si royale et si noble. »
  29. Le duc de Mercœur et sa femme possédaient les immenses domaines de la maison de Penthièvre, situés dans les diocèses de Dol et de Saint-Brieuc. Ces domaines, on le sait, passèrent plus tard, en 1598, à César de Vendôme, fils naturel d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, par son mariage avec la fille et unique héritière du duc et de la duchesse de Mercœur. Henri IV réunit ainsi indirectement à la couronne le domaine du dernier ligueur, le plus vaste domaine privé qu’il y eût en France.
  30. Jean de Montauban, seigneur du Goust, du nom d’un petit manoir près de l’étang de Cordemais, descendait de la famille des Rohan : il portait de gueules à sept mâcles d’or, au lambel de quatre pendans d’argent.
  31. Il existe un Discours de la prise et ruyne de Blein advenue en novembre 1591, réimprimé dans les Mémoires de Duplessis-Mornay (édition de 1824, 5e vol. p. 100). Voir aussi d’Aubigné, Histoire universelle.
  32. Journal du règne d’Henri IV, 1, 2, page 173.
  33. Une note de la bibliothèque de l’abbaye royale de Saint-Germain-des-Prés, f° 88, du manuscrit 1504 parmi ceux du chancelier Séguier, dit : « Invective avec ironie, dressée par Mme de Rohan, mère du duc de Rohan, contre le roi Henri IV, contre lequel elle était piquée de ce qu’il n’avait pas épousé sa fille, depuis mariée au duc des Deux-Ponts; et de ce qu’il n’avait pas la maison de Rohan en la considération qu’elle croyait mériter et ne lui faisait pas assez de bien. » (Journal d’Henri IV, La Haye, 1744, t. IV, page 468.)
  34. Journal d’Henri IV, I, 2, page 187.
  35. En 1601, Mercœur alla servir l’empereur Rodolphe II, en Hongrie; il se distingua dans les guerres contre les Turcs. Il mourut à quarante-deux ans, de la fièvre, à Nuremberg, en 1602.
  36. Mémoire sur l’État des esprits en France en 1599, archives de Turin.