La Fanfare du cœur/Les Merveilles de la Science

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LES MERVEILLES DE LA SCIENCE



I


Reste à savoir, s’écria le major Fourrazine dans le silence recueilli qui avait suivi la démonstration du jeune Eustache Meridianus, reste à savoir si tous ces beaux progrès sont, en définitive, oui ou non, un acheminement de l’humanité vers la perfection.

— Vous voulez dire un effet de la perfectibilité humaine ? interrogea, avec une pointe de malice, Eustache Meridianus, que la réflexion du major avait piqué au vif.

— Parfaitement.

— Comment osez-vous en douter ? Mais, comprenez donc, de grâce… Le génie de l’homme…

Le major, effrayé, interrompit le mouvement d’éloquence de son savant contradicteur.

— Le génie de l’homme n’a rien à faire dans tout ceci, dit-il. Je me demande tout simplement si, quand nous aurons renversé les barrières qui nous séparent encore aujourd’hui de l’impossible, nous serons plus avancés que lorsque nous étions des ignorants.

— Une telle supposition, fit Eustache, m’étonne de votre part.

— Elle ne vous étonnerait pas tant si vous aviez mon âge et mon expérience.

Eustache regarda le major sans saisir le sens exact de ses paroles.

— Je m’explique, continua ce dernier. Peu m’importe que la société ait fait un pas en avant ou en arrière depuis que je suis au monde, pourvu que je vive tranquille dans mon ménage. Là est l’essentiel. Or, c’est précisément cette perte de ma tranquillité qui m’inquiète et que je redoute de toutes vos inventions.

Eustache demeura ahuri. Le major n’y prit pas garde.

— Oui, poursuivit-il… Quand je me suis marié avec Mme  Fourrazine, nous n’avions encore ni chemins de fer, ni télégraphes, ni téléphones, ni lumière électrique. Et nous avons vécu ainsi pendant vingt ans heureux. Aujourd’hui, s’il s’agissait de recommencer, ma parole d’honneur, j’hésiterais !

— Ah ! elle est bien bonne, celle-là ! s’exclama Eustache.

— Oui, elle est bonne… Elle est même excellente. Et je m’en vais vous le prouver. Vos chemins de fer, vos télégraphes, vos téléphones, votre photographie surtout, je m’en méfie horriblement, et je suis persuadé que si toutes ces merveilles n’existaient pas, il y aurait beaucoup plus de ménages unis, ou plutôt beaucoup moins de ménages désunis qu’il y en a en ce moment.

Eustache esquissa un sourire de pitié.

— Major, dit-il doucement, voyons, vous plaisantez, n’est-ce pas ?

— Je ne plaisante jamais… Écoutez plutôt le récit d’une petite aventure qui vient d’arriver à mon brave et ancien ami Durasoir.

II

Le major, après avoir rallumé sa pipe, commença en ces termes :

— Ce pauvre Durasoir ! Figurez-vous le meilleur homme du monde, honnête, prévenant, adorant sa femme, — une jolie petite brunette… Ah ! pardieu, oui, jolie ! C’est même un peu ça qui l’a perdu. Et puis, vingt ans de moins que lui. — elle trente, lui cinquante, ce qui n’est plus tout à fait la fleur de l’âge ; mais qu’importe ? Le couple paraissait bien assorti. Elle était fort gentille, certes, et plus d’une fois, moi-même, si mes rhumatismes…

— Major, interrompit Meridianus, y pensez-vous ?…

— C’est vrai, c’est vrai… Enfin, il y a de ces moments où l’homme le plus vertueux… Bast ! je continue.

Et il continua :

— Ce bon Durasoir est, vous le savez, une des colonnes de la Société internationale de l’Himalaya. Son activité, son intelligence… Enfin, si l’Himalaya n’a pas encore sauté vingt fois, c’est bien grâce à lui, sacrebleu !… Mais être une colonne dans une banque n’empêche pas, quand on a une jolie femme, toute seule à la maison, d’être trompé… Je croirais bien même que, tout au contraire, cela y aide considérablement. C’est ce qui advint à Durasoir. Le petit Gontran, que vous connaissez bien, je suppose…

— Parfaitement ! Un charmant garçon.

— Un sot, vous dis-je. Pas si sot pourtant qu’il ne sut accaparer le cœur de Mme  Durasoir et l’amitié du mari, tout ensemble.

— Ceci aide cela.

— Hélas !… Depuis combien de temps la liaison durait, je ne saurais trop vous dire. Gontran étant si modeste, si réservé, si timide ! Qui s’en serait méfié ? On lui aurait donné le bon Dieu sans confession… Naturellement, dans ces conditions là, Durasoir fut ce que tout mari, à sa place, est habituellement, — avant d’être plus, — aveugle…

— Et sourd.

— Comme vous dites. Il ne voyait pas les œillades, les serrements de main à la dérobée, les regards d’intelligence ; il n’entendait pas les chuchotements quand il tournait les talons, la tendresse du parler mal dissimulée derrière une apparente froideur, que sais je encore ?… Quant au… reste, il s’en douta moins encore.

— Mais c’était une bête, votre ami Durasoir ?

— Une bête, une bête !… J’aurais voulu vous y voir, vous.

— Grand merci !… Et pas le moindre soupçon ? Rien ?…

— Oh ! des soupçons, les maris en ont toujours, mais ils n’y croient jamais. Ils ne veulent pas y croire. Durasoir en eut, comme en ont tous ses semblables, et, comme tous ses semblables aussi, ils ne firent que le rendre plus aveugle et plus sourd…

III

Pardon si je vous interromps, dit Eustache en frappant légèrement sur le bras du major, mais je ne vois pas du tout ce qu’il y a de commun entre le cas de votre ami et les merveilles de la science dont nous parlions tout à l’heure.

— Patience ! répondit Fourrazine. J’y arrivais précisément.

— J’écoute.

— Un beau jour, — jour fatal ! — tout cet édifice de cachoteries et d’hypocrisie s’écroula d’un seul coup. Voici comment. Il n’y a pas bien longtemps de cela. Des fêtes avaient été organisées par la ville en l’honneur de la princesse Léopoldine, qui allait quitter le pays pour se marier avec le prince de Salzbourg.

— Oui, je me rappelle.

— On avait invité la princesse à prendre place sous le péristyle du palais de la Bourse et à assister de là au défilé des députations de toutes les sociétés du pays qui viendraient la saluer. La cérémonie, favorisée par un temps superbe, fut très imposante. Chaque députation, en passant devant la princesse, lui offrait un bouquet ou une corbeille de fleurs. Au bout d’une demi-heure, l’escalier de la Bourse ressemblait à un immense parterre. Et les cris, et les vivats, et les musiques ! Tenez, moi qui suis un vieux dur à cuire, rien que d’y penser, çà m’émeut encore.

— Vous pleurez, major ?

— Ne faites pas attention. Je reprends mon histoire. Tout autour de la princesse, sous le péristyle du palais, se tenait, entassée, une foule énorme : autorités, fonctionnaires, invités, femmes des autorités, femmes des fonctionnaires, femmes des invités… Tout le diable et son train, — sans compter une douzaine de jeunes filles en blanc, choisies parmi les plus avenantes de la ville pour servir de garde d’honneur à la princesse… Fichtre ! nous n’avons pas de garde d’honneur pareille, nous, au régiment ! C’est dommage…

Le major poussa un profond soupir et poursuivit :

— M. et Mme  Durasoir avaient reçu une invitation. Mais, naturellement, mon camarade, retenu par les affaires de sa société, n’avait pu en profiter. Sa femme avait tant supplié qu’il lui avait permis d’aller toute seule à la fête. Aussi bien, pour elle, rien d’inconvenant, n’est-ce pas ? à se trouver en si belle compagnie… Au contraire, Mme  Durasoir alla donc toute seule. Bravement, elle s’installa au milieu des groupes et, jouant adroitement des coudes, parvint à se caser très bien, adossée à une colonne, sur le dernier degré de l’escalier, d’où elle voyait admirablement passer le défilé. J’oubliais de vous dire que Gontran, le perfide Gontran, se trouvait, lui aussi, sous le péristyle. Sitôt qu’il avait aperçu sa bien-aimée, il s’était faufilé près d’elle et, prenant, devant le monde qui les entourait, des airs de politesse très respectueux, il la protégeait avec une sollicitude des plus aimables… Le gaillard !… D’ailleurs, je l’avoue, la situation était pleine d’agrément. On était là bousculé, serré l’un contre l’autre. Gontran ne s’en plaignait pas, et Mme  Durasoir non plus. Il arriva même un moment où l’enthousiasme des sociétés qui défilaient toujours et des spectateurs qui les acclamaient devint si grand que, emportés sans doute par l’ardeur de leur patriotisme et poussés de tous côtés par leurs voisins, — sauf par derrière, du côté de la colonne contre laquelle ils étaient appuyés, — ils rapprochèrent leurs visages et les lèvres de Gontran se rencontrèrent furtivement avec les lèvres de Mme Durasoir. Ce ne fut qu’un éclair, mais ce fut sans nul doute délicieux. Non, vous ne saurez jamais, Eustache, comme c’est bon, un baiser dérobé ainsi, en pleine foule, au nez et à la barbe de la nation, sans que personne s’aperçoive du larcin !

Comment ! Je ne le saurai jamais ! s’écria Eustache avec indignation… Je vous prie de croire que je le sais déjà.

— C’est une façon de parler… Je vous demande pardon. La fête terminée, chacun rentra chez soi. Ce fut, pendant trois jours, le sujet des conversations générales ; les journaux publièrent des comptes-rendus détaillés, et M. Durasoir fut enchanté, en les lisant, de la chance que sa chère petite femme avait eue d’assister à une si belle manifestation. Il regretta même un peu de n’y avoir pas assisté lui-même.

— « Après tout, pensait-il, j’aurais bien pu prendre un demi-jour de congé. »

Il faisait, à part lui, cette réflexion, lorsque, en passant devant la vitrine d’un opticien, il vit un assez grand nombre de badauds qui regardaient de grandes photographies qu’on venait d’y exposer. Ces photographies représentaient la fête de la Bourse surprise instantanément au moment de son plus vif éclat.

— « Voilà mon affaire », se dit-il.

Et il entra chez l’opticien. Il choisit la plus belle épreuve, la paya, et l’emporta chez lui, radieux.

— « Tiens, bobonne ! » dit-il à sa femme, « je t’ai rapporté un petit souvenir. »

Et il découvrit la photographie. Elle était magnifiquement réussie, d’une netteté et d’une précision étonnantes.

— « Oh ! que c’est joli ! » s’écria Mme Durasoir.

— « Je suis sûr », reprit il, « que tu y es aussi toi… Voyons. »

Mme Durasoir tressaillit. Son mari était allé chercher, dans un tiroir, une loupe et examinait de près les minuscules figures groupées, derrière la princesse, sur l’escalier du monument. Tout à coup, il pâlit affreusement… Il venait d’apercevoir, contre la première colonne à droite, en plein soleil, deux visages bien reconnaissables, rapprochés, bouche contre bouche : celui de Gontran et celui de sa femme !…

— Patatras ! je m’en doutais.

— Il déchira avec colère la terrible épreuve et, jetant sur Mme  Durasoir, épouvantée et tremblante, un regard menaçant, il sortit de la chambre, prit son chapeau et s’en alla, tout droit trouver un avocat. À la rentrée des cours et tribunaux, le divorce sera plaidé, et, comme le scandale est public, comme la honte du pauvre Durasoir est, en ce moment, répandue dans la ville et dans le pays à plusieurs milliers d’exemplaires, il est tout à fait certain que ce divorce sera prononcé.

IV

Après quelques secondes de silence :

— Eh bien, ajouta le major, voilà ce que c’est que les progrès de la science. Si la photographie instantanée n’avait pas été inventée par je ne sais quel trouble-fête curieux, M. et Mme  Durasoir feraient à l’heure qu’il est, et pour longtemps encore probablement, le plus heureux ménage de la terre.

— Dites plutôt, major, que la photographie instantanée a rendu à votre ami un fameux service.

— Vous appelez ça un service ?… Ah ! jeune homme, que vous comprenez mal le bonheur des maris !

Lucien Solvay.









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