La Fantaisie - La Danseuse - Byblis...

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La Fantaisie - La Danseuse - Byblis...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 877-886).

POÉSIES


LA FANTAISIE

Elle est déconcertante, elle est capricieuse,
Son charme ensorcelant est souvent mensonger,
Mais ses yeux sont si doux, son pas est si léger,
Elle est si finement irrévérencieuse !…

Des dieux, elle est l’enfant adorée et joyeuse
À qui tout est permis sans crainte et sans danger
Et qui vient ici-bas renverser et changer,
Au gré de son humeur, mainte chose ennuyeuse.

Elle s’en prend aux us figés et surannés,
Aux sentimens mesquins des cœurs trop tôt fanés,
À tout ce qui pourrait s’orner d’un peu de grâce ;

Elle sème, en passant, le rêve et le désir…
Mais elle est déjà loin lorsqu’on la croit saisir
Et que s’égrène encor son rire dans l’espace !


LA DANSEUSE

Le temple de Vénus s’élève, portes closes,
À l’abri des vents froids et du faune malin
Au bord de l’Archipel, sous le dôme opalin
De la nuit qui s’étend, calme, sur toutes choses.

La danseuse sacrée a caché ses seins roses
Sous les plis vaporeux de son voile de lin,
Car, devant la Déesse au regard sibyllin,
Très souple, elle se penche en de classiques poses.

Elle marche en cadence, et lève ses bras blancs,
Et tous ses mouvemens sont rythmiques et lents,
Faits pour s’harmoniser avec l’âme nocturne ;

Et la Déesse rit, sans daigner se fâcher,
En la voyant, confuse et prompte, rattacher
L’étroit ruban d’argent qui retient son cothurne.



BYBLIS

Byblis, fiévreusement, marche depuis l’aurore.
Qu’est devenu Caunos, le frère bien-aimé ?
Ses cris frappent en vain le bois inanimé,
Mais elle ne veut pas désespérer encore.

« Caunos, frère chéri, toi que mon âme adore,
Pourquoi n’entendre plus ton rire accoutumé ?
Notre innocent amour n’a-t-il pas désarmé
Les jalouses fureurs du faune et du centaure ?… »

Or voici qu’elle arrive en des lieux inconnus.
Il fait nuit. Les cailloux déchirent ses pieds nus
Et son cœur est empli d’une indicible peine.

Soudain, les pleurs brûlans qui venaient l’aveugler
Lentement, sans arrêt, se mettent à couler…
Et Byblis par les Dieux est changée en fontaine.


LE TRIOMPHE DE PHRYNÉ


Celui qui poursuivit la Beauté souveraine,
Praxitèle, a taillé dans un marbre très blanc
La forme de Vénus-Astarté déroulant
Ses longs cheveux bouclés au doigt d’une sirène.

Le maître, pour modèle, a pris le corps troublant
De Phryné qui sourit, immobile, sereine…
Et toujours le ciseau que son génie entraîne
Dans le marbre sans tache avance, sûr et lent.

Et voici cependant que la Vénus s’achève.
Praxitèle, chassant la fatigue et le rêve,
Contemple tour à tour et son œuvre et Phryné ;

Mais sur la Femme enfin son regard obstiné
S’arrête, — ayant jugé l’Image décevante,
Et qu’il n’est de Beauté que la Beauté vivante !


LA CAMPAGNE ROMAINE


(Rome, avril 1907)


La « campagna » s’étend, muette, autour de Rome
Comme une mante ouverte aux plis mystérieux
Et le soleil d’avril se lève, glorieux,
Sur l’antique cité — vaste et lointain fantôme…

C’est l’heure matinale où tout, à l’horizon,
Se détache moins net sous des gazes de brume,
Où s’en vont par troupeaux, fumans et blancs d’écume,
Les buffles du pays à la rude toison ;

Où, du lac de Nemi, l’onde calme s’irise,
Telle lorsque Diane y mirait son front pur,
Et c’est l’heure où descend des forêts sur Tibur
Le souffle caressant et léger de la brise.

Mais rien ne vient répondre aux appels d’autrefois,
Car le temps a semé la mort sur son passage.
Les palais des Césars s’effritent d’âge en âge
Et des dieux oubliés nul n’entend plus les voix.

Le Latium déchu de sa splendeur païenne,
Qui n’est plus aujourd’hui que ruine et que deuil,
Que temples écroulés du faîte jusqu’au seuil,
Que souvenirs épars sur la voie Appienne.

Le Latium s’étend muet, inconsolé,
Sous la blanche lueur du soleil qui se lève
Et semble s’abîmer dans la douceur du rêve
Où rit une bacchante au torse dévoilé !


NOCTURNE


(Avril 1907)


Sereine nuit d’avril qu’argente le croissant
De la lune… Douceur de la ville apaisée
Dans un souffle d’amour tiède et frémissant…

Lourd silence qui plane au pied du Colisée…
Passé mort qui surgit encor, majestueux,
Sur un temple détruit dont la pierre est usée…

Tibre profond qui fuit le long des quais brumeux,
Qui garde le secret des choses en allées
Et qui semble un ruban fluide et sinueux…

Formes vagues, que l’ombre a lentement voilées…
Souvenirs évoqués, somptueux et divers,
Et splendeurs que le temps barbare a mutilées…

Toits, dômes et clochers… Jardins de chênes verts
Qui frissonnent au vent venu de la campagne…
Vieille Rome endormie au sein de l’univers…

Sereine nuit d’avril dont la langueur me gagne…


LE PRINTEMPS


Le vieil Hiver est mort, et Printemps va paraître
Dans une éclosion de clartés et de fleurs.
Printemps va se vêtir des plus vives couleurs,
Et veut que le soleil brille à chaque fenêtre.

Il court par les sentiers où les agneaux vont paître,
Où les petits oiseaux sifflent des airs moqueurs,
Et lance à pleines mains, dans tous les jeunes cœurs,
Les savoureux désirs des amours qui vont naître.

— Salut, bourgeons ; salut, rouges fraises des bois,
Feuilles, fleurs qui semblez vous ouvrir à ma voix
Et qui donnez votre ombre à la terre ravie…

En mon être assoupi passe un frisson joyeux,
Mon cœur lassé tressaille, et j’ouvre grands mes yeux
Pour les emplir d’amour, de lumière et de vie !


NUIT D’ÉTÉ


Le jour se meurt, chargé de brises embaumées.
Tout s’estompe… Les feux du couchant sont éteints,
Laissant flotter encor les contours incertains
Des nuages, pareils à de pourpres fumées.

La caresse du vent, sur les roses charmées,
Furtivement s’attarde en baisers clandestins ;
Et voici que déjà, clignant leurs yeux lointains,
Les étoiles se sont, une à une, allumées.

Sur la campagne grise et dans les airs, nul bruit
Ne vient troubler la paix du silence ; la nuit
Déroule lentement ses voiles et ses gazes,

Et la lune argentée agrafe son croissant
Dans le ciel qui s’étend immense, éblouissant,
Comme un royal manteau constellé de topazes.

L’AME ÉPARSE


Je me suis demandé souvent
Où s’en vont les âmes subtiles
Des mots, des gestes inutiles,
Des songes fous, vains ou futiles,
Du rêve illusoire et fervent ;

Des heures d’amour oubliées,
Des promesses et des sermens
Dont se bercèrent les amans,
Des étreintes aux bras charmans
Par la fatigue déliées…

Car de tout ce qui vibre en nous
Je crois qu’un peu d’âme subsiste,
Tel un souvenir qui persiste
Indifférent, joyeux ou triste,
Tel un parfum tenace et doux.

Je crois que tout se manifeste
Au-delà de nos faibles yeux
Dans un monde mystérieux
Et que, dans le livre des dieux,
Chaque regret s’imprime et reste !


LE BONHEUR


Qu’est-ce que le Bonheur que l’on poursuit sans trêve
Le Bonheur inconnu, magique, décevant ; —
Illusion suprême, espoir toujours vivant,
Vaste comme le monde et vague comme un rêve…

Qu’est-ce que le Bonheur ? Est-ce l’amour fervent,
L’amour né d’un sourire et qu’une larme achève ?
Est-ce l’humaine gloire impondérable et brève,
Ou n’est-ce qu’un fétu balayé par le vent ?…

Qu’est-ce que le Bonheur ? Une vaine chimère,
Une ombre, un souvenir, une joie éphémère,
La folle inanité d’un éternel désir ;

C’est un roi détrôné, chassé de son domaine,
Et qui, depuis ce jour, sans sujets et sans reine,
Nous a laissé pleurer dans les bras du Plaisir !


RONDEL


Le cœur a des raisons bizarres et profondes,
Dont nul n’a deviné le secret ni la loi,
Et nul ne sait, et nul ne me dira pourquoi
Je donnerais mes jours pour ces deux nattes blondes !

Un sourire, — un regard… C’est en quelques secondes
Que l’éternel amour s’est emparé de moi.
Le cœur a des raisons bizarres et profondes,
Dont nul n’a deviné le secret ni la loi.

Subtile affinité de forces vagabondes,
Puissant, délicieux et redoutable émoi,
Attirance invincible, impérieuse foi
Qui confondit toujours les sages des vieux mondes…

Le cœur a des raisons, bizarres et profondes.


L’ADIEU


Bald fliesset zwitchen meinem Herzen
Und deine Aûgen die weite See.
H. HEINE.

Vos rêves m’appelaient, chère, et je suis venu,
Car le hasard se plaît aux choses malaisées.
Nos deux routes se sont, pour un instant, croisées,
Et mon cœur est resté près de vous retenu.

Mais, hélas ! ces deux mains que j’ai cent fois baisées,
Ces cheveux blonds, ces yeux adorés, ce sein nu,
Je les quitte pourtant, et sans avoir connu
La puissante langueur des amours épuisées…

Je les quitte ce soir, de crainte que demain,
Plus épris qu’aujourd’hui, plus lâche ou plus humain,
Dans vos bras dangereux captif je ne demeure.

Pour la dernière fois, vous m’avez fait accueil,
Et, sans me retourner, je passe votre seuil,
De crainte que l’adieu sur mes lèvres ne meure !


CŒURS…


Cœurs, premiers berceaux du rêve,
Tombes de tous les amours,
Cœurs blessés, tristes et lourds,
Cœurs qu’un idéal relève ;

Cœurs légers, cœurs violens,
Chimériques ou fantasques,
Cœurs battus par les bourrasques,
Cœurs farouches ou tremblans ;

Cœurs d’ombre, cœurs de mystère,
Cœurs fermes, cœurs tourmentés,
Innombrables unités
Dont la lutte est solitaire ;

Cœurs que l’on ne comprend pas,
Cœurs où nul cœur n’a su lire,
Cœurs vibrans comme une lyre,
Cœurs dédaignés et cœurs las ;

Cœurs de pardon, cœurs de haine,
Dans les poitrines sans bruit,
Sans relâche, jour et nuit,
Vous rythmez la vie humaine !

LES RIDES

Légers sillons, marqués sur mes traits las de vivre,
Vous avez un poignant et douloureux passé.
Chaque jour révolu s’est en vous retracé,
Et je puis à présent vous lire comme un livre.

Ce miroir, qui jadis a connu ma beauté,
Me révèle aujourd’hui toutes vos flétrissures,
Car, tandis que mon cœur saignait de ses blessures,
Vous paraissiez, fatals, contre ma volonté.

Vous avez sur mon front mis votre dure touche
Le jour où j’ai pensé pour la première fois,
Et le doute a creusé ces rides que je vois
Barrer amèrement les deux coins de ma bouche.

Vous avez, encadrant mes regards éplorés,
Ô sillons, dessiné des lignes implacables,
Depuis les sombres jours, — hélas ! irrévocables, —
Où la mort m’a repris des êtres adorés.

Vous avez tout surpris de mes tendresses vaines,
Espoirs trop tôt déçus ou rêves avortés.
Mes soucis et mes maux, vous les avez comptés,
Et je retrouve en vous bonheurs, regrets et peines…

Tristes sillons, creusés jour par jour, lentement,
Le monde apprend par vous que tout s’altère et passe,
Et l’on dit que c’est Dieu lui-même qui vous trace
Comme une empreinte auguste ou comme un châtiment !


LE CIMETIÈRE DE MENTON

C’est un vieux cimetière au flanc de la colline ;
Il domine la ville et regarde la mer.
Une route à lacets y conduit, et dans l’air
La poussière s’étend comme une mousseline.

— D’un côté, le vallon aux contours onduleux,
Ici, des orangers s’étageant en terrasses ;
Aux fentes des rochers, de lourdes plantes grasses
Et des géraniums grimpant aux murs calleux ;

La nature partout puissante et vigoureuse,
Partout le clair rayonnement d’un ciel d’azur,
L’éclat éblouissant, impitoyable et dur
Du soleil qui sourit à la terre amoureuse ;

Et puis là-bas, à l’infini se prolongeant,
La Méditerranée immense, d’un bleu sombre,
Plus calme que ces lacs dont les remous sans nombre
Se frangent çà et là d’une écume d’argent.

Oui, partout la beauté, la vie heureuse et chaude,
La couleur plus intense et le rêve exprimé, —
Et la brise exhalant un souffle parfumé
Sur la mer de saphir aux reflets d’émeraude…

— Et pourtant, à mes pieds, sous mes pas incertains,
Parmi les mimosas, les jasmins et les roses,
Des marbres blancs cachant des lèvres toujours closes
Et voilant le soleil à des regards éteints…

Hélas ! songer qu’ici la Mort inanimée
Fige des corps vivans dans l’éternel sommeil
Et que, sous le ciel clair de ce site vermeil,
Je viens m’agenouiller sur une tombe aimée !…



Baronne Antoine de Brimont.