La Farce de la Sorbonne/III

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Arthème Fayard & Cie (p. 49-63).

III

MONSIEUR SEIGNOBOS OU LA SCIENCE DE L’HOMME

À Guy Arnoux, artiste à Paris.[1]



Il y a un autre grand professeur d’histoire à la Sorbonne : M. Seignobos. Il est encore plus savant que M. Aulard. Un étudiant, ayant eu l’imprudence de lui dire un jour que la bataille de Tolbiac fut une victoire pour Clovis, — il s’écria :

— Vraiment ? Qui vous l’a dit ?

— Mais, Monsieur… je le sais.

— Le savez-vous scientifiquement ?

Lui n’enseigne que ce qu’il sait de cette manière, c’est-à-dire qu’il n’enseigne presque rien.

Il est, en effet, le premier d’entre les hommes à avoir compris que les faits historiques n’ont aucun intérêt. Tous sont de fausses précisions. M. Seignobos rit des noms, rit des dates, rit de tout. (Il ne grince des dents que quand on lui parle des curés.) Tout cela, ce n’est pas la vie des peuples. Une seule chose compte : l’étude critique et minutieuse des mœurs, et la comparaison attentive des statistiques. C’est ce qu’on appelle la « méthode historique » ; et c’est l’objet du cours de M. Seignobos.

J’ose dire que ce cours est unique. Malheureusement, il est peu connu. À la première leçon, il y a quarante personnes, curieuses et candides ; à la seconde, vingt, surprises et tenaces ; et de la troisième à la dernière, il y a tout au plus six ou sept égarés, dont lui et moi. Il faut le regretter. J’ai, pour ma part, toujours infiniment goûté M. Seignobos : il est plein de cocasseries qui me ravissent. Mais le public se lasse, parce qu’il ne l’entend pas, parce qu’il ne comprend rien, parce que, pour tout dire, il manque du génie spécial qu’il faut quand on veut voir derrière les apparences. Plusieurs fois, j’ai emmené à son cours des femmes de mes amis. Il y a, dans l’esprit de toute femme, même la plus proche de nous, des poussées d’imprévu qui me semblaient de même nature que les saillies de M. Seignobos. Eh bien, elles n’ont pas mieux compris que les hommes ; elles n’ont pas saisi en entier une seule de ses phrases, ni découvert la moindre apparence de liaison entre deux de ses idées. Je m’épuise devant cette énigme. Serions-nous, en France, ce pays de la mesure, incapables de goûter une farce abracadabrante ?

Voici un petit vieillard, barbe et cheveux en broussaille, qui paraît sortir de dessous son édredon. Il entre, jette sa serviette sur sa table, s’assied en voulant casser sa chaise, et commence sans dire « Messieurs », comme s’il parlait à des bestiaux. D’ailleurs, est-ce qu’il commence ? C’est là le magnifique de son cas. Même quand il entame la première leçon de l’année, il continue !

Quoi ? direz-vous.

Un cours d’il y a dix ans ou une conversation avec lui-même. Et peu importe qu’il ait des auditeurs ou n’en ait point : il ne regarde pas son amphithéâtre. Il arrive, ruminant une idée : c’est celle-là qu’il sert, où elle en est. Il se pelotonne à sa table, le nez sur ses papiers, les bras entre les jambes. On dirait Diogène dans son tonneau. Et maintenant, il va se payer la tête du monde entier, non seulement du public presque inexistant, mais des rois, des papes, des évêques et de tous les représentants du peuple, dans tous les pays. Car il ne s’étonne ni ne s’émeut de rien. Il a trop remué d’idées fausses, de faits inexacts, d’institutions mal comprises ; il est arrivé avec l’âge à une insensibilité totale ; il ne croit plus ni à Dieu ni à diable. Mais le diable se venge et ne le quitte pas : il habite M. Seignobos, le fait ricaner et s’ébrouer.

Partant on ne sait d’où, allant vers on ne sait quoi, s’adressant à on ne sait qui, il se trouve en train, tout à coup, d’essayer de définir par des traits véridiques, cet ensemble « qu’on appelle généralement la France ». À la seule idée de toutes les blagues qu’on débite à ce sujet, il s’étrangle de joie. Puis, démoniaque, il reprend son discours, où l’on ne perçoit déjà plus qu’un mot sur trois, tandis qu’on jurerait qu’en sa bouche il fait une affreuse bouillie de sa langue et de ses dents.

— L’français… langue française… qu’est c’est ?… N’est qu’une des nombreuses langues parlées en France.

Il donne un coup de poing sous sa table, et dans un éclat :

— Unité d’langue en France ? Existe pas ! Alors ?

C’est lui-même qu’il interroge et qu’il oppose ainsi aux imbéciles et aux lieux communs. Car c’est cela son cours, ou semblant de cours : une pétarade contre tout ce qu’on a l’habitude de dire et de croire.

— L’unité d’la France ? Allons ! Au Nord, toits hauts… Midi, toits bas… Et voyez cuisine… au moins trois régions : l’beurre, l’huile, la graisse d’oie !…

Il lève le nez, puis jette en l’air une phrase incompréhensible qui fait le bruit d’un gargarisme.

Sur quoi, il replonge dans ses papiers.

— La religion ?… Aucun élément d’unité… D’ailleurs pas spontanée… N’est uniforme que par institutions imposées… Surplus, d’puis un siècle, moitié d’la Société l’a abandonnée.

Et cette proposition le fait éclater d’un mauvais rire que, tout de suite, il contient. Car son cours, en somme, lui donne plus de dégoût que de joie. Il vous le flanque à la tête : c’est un paquet de sottises. Il à l’air de dire : « Tas d’idiots ! Ça vous suffit pas ?… Vous en faut encore ?… Attendez ! »

— Reste la race !

Il a dit ces trois mots comme on cracherait ses dents.

Il les développe :

— En France, aucune race ! Savants ont étudié structure des corps… Brachicéphales. Dolichocéphales. Tout mélangé !… Et des bruns, des blonds… avec grande partie dont on ne sait si bruns ou blonds.

Son petit œil, derrière un lorgnon de travers, aperçoit dans la salle une étudiante blonde. Il crie :

— Seule déduction certaine : blonds sont anormaux ! Bruns en majorité.

L’étudiante prenait des notes ; elle s’arrête, interdite. Alors, de contentement, il précipite son débit, s’empêtre, pâlit, gratte son crâne, repart, bredouille, gargouille, bafouille :

— En France, toutes les races ! Et d’génétation à l’autre, rien d’transmissible. En France, enfants r’ssemblent pas aux parents. D’ailleurs, parents, c’t’un mot parents ! Société française se r’crute plus par mariages ; elle n’tient qu’par enfants naturels… Mariages donnent pas même deux enfants par famille… En sorte que métissage, peuple de métis… France, cul-de-sac Europe avec, dans le fond, toutes les races… Français, qu’est c’est les Français ? Des gens qui entre eux s’considèrent comme Français, et sont contents de l’être, v’là tout !

Sur cette trouvaille, il souffle et mâche sa barbe. Puis il repart, pestant soudain contre les sociologues et leurs statistiques. Dans ce désordre, s’il lui arrive d’avoir des idées d’un bon sens ordinaire, il s’en effraie tout de suite et arrête ce mouvement mauvais en mêlant les mots, en disant : « jamais » pour « toujours », « conservateur » pour « libéral ». Il se reprend, s’étouffe. On entend : « Pfttt… pfttt… pasteurs ! » Voici qu’il fait le compte des pasteurs, comme il fera le compte des commerçants ; et aussitôt après, sans transition, il montrera le développement du fromage de Brie depuis 1905. Deux doigts dans le nez, il jette :

— C’mmerce : onze millions !… Dans l’c’mmerce on n’compte ni bains ni pompes funèbres : 160.000 hommes… De plus, rentiers 900.000 et gens sans aveu 126.000 !

Vlan ! Il a mis soigneusement ensemble les rentiers et les gens sans aveu : il jubile. Pour s’apaiser, il se lance dans une phrase plus calme sur les vaches, de 1900 à 1910. Il s’arrête, il rit, non aux anges, mais au diable, car il cherchait une définition du peuple et il l’a trouvée :

— Qu’est c’est l’peuple ? Les travailleurs, plus les coquetiers et les forains ! Ah ! Ah !

Il ajoute :

— Qu’est c’est la p’tite bourgeoisie ? Des gens qui méprisent travail manuel, mais estiment professions sédentaires et écritures. Il faut y joindre acteurs et musiciens. D’ailleurs…

Il regarde le plafond et se balance :

— D’ailleurs, peuple et bourgeoisie mêlés. Plus d’classes. Grands bourgeois épousent couturières et personne fait plus attention !

Sur quoi il ne peut s’empêcher de rire encore. Il est radieux de constater partout, dans tous les pays, dans tous les temps, la folie de la pensée humaine, le désordre des sociétés, la relativité de tout ce qui est. Au fond, l’humanité l’enchante, tant elle l’écœure, et ses propres leçons l’amusent, à force de lui faire pitié. Car il ne croit pas plus à l’enseignement qu’au reste, mais, persuadé que tout cours est imbécile, il illustre du moins cette pensée-là d’une démonstration claire. Lancé dans l’Histoire, il y saccage et embrouille tout, et on dirait un vieux chien crotté qui fait irruption dans un salon pour éternuer et gratter ses puces.

— En Bret… en Auv… en Normandie !…

Il y a trois quarts d’heure qu’il parle : il s’énerve.

— Le… la… les bestiaux sont attachés à… à la… au piquet… jusqu’à ce qui … que… qu’elles aient brouté le… les… la luzerne !

Il se calme tout de même, prend chaque province française, la stigmatise en deux phrases, signale les prunes d’Agen, les poulardes du Mans, les sardines bretonnes ; et comme l’heure sonne, il saute sur sa chaise, balbutiant :

— Vers à soie… maladies… luscardine… picardine… tournent au jaune bleu… lascardine… rascardine !…

Il ricane, disparaît : c’est fini.

Je ne dis pas que pour de jeunes français, ni pour de jeunes étrangers, ni pour personne d’autre, ce soit un enseignement précieux, mais j’avertis qu’il ne faut pas considérer M. Seignobos du même œil que ses voisins. La qualité de cette Sorbonne vient précisément de la variété de ses fonctionnaires. M. Seignobos le dit expressément : « France, cul-de-sac Europe. En France, toutes les races ! » M. Seignobos est un échantillon français qui ne ressemble à aucun autre ; il faut lui mettre une étiquette spéciale. Mais avant de la mettre, il convient de réfléchir. Dire qu’il est « incompréhensible », c’est vite dit… s’il se comprend lui-même… — Dire qu’il est « dangereux » ? Pourquoi ? Parce qu’il est sceptique, diabolique, sectaire ? Mais si on ne le comprend pas, où est le danger ? — Je n’ai encore entendu qu’un auditeur parler de lui avec justesse.

C’était un grand Anglais, réjouissant à regarder. Perchée sur un long corps, il portait une petite tête rouge brique, dont le front était resté blanc ; deux sourcils d’étoupe rousse, un poil noir par narine, une nuque mousseuse de cheveux follets, complet épinard et grosses chaussettes carotte dans des souliers à double semelle : je le vis sous cet aspect suivre, tout un mois, le cours piquant de M. Seignobos.

Et au bout du mois il me confia ceci, avec gravité :

— Monsieur, je suis le Recteur, n’est-ce pas, de l’Université de Wowowrod, pays de Galles. Eh bien, je n’ai eu à Paris aucune plus intéressante expérience, n’est-ce pas, que les cours de ce Seignobos.

Et il ajouta dans un sourire :

— Vraiment, j’ai beaucoup joui !

Puis, fort sérieux, il m’expliqua que cet homme était shakespearien, n’est-ce pas, car, en le regardant, il avait cru voir, à certaines minutes, une sorcière installée en Sorbonne.

D’ailleurs, l’air de la salle sentait le roussi. M. Seignobos ne venait-il pas à ses leçons sur un balai rôti ? Le recteur se le demandait. — Et voyant M. Seignobos ouvrir sa serviette, le recteur avait eu peur qu’il ne s’en échappât des crapauds et des salamandres.

En conclusion, sans trace d’humour, il disait qu’à sa connaissance, dans toutes les Universités du monde, il n’y avait personne qui représentât plus plaisamment ce que les initiés appellent la « Fantaisie », et certains autres la « Folie pure ».


  1. Ce chapitre est dédié à Guy Arnoux, artiste à Paris, en souvenir d’une journée mémorable d’août 1917. Guy Arnoux reposait son talent à l’Arcouest, près de Paimpol. Un jour, déguisé en pirate, en compagnie de quelques amis, ignominieusement costumés comme lui, il décida d’écumer la mer, le long de la côte, sur son bateau Marie-Josèphe. Il partit. À un mille du petit port, il rencontra le voilier l’Églantine. Il donna droit sur lui ; ses compagnons l’enlevèrent à l’abordage ; et il fit prisonnier le contenu, qui se trouva être M. Seignobos, historien réputé. (Note de l’auteur.)