La Fausse Antipathie/Critique

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La Fausse Antipathie
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 89-114).
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LA
CRITIQUE
DE
LA FAUSSE
ANTIPATHIE,

COMÉDIE


ACTEURS DE LA CRITIQUE


MOMUS.

MELPOMENE.

THALIE.

L’IMAGINATION.

L’INTRIGUE.

DEUX GÉNIES.

LE DÉNOUEMENT :


La Scene est sur le Mont Parnasse.



Scène I.

MOMUS, seul.

Ouf ! Respirons. Enfin, j’y suis.
Voilà donc le Parnasse. Ô, le charmant païs !
C’est ici que l’esprit est toujours en délire,
Le bon-sens à la gêne, & la raison aux fers.
Ce petit coin du monde apprête plus à rire
Que le reste de l’Univers.
Or sus, exécutons le projet qui m’amene ;
C’est pour raccommoder Thalie & Melpomene.

Je suis constitué Juge en dernier ressort.
Momus, juge ! Et pourquoi m’en étonner si fort ?
Est-ce donc un emploi de si grande importance ?
Ici, tous les procès sont de ma compétence :
Un Rimeur, dans son art un peu trop à l’étroit,
Ou, pour dire encor mieux, un peu trop mal-adroit,
Aura mis un sens louche, une phrase nouvelle ;
Une diphtongue aura froissé quelque voyelle :
On en jette pour elle aussi-tôt les hauts cris.
On aura quelque part omis une virgule ;
Que sçais-je ? On n’aura pas mis les points sur les is ;
Aussi-tôt cela forme un procès ridicule,
Un partage, un divorce, un grabuge enragé,
Où souvent le bon-sens n’est pas trop ménagé.
Le débat d’aujourd’hui vient d’une Comédie,
Que l’on nomme, je crois, la Fausse Antipathie :
Thalie & Melpomene, en la désavouant,
S’imputent toutes deux cet équivoque enfant.
Je vais avoir affaire à d’étranges especes ;
Car on m’a prévenu, qu’avec ces deux Déesses,
L’Imagination & l’Intrigue, dit-on,
Avec le Dénouement vont paroître en personne.
Ah ! parbleu, cette engeance est nouvelle & bouffonne.
Il en naît tous les jours sur le mont Hélicon.
Ne seroit-ce point-là ces nouvelles especes ?



Scène II

MOMUS, L’IMAGINATION, L’INTRIGUE.
L’Imagination.

J’interviens au procès dont il s’agit ici.

L’Intrigue.

Par conséquent, j’en suis aussi.

Momus.

Avez-vous des moyens, des titres, & des piéces ?

L’Imagination.

Ah ! si nous en avons ?

Momus.

Ah ! si nous en avons ?Voyons donc ce que c’est.
D’abord, qu’êtes-vous, s’il vous plaît !

L’Imagination.

Soudaine, impétueuse, imprévue, infinie,
Je suis l’être, la vie, & l’ame du génie.
Heureux l’esprit en qui l’on me voit dominer !

Momus.

Vous le menez grand train.

L’Imagination.

Vous le menez grand train.Je sais imaginer ;
J’y mets ce feu divin, cette féconde ivresse.
Qui développe, & fait valoir ses facultés :
Je l’élève au-dessus de sa propre foiblesse,
Au-dessus de l’art même, & des difficultés.

Momus, l’Intrigue.

Et vous, mignone ? Hé bien ? Quelle est votre manie ?

L’Intrigue.

Je fournis aux mortels l’adresse, l’industrie,
Les ressorts, la tournure, & ce manége heureux,
Qui force la fortune à seconder leurs vœux.

L’Imagination.

J’enivre les mortels des plus douces idées.
Et qu’importe, après tout, qu’elles soient mal fondées ?
Je les promene au gré de leurs propres désirs ;
Je mesure à leur goût leur joie & leurs plaisirs.
Je fais plus. Je nourris, avec un soin extrême,
La bonne opinion que l’on a de soi-même.
Par exemple ; je fais qu’un Auteur éconduit
N’impute ses revers qu’au malheur qui le suit ;
Je le rends insensible au sifflet qui le berne :
Et j’encourage encor sa verve subalterne
À braver le Public justement irrité.

Momus.

Palsembleu, vous avez bien de la charité.
(à l’Intrigue.)
Et vous ?

L’Intrigue.

Je suis sa sœur. Si je ne l’accompagne,
Elle ne fait souvent que battre la campagne.

Momus.

Mais quel est votre nom ?

L’Intrigue.

Mais quel est votre nom ?Sans vous le décliner,
Écoutez seulement, vous l’allez deviner.

Momus.

Voyons.

L’Intrigue.

Voyons.Je sers l’amour, la gloire, & la fortune ;
J’accorde à qui me plaît, les graces, les emplois ;
Je gouverne à mon gré cette foule importune
D’esclaves attachés à la suite des Rois :
Voilà mon centre, & c’est sur-tout où je m’exerce ;
J’y fais mouvoir un peuple adroit, souple & rusé ;
Là, chacun, l’un par l’autre est toujours abusé :
Tel y croit renverser celui qui le renverse.
Pour parvenir à tout, j’enseigne les moyens :
J’entretiens en secret, parmi ces citoyens,
Une éternelle concurrence :
(Heureux, si le mérite obtient la préférence !)
J’agis pour & contre à la fois.
Le mystere est sur-tout l’ame de mes exploits.
La plus fine manœuvre, & la mieux inventée,
Dès qu’elle éclate un peu, ne peut plus réussir ;
Je m’évapore, ainsi qu’une mine éventée.

Momus.

Vous commencez à m’éclaircir.
C’est vous qui tracassez à la Cour, à la Ville,
Et qui mettez en vogue, ainsi qu’un vaudeville,
Bien des gens, qui d’ailleurs ne sont pas ce qu’on dit.

L’Intrigue.

Oui, j’en fais des Héros : cela me divertit.

Momus, à l’Imagination.

Vous flattez deux amans, dont l’amour est extrême,
Qu’ils s’aimeront toujours de même ?

L’Imagination.

Oui. J’unis au présent un futur plein d’attraits.
L’imagination acquitte l’espérance,
En les faisant jouir d’avance
D’un avenir heureux, qui ne sera jamais.

Momus, à l’Intrigue.

Pour & contre l’hymen vous tendez vos filets ?

L’Intrigue.

Oui, j’aime à marier ; c’est à quoi je me plais.

Momus.

Bien, ou mal, il n’importe. Heureux qui vous échappe ?

L’Imagination.

Est-ce qu’on se marie, à moins qu’on ne s’attrape ?

Momus.

L’Imagination sert chacun à son goût.

L’Imagination.

Il est vrai, je la suis.

Momus.

Il est vrai, je la suis.Et l’Intrigue fait tout.

L’Intrigue.

C’est votre humble servante.

Momus.

C’est votre humble servante.Heureux qui vous rassemble !
Mais sur le double Mont qui vous amene ensemble ?

L’Imagination.

Ah ! vous nous demandez ce qui nous y conduit :
Eh bien, vous avez l’air d’un Juge fort instruit.

Momus.

À peu près comme un autre.

L’Imagination.

À peu près comme un autre.Il faut donc vous apprendre
À quelle occasion nous venons nous y rendre.
Nous tenons toutes deux, au bas de ce vallon,
Certain comptoir, ouvert aux enfans d’Apollon ;
Où, suivant ses besoins, chacun vient faire emplette
De tout ce qui convient au métier de Poëte.
Pour moi, je leur fournis les titres, les projets,
Les canevas, les fonds, les plans, & les sujets :
Et tout cela, gratis.

Momus.

Et tout cela, gratis.Oh ! je m’en doute.

L’Intrigue.

Et tout cela, gratis.Oh ! je m’en doute.Ensuite,
Ces Messieurs ont recours à moi pour la conduite,
La distribution, l’ordre, l’agencement,
La méchanique, & la manœuvre.

L’Imagination.

Puis nous les envoyons après au Dénouement :
C’est notre frere. Il met la main derniere à l’œuvre.
Ainsi, nos gens pourvus de ses conclusions,
Vont, avec leurs provisions,
Chercher, aux bords de l’Hypocrene,
Thalie, ou sa sœur Melpomene,
Qui brochent sur le tout, & leur donnent le ton.

L’Intrigue.

Oui. C’est l’ordre établi sur le mont Hélicon.

L’Imagination.

Rien ne s’y fait sans nous. C’est pourquoi l’on nous mande,
Ma sœur, mon frere & moi, pour y rendre raison,
D’une piéce de contrebande,
Que l’on a faite ici dans l’arriere-saison.

L’Intrigue.

Ah ! nous prouverons bien, que ni l’une ni l’autre,
Nous n’avons rien fourni du nôtre.

Momus.

Fort bien. Le Dénouement, pourquoi n’est-il point là ?

L’Imagination.

C’est un traîneur qui va toujours cahin-caha ;
On ne sçait, avec lui, comment il faut s’y prendre :
Tantôt il vient trop tôt, & plus souvent trop tard ;
Quand il arrive à tems, c’est un bien grand hazard.

Momus.

Qu’on l’amene de force.

L’Imagination.

Qu’on l’amene de force.Ah ! c’est fort bien l’entendre.



Scène III

MOMUS, MELPOMENE, THALIE, L’IMAGINATION, L’INTRIGUE.
Melpomene.

Quoi ! c’est-là notre Juge ?

Momus.

Quoi ! c’est-là notre Juge ?Oui. J’aurai cet honneur,
(Montrant sa Marotte.)
Et voilà votre Rapporteur.

Melpomene.

Quand le Maître des Dieux seroit venu lui-même,
Il n’eût pas dérogé de sa grandeur suprême.

Thalie.

Au contraire.

Momus.

Au contraire.Sans contredit,
Jupiter auroit dû se faire Bel-Esprit.
J’aimerois bien à voir le Maître du Tonnerre
Abandonner le soin du Ciel & de la Terre,
Pour venir en ces lieux juger d’un Madrigal.

Melpomene.

Ce Dieu, tout grand qu’il est, ne feroit pas plus mal
De déposer sa foudre entre les mains des Graces.

Momus.

Sœur tragique, ôtez vos échasses.

Au fait. Si vous voulez que je sois bien instruit,
Croyez-moi, laissez-là ce pompeux verbiage,
Qui vous emplit la bouche, & ne fait que du bruit.
Humanisez votre langage ;
Ou bien, laissez parler la sœur au brodequin.

Melpomene.

Oui. Vous entendez mieux son langage mesquin.

Thalie.

Ce langage mesquin ! Vous auriez dû l’apprendre ;
Puisque, sur mon district, vous osez entreprendre.

Momus.

Vous n’avez pas raison.

Melpomene.

Vous n’avez pas raison.Quoi ! vous récriminez ?

Momus.

C’est un mauvais moyen.

Thalie.

C’est un mauvais moyen.Quoi ! vous me soutenez…

Melpomène, à Momus.

Vous êtes prévenu.

Momus.

Vous êtes prévenu.Qui, moi ? Quelle apparence ?

Melpomene.

Vous m’êtes suspect.

Thalie.

Vous m’êtes suspect.Moi, j’en appelle d’avance.

Momus.

À la Folie apparemment ?
Querellez-vous suffisamment.

Quand vous n’aurez plus rien d’inutile à nous dire,
Peut-être que du fait vous daignerez m’instruire.

Thalie.

Il est simple.

Melpomene.

Il est simple.Il est grave.

Thalie.

Il est simple.Il est grave.Il est traître.

Melpomene.

Il est simple.Il est grave.Il est traître.Il est noir.
En quatre mots…

Thalie.

En quatre mots…En deux…

Melpomene & Thalie.

En quatre mots…En deux…Vous allez le sçavoir.

Thalie.

Elle veut désormais faire la Comédie.

Melpomene.

Elle veut désormais faire la Tragédie.

Thalie.

Elle a mis sous mon nom…

Melpomene.

Elle a mis sous mon nom…Elle a mis sous le mien.
Une Piéce…

Thalie.

Une Piéce…Ah ! n’en croyez rien.

Melpomene.

C’est un fait.

Thalie.

C’est un fait.Il est faux.

Melpomene.

C’est un fait.Il est faux.Ce n’est pas moi.

Thalie.

C’est un fait.Il est faux.Ce n’est pas moi.C’est elle.

Melpomene & Thalie ensemble.

Oh ! parlez donc toujours, babillarde éternelle.

Momus.

Courage ! On n’a raison qu’autant qu’on fait de bruit.
Ma foi, c’est une médisance,
Quand on dit que l’on peut dormir à l’audience.

Thalie.

Eh ! bien, jugez-nous donc.

Momus.

Eh ! bien, jugez-nous donc.Vous avez donc tout dit ?

Melpomene.

On m’attribue à moi certaine Comédie…

Thalie.

On prétend que j’ai fait la Fausse Antipathie.

Momus.

Oui, sur l’Olimpe, elle a paru ces jours passés.

Thalie.

On la dit d’une espece à quoi rien ne ressemble :
C’est tout bien, & tout mal ; & tous les deux ensemble.

Melpomene.

À qui l’imputez-vous ?

Momus.

À qui l’imputez-vous ?Mais, vous m’embarrassez.
Le style est équivoque, un peu trop dramatique ;
Et pour mieux dire, il est épi-comi-tragique.

L’Imagination.

Pour moi, je m’en lave les mains.

Momus.

On croiroit qu’à vous deux vous avez fait la Piéce.

Thalie.

Ce ridicule accord déplairoit aux humains.

Melpomene.

Quoi ! l’on m’imputeroit la derniere bassesse !
Victime d’un soupçon devenu criminel,
On veut m’envelopper d’un opprobre éternel !

Momus.

Doucement. Ces lambeaux que vous venez de dire
Sont dedans, mot à mot.

Thalie.

Sont dedans, mot à mot.Ils ont dû faire rire.
Ce n’est point-là mon style ; il est un peu moins haut.
De la prose rimée est tout ce qu’il me faut.

Melpomene.

Ils y sont ? Je l’ignore ; & l’on m’en fait un crime.
Mon repos, mon honneur, tout en est la victime.

Momus.

Ces vers en sont encor. (à Thalie qui rit.)
Ces vers en sont encor. Vous aurez votre tour.
(à Melpomene.)
Par exemple, une fille épouse, sans amour,
Quelqu’un qui n’avait point de goût pour l’hymenée ;
Comment le faire dire à cette infortunée ?

Melpomene.

L’un & l’autre aux autels nous fûmes entraînés ;
L’un & l’autre à regret nous fûmes enchaînés.

Momus.

Bravo !

Thalie.

Bravo !Moi, j’aurois dit avec moins d’étalage :
Ce ne fut point l’amour qui nous mit en ménage.

Momus.

Vous sçavez toutes deux cette Piéce par cœur :
En se justifiant, l’une & l’autre l’avoue.

Melpomene.

C’est un vol qu’on m’a fait.

Thalie.

C’est un vol qu’on m’a fait.C’est un tour qu’on me joue.

Momus.

Allons, à frais communs partagez-en l’honneur.

Melpomene.

Que vais-je devenir ? Le bruit va s’en répandre ;
Momus ira le dire à qui voudra l’entendre.

Thalie.

Et l’on n’en croira rien.

Melpomene.

Et l’on n’en croira rien.Ah ! quelle est votre erreur !
C’est le sort du métier. On m’en croira l’Auteur.
Tout ce qui peut nous nuire, ou nous perdre, est croyable.
Qu’il paroisse un Ouvrage absurde & pitoyable,
On n’examine rien ; & la crédulité
Va toujours contre nous jusqu’à l’absurdité.

Thalie.

Je ne m’étonne plus qu’on donne à des Poëtes
Des sottises de plus que celles qu’ils ont faites.

Je vois bien à présent qu’une Muse d’honneur,
Avec son innocence, a besoin de bonheur.

Melpomène.
(à l’Imagination & l’Intrigue.)

Mais vous autres, parlez. Quel est donc ce mystere ?
Rien ne se fait ici sans votre ministere.
Justifiez-vous donc de cette iniquité.

L’Imagination.

Je vais dire la vérité.
Il est vrai que jadis j’eus part à cet ouvrage ;
Aussi-bien qu’au Prologue, & c’est un franc pillage.
À l’égard du Prologue, il fut neuf autrefois ;
Et l’on a mis en vers ce qui n’était qu’en prose.
C’est qu’au Parnasse on vole ainsi que dans un bois.

L’Intrigue.

J’aurois donc corrigé le texte par la glose.
Je n’aurois pas produit des hommes & des dieux
Ensemble sur la scene ; & pour plus de justesse,
Je me serois réduite à l’une ou l’autre espece.
Ce mélange-là jure à l’esprit comme aux yeux.
Il faut de l’unité parmi les personnages.

Momus.

L’Auteur ignoroit-il des regles aussi sages ?

L’Imagination.

C’est qu’il s’est ménagé de quoi se critiquer.

Momus.

Il a bien réussi.

Thalie.

Il a bien réussi.Daignez vous expliquer

Au sujet de la Comédie.
On l’appelle, dit-on, la Fausse Antipathie.
Que veut dire ce titre ? Il est des plus nouveaux.
La Fausse Antipathie !

L’Imagination.

La Fausse Antipathie !Eh ! bien, le titre est faux.

Momus.

J’imagine l’entendre, ou du moins je l’admire.

L’Imagination.

Ainsi, comme je viens de dire,
J’imaginai jadis la Piéce d’aujourd’hui,
Ou tout au moins l’idée. Elle est le bien d’autrui.

Momus.

Est-il quelqu’un qui la réclame ?

L’Imagination.

Madame, par hazard, n’êtes-vous point ma femme ?
Monsieur, par aventure, êtes-vous mon mari ?

Thalie.

Ah ! ah ! c’est dans Démocrite.

L’Imagination.

Ah ! ah ! c’est dans Démocrite.Oui.
C’était un épisode, une scene grotesque,
Qu’on a fait devenir tout-à-fait romanesque.

Momus.

Mais pas tant ; ou du moins le roman n’est pas neuf ;
Au fond, c’est un mari qui voudroit être veuf ;
Rien de plus naturel. Sa femme, fille & veuve,
Voudroit d’un autre hymen faire encore une épreuve ;
Rien de plus ordinaire.

L’Intrigue.

Rien de plus ordinaire.Oui, par un grand narré
D’un Domestique à l’autre, & fort mal préparé,
L’assemblée est d’abord très bien endoctrinée.
La protase est sur-tout joliment amenée.

Momus.

La protase !

L’Intrigue.

La protase !Aristote enseigne à ce propos…

Momus.

Vous vous gâtez la bouche avec de si grands mots.

L’Imagination.

Si l’Auteur eût daigné venir à notre école,
Sa supposition n’eût pas été si folle ;
Car enfin se peut-il que des gens mariés,
Poussent l’oubli jusqu’à ne se pas reconnoître ?

Momus.

Cela seroit heureux, si cela pouvoit être.

L’Intrigue.

Quoi ! lorsque par l’hymen ils sont encor liés ?

Momus.

L’Hymen est fort sujet à manquer de mémoire,
Et l’Intrigue pourroit citer plus d’une histoire
De maints & maints époux les mieux appariés,
Qui se sont bien plus vîte, & bien mieux oubliés.

L’Imagination.

Vous plaisantez fort à votre aise ;
Mais cela ne rend pas la Piéce moins mauvaise.

Quant à moi, sans entrer dans de plus longs débats,
Je dirai que ce n’est qu’une longue Élégie.

L’Intrigue.

Ah ! si j’avois eu part à cette Comédie,
On y rencontreroit tout ce qu’on n’y voit pas :
Ces traits, ces incidens heureux & nécessaires ;
Cet aimable embarras qui vous tient en arrêt,
Et qui de scene en scene augmentant l’intérêt,
Par des événemens qui paroissent contraires,
Mene insensiblement l’action à son but.

Momus.

Bon ! bon ! ces Piéces-là, si jamais il en fut,
Plairoient peut-être moins que d’autres moins parfaites.
Ainsi, dans l’idée où vous êtes,
Celle dont nous parlons n’eût pas dû réussir.

L’Imagination.

Le bonheur fait souvent le succès d’un ouvrage.

Momus.

J’ai donc eu bien du tort d’avoir eu du plaisir ?

L’Imagination.

Vous vous passez à peu.

Momus.

Vous vous passez à peu.J’en suis d’autant plus sage.
Morbleu, qu’on fasse donc venir le Dénouement ;
Je ne sçaurois, sans lui, rendre aucun jugement.

L’Intrigue.

Il a déjà reçu trois ou quatre messages :
Il nous met tous les jours dans le même embarras

L’Imagination.

Il faut, en attendant qu’il traîne ici ses pas,
Allonger la courroye, user de remplissages ;
Et, quand les Spectateurs sont las de s’ennuyer,
Le drôle se réveille, & vient les renvoyer.

Momus.

Eh ! bien, qu’il vienne donc. Il se moque, je pense,
De nous laisser ainsi chômer à l’audience.
Sinon, je vous appointe.

L’Imagination.

Sinon, je vous appointe.Ah ! c’est encor bien pis.



Scène IV

DEUX GÉNIES, LE DÉNOUEMENT, & les autres Acteurs.
Un Génie.

Marchez. Que de façons ! La résistance est vaine,
Oui, parbleu, mort ou vif, vous irez sur la scene.



Scène V

MOMUS, MELPOMENE, THALIE, L’INTRIGUE, LE DÉNOUEMENT.
Le Dénouement.

Me voici. Que veut-on ? Peste soit du pays !
Morbleu, je suis bien las d’apprêter tant à rire.
Qu’est-ce ? On m’accuse encore, à ce que j’entends dire :
De quoi donc, s’il vous plaît ?

Momus.

De quoi donc, s’il vous plaît ?N’êtes-vous pas celui
Qui termine, ou prévient l’inévitable ennui ;
Et qui, sur l’une & l’autre scene,
Tirez les Spectateurs & les Auteurs de peine ?

Le Dénouement.

Ah ! ne me parlez pas de ce maudit emploi.

Momus.

Pourquoi ? Vous avez fait un beau coup de partie.

Le Dénouement.

Où ?

Momus.

Où ?Dans la Fausse Antipathie.
Vous l’avez dénouée avec adresse.

Le Dénouement.

Vous l’avez dénouée avec adresse.Moi ?

Momus.

Oui, parbleu. C’est un coup de Maître.
Comment ! Il s’agissoit de faire reconnoître
Deux époux qui s’étoient oubliés à forfait…
Oh ! la reconnoissance a fait un bel effet.

Le Dénouement.

Sur la foi d’un écrit que l’on avoit en poche,
Reconnu par un oncle arrivé par le coche,
Le porteur s’est trouvé, sans opposition,
Être l’époux en question :
Je ne garantis pas qu’il soit le véritable.

L’Imagination.

Mais pour eux, en tout cas, l’erreur est profitable.

L’Intrigue.

Le Public indulgent, ou las de s’ennuyer,
A suppléé sans doute à ce léger indice,
Et n’en eût pas voulu davantage essuyer.

Le Dénouement.

Pour moi, depuis long-tems, j’ai quitté mon office.

Momus.

Pourquoi donc, s’il vous plaît ? Qui peut vous dégoûter ?

Le Dénouement.

C’est qu’enfin je suis las de tant me répéter.
Tout paroît épuisé, graces à ces Déesses
Aussi-bien qu’aux Auteurs bornés dans leur métier.
Peste soit de l’engeance, & de toutes leurs Piéces !
Je ne donnerois pas seulement un denier

Des catastrophes surannées,
Décrépites & ramenées
Que sur la Scene on voit cinq ou six fois par an.
Comptons. Pour dénouer les sottises courantes,
Je n’ai que deux ou trois manieres différentes.
Tantôt, c’est un rival, un barbare, un tyran,
Qui va, par les forfaits, signaler sa puissance ;
Mais enfin dont le cœur vient à résipiscence.
Tantôt, je suis empoisonné ;
Ou bien j’arrive assassiné
Sur deux des miens qui me soulevent :
Je fais ma doléance, & les sifflets l’achevent.
Une autre fois, je viens inconnu, déguisé,
Et souvent fort dépaïsé.
J’envisage les gens, je lâche une équivoque,
Sur quoi l’on m’en riposte une autre réciproque.
Je change de maintien. Je fais un à-parte,
Assez haut, pour être, à la ronde,
Très-bien oüi de tout le monde ;
Mais que l’on ne doit pas entendre à mon côté.
Je me rapproche alors. Je jase ; l’on babille.
On m’interroge, & je réponds.
On se trouble, & je me confonds.
On insiste, j’hésite ; &, de fil en aiguille,
Je me nomme. On s’écrie : ah ! c’est vous ! Tout d’un tems
Je tombe aux pieds, ou bien je saute au cou des gens.
Maugrebleu des reconnoissances !
Je ne veux plus avoir ces sottes complaisances.

Ne comptez plus sur moi, je vous en avertis.
Je ne reconnoîtrai seulement pas mon pere.
(l’Assemblée rit.)
Je suis donc bien plaisant ? Vous ne rirez plus guere.
(à Thalie.)
Oui, ma mie ; avec vous, ma foi, c’est encor pis.
(en montrant Melpomene.)
Avec elle on se tue ; au moins cela varie.
Mais, morbleu, vous voulez toujours qu’on se marie.
Je suis las, à la fin, d’endosser le rabat,
De venir en Notaire, avec un faux contrat,
Excroquer une signature,
Une donation ; & duper sans pudeur
Pere, mere, oncle, tante, ou quelque vieux tuteur,
Et marier les gens, comme on dit, en peinture.
En un mot, ajustez vos flutes autrement.
Serviteur.

Momus.

Serviteur.Mais souffrez que l’on vous représente…

Le Dénouement.

À commencer par la présente,
Les Piéces désormais seront sans dénouement.
Bonsoir, & bonne nuit ; voilà ma révérence,
Faites la vôtre aussi.
Faites la vôtre aussi.(Le Dénouement s’en va.)

Momus.

Faites la vôtre aussi.Mais il s’en va, je pense !

Melpomene, Thalie, L’Imagination, L’Intrigue, courant après le Dénouement.

Holà donc, arrêtez. Holà !

Momus.

Holà donc, arrêtez. Holà !Courez après.
Palsembleu, jugera qui voudra le procès.