La Fausse Suivante/Acte I
ACTE PREMIER
Scène première
FRONTIN, TRIVELIN
Je pense que voilà le seigneur Trivelin ; c’est lui-même. Eh ! comment te portes-tu, mon cher ami ?
À merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n’ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent ? Je t’ai vu dans un petit négoce qui t’allait bientôt rendre citoyen de Paris ; l’as-tu quitté ?
Je suis culbuté, mon enfant ; mais toi-même, comment la fortune t’a-t-elle traité depuis que je ne t’ai vu ?
Comme tu sais qu’elle traite tous les gens de mérite.
Cela veut dire très mal ?
Oui. Je lui ai pourtant une obligation : c’est qu’elle m’a mis dans l’habitude de me passer d’elle. Je ne sens plus ses disgrâces, je n’envie point ses faveurs, et cela me suffit ; un homme raisonnable n’en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l’être. Voilà ma façon de penser.
Diantre ! je t’ai toujours connu pour un garçon d’esprit et d’une intrigue admirable ; mais je n’aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste ! que tu es avancé ! Tu méprises déjà les biens de ce monde !
Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j’ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n’est peut-être qu’un beau verbiage ; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J’en prendrais, Frontin, je le sens bien ; j’en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le cœur de l’homme est un grand fripon !
Hélas ! je ne saurais nier cette vérité-là, sans blesser ma conscience.
Je ne la dirais pas à tout le monde ; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane.
Eh ! dis-moi, mon ami : qu’est-ce que c’est que ce paquet-là que tu portes ?
C’est le triste bagage de ton serviteur ; ce paquet enferme toutes mes possessions.
On ne peut pas les accuser d’occuper trop de terrain.
Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j’ai fait d’efforts pour arriver à un état fixe. J’avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune ; je fis trêve avec les miens, pour n’avoir rien à me reprocher. Était-il question d’avoir de l’honneur ? j’en avais. Fallait-il être fourbe ? j’en soupirais, mais j’allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise ; mais le moyen d’y rester avec le jeu, le vin et les femmes ? Comment se mettre à l’abri de ces fléaux-là ?
Cela est vrai.
Que te dirai-je enfin ? Tantôt maître, tantôt valet ; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût ; traité poliment sous une figure, menacé d’étrivières sous une autre ; changeant à propos de métier, d’habit, de caractère, de mœurs ; risquant beaucoup, réussissant peu ; libertin dans le fond, réglé dans la forme ; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j’ai tâté de tout ; je dois partout ; mes créanciers sont de deux espèces : les uns ne savent pas que je leur dois ; les autres le savent et le sauront longtemps. J’ai logé partout, sur le pavé ; chez l’aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l’homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m’a souvent recueilli dans mes malheurs ; mais ses appartements sont trop tristes, et je n’y faisais que des retraites ; enfin, mon ami, après quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste ; voilà ce que le monde m’a laissé, l’ingrat ! après ce que j’ai fait pour lui ! tous ses présents ne valent pas une pistole !
Ne t’afflige point, mon ami. L’article de ton récit qui m’a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice ; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos ; j’ai un parti à te proposer. Cependant qu’as-tu fait depuis deux ans que je ne t’ai vu, et d’où sors-tu à présent ?
Primo, depuis que je ne t’ai vu, je me suis jeté dans le service.
Je t’entends, tu t’es fait soldat ; ne serais-tu pas déserteur par hasard ?
Non, mon habit d’ordonnance était une livrée.
Fort bien.
Avant que de me réduire tout à fait à cet état humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe.
Toi, une garde-robe ?
Oui, c’étaient trois ou quatre habits que j’avais trouvés convenables à ma taille chez les fripiers, et qui m’avaient servi à figurer en honnête homme. Je crus devoir m’en défaire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passée. Quand on renonce à la vanité, il n’en faut pas faire à deux fois ; qu’est-ce que c’est que se ménager des ressources ? Point de quartier, je vendis tout ; ce n’est pas assez, j’allai tout boire.
Fort bien.
Oui, mon ami ; j’eus le courage de faire deux ou trois débauches salutaires, qui me vidèrent ma bourse, et me garantirent ma persévérance dans la condition que j’allais embrasser ; de sorte que j’avais le plaisir de penser, en m’enivrant, que c’était la raison qui me versait à boire. Quel nectar ! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j’avais besoin d’un prompt secours, et qu’il n’y avait point de temps à perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnête particulier qui était marié, et qui passait sa vie à étudier des langues mortes ; cela me convenait assez, car j’ai de l’étude : je restai donc chez lui. Là, je n’entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maître était épris de passion pour certains quidams, qu’il appelait des anciens, et qu’il avait une souveraine antipathie pour d’autres, qu’il appelait des modernes ; je me fis expliquer tout cela.
Et qu’est-ce que c’est que les anciens et les modernes ?
Des anciens…, attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande ; c’est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu cela ?
Non.
C’est dommage ; car c’était un homme qui parlait bien grec.
Il n’était donc pas français cet homme-là ?
Oh ! que non ; je pense qu’il était de Québec, quelque part dans cette Égypte, et qu’il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui le fort belles satires ; et mon maître l’aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène.
Je n’ai jamais entendu parler de cette race-là, mais voilà de vilains noms.
De vilains noms ! c’est que tu n’y es pas accoutumé. Sais-tu bien qu’il y a plus d’esprit dans ces noms-là que dans le royaume de France ?
Je le crois. Et que veulent dire : les modernes ?
Tu m’écartes de mon sujet ; mais n’importe. Les modernes, c’est comme qui dirait… toi, par exemple.
Oh ! oh ! je suis un moderne, moi ! .
Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes ; il n’y a que l’enfant qui vient de naître qui l’est plus que toi, car il ne fait que d’arriver.
Et pourquoi ton maître nous haïssait-il ?
Parce qu’il voulait qu’on eût quatre mille ans sur la tête pour valoir quelque chose. Oh ! moi, pour gagner son amitié, je me mis à admirer tout ce qui me paraissait ancien ; j’aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espèces, les médailles, les lunettes ; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux ; je n’avais commerce qu’avec des vieillards : il était charmé de mes inclinations ; j’avais la clef de la cave, où logeait un certain vin vieux qu’il appelait son vin grec ; il m’en donnait quelquefois, et j’en détournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui était vieux. Non que je négligeasse le vin nouveau ; je n’en demandais point d’autre à sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goût, j’en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour.
À merveille !
Qui n’aurait pas cru que cette conduite aurait dû me concilier ces deux esprits ? Point du tout ; ils s’aperçurent du ménagement judicieux que j’avais pour chacun d’eux ; ils m’en firent un crime. Le mari crut les anciens insultés par la quantité de vin nouveau que j’avais bu ; il m’en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux ; j’eus beau m’excuser, les gens de partis n’entendent point raison ; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort ?
Non ; tu avais observé toutes les règles de la prudence humaine. Mais je ne puis en écouter davantage. Je dois aller coucher ce soir à Paris, où l’on m’envoie, et je cherchais quelqu’un qui tînt ma place auprès de mon maître pendant mon absence ; veux-tu que je te présente ?
Oui-da. Et qu’est-ce que c’est que ton maître ? Fait-il bonne chère ? Car, dans l’état où je suis, j’ai besoin d’une bonne cuisine.
Tu seras content ; tu serviras la meilleure fille…
Pourquoi donc l’appelles-tu ton maître ?
Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rêve à autre chose.
Tu me trompes, Frontin.
Ma foi, oui, Trivelin. C’est une fille habillée en homme dont il s’agit. Je voulais te le cacher ; mais la vérité m’est échappée, et je me suis blousé comme un sot. Sois discret, je te prie.
Je le suis dès le berceau. C’est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-là et toi ?
Oui. (À part.) Cachons-lui son rang… Mais la voilà qui vient ; retire-toi à l’écart, afin que je lui parle.
Trivelin se retire et s’éloigne.
Scène II
LE CHEVALIER, FRONTIN
Eh bien, m’avez-vous trouvé un domestique ?
Oui, Mademoiselle ; j’ai rencontré…
Vous m’impatientez avec votre Demoiselle ; ne sauriez-vous m’appeler Monsieur ?
Je vous demande pardon, Mademoiselle… je veux dire Monsieur. J’ai trouvé un de mes amis, qui est fort brave garçon ; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est là qui attend que je l’appelle pour offrir ses respects.
Vous n’avez peut-être pas eu l’imprudence de lui dire qui j’étais ?
Ah ! Monsieur, mettez-vous l’esprit en repos : je sais garder un secret (bas), pourvu qu’il ne m’échappe pas… Souhaitez-vous que mon ami s’approche ?
Je le veux bien ; mais partez sur-le-champ pour Paris.
Je n’attends que vos dépêches.
Je ne trouve point à propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma sœur, à qui je les adresserais pourrait les égarer aussi ; et il n’est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, écoutez-moi : vous direz à ma sœur qu’elle ne soit point en peine de moi ; qu’à la dernière partie de bal où mes amies m’amenèrent dans le déguisement où me voilà, le hasard me fit connaître le gentilhomme que je n’avais jamais vu, qu’on disait être encore en province, et qui est ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma sœur a presque arrêté mon mariage ; que, surprise de le trouver à Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je résolus sur-le-champ de profiter de mon déguisement pour me mettre au fait de l’état de son cœur et de son caractère ; qu’enfin nous liâmes amitié ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu’il m’engagea à le suivre le lendemain à une partie de campagne chez la dame avec qui il était, et qu’un de ses parents accompagnait ; que nous y sommes actuellement, que j’ai déjà découvert des choses qui méritent que je les suive avant que de me déterminer à épouser Lélio ; que je n’aurai jamais d’intérêt plus sérieux. Partez ; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrêté ; dans un instant j’irai voir si vous êtes parti.
Scène III
LE CHEVALIER, seul.
Je regarde le moment où j’ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maîtresse, et que je ne dépends plus de personne. L’aventure où je me suis mise ne surprendra point ma sœur ; elle sait la singularité de mes sentiments. J’ai du bien ; il s’agit de le donner avec ma main et mon cœur ; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne.
Scène IV
LE CHEVALIER, TRIVELIN, FRONTIN
Le voilà, Monsieur. (Bas à Trivelin.) Garde-moi le secret.
Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l’as donné, quand tu voudras.
Scène V
LE CHEVALIER, TRIVELIN
Approchez ; comment vous appelez-vous ?
Comme vous voudrez, Monsieur ; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m’est indifférent : le nom sous lequel j’aurais l’honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde.
Sans compliment, quel est le tien, à toi ?
Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n’ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs ? Il me tarde d’en être chamarré sur toutes les coutures.
Qu’est-ce que c’est que ce langage-là ? Il m’inquiète.
Cependant, Monsieur, j’aurai l’honneur de vous dire que je m’appelle Trivelin. C’est un nom que j’ai reçu de père en fils très correctement, et dans la dernière fidélité ; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s’estime le plus heureux de tous.
Laissez là vos politesses. Un maître ne demande à son valet que l’attention dans ce à quoi il l’emploie.
Son valet ! le terme est dur ; il frappe mes oreilles d’un son disgracieux ; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux ?
La délicatesse est singulière !
De grâce, ajustons-nous ; convenons d’une formule plus douce.
Il se moque de moi. Vous riez, je pense ?
C’est la joie que j’ai d’être à vous qui l’emporte sur la petite mortification que je viens d’essuyer.
Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m’êtes bon à rien.
Je ne vous suis bon à rien ! Ah ! ce que vous dites là ne peut pas être sérieux.
Cet homme-là est un extravagant. (À Trivelin.) Retirez-vous.
Non, vous m’avez piqué ; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à quelque chose.
Retirez-vous, vous dis-je.
Où vous attendrai-je ?
Nulle part.
Ne badinons point ; le temps se passe, et nous ne décidons rien.
Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup ?
Je n’ai pourtant qu’un écu à perdre.
Ce coquin-là m’embarrasse. (Il fait comme s’il en allait.) Il faut que je m’en aille. (À Trivelin.) Tu me suis ? .
Vraiment oui, je soutiens mon caractère : ne vous ai-je pas dit que j’étais opiniâtre ?
Insolent !
Cruel !
Comment, cruel !
Oui, cruel ; c’est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n’y êtes pas ; j’en viendrai jusqu’aux soupirs ; vos rigueurs me l’annoncent.
Je ne sais plus que penser de tout ce qu’il me dit.
Ah ! ah ! ah ! vous rêvez, mon cavalier, vous délibérez ; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j’ai de vous servir est sans quartier ; premièrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger.
Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites.
Fi ! ne gesticulez point de cette manière-là ; ce geste-là n’est point de votre compétence ; laissez là cette arme qui vous est étrangère : votre œil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au côté.
Ah ! je suis trahie !
Masque, venons au fait ; je vous connais.
Toi ?
Oui ; Frontin vous connaissait pour nous deux.
Le coquin ! Et t’a-t-il dit qui j’étais ?
Il m’a dit que vous étiez une fille, et voilà tout ; et moi je l’ai cru ; car je ne chicane sur la qualité de personne.
Puisqu’il m’a trahie, il vaut autant que je t’instruise du reste.
Voyons ; pourquoi êtes-vous dans cet équipage-là ?
Ce n’est point pour faire du mal.
Je le crois bien ; si c’était pour cela, vous ne déguiseriez pas votre sexe ; ce serait perdre vos commodités.
Il faut le tromper. (À Trivelin.) Je t’avoue que j’avais envie de te cacher la vérité, parce que mon déguisement regarde une dame de condition, ma maîtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu verras, et qu’elle voudrait détacher d’une inclination qu’il a pour une, comtesse à qui appartient ce château.
Eh ! quelle espèce de commission vous donne-t-elle auprès de ce Lélio ? L’emploi me paraît gaillard, soubrette de mon âme.
Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d’attaquer le cœur de la Comtesse ; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j’ai déjà vu les yeux de la Comtesse s’arrêter plus d’une fois sur moi ; si elle vient à m’aimer, je la ferai rompre avec Lélio ; il reviendra à Paris, on lui proposera ma maîtresse qui y est ; elle est aimable, il la connaît, et les noces seront bientôt faites.
Parlons à présent à rez-de-chaussée : as-tu le cœur libre ?
Oui
Et moi aussi. Ainsi, de compte arrêté ; cela fait deux cœurs libres, n’est-ce pas ?
Sans doute.
Ergo, je conclus que nos deux cœurs soient désormais camarades.
Bon.
Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s’obliger en tout ce qu’ils peuvent, tu m’avances deux mois de récompense sur l’exacte discrétion que je promets d’avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai ; sur cet article, c’est à l’amour à me payer mes gages.
Tiens, voilà déjà six louis d’or d’avance pour ta discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services.
J’ai assez de cœur pour refuser ces trois derniers louis-là ; mais donne ; la main qui me les présente étourdit ma générosité.
Voici Monsieur Lélio ; retire-toi, et va-t’en m’attendre à la porte de ce château où nous logeons.
Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton valet sur la scène, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tête-à-tête. (Il se retire en arrière, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent.)
Scène VI
LÉLIO, LE CHEVALIER, ARLEQUIN, TRIVELIN, derrière leurs maîtres.
Lélio vient d’un air rêveur.
Le voilà plongé dans une grande rêverie.
Vous m’avez l’air d’un bon vivant.
Mon air ne vous ment pas d’un mot, et vous êtes fort bon physionomiste.
Arlequin !… Ah ! Chevalier, je vous cherchais.
Qu’avez-vous, Lélio ? Je vous vois enveloppé dans une distraction qui m’inquiète.
Je vous dirai ce que c’est. (À Arlequin.) Arlequin, n’oublie pas d’avertir les musiciens de se rendre ici tantôt.
Oui, Monsieur. (À Trivelin.) Allons boire, pour faire aller notre amitié plus vite.
Allons, la recette est bonne ; j’aime assez votre manière de hâter le cœur.
Scène VII
LÉLIO, LE CHEVALIER
Eh bien ! mon cher, de quoi s’agit-il ? Qu’avez-vous ? Puis-je vous être utile à quelque chose ?
Très utile.
Parlez.
Êtes-vous mon ami ?
Vous méritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-là.
Ne te fâche point, Chevalier ; ta vivacité m’oblige ; mais passe-moi cette question-là, j’en ai encore une à te faire.
Voyons.
Es-tu scrupuleux ?
Je le suis raisonnablement.
Voilà ce qu’il me faut ; tu n’as pas un honneur mal entendu sur une infinité de bagatelles qui arrêtent les sots ?
Fi ! voilà un vilain début.
Par exemple, un amant qui dupe sa maîtresse pour se débarrasser d’elle en est-il moins honnête homme à ton gré ?
Quoi ! il ne s’agit que de tromper une femme ?
Non, vraiment.
De lui faire une perfidie ?
Rien que cela.
Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu à une ville. Eh ! comment donc ! trahir une femme, c’est avoir une action glorieuse par-devers soi !
Oh ! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-là, je te dirai que je n’ai rien à me reprocher ; et, sans vanité, tu vois un homme couvert de gloire.
Toi, mon ami ? Ah ! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder à mon aise ; laisse-moi contempler un homme chargé de crimes si honorables. Ah ! petit traître, vous êtes bien heureux d’avoir de si brillantes indignités sur votre compte.
Tu me charmes de penser ainsi ; viens que je t’embrasse. Ma foi ; à ton tour, tu m’as tout l’air d’avoir été l’écueil de bien des cœurs. Fripon, combien de réputations as-tu blessé à mort dans ta vie ? Combien as-tu désespéré d’Arianes ? Dis.
Hélas ! Tu te trompes ; je ne connais point d’aventures plus communes que les miennes ; j’ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes très sages.
Tu n’as trouvé que des femmes très sages ? Où diantre t’es-tu donc fourré ? Tu as fait là des découvertes bien singulières ! Après cela, qu’est-ce que ces femmes-là gagnent à être si sages ? Il n’en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons ; ne le sommes-nous pas, nous mentons ; cela revient au même pour elles. Quant à moi, j’ai toujours dit plus de vérités que de mensonges.
Tu traites ces matières-là avec une légèreté qui m’enchante.
Revenons à mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiègleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par conséquent, tu n’es pas extrêmement riche.
C’est raisonner juste.
Tu es beau et bien fait ; devine à quel dessein je t’ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments ? c’est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune.
J’exauce ta prière. À présent, dis-moi la fortune que je vais faire.
Il s’agit de te faire aimer de la Comtesse, et d’arriver à la conquête de sa main par celle de son cœur.
Tu badines : ne sais-je pas que tu l’aimes, la Comtesse ?
Non ; je l’aimais ces jours passés, mais j’ai trouvé à propos de ne plus l’aimer.
Quoi ! lorsque tu as pris de l’amour, et que tu n’en veux plus, il s’en retourne comme cela sans plus de façon ? Tu lui dis : va-t’en, et il s’en va ? Mais, mon ami, tu as un cœur impayable.
En fait d’amour, j’en fais assez ce que je veux. J’aimais la Comtesse, parce qu’elle est aimable ; je devais l’épouser, parce qu’elle est riche, et que je n’avais rien de mieux à faire ; mais dernièrement, pendant que j’étais à ma terre, on m’a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente ; la Comtesse n’en a que six. J’ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh ! l’amour que j’avais pour elle pouvait-il honnêtement tenir bon contre un calcul si raisonnable ? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze ; n’est-il pas vrai ? Tu ne me réponds rien !
Eh ! que diantre veux-tu que je réponde à une règle d’arithmétique ? Il n’y a qu’à savoir compter pour voir que tu as raison.
C’est cela même.
Mais qu’est-ce qui t’embarrasse là-dedans ? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse ? Il s’agit d’être infidèle, d’aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire : Madame, comptez vous-même, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-être qu’elle pleurera, qu’elle maudira l’arithmétique, qu’elle te traitera d’indigne, de perfide : cela pourrait arrêter un poltron ; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l’honneur, ce bruit-là l’amuse ; il écoute, s’excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence très profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d’ingrat.
Oh ! parbleu ! de ces titres-là, j’en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s’il ne tenait plus qu’à cette politesse-là ; mais il y a une petite épine qui m’arrête : c’est que, pour achever l’achat que j’ai fait d’une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m’a prêté dix mille écus, dont elle a mon billet.
Ah ! tu as raison, c’est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là ; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu ! celui d’infidèle n’expose qu’à des reproches, l’autre à des assignations ; cela est différent, et je n’ai point de recette pour ton mal.
Patience ! Madame la Comtesse croit qu’elle va m’épouser ; elle n’attend plus que l’arrivée de son frère ; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la même somme. Si c’est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l’un ni l’autre ; m’entends-tu ?
Ah ! l’honnête homme ! (Haut.) Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c’est : si je donne de l’amour à la Comtesse, tu crois qu’elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t’épouser ; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle ; n’est-ce pas cela ?
Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées.
Elles sont très ingénieuses, très lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiègleries. En effet, l’honneur que tu as fait à la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille écus comme un sou.
Elle n’en donnerait pas cela, si je m’en fiais à son estimation.
Mais crois-tu que je puisse surprendre le cœur de la Comtesse ?
Je n’en doute pas.
Je n’ai pas lieu d’en douter non plus.
Je me suis aperçu qu’elle aime ta compagnie ; elle te loue souvent, te trouve de l’esprit ; il n’y a qu’à suivre cela.
Je n’ai. pas une grande vocation pour ce mariage-là.
Pourquoi ?
Par mille raisons… parce que je ne pourrai jamais avoir de l’amour pour la Comtesse ; si elle ne voulait que de l’amitié, je serais à son service ; mais n’importe.
Eh ! qui est-ce qui te prie d’avoir de l’amour pour elle ? Est-il besoin d’aimer sa femme ? Si tu ne l’aimes pas, tant pis pour elle ; ce sont ses affaires et non pas les tiennes.
Bon ! mais je croyais qu’il fallait aimer sa femme, fondé sur ce qu’on vivait mal avec elle quand on ne l’aimait pas.
Eh ! tant mieux quand on vit mal avec elle ; cela vous dispense de la voir, c’est autant de gagné.
Voilà qui est fait ; me voilà prêt à exécuter ce que tu souhaites. Si j’épouse la Comtesse, j’irai me fortifier avec le brave Lélio dans le dédain qu’on doit à son épouse.
Je t’en donnerai un vigoureux exemple, je t’en assure ; crois-tu, par exemple, que j’aimerai la demoiselle de Paris, moi ? Une quinzaine de jours tout au plus ; après quoi, je crois que j’en serai bien las.
Eh ! donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente.
Tant que le cœur m’en dira.
T’a-t-on dit qu’elle fût jolie ?
On m’écrit qu’elle est belle ; mais, de l’humeur dont je suis, cela ne l’avance pas de beaucoup. Si elle n’est pas laide, elle le deviendra, puisqu’elle sera ma femme ; cela ne peut pas lui manquer.
Mais, dis-moi, une femme se dépite quelquefois.
En ce cas-là, j’ai une terre écartée qui est le plus beau désert du monde, où Madame irait calmer son esprit de vengeance.
Oh ! dès que tu as un désert, à la bonne heure ; voilà son affaire. Diantre ! l’âme se tranquillise beaucoup dans une solitude : on y jouit d’une certaine mélancolie, d’une douce tristesse, d’un repos de toutes les couleurs ; elle n’aura qu’à choisir.
Elle sera la maîtresse.
L’heureux tempérament ! Mais j’aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose : feins toujours de l’aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité ; elle courrait après toi, et me laisserait là.
Je me gouvernerai bien ; je vais au-devant d’elle. (Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraît pas encore, et pendant qu’il y va.)
Scène VIII
LE CHEVALIER
Si j’avais épousé le seigneur Lélio, je serais tombée en de bonnes mains ! Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d’un désert ! Oh ! vous êtes trop cher, Monsieur Lélio, et j’aurai mieux que cela au même prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-là, et pour en débarrasser la Comtesse.
Scène IX
LA COMTESSE, LÉLIO, LE CHEVALIER
J’attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-même. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter ; son séjour ici l’embarrasse ; je crois qu’il vous craint ; cela est de bon sens, et je ne m’en inquiète point : je vous connais ; mais il est mon ami ; notre amitié doit durer plus d’un jour, et il faut bien qu’il se fasse au danger de vous voir ; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l’instant.
Scène X
LA COMTESSE, LE CHEVALIER
Quoi ! Chevalier, vous prenez de pareils prétextes pour nous quitter ? Si vous nous disiez les véritables raisons qui pressent votre retour à Paris, on ne vous retiendrait peut-être pas.
Mes véritables raisons, Comtesse ? Ma foi, Lélio vous les a dites.
Comment ! que vous vous défiez de votre cœur auprès de moi ?
Moi, m’en défier ! je m’y prendrais un peu tard ; est-ce que vous m’en avez donné le temps ? Non, Madame, le mal est fait ; il ne s’agit plus que d’en arrêter le progrès.
En vérité, Chevalier, vous êtes bien à plaindre, et je ne savais pas que j’étais si dangereuse.
Oh ! que si ; je ne vous dis rien là dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d’être capable ; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l’hospitalité avec moi, si vous m’ameniez ici.
Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier.
Parbleu ! je l’en défie ; il ne vous prêtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c’est elle qui vous a flattée.
Je ne vois point que ce soit avec tant d’excès.
Comtesse, vous m’obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir ; car, avec la mienne, il n’y a pas moyen de vous rendre justice.
Vous êtes bien galant.
Ah ! je suis mieux que cela ; ce ne serait là qu’une bagatelle.
Cependant ne vous gênez point, Chevalier : quelque inclination, sans doute, vous rappelle à Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous.
Non, je n’ai point d’inclination à Paris, si vous n’y venez pas. (Il lui prend la main.) À l’égard de l’ennui ; si vous saviez l’art de m’en donner auprès de vous, ne me l’épargnez pas, Comtesse ; c’est un vrai présent que vous me ferez ; ce sera même une bonté ; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l’amour ; voilà tout ce que vous savez faire.
Je le fais assez mal.
Scène XI
LA COMTESSE, LE CHEVALIER, LÉLIO, etc.
Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantôt, Madame ; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. (Au Chevalier.) Ton valet et le mien sont à la tête, et mènent le branle.
DIVERTISSEMENT
Chantons tous l’agriable emplette
Que Lucas a fait de Colette.
Qu’il est heureux, ce garçon-là !
J’aimerais bien le mariage,…
Sans un petit défaut qu’il a :
Par lui la fille la plus sage,
Zeste, vous vient entre les bras.
Et boute, et gare, allons courage :
Rien n’est si biau que le tracas
Des fins premiers jours du ménage.
Mais, morgué ! ça ne dure pas ;
Le cœur vous faille, et c’est dommage.
Que dis-tu, gente Mathurine,
De cette noce que tu vois ?
T’agace-t-elle un peu pour moi ?
Il me semble voir à ta mine
Que tu sens un je ne sais quoi.
L’ami Lucas et la cousine
Riront tant qu’ils pourront tous deux,
En se gaussant des médiseux ;
Dis la vérité, Mathurine,
Ne ferais-tu pas bien comme eux ?
Voyez le biau discours à faire,
De demander en pareil cas :
Que fais-tu ? que ne fais-tu pas ?
Eh ! Colin sans tant de mystère,
Marions-nous ; tu le sauras.
À présent si j’étais sincère,
Je vais souvent dans le vallon,
Tu m’y suivrais, malin garçon :
On n’y trouve point de notaire,
Mais on y trouve du gazon.
On danse.
Qu’on se dise tout ce qu’on voudra,
Tout ci, tout ça,
Je veux tâter du mariage.
En arrive ce qui pourra,
Tout ci, tout ça ;
Par la sangué ! j’ons bon courage.
Ce courage, dit-on, s’en va,
Tout ci, tout ça ;
Morguenne ! il nous faut voir cela.
Ma Claudine un jour me conta
Tout ci, tout ça,
Que sa mère en courroux contre elle
Lui défendait qu’elle m’aimât,
Tout ci, tout ça ;
Mais aussitôt, me dit la belle :
Entrons dans ce bocage-là,
Tout ci, tout ça ;
Nous verrons ce qu’il en sera.
Quand elle y fut, elle chanta
Tout ci, tout ça :
Berger, dis-moi que ton cœur m’aime ;
Et le mien aussi te dira
Tout ci, tout ça,
Combien son amour est extrême.
Après, elle me regarda,
Tout ci, tout ça,
D’un doux regard qui m’acheva.
Mon cœur, à son tour, lui chanta,
Tout ci, tout ça,
Une chanson qui fut si tendre,
Que cent fois elle soupira,
Tout ci, tout ça,
Du plaisir qu’elle eut de m’entendre ;
Ma chanson tant recommença,
Tout ci, tout ça,
Tant qu’enfin la voix me manqua.