La Faute de l’abbé Mouret/Livre troisième

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G. Charpentier (p. 281-428).


LIVRE TROISIÈME




I


Après le Pater, l’abbé Mouret s’étant incliné devant l’autel, alla du côté de l’Épître. Puis, il descendit, il vint faire un signe de croix sur le grand Fortuné et sur la Rosalie, agenouillés côte à côte, au bord de l’estrade.

Ego conjungo vos in matrimonium, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti.

Amen, répondit Vincent, qui servait la messe, en regardant la mine de son grand frère, curieusement, du coin de l’œil.

Fortuné et Rosalie baissaient le menton, un peu émus, bien qu’ils se fussent poussés du coude en s’agenouillant, pour se faire rire. Cependant, Vincent était allé chercher le bassin et l’aspersoir. Fortuné mit l’anneau dans le bassin, une grosse bague d’argent tout unie. Quand le prêtre l’eut béni en l’aspergeant en forme de croix, il le rendit à Fortuné qui le passa à l’annulaire de Rosalie, dont la main restait verdie de taches d’herbe que le savon n’avait pu enlever.

In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti, murmura de nouveau l’abbé Mouret, en leur donnant une dernière bénédiction.

Amen, répondit Vincent.

Il était de grand matin. Le soleil n’entrait pas encore par les larges fenêtres de l’église. Au dehors, sur les branches du sorbier, dont la verdure semblait avoir enfoncé les vitres, on entendait le réveil bruyant des moineaux. La Teuse, qui n’avait pas eu le temps de faire le ménage du bon Dieu, époussetait les autels, se haussait sur sa bonne jambe pour essuyer les pieds du Christ barbouillé d’ocre et de laque, rangeait les chaises le plus discrètement possible, s’inclinant, se signant, se frappant la poitrine, suivant la messe, tout en ne perdant pas un seul coup de plumeau. Seule, au pied de la chaire, à quelques pas des époux, la mère Brichet assistait au mariage ; elle priait d’une façon outrée ; elle restait à genoux, avec un balbutiement si fort, que la nef était comme pleine d’un vol de mouches. Et, à l’autre bout, à côté du confessionnal, Catherine tenait sur ses bras un enfant au maillot ; l’enfant s’étant mis à pleurer, elle avait dû tourner le dos à l’autel, le faisant sauter, l’amusant avec la corde de la cloche qui lui pendait juste sur le nez.

Dominus vobiscum, dit le prêtre, se tournant, les mains élargies.

Et cum spiritu tuo, répondit Vincent.

À ce moment, trois grandes filles entrèrent. Elles se poussaient, pour voir, sans oser pourtant trop avancer. C’étaient trois amies de la Rosalie, qui, en allant aux champs, venaient de s’échapper, curieuses d’entendre ce que monsieur le curé dirait aux mariés. Elles avaient de gros ciseaux pendus à la ceinture. Elles finirent par se cacher derrière le baptistère, se pinçant, se tordant avec des déhanchements de grandes vauriennes, étouffant des rires dans leurs poings fermés.

— Ah bien ! dit à demi-voix la Rousse, une fille superbe, qui avait des cheveux et une peau de cuivre, on ne se battra pas à la sortie !

— Tiens ! le père Bambousse a raison, murmura Lisa, toute petite, toute noire, avec des yeux de flamme ; quand on a des vignes, on les soigne… Puisque monsieur le curé a absolument voulu marier Rosalie, il peut bien la marier tout seul.

L’autre, Babet, bossue, les os trop gros, ricanait.

— Il y a toujours la mère Brichet, dit-elle. Celle-là est dévote pour toute la famille… Hein ! entendez-vous comme elle ronfle ! Ça va lui gagner sa journée. Elle sait ce qu’elle fait, allez !

— Elle joue de l’orgue, reprit la Rousse.

Et elles partirent de rire toutes les trois. La Teuse, de loin, les menaça de son plumeau. À l’autel, l’abbé Mouret communiait. Quand il alla du côté de l’Épître se faire verser par Vincent, sur le pouce et sur l’index, le vin et l’eau de l’ablution, Lisa dit plus doucement :

— C’est bientôt fini. Il leur parlera tout à l’heure.

— Comme ça, fit remarquer la Rousse, le grand Fortuné pourra encore aller à son champ, et la Rosalie n’aura pas perdu sa journée de vendange. C’est commode de se marier matin… Il a l’air bête, le grand Fortuné.

— Pardi ! murmura Babet, ça l’ennuie, ce garçon, de se tenir si longtemps sur les genoux. Bien sûr que ça ne lui était pas arrivé depuis sa première communion.

Mais elles furent tout d’un coup distraites par le marmot que Catherine amusait. Il voulait la corde de la cloche, il tendait les mains, bleu de colère, s’étranglant à crier.

— Eh ! le petit est là, dit la Rousse.

L’enfant pleurait plus haut, se débattait comme un diable.

— Mets-le sur le ventre, fais-le téter, souffla Babet à Catherine.

Celle-ci, avec son effronterie de gueuse de dix ans, leva la tête et se prit à rire.

— Ça ne m’amuse pas, dit-elle, en secouant l’enfant. Veux-tu te taire, petit cochon !… Ma sœur me l’a lâché sur les genoux.

— Je crois bien, reprit méchamment Babet. Elle ne pouvait pas le donner à garder à monsieur le curé, peut-être !

Cette fois, la Rousse faillit tomber à la renverse, tant elle éclata. Elle se laissa aller contre le mur, les poings aux côtes, riant à se crever. Lisa s’était jetée contre elle, se soulageant mieux, en lui prenant aux épaules et aux reins des pincées de chair. Babet avait un rire de bossue, qui passait entre ses lèvres serrées avec un bruit de scie.

— Sans le petit, continua-t-elle, monsieur le curé perdait son eau bénite… Le père Bambousse était décidé à marier Rosalie au fils Laurent, du quartier des Figuières.

— Oui, dit la Rousse, entre deux rires, savez-vous ce qu’il faisait, le père Bambousse ? Il jetait des mottes de terre dans le dos de Rosalie, pour empêcher le petit de venir.

— Il est joliment gros, tout de même, murmura Lisa. Les mottes lui ont profité.

Du coup, elles se mordaient toutes trois, dans un accès d’hilarité folle, lorsque la Teuse s’avança en boitant furieusement. Elle était allée prendre son balai derrière l’autel. Les trois grandes filles eurent peur, reculèrent, se tinrent sages.

— Coquines ! bégaya la Teuse. Vous venez encore dire vos saletés, ici !… Tu n’as pas honte, toi, la Rousse ! Ta place serait là-bas, à genoux devant l’autel, comme la Rosalie… Je vous jette dehors, entendez-vous ! si vous bougez.

Les joues cuivrées de la Rousse eurent une légère rougeur, pendant que Babet lui regardait la taille, avec un ricanement.

— Et toi, continua la Teuse en se tournant vers Catherine, veux-tu laisser cet enfant tranquille ! Tu le pinces pour le faire crier. Ne dis pas non !… Donne-le-moi.

Elle le prit, le berça un instant, le posa sur une chaise, où il dormit, dans une paix de chérubin. L’église retomba au calme triste, que coupaient seuls les cris des moineaux, sur le sorbier. À l’autel, Vincent avait reporté le Missel à droite, l’abbé Mouret venait de replier le corporal et de le glisser dans la bourse. Maintenant, il disait les dernières oraisons, avec un recueillement sévère, que n’avaient pu troubler ni les pleurs de l’enfant ni les rires des grandes filles. Il paraissait ne rien entendre, être tout aux vœux qu’il adressait au ciel pour le bonheur du couple dont il avait béni l’union. Ce matin-là, le ciel restait gris d’une poussière de chaleur, qui noyait le soleil. Par les carreaux cassés, il n’entrait qu’une buée rousse, annonçant un jour d’orage. Le long des murs, les gravures, violemment enluminées du chemin de la Croix, étalaient la brutalité assombrie de leurs taches jaunes, bleues et rouges. Au fond de la nef, les boiseries séchées de la tribune craquaient ; tandis que les herbes du perron, devenues géantes, laissaient passer sous la grand’porte de longues pailles mûres, peuplées de petites sauterelles brunes. L’horloge, dans sa caisse de bois, eut un arrachement de mécanique poitrinaire, comme pour s’éclaircir la voix, et sonna sourdement le coup de six heures et demie.

Ite, missa est, dit le prêtre, se tournant vers l’église.

Deo gratias, répondit Vincent.

Puis, après avoir baisé l’autel, l’abbé Mouret se tourna de nouveau, murmurant, au-dessus de la nuque inclinée des époux, la prière finale :

Deus Abraham, Deus Isaac, et Deus Jacob vobiscum sit…

Sa voix se perdait dans une douceur monotone.

— Voilà, il va leur parler, souffla Babet à ses deux amies.

— Il est tout pâle, fit remarquer Lisa. Ce n’est pas comme monsieur Caffin dont la grosse figure semblait toujours rire… Ma petite sœur Rose m’a conté qu’elle n’ose rien lui dire, à confesse.

— N’importe, murmura la Rousse, il n’est pas vilain homme. La maladie l’a un peu vieilli ; mais ça lui va bien. Il a des yeux plus grands, avec deux plis aux coins de la bouche qui lui donnent l’air d’un homme… Avant sa fièvre, il était trop fille.

— Moi, je crois qu’il a un chagrin, reprit Babet. On dirait qu’il se mine. Son visage semble mort, mais ses yeux luisent, allez ! Vous ne le voyez pas, lorsqu’il baisse lentement les paupières, comme pour éteindre ses yeux.

La Teuse agita son balai.

— Chut ! siffla-t-elle, si énergiquement, qu’un coup de vent parut s’être engouffré dans l’église.

L’abbé Mouret s’était recueilli. Il commença à voix presque basse :

— Mon cher frère, ma chère sœur, vous êtes unis en Jésus. L’institution du mariage est la figure de l’union sacrée de Jésus et de son Église. C’est un lien que rien ne peut rompre, que Dieu veut éternel, pour que l’homme ne sépare pas ce que le ciel a joint. En vous faisant l’os de vos os, Dieu vous a enseigné que vous avez le devoir de marcher côte à côte, comme un couple fidèle, selon les voies préparées par sa toute-puissance. Et vous devez vous aimer dans l’amour même de Dieu. La moindre amertume entre vous serait une désobéissance au Créateur qui vous a tirés d’un seul corps. Restez donc à jamais unis, à l’image de l’Église que Jésus a épousée, en nous donnant à tous sa chair et son sang.

Le grand Fortuné et la Rosalie, le nez curieusement levé, écoutaient.

— Que dit-il ? demanda Lisa qui entendait mal.

— Pardi ! il dit ce qu’on dit toujours, répondit la Rousse. Il a la langue bien pendue, comme tous les curés.

Cependant, l’abbé Mouret continuait à réciter, les yeux vagues, regardant, par-dessus la tête des époux, un coin perdu de l’église. Et peu à peu sa voix mollissait, il mettait un attendrissement dans ces paroles, qu’il avait autrefois apprises, à l’aide d’un manuel destiné aux jeunes desservants. Il s’était légèrement tourné vers la Rosalie ; il disait, ajoutant des phrases émues, lorsque la mémoire lui manquait :

— Ma chère sœur, soyez soumise à votre mari, comme l’Église est soumise à Jésus. Rappelez-vous que vous devez tout quitter pour le suivre, en servante fidèle. Vous abandonnerez votre père et votre mère, vous vous attacherez à votre époux, vous lui obéirez, afin d’obéir à Dieu lui-même. Et votre joug sera un joug d’amour et de paix. Soyez son repos, sa félicité, le parfum de ses bonnes œuvres, le salut de ses heures de défaillance. Qu’il vous trouve sans cesse à son côté, ainsi qu’une grâce. Qu’il n’ait qu’à étendre la main pour rencontrer la vôtre. C’est ainsi que vous marcherez tous les deux, sans jamais vous égarer, et que vous rencontrerez le bonheur dans l’accomplissement des lois divines. Oh ! ma chère sœur, ma chère fille, votre humilité est toute pleine de fruits suaves ; elle fera pousser chez vous les vertus domestiques, les joies du foyer, les prospérités des familles pieuses. Ayez pour votre mari les tendresses de Rachel, ayez la sagesse de Rébecca, la longue fidélité de Sara. Dites-vous qu’une vie pure mène à tous les biens. Demandez à Dieu chaque matin la force de vivre en femme qui respecte ses devoirs ; car la punition serait terrible, vous perdriez votre amour. Oh ! vivre sans amour, arracher la chair de sa chair, n’être plus à celui qui est la moitié de vous-même, agoniser loin de ce qu’on a aimé ! Vous tendriez les bras, et il se détournerait de vous. Vous chercheriez vos joies, et vous ne trouveriez que de la honte au fond de votre cœur. Entendez-moi, ma fille, c’est en vous, dans la soumission, dans la pureté, dans l’amour, que Dieu a mis la force de votre union.

À ce moment, il y eut un rire, à l’autre bout de l’église. L’enfant venait de se réveiller sur la chaise où l’avait couché la Teuse. Mais il n’était plus méchant ; il riait tout seul, ayant enfoncé son maillot, laissant passer des petits pieds roses qu’il agitait en l’air. Et c’étaient ses petits pieds qui le faisaient rire.

Rosalie, que l’allocution du prêtre ennuyait, tourna vivement la tête, souriant à l’enfant. Mais quand elle le vit gigotant sur la chaise, elle eut peur ; elle jeta un regard terrible à Catherine.

— Va, tu peux me regarder, murmura celle-ci. Je ne le reprends pas… Pour qu’il crie encore !

Et elle alla, sous la tribune, guetter un trou de fourmis, dans l’encoignure cassée d’une dalle.

— Monsieur Caffin n’en racontait pas tant, dit la Rousse. Lorsqu’il a marié la belle Miette, il ne lui a donné que deux tapes sur la joue, en lui disant d’être sage.

— Mon cher frère, reprit l’abbé Mouret, à demi-tourné vers le grand Fortuné, c’est Dieu qui vous accorde aujourd’hui une compagne ; car il n’a pas voulu que l’homme vécût solitaire. Mais, s’il a décidé qu’elle serait votre servante, il exige de vous que vous soyez un maître plein de douceur et d’affection. Vous l’aimerez, parce qu’elle est votre chair elle-même, votre sang et vos os. Vous la protégerez, parce que Dieu ne vous a donné vos bras forts que pour les étendre au-dessus de sa tête, aux heures de danger. Rappelez-vous qu’elle vous est confiée ; elle est la soumission et la faiblesse dont vous ne sauriez abuser sans crime. Oh ! mon cher frère, quelle fierté heureuse doit être la vôtre ! Désormais, vous ne vivrez plus dans l’égoïsme de la solitude. À toute heure, vous aurez un devoir adorable. Rien n’est meilleur que d’aimer, si ce n’est de protéger ceux qu’on aime. Votre cœur s’y élargira, vos forces d’homme s’y centupleront. Oh ! être un soutien, recevoir une tendresse en garde, voir une enfant s’anéantir en vous, en disant : « Prends-moi, fais de moi ce qu’il te plaira ; j’ai confiance dans ta loyauté ! » Et que vous soyez damné, si vous la délaissiez jamais ! Ce serait le plus lâche abandon que Dieu eût à punir. Dès qu’elle s’est donnée, elle est vôtre, pour toujours. Emportez-la plutôt entre vos bras, ne la posez à terre que lorsqu’elle devra y être en sûreté. Quittez tout, mon cher frère…

L’abbé Mouret, la voix profondément altérée, ne fit plus entendre qu’un murmure indistinct. Il avait baissé complétement les paupières, la figure toute blanche, parlant avec une émotion si douloureuse, que le grand Fortuné lui-même pleurait, sans comprendre.

— Il n’est pas encore remis, dit Lisa. Il a tort de se fatiguer… Tiens ! Fortuné qui pleure !

— Les hommes, c’est plus tendre que les femmes, murmura Babet…

— Il a bien parlé tout de même, conclut la Rousse. Ces curés, ça va chercher un tas de choses auxquelles personne ne songe.

— Chut ! cria la Teuse, qui s’apprêtait déjà à éteindre les cierges.

Mais l’abbé Mouret balbutiait, tâchait de trouver les phrases finales.

— C’est pourquoi, mon cher frère, ma chère sœur, vous devez vivre dans la foi catholique, qui seule peut assurer la paix de votre foyer. Vos familles vous ont certainement appris à aimer Dieu, à le prier matin et soir, à ne compter que sur les dons de sa miséricorde…

Il n’acheva pas. Il se tourna pour prendre le calice sur l’autel, et rentra à la sacristie, la tête penchée, précédé de Vincent, qui faillit laisser tomber les burettes et le manuterge, en cherchant à voir ce que Catherine faisait, au fond de l’église.

— Oh ! la sans-cœur ! dit Rosalie, qui planta là son mari pour venir prendre son enfant entre les bras.

L’enfant riait. Elle le baisa, elle rattacha son maillot, tout en menaçant du poing Catherine.

— S’il était tombé, je t’aurais allongé une belle paire de soufflets.

Le grand Fortuné arrivait, en se dandinant. Les trois filles s’étaient avancées, avec des pincements de lèvres.

— Le voilà fier, maintenant, murmura Babet à l’oreille des deux autres. Ce gueux-là, il a gagné les écus du père Bambousse dans le foin, derrière le moulin… Je le voyais tous les soirs s’en aller avec Rosalie, à quatre pattes, le long du petit mur.

Elles ricanèrent. Le grand Fortuné, debout devant elles, ricana plus haut. Il pinça la Rousse, se laissa traiter de bête par Lisa. C’était un garçon solide et qui se moquait du monde. Le curé l’avait ennuyé.

— Hé ! la mère ! appela-t-il de sa grosse voix.

Mais la vieille Brichet mendiait à la porte de la sacristie. Elle se tenait là, toute pleurarde, toute maigre, devant la Teuse, qui lui glissait des œufs dans les poches de son tablier. Fortuné n’eut pas la moindre honte. Il cligna les yeux, en disant :

— Elle est futée, la mère !… Dame ! puisque le curé veut du monde dans son église !

Cependant, Rosalie s’était calmée. Avant de s’en aller, elle demanda à Fortuné s’il avait prié monsieur le curé de venir le soir bénir leur chambre, selon l’usage du pays. Alors, Fortuné courut à la sacristie, traversant la nef à gros coups de talon, comme il aurait traversé un champ. Et il reparut, en criant que le curé viendrait. La Teuse, scandalisée du tapage de ces gens, qui semblaient se croire sur une grande route, tapait légèrement dans ses mains, les poussait vers la porte.

— C’est fini, disait-elle, retirez-vous, allez au travail.

Et elle les croyait tous dehors, lorsqu’elle aperçut Catherine, que Vincent était venu rejoindre. Tous les deux se penchaient anxieusement au-dessus du trou de fourmis. Catherine, avec une longue paille, fouillait dans le trou, si violemment, qu’un flot de fourmis effarées coulait sur la dalle. Et Vincent disait qu’il fallait aller jusqu’au fond, pour trouver la reine.

— Ah ! les brigands ! cria la Teuse. Qu’est-ce que vous faites là ? Voulez-vous bien laisser ces bêtes tranquilles !… C’est le trou de fourmis à mademoiselle Désirée. Elle serait contente, si elle vous voyait !

Les enfants se sauvèrent.


II


L’abbé Mouret, en soutane, la tête nue, était revenu s’agenouiller au pied de l’autel. Dans la clarté grise tombant des fenêtres, sa tonsure trouait ses cheveux d’une tache pâle, très-large, et le léger frisson qui lui pliait la nuque, semblait venir du froid qu’il devait éprouver là. Il priait ardemment, les mains jointes, si perdu au fond de ses supplications, qu’il n’entendait point les pas lourds de la Teuse, tournant autour de lui, sans oser l’interrompre. Celle-ci paraissait souffrir, à le voir écrasé ainsi, les genoux cassés. Un moment, elle crut qu’il pleurait. Alors, elle passa derrière l’autel, pour le guetter. Depuis son retour, elle ne voulait plus le laisser seul dans l’église, l’ayant un soir trouvé évanoui par terre, les dents serrées, les joues glacées, comme mort.

— Venez donc, mademoiselle, dit-elle à Désirée, qui allongeait la tête par la porte de la sacristie. Il est encore là, à se faire du mal… Vous savez bien qu’il n’écoute que vous.

Désirée souriait.

— Pardi ! il faut déjeuner, murmura-t-elle. J’ai très-faim.

Et elle s’approcha du prêtre, à pas de loup. Quand elle fut tout près, elle lui prit le cou, elle l’embrassa.

— Bonjour, frère, dit-elle. Tu veux donc me faire mourir de faim, aujourd’hui ?

Il leva un visage si douloureux, qu’elle l’embrassa de nouveau, sur les deux joues ; il sortait d’une agonie. Puis, il la reconnut, il chercha à l’écarter doucement ; mais elle tenait une de ses mains, elle ne la lâchait pas. Ce fut à peine si elle lui permit de se signer. Elle l’emmenait.

— Puisque j’ai faim, viens donc. Tu as faim aussi, toi.

La Teuse avait préparé le déjeuner, au fond du petit jardin, sous deux grands mûriers, dont les branches étalées mettaient là une toiture de feuillage. Le soleil, vainqueur enfin des buées orageuses du matin, chauffait les carrés de légumes, tandis que le mûrier jetait un large pan d’ombre sur la table boiteuse, où étaient servies deux tasses de lait, accompagnées d’épaisses tartines.

— Tu vois, c’est gentil, dit Désirée, ravie de manger en plein air.

Elle coupait déjà d’énormes mouillettes, qu’elle mordait avec un appétit superbe. Comme la Teuse restait debout devant eux :

— Alors, tu ne manges pas, toi ? demanda-t-elle.

— Tout à l’heure, répondit la vieille servante. Ma soupe chauffe.

Et, au bout d’un silence, émerveillée des coups de dents de cette grande enfant, elle reprit, s’adressant au prêtre :

— C’est un plaisir, au moins… Ça ne vous donne pas faim, monsieur le curé ? Il faut vous forcer.

L’abbé Mouret souriait, en regardant sa sœur.

— Oh ! elle se porte bien, murmura-t-il. Elle grossit tous les jours.

— Tiens ! c’est parce que je mange ! s’écria-t-elle. Toi, si tu mangeais, tu deviendrais très-gros… Tu es donc encore malade ? Tu as l’air tout triste… Je ne veux pas que ça recommence, entends-tu ? Je me suis trop ennuyée, pendant qu’on t’avait emmené pour te guérir.

— Elle a raison, dit la Teuse. Vous n’avez pas de bon sens, monsieur le curé ; ce n’est point une existence, de vivre de deux ou trois miettes par jour, comme un oiseau. Vous ne vous faites plus de sang, parbleu ! C’est ça qui vous rend tout pâle… Est-ce que vous n’avez pas honte de rester plus maigre qu’un clou, lorsque nous sommes si grasses, nous autres, qui ne sommes que des femmes ? On doit croire que nous ne vous laissons rien dans les plats.

Et toutes deux, crevant de santé, le grondaient amicalement. Il avait des yeux très-grands, très-clairs, derrière lesquels on voyait comme un vide. Il souriait toujours.

— Je ne suis pas malade, répondit-il. J’ai presque fini mon lait.

Il avait bu deux petites gorgées, sans toucher aux tartines.

— Les bêtes, dit Désirée songeuse, ça se porte mieux que les gens.

— Eh bien ! c’est joli pour nous, ce que vous avez trouvé là ! s’écria la Teuse en riant.

Mais cette chère innocente de vingt ans n’avait aucune malice.

— Bien sûr, continua-t-elle. Les poules n’ont pas mal à la tête, n’est-ce pas ? Les lapins, on les engraisse tant qu’on veut. Et mon cochon, tu ne peux pas dire qu’il ait jamais l’air triste.

Puis, se tournant vers son frère, d’un air ravi :

— Je l’ai appelé Mathieu, parce qu’il ressemble à ce gros homme qui apporte les lettres ; il est devenu joliment fort… Tu n’es pas aimable de refuser toujours de le voir. Un de ces jours, tu voudras bien que je te le montre, dis ?

Tout en se faisant caressante, elle avait pris les tartines de son frère, qu’elle mordait à belles dents. Elle en avait achevé une, elle entamait la seconde, lorsque la Teuse s’en aperçut.

— Mais ce n’est pas à vous, ce pain-là ! Voilà que vous lui retirez les morceaux de la bouche, maintenant !

— Laissez, dit l’abbé Mouret doucement, je n’y aurais pas touché… Mange, mange tout, ma chérie.

Désirée était demeurée un instant confuse, regardant le pain, se contenant pour ne pas pleurer. Puis, elle se mit à rire, achevant la tartine. Et elle continuait :

— Ma vache non plus n’est pas triste comme toi… Tu n’étais pas là, lorsque l’oncle Pascal me l’a donnée, en me faisant promettre d’être sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a été contente, quand je l’ai embrassée, la première fois.

Elle tendit l’oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour, un vacarme grandissait, des battements d’ailes, des grognements, des cris rauques, toute une panique de bêtes effarouchées.

— Ah ! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement en tapant dans ses mains, elle doit être pleine… Je l’ai menée au taureau, à trois lieues d’ici, au Béage. Dame ! c’est qu’il n’y a pas des taureaux partout !… Alors, pendant qu’elle était avec lui, j’ai voulu rester, pour voir.

La Teuse haussait les épaules, en regardant le prêtre, d’un air contrarié.

— Vous feriez mieux, mademoiselle, d’aller mettre la paix parmi vos poules… Tout votre monde s’assassine là-bas.

Mais Désirée tenait à son histoire.

— Il est monté sur elle, il l’a prise entre ses pattes… On riait. Il n’y a pourtant pas de quoi rire ; c’est naturel. Il faut bien que les mères fassent des petits, n’est-ce pas ?… Dis ? Crois-tu qu’elle aura un petit ?

L’abbé Mouret eut un geste vague. Ses paupières s’étaient baissées devant les regards clairs de la jeune fille.

— Eh ! courez donc ! cria la Teuse. Ils se mangent.

La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu’elle partait avec un grand bruit de jupes, lorsque le prêtre la rappela.

— Et le lait, chérie, tu n’as pas fini le lait ?

Il lui tendait sa tasse, à laquelle il avait à peine touché.

Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgré les yeux irrités de la Teuse. Puis, elle reprit son élan, courut à la basse-cour, où on l’entendit mettre la paix. Elle devait s’être assise au milieu de ses bêtes ; elle chantonnait doucement, comme pour les bercer.


III


— Maintenant ma soupe est trop chaude, gronda la Teuse, qui revenait de la cuisine avec une écuelle, dans laquelle une cuiller de bois était plantée debout.

Elle se tint devant l’abbé Mouret, en commençant à manger sur le bout de la cuiller, avec précaution. Elle espérait l’égayer, le tirer du silence accablé où elle le voyait. Depuis qu’il était revenu du Paradou, il se disait guéri, il ne se plaignait jamais ; souvent même, il souriait d’une si tendre façon, que la maladie, selon les gens des Artaud, semblait avoir redoublé sa sainteté. Mais, par moments, des crises de silence le prenaient ; il semblait rouler dans une torture qu’il mettait toutes ses forces à ne point avouer ; et c’était une agonie muette qui le brisait, qui le rendait, pendant des heures, stupide, en proie à quelque abominable lutte intérieure, dont la violence ne se devinait qu’à la sueur d’angoisse de sa face. La Teuse alors ne le quittait plus, l’étourdissant d’un flot de paroles, jusqu’à ce qu’il eût repris peu à peu son air doux, comme vainqueur de la révolte de son sang. Ce matin-là, la vieille servante pressentait une attaque plus rude encore que les autres. Elle se mit à parler abondamment, tout en continuant à se méfier de la cuiller qui lui brûlait la langue.

— Vraiment, il faut vivre au fond d’un pays de loups pour voir des choses pareilles. Est-ce que, dans les villages honnêtes, on se marie jamais aux chandelles ? Ça montre assez que tous ces Artaud sont des pas grand’chose… Moi, en Normandie, j’ai vu des noces qui mettaient les gens en l’air, à deux lieues à la ronde. On mangeait pendant trois jours. Le curé en était ; le maire aussi ; même, à la noce d’une de mes cousines, les pompiers sont venus. Et l’on s’amusait donc !… Mais faire lever un prêtre avant le soleil pour s’épouser à une heure où les poules elles-mêmes sont encore couchées, il n’y a pas de bon sens ! À votre place, monsieur le curé, j’aurais refusé… Pardi ! vous n’avez pas assez dormi, vous avez peut-être pris froid dans l’église. C’est ça qui vous a tout retourné. Ajoutez qu’on aimerait mieux marier des bêtes que cette Rosalie et son gueux, avec leur mioche qui a pissé sur une chaise… Vous avez tort de ne pas me dire où vous vous sentez mal. Je vous ferais quelque chose de chaud… Hein ? monsieur le curé, répondez-moi ?

Il répondit faiblement qu’il était bien, qu’il n’avait besoin que d’un peu d’air. Il venait de s’adosser à un des mûriers, la respiration courte, s’abandonnant.

— Bien, bien ! n’en faites qu’à votre tête, reprit la Teuse. Mariez les gens, lorsque vous n’en avez pas la force, et lorsque cela doit vous rendre malade. Je m’en doutais, je l’avais dit hier… C’est comme, si vous m’écoutiez, vous ne resteriez pas là, puisque l’odeur de la basse-cour vous incommode. Ça pue joliment, dans ce moment-ci. Je ne sais pas ce que mademoiselle Désirée peut encore remuer. Elle chante, elle ; elle s’en moque, ça lui donne des couleurs… Ah ! je voulais vous dire. Vous savez que j’ai tout fait pour l’empêcher de rester là, quand le taureau a pris la vache. Mais elle vous ressemble, elle est d’un entêtement ! Heureusement que, pour elle, ça ne tire pas à conséquence. C’est sa joie, les bêtes avec les petits… Voyons, monsieur le curé, soyez raisonnable. Laissez-moi vous conduire dans votre chambre. Vous vous coucherez, vous vous reposerez un peu… Non, vous ne voulez pas ? Eh bien ! c’est tant pis, si vous souffrez ! On ne garde pas ainsi son mal sur la conscience, jusqu’à en étouffer.

Et, de colère, elle avala une grande cuillerée de soupe, au risque de s’emporter la gorge. Elle tapait le manche de bois contre son écuelle, grognant, se parlant à elle-même.

— On n’a jamais vu un homme comme ça. Il creverait plutôt que de lâcher un mot… Ah ! il peut bien se taire. J’en sais assez long. Ce n’est pas malin de deviner le reste… Oui, oui, qu’il se taise. Ça vaut mieux.

La Teuse était jalouse. Le docteur Pascal lui avait livré un véritable combat, pour lui enlever son malade, lorsqu’il avait jugé le jeune prêtre perdu, s’il le laissait au presbytère. Il dut lui expliquer que la cloche redoublait sa fièvre, que les images de sainteté, dont sa chambre était pleine, hantaient son cerveau d’hallucinations, qu’il lui fallait, enfin, un oubli complet, un milieu autre, où il pût renaître, dans la paix d’une existence nouvelle. Et elle hochait la tête, elle disait que nulle part « le cher enfant » ne trouverait une garde-malade meilleure qu’elle. Pourtant, elle avait fini par consentir ; elle s’était même résignée à le voir aller au Paradou, tout en protestant contre ce choix du docteur, qui la confondait. Mais elle gardait contre le Paradou une haine solide. Elle se trouvait surtout blessée du silence de l’abbé Mouret sur le temps qu’il y avait vécu. Souvent, elle s’était vainement ingéniée à le faire causer. Ce matin-là, exaspérée de le voir tout pâle, s’entêtant à souffrir sans une plainte, elle finit par agiter sa cuiller comme un bâton, elle cria :

— Il faut retourner là-bas, monsieur le curé, si vous y étiez si bien… Il y a là-bas une personne qui vous soignera sans doute mieux que moi.

C’était la première fois qu’elle hasardait une allusion directe. Le coup fut si cruel, que le prêtre laissa échapper un léger cri, en levant sa face douloureuse. La bonne âme de la Teuse eut regret.

— Aussi, murmura-t-elle, c’est la faute de votre oncle Pascal. Allez, je lui en ai dit assez. Mais ces savants, ça tient à leurs idées. Il y en a qui vous font mourir, pour vous regarder dans le corps après… Moi, ça m’avait mis dans une telle colère, que je n’ai voulu en parler à personne. Oui, monsieur, c’est grâce à moi, si personne n’a su où vous étiez, tant je trouvais ça abominable. Quand l’abbé Guyot, de Saint-Eutrope, qui vous a remplacé pendant votre absence, venait dire la messe ici, le dimanche, je lui racontais des histoires, je lui jurais que vous étiez en Suisse. Je ne sais seulement pas où ça est, la Suisse… Certes, je ne veux point vous faire de la peine, mais c’est sûrement là-bas que vous avez pris votre mal. Vous voilà drôlement guéri. On aurait bien mieux fait de vous laisser avec moi qui ne me serais pas avisée de vous tourner la tête.

L’abbé Mouret, le front de nouveau penché, ne l’interrompait pas. Elle s’était assise par terre, à quelques pas de lui, pour tâcher de rencontrer ses yeux. Elle reprit maternellement, ravie de la complaisance qu’il semblait mettre à l’écouter :

— Vous n’avez jamais voulu connaître l’histoire de l’abbé Caffin. Dès que je parle, vous me faites taire… Eh bien ! l’abbé Caffin, dans notre pays, à Canteleu, avait eu des ennuis. C’était pourtant un bien saint homme, et qui possédait un caractère d’or. Mais, voyez-vous, il était très-douillet il aimait les choses délicates. Si bien qu’une demoiselle rôdait autour de lui, la fille d’un meunier, que ses parents avaient mise en pension. Bref, il arriva ce qui devait arriver, vous me comprenez, n’est-ce pas ?… Alors, quand on a su la chose, tout le pays s’est fâché contre l’abbé. On le cherchait pour le tuer à coups de pierres. Il s’est sauvé à Rouen, il est allé pleurer chez l’archevêque. Et on l’a envoyé ici. Le pauvre homme était bien assez puni de vivre dans ce trou… Plus tard, j’ai eu des nouvelles de la fille. Elle a épousé un marchand de bœufs. Elle est très-heureuse.

La Teuse, enchantée d’avoir placé son histoire, vit un encouragement dans l’immobilité du prêtre. Elle se rapprocha, elle continua :

— Ce bon monsieur Caffin ! Il n’était pas fier avec moi, il me parlait souvent de son péché. Ça ne l’empêche pas d’être dans le ciel, je vous en réponds ! Il peut dormir tranquille, là, à côté, sous l’herbe, car il n’a jamais fait de tort à personne… Moi, je ne comprends pas qu’on en veuille tant à un prêtre, quand il se dérange. C’est si naturel ! Ce n’est pas beau, sans doute, c’est une saleté qui doit mettre Dieu en colère. Mais il vaut encore mieux faire ça que d’aller voler. On se confesse donc, et on est quitte !… N’est-ce pas, monsieur le curé, lorsqu’on a un vrai repentir, on fait son salut tout de même ?

L’abbé Mouret s’était lentement redressé. Par un effort suprême, il venait de dompter son angoisse. Pâle encore, il dit d’une voix ferme :

— Il ne faut jamais pécher, jamais, jamais !

— Ah ! tenez, s’écria la vieille servante, vous êtes trop fier, monsieur ! Ce n’est pas beau non plus, l’orgueil !… À votre place, moi, je ne me raidirais pas comme cela. On cause de son mal, on ne se coupe pas le cœur en quatre tout d’un coup, on s’habitue à la séparation, enfin ! Ça se passe petit à petit… Au lieu que vous, voilà que vous évitez même de prononcer le nom des gens. Vous défendez qu’on parle d’eux, ils sont comme s’ils étaient morts. Depuis votre retour, je n’ai pas osé vous donner la moindre nouvelle. Eh bien ! je causerai maintenant, je dirai ce que je saurai, parce que je vois bien que c’est tout ce silence qui vous tourne sur le cœur.

Il la regardait sévèrement, levant un doigt pour la faire taire.

— Oui, oui, continua-t-elle, j’ai des nouvelles de là-bas, très-souvent même, et je vous les donnerai… D’abord, la personne n’est pas plus heureuse que vous.

— Taisez-vous ! dit l’abbé Mouret, qui trouva la force de se mettre debout pour s’éloigner.

La Teuse se leva aussi, lui barrant le passage de sa masse énorme. Elle se fâchait, elle criait :

— Là, vous voilà déjà parti !… Mais vous m’écouterez. Vous savez que je n’aime guère les gens de là-bas, n’est-ce pas ? Si je vous parle d’eux, c’est pour votre bien… On prétend que je suis jalouse. Eh bien, je rêve de vous mener un jour là-bas. Vous seriez avec moi, vous ne craindriez pas de mal faire… Voulez-vous ?

Il l’écarta du geste, la face calmée, en disant :

— Je ne veux rien, je ne sais rien… Nous avons une grand’messe demain. Il faudra préparer l’autel.

Puis, s’étant mis à marcher, il ajouta avec un sourire :

— Ne vous inquiétez pas, ma bonne Teuse. Je suis plus fort que vous ne croyez. Je me guérirai tout seul.

Et il s’éloigna, l’air solide, la tête droite, ayant vaincu. Sa soutane, le long des bordures de thym, avait un frôlement très-doux. La Teuse, qui était restée plantée à la même place, ramassa son écuelle et sa cuiller de bois, en bougonnant. Elle mâchait entre ses dents des paroles qu’elle accompagnait de grands haussements d’épaules.

— Ça fait le brave, ça se croit bâti autrement que les autres hommes, parce que c’est curé… La vérité est que celui-là est joliment dur. J’en ai connu qu’on n’avait pas besoin de chatouiller si longtemps. Et il est capable de s’écraser le cœur, comme on écrase une puce. C’est son bon Dieu qui lui donne cette force.

Elle rentrait à la cuisine, lorsqu’elle aperçut l’abbé Mouret debout, devant la porte à claire-voie de la basse-cour. Désirée l’avait arrêté pour lui faire peser un chapon qu’elle engraissait depuis quelques semaines. Il disait complaisamment qu’il était très-lourd, ce qui donnait un rire d’aise à la grande enfant.

— Les chapons, eux aussi, s’écrasent le cœur comme une puce, bégaya la Teuse, tout à fait furieuse. Ils ont des raisons pour cela… Alors, il n’y a pas de gloire à bien vivre.


IV


L’abbé Mouret passait les journées au presbytère. Il évitait les longues promenades qu’il faisait avant sa maladie. Les terres brûlées des Artaud, les ardeurs de cette vallée où ne poussaient que des vignes tordues, l’inquiétaient. À deux reprises, il avait essayé de sortir, le matin, pour lire son bréviaire, le long des routes ; mais il n’avait pas dépassé le village, il était rentré, troublé par les odeurs, le plein soleil, la largeur de l’horizon. Le soir seulement, dans la fraîcheur de la nuit tombante, il hasardait quelques pas devant l’église, sur l’esplanade qui s’étendait jusqu’au cimetière. L’après-midi, pour s’occuper, pris d’un besoin d’activité qu’il ne savait comment satisfaire, il s’était donné la tâche de coller des vitres de papier aux carreaux cassés de la nef. Cela, pendant huit jours, l’avait tenu sur une échelle, très-attentif à poser les vitres proprement, découpant le papier avec des délicatesses de broderie, étalant la colle de façon à ce qu’il n’y eût pas de bavure. La Teuse veillait au pied de l’échelle. Désirée criait qu’il fallait ne pas boucher tous les carreaux, afin que les moineaux pussent entrer ; et, pour ne pas la faire pleurer, le prêtre en oubliait deux ou trois, à chaque fenêtre. Puis, cette réparation finie, l’ambition lui avait poussé d’embellir l’église, sans appeler ni maçon, ni menuisier, ni peintre. Il ferait tout lui-même. Ces travaux manuels, disait-il, l’amusaient, lui rendaient des forces. L’oncle Pascal, chaque fois qu’il passait à la cure, l’encourageait, en assurant que cette fatigue-là valait mieux que toutes les drogues du monde. Dès lors, l’abbé Mouret boucha les trous des murs avec des poignées de plâtre, recloua les autels à grands coups de marteau, broya des couleurs pour donner une couche à la chaire et au confessionnal. Ce fut un événement dans le pays. On en causait à deux lieues. Des paysans venaient, les mains derrière le dos, voir travailler monsieur le curé. Lui, un tablier bleu serré à la taille, les poignets meurtris, s’absorbait dans cette rude besogne, avait un prétexte pour ne plus sortir. Il vivait ses journées au milieu des plâtras, plus tranquille, presque souriant, oubliant le dehors, les arbres, le soleil, les vents tièdes, qui le troublaient.

— Monsieur le curé est bien libre, du moment que ça ne coûte rien à la commune, disait le père Bambousse avec un ricanement, en entrant chaque soir pour constater où en étaient les travaux.

L’abbé Mouret dépensa là ses économies du séminaire. C’étaient, d’ailleurs, des embellissements dont la naïveté maladroite eût fait sourire. La maçonnerie le rebuta vite. Il se contenta de recrépir le tour de l’église, à hauteur d’homme. La Teuse gâchait le plâtre. Quand elle parla de réparer aussi le presbytère, qu’elle craignait toujours, disait-elle, de voir tomber sur leurs têtes, il lui expliqua qu’il ne saurait pas, qu’il faudrait un ouvrier ; ce qui amena une querelle terrible entre eux. Elle criait qu’il n’était pas raisonnable de faire si belle une église où personne ne couchait, lorsqu’il y avait à côté des chambres dans lesquelles on les trouverait sûrement morts, un de ces matins, écrasés par les plafonds.

— Moi, d’abord, grondait-elle, je finirai par venir faire mon lit ici, derrière l’autel. J’ai trop peur, la nuit.

Le plâtre manquant, elle ne parla plus du presbytère. Puis, la vue des peintures qu’exécutait monsieur le curé, la ravissait. Ce fut le grand charme de toute cette besogne. L’abbé, qui avait remis des bouts de planche partout, se plaisait à étaler sur les boiseries une belle couleur jaune, avec un gros pinceau. Il y avait, dans le pinceau, un va-et-vient très-doux, dont le bercement l’endormait un peu, le laissait sans pensée pendant des heures, à suivre les traînées grasses de la peinture. Lorsque tout fut jaune, le confessionnal, la chaire, l’estrade, jusqu’à la caisse de l’horloge, il se risqua à faire des raccords de faux marbre pour rafraîchir le maître-autel. Et, s’enhardissant, il le repeignit tout entier. Le maître-autel, blanc, jaune et bleu, était superbe. Des gens qui n’avaient pas assisté à une messe depuis cinquante ans vinrent en procession pour le voir.

Les peintures, maintenant, étaient sèches. L’abbé Mouret n’avait plus qu’à encadrer les panneaux d’un filet brun. Aussi, dès l’après-midi, se mit-il à l’œuvre, voulant que tout fût terminé le soir même, le lendemain étant un jour de grand’messe, ainsi qu’il l’avait rappelé à la Teuse. Celle-ci attendait pour faire la toilette de l’autel ; elle avait déjà posé sur la crédence les chandeliers et la croix d’argent, les vases de porcelaine plantés de roses artificielles, la nappe garnie de dentelle des grandes fêtes. Mais les filets furent si délicats à faire proprement, qu’il s’attarda jusqu’à la nuit. Le jour tombait, au moment où il achevait le dernier panneau.

— Ce sera trop beau, dit une voix rude, sortie de la poussière grise du crépuscule, dont l’église s’emplissait.

La Teuse, qui s’était agenouillée pour mieux suivre le pinceau le long de la règle, eut un tressaillement de peur.

— Ah ! c’est Frère Archangias, dit-elle en tournant la tête ; vous êtes donc entré par la sacristie ?… Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai cru que la voix venait de dessous les dalles.

L’abbé Mouret s’était remis au travail, après avoir salué le Frère d’un léger signe de tête. Celui-ci se tint debout, silencieux, ses grosses mains nouées devant sa soutane. Puis, après avoir haussé les épaules, en voyant le soin que mettait le prêtre à ce que les filets fussent bien droits, il répéta :

— Ce sera trop beau.

La Teuse, en extase, tressaillit une seconde fois.

— Bon, cria-t-elle, j’avais oublié que vous étiez là, vous ! Vous pourriez bien tousser, avant de parler. Vous avez une voix qui part brusquement, comme celle d’un mort.

Elle s’était relevée, elle se reculait pour admirer.

— Pourquoi, trop beau ? reprit-elle. Il n’y a rien de trop beau, quand il s’agit du bon Dieu… Si monsieur le curé avait eu de l’or, il y aurait mis de l’or, allez !

Le prêtre ayant fini, elle se hâta de changer la nappe, en ayant bien soin de ne pas effacer les filets. Puis, elle disposa symétriquement la croix, les chandeliers et les vases. L’abbé Mouret était allé s’adosser à côté de Frère Archangias, contre la barrière de bois qui séparait le chœur de la nef. Ils n’échangèrent pas une parole. Ils regardaient la croix d’argent qui, dans l’ombre croissante, gardait des gouttes de lumière, sur les pieds, le long du flanc gauche et à la tempe droite du crucifié. Quand la Teuse eut fini, elle s’avança triomphante :

— Hein ! dit-elle, c’est gentil. Vous verrez le monde, demain, à la messe ! Ces païens ne viennent chez Dieu que lorsqu’ils le croient riche… Maintenant, monsieur le curé, il faudra en faire autant à l’autel de la Vierge.

— De l’argent perdu, gronda Frère Archangias.

Mais la Teuse se fâcha. Et, comme l’abbé Mouret continuait à se taire, elle les emmena tous deux devant l’autel de la Vierge, les poussant, les tirant par leur soutane.

— Mais regardez donc ! Ça jure trop, maintenant que le maître-autel est propre. On ne sait plus même s’il y a eu des peintures. J’ai beau essuyer, le matin, le bois garde toute la poussière. C’est noir, c’est laid… Vous ne savez pas ce qu’on dira, monsieur le curé ? On dira que vous n’aimez pas la Sainte Vierge, voilà tout.

— Et après ? demanda Frère Archangias.

La Teuse resta toute suffoquée.

— Après, murmura-t-elle, ça serait un péché, pardi !… L’autel est comme une de ces tombes qu’on abandonne dans les cimetières. Sans moi, les araignées y feraient leurs toiles, la mousse y pousserait. De temps en temps, quand je peux mettre un bouquet de côté, je le donne à la Vierge… Toutes les fleurs de notre jardin étaient pour elle, autrefois.

Elle était montée devant l’autel, elle avait pris deux bouquets séchés, oubliés sur les gradins.

— Vous voyez bien que c’est comme dans les cimetières, ajouta-t-elle, en les jetant aux pieds de l’abbé Mouret.

Celui-ci les ramassa, sans répondre. La nuit était complétement venue. Frère Archangias s’embarrassa au milieu des chaises, manqua tomber. Il jurait, il mâchait des phrases sourdes, où revenaient les noms de Jésus et de Marie. Quand la Teuse, qui était allée chercher une lampe, rentra dans l’église, elle demanda simplement au prêtre :

— Alors, je puis mettre les pots et les pinceaux au grenier ?

— Oui, répondit-il, c’est fini. Nous verrons plus tard pour le reste.

Elle marcha devant eux, emportant tout, se taisant, de peur d’en trop dire. Et, comme l’abbé Mouret avait gardé les deux bouquets séchés à la main, Frère Archangias lui cria, en passant devant la basse-cour :

— Jetez donc ça !

L’abbé fit encore quelques pas, la tête penchée ; puis, il jeta les fleurs dans le trou au fumier, par-dessus la claire-voie.


V


Le Frère, qui avait mangé, resta là, à califourchon sur une chaise retournée, pendant le dîner du prêtre. Depuis que ce dernier était de retour aux Artaud, il venait ainsi presque tous les soirs s’installer au presbytère. Jamais il ne s’y était imposé plus rudement. Ses gros souliers écrasaient le carreau, sa voix tonnait, ses poings s’abattaient sur les meubles, tandis qu’il racontait les fessées données le matin aux petites filles, ou qu’il résumait sa morale en formules dures comme des coups de bâton. Puis, s’ennuyant, il avait imaginé de jouer aux cartes avec la Teuse. Ils jouaient « à la bataille, » interminablement, la Teuse n’ayant jamais pu apprendre un autre jeu. L’abbé Mouret, qui souriait aux premières cartes abattues rageusement sur la table, tombait peu à peu dans une rêverie profonde ; et, pendant des heures, il s’oubliait, il s’échappait, sous les coups d’œil défiants de Frère Archangias.

Ce soir-là, la Teuse était d’une telle humeur, qu’elle parla d’aller se coucher, dès que la nappe fut ôtée. Mais le Frère voulait jouer. Il lui donna des tapes sur les épaules, finit par l’asseoir, et si violemment, que la chaise craqua. Il battait déjà les cartes. Désirée, qui le détestait, avait disparu avec son dessert, qu’elle montait presque tous les soirs manger dans son lit.

— Je veux les rouges, dit la Teuse.

Et la lutte s’engagea. La Teuse enleva d’abord quelques belles cartes au Frère. Puis, deux as tombèrent en même temps sur la table.

— Bataille ! cria-t-elle avec une émotion extraordinaire.

Elle jeta un neuf, ce qui la consterna ; mais le Frère n’ayant jeté qu’un sept, elle ramassa les cartes, triomphante. Au bout d’une demi-heure, elle n’avait plus de nouveau que deux as, les chances se trouvaient rétablies. Et, vers le troisième quart-d’heure, c’était elle qui perdait un as. Le va-et-vient des valets, des dames et des rois, avait toute la furie d’un massacre.

— Hein ! elle est fameuse, cette partie ! dit Frère Archangias, en se tournant vers l’abbé Mouret.

Mais il le vit si perdu, si loin, ayant aux lèvres un sourire si inconscient, qu’il haussa brutalement la voix.

— Eh bien ! monsieur le curé, vous ne nous regardez donc pas ? Ce n’est guère poli… Nous ne jouons que pour vous. Nous cherchons à vous égayer… Allons, regardez le jeu. Ça vous vaudra mieux que de rêvasser. Où étiez-vous encore ?

Le prêtre avait eu un tressaillement. Il ne répondit pas, il s’efforça de suivre le jeu, les paupières battantes. La partie continuait avec acharnement. La Teuse regagna son as, puis le reperdit. Certains soirs, ils se disputaient ainsi les as pendant quatre heures ; et souvent même ils allaient se coucher, furibonds, n’ayant pu se battre.

— Mais j’y songe ! cria tout d’un coup la Teuse, qui avait une grosse peur de perdre, monsieur le curé devait sortir, ce soir. Il a promis au grand Fortuné et à la Rosalie d’aller bénir leur chambre, comme il est d’usage… Vite, monsieur le curé ! Le Frère vous accompagnera.

L’abbé Mouret était déjà debout, cherchant son chapeau. Mais Frère Archangias, sans lâcher ses cartes, se fâchait.

— Laissez donc ! Est-ce que ça a besoin d’être béni, ce trou à cochons ! Pour ce qu’ils vont y faire de propre, dans leur chambre !… Encore un usage que vous devriez abolir. Un prêtre n’a pas à mettre son nez dans les draps des nouveaux mariés… Restez. Finissons la partie. Ça vaudra mieux.

— Non, dit le prêtre, j’ai promis. Ces braves gens pourraient se blesser… Restez, vous. Finissez la partie, en m’attendant.

La Teuse, très-inquiète, regardait Frère Archangias.

— Eh bien ! oui, je reste, cria celui-ci. C’est trop bête !

Mais l’abbé Mouret n’avait pas ouvert la porte, qu’il se levait pour le suivre, jetant violemment ses cartes. Il revint, il dit à la Teuse :

— J’allais gagner… Laissez les paquets tels qu’ils sont. Nous continuerons la partie demain.

— Ah bien, tout est brouillé, maintenant, répondit la vieille servante qui s’était empressée de mêler les cartes. Si vous croyez que je vais le mettre sous verre, votre paquet ! Et puis je pouvais gagner, j’avais encore un as.

Frère Archangias, en quelques enjambées, rejoignit l’abbé Mouret qui descendait l’étroit sentier conduisant aux Artaud. Il s’était donné la tâche de veiller sur lui. Il l’entourait d’un espionnage de toutes les heures, l’accompagnant partout, le faisant suivre par un gamin de son école, lorsqu’il ne pouvait s’acquitter lui-même de ce soin. Il disait, avec son rire terrible, qu’il était « le gendarme de Dieu. » Et, à la vérité, le prêtre semblait un coupable emprisonné dans l’ombre noire de la soutane du Frère, un coupable dont on se méfie, que l’on juge assez faible pour retourner à sa faute, si on le perdait des yeux une minute. C’était une âpreté de vieille fille jalouse, un souci minutieux de geôlier qui pousse son devoir jusqu’à cacher les coins de ciel entrevus par les lucarnes. Frère Archangias se tenait toujours là, à boucher le soleil, à empêcher une odeur d’entrer, à murer si complétement le cachot, que rien du dehors n’y venait plus. Il guettait les moindres faiblesses de l’abbé, reconnaissait, à la clarté de son regard, les pensées tendres, les écrasait d’une parole, sans pitié, comme des bêtes mauvaises. Les silences, les sourires, les pâleurs du front, les frissons des membres, tout lui appartenait. D’ailleurs, il évitait de parler nettement de la faute. Sa présence seule était un reproche. La façon dont il prononçait certaines phrases, leur donnait le cinglement d’un coup de fouet. Il mettait dans un geste toute l’ordure qu’il crachait sur le péché. Comme ces maris trompés qui plient leurs femmes sous des allusions sanglantes, dont ils goûtent seuls la cruauté, il ne reparlait pas de la scène du Paradou, il se contentait de l’évoquer d’un mot, pour anéantir, aux heures de crise, cette chair rebelle. Lui aussi avait été trompé par ce prêtre, tout souillé de son adultère divin, ayant trahi ses serments, rapportant sur lui des caresses défendues, dont la senteur lointaine suffisait à exaspérer sa continence de bouc qui ne s’était jamais satisfait.

Il était près de dix heures. Le village dormait ; mais, à l’autre bout, du côté du moulin, un tapage montait d’une des masures, vivement éclairée. Le père Bambousse avait abandonné à sa fille et à son gendre un coin de la maison, se réservant pour lui les plus belles pièces. On buvait là un dernier coup, en attendant le curé.

— Ils sont soûls, gronda Frère Archangias. Les entendez-vous se vautrer ?

L’abbé Mouret ne répondit pas. La nuit était superbe, toute bleue d’un clair de lune qui changeait au loin la vallée en un lac dormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigné d’un bien-être par ces clartés douces ; il s’arrêtait même devant certaines nappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l’approche d’une eau fraîche. Le Frère continuait ses grandes enjambées, le gourmandant, l’appelant.

— Venez donc… Ce n’est pas sain, de courir la campagne à cette heure. Vous seriez mieux dans votre lit.

Mais, brusquement, à l’entrée du village, il se planta au milieu de la route. Il regardait vers les hauteurs, où les lignes blanches des ornières se perdaient dans les taches noires des petits bois de pins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger.

— Qui descend de là-haut, si tard ? murmura-t-il.

Le prêtre, n’entendant rien, ne voyant rien, voulut à son tour lui faire presser le pas.

— Laissez donc, le voici, reprit vivement Frère Archangias. Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l’éclaire. Vous le voyez bien, à présent… C’est un grand, avec un bâton.

Puis, au bout d’un silence, il reprit, la voix rauque, étouffée par la fureur :

— C’est lui, c’est ce gueux !… Je le sentais.

Alors, le nouveau venu étant au bas de la côte, l’abbé Mouret reconnut Jeanbernat. Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient des étincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chêne, sans même se servir de son bâton, qu’il portait sur son épaule, en manière de fusil.

— Ah ! le damné ! bégaya le Frère cloué sur place, en arrêt. Le diable lui jette toute la braise de l’enfer sous les pieds.

Le prêtre, très-troublé, désespérant de faire lâcher prise à son compagnon, tourna le dos pour continuer sa route, espérant encore éviter Jeanbernat, en se hâtant de gagner la maison des Bambousse. Mais il n’avait pas fait cinq pas, que la voix railleuse du vieux s’éleva, presque derrière son dos.

— Eh ! curé, attendez-moi. Je vous fais donc peur ?

Et l’abbé Mouret s’étant arrêté, il s’approcha, il continua :

— Dame ! vos soutanes, ça n’est pas commode, ça empêche de courir. Puis, il a beau faire nuit, on vous reconnaît de loin… Du haut de la côte, je me suis dit : « Tiens ! c’est le petit curé qui est là-bas. » Oh ! j’ai encore de bons yeux… Alors, vous ne venez plus nous voir ?

— J’ai eu tant d’occupations, murmura le prêtre, très-pâle.

— Bien, bien, tout le monde est libre. Ce que je vous en dis, c’est pour vous montrer que je ne vous garde pas rancune d’être curé. Nous ne parlerions même pas de votre bon Dieu, ça m’est égal… La petite croit que c’est moi qui vous empêche de revenir. Je lui ai répondu : « Le curé est une bête. » Et ça, je le pense. Est-ce que je vous ai mangé, pendant votre maladie ? Je ne suis même pas monté vous voir… Tout le monde est libre.

Il parlait avec sa belle indifférence, en affectant de ne pas s’apercevoir de la présence de Frère Archangias. Mais celui-ci ayant poussé un grognement plus menaçant, il reprit :

— Eh ! curé, vous promenez donc votre cochon avec vous ?

— Attends, brigand ! hurla le Frère, les poings fermés.

Jeanbernat, le bâton levé, feignit de le reconnaître.

— Bas les pattes ! cria-t-il. Ah ! c’est toi, calotin ! J’aurais dû te flairer à l’odeur de ton cuir… Nous avons un compte à régler ensemble. J’ai juré d’aller te couper les oreilles au milieu de ta classe. Ça amusera les gamins que tu empoisonnes.

Le Frère, devant le bâton, recula, la gorge pleine d’injures. Il balbutiait, il ne trouvait plus les mots.

— Je t’enverrai les gendarmes, assassin ! Tu as craché sur l’église, je t’ai vu ! Tu donnes le mal de la mort au pauvre monde, rien qu’en passant devant les portes. À Saint-Eutrope, tu as fait avorter une fille en la forçant à mâcher une hostie consacrée que tu avais volée. Au Béage, tu es allé déterrer des enfants que tu as emportés sur ton dos pour tes abominations… Tout le monde sait cela, misérable ! Tu es le scandale du pays. Celui qui t’étranglerait gagnerait du coup le paradis.

Le vieux écoutait, ricanant, faisant le moulinet avec son bâton. Entre deux injures de l’autre, il répétait à demi-voix :

— Va, va, soulage-toi, serpent ! Tout à l’heure, je te casserai les reins.

L’abbé Mouret voulut intervenir. Mais Frère Archangias le repoussa, en criant :

— Vous êtes avec lui, vous ! Est-ce qu’il ne vous a pas fait marcher sur la croix, dites le contraire !

Et se tournant de nouveau vers Jeanbernat :

— Ah ! Satan, tu as dû bien rire, quand tu as tenu un prêtre ! Le ciel écrase ceux qui t’ont aidé à ce sacrilége !… Que faisais-tu, la nuit, pendant qu’il dormait ? Tu venais avec ta salive, n’est-ce pas ? lui mouiller la tonsure, afin que ses cheveux grandissent plus vite. Tu lui soufflais sur le menton et sur les joues, pour que la barbe y poussât d’un doigt en une nuit. Tu lui frottais tout le corps de tes maléfices, tu lui soufflais dans la bouche la rage d’un chien, tu le mettais en rut… Et c’est ainsi que tu l’avais changé en bête, Satan !

— Il est stupide, dit Jeanbernat, en reposant son bâton sur l’épaule. Il m’ennuie.

Le Frère, enhardi, vint lui allonger ses deux poings sous le nez.

— Et ta gueuse ! cria-t-il. C’est toi qui l’a fourrée toute nue dans le lit du prêtre !

Mais il poussa un hurlement, en faisant un bond en arrière. Le bâton du vieux, lancé à toute volée, venait de se casser sur son échine. Il recula encore, ramassa dans un tas de cailloux, au bord de la route, un silex gros comme les deux poings, qu’il lança à la tête de Jeanbernat. Celui-ci avait le front fendu, s’il ne s’était courbé. Il courut au tas de cailloux voisin, s’abrita, prit des pierres. Et, d’un tas à l’autre, un terrible combat s’engagea. Les silex grêlaient. La lune, très-claire, découpait nettement les ombres.

— Oui, tu l’as fourrée dans son lit, répétait le Frère affolé ! Et tu avais mis un Christ sous le matelas, pour que l’ordure tombât sur lui… Ha ! ha ! tu es étonné que je sache tout. Tu attends quelque monstre de cet accouplement-là. Tu fais chaque matin les treize signes de l’enfer sur le ventre de ta gueuse, pour qu’elle accouche de l’Antechrist. Tu veux l’Antechrist, bandit !… Tiens, que ce caillou t’éborgne !

— Et que celui-ci te ferme le bec, calotin ! reprit Jeanbernat, redevenu très-calme. Est-il bête, cet animal, avec ses histoires !… Va-t-il falloir que je te casse la tête pour continuer ma route ? Est-ce ton catéchisme qui t’a tourné sur la cervelle ?

— Le catéchisme ! Veux-tu connaître le catéchisme qu’on enseigne aux damnés de ton espèce ? Oui, je t’apprendrai à faire le signe de croix… Ceci est pour le Père, et ceci pour le Fils, et ceci pour le Saint-Esprit…Ah ! tu es encore debout. Attends, attends !… Ainsi soit-il !

Il lui jeta une volée de petites pierres en façon de mitraille. Jeanbernat atteint à l’épaule, lâcha les cailloux qu’il tenait et s’avança tranquillement, pendant que Frère Archangias prenait dans le tas deux nouvelles poignées, en bégayant :

— Je t’extermine. C’est Dieu qui le veut. Dieu est dans mon bras.

— Te tairas-tu ! dit le vieux en l’empoignant à la nuque.

Alors, il y eut une courte lutte dans la poussière de la route, bleuie par la lune. Le Frère, se voyant le plus faible, cherchait à mordre. Les membres séchés de Jeanbernat étaient comme des paquets de cordes qui le liaient, si étroitement, qu’il en sentait les nœuds lui entrer dans la chair. Il se taisait, étouffant, rêvant quelque traîtrise. Quand il l’eut mis sous lui, le vieux reprit en raillant :

— J’ai envie de te casser un bras pour casser ton bon Dieu… Tu vois bien qu’il n’est pas le plus fort, ton bon Dieu. C’est moi qui t’extermine… Maintenant, je vais te couper les oreilles. Tu m’as trop ennuyé.

Et il tirait paisiblement un couteau de sa poche. L’abbé Mouret, qui, à plusieurs reprises, s’était en vain jeté entre les combattants, s’interposa si vivement, qu’il finit par consentir à remettre cette opération à plus tard.

— Vous avez tort, curé, murmura-t-il. Ce gaillard a besoin d’une saignée. Enfin, puisque ça vous contrarie, j’attendrai. Je le rencontrerai bien encore dans un petit coin.

Le Frère ayant poussé un grognement, il s’interrompit pour lui crier :

— Ne bouge pas ou je te les coupe tout de suite.

— Mais, dit le prêtre, vous êtes assis sur sa poitrine. Ôtez-vous de là pour qu’il puisse respirer.

— Non, non, il recommencerait ses farces. Je le lâcherai, lorsque je m’en irai… Je vous disais donc, curé, quand ce gredin s’est jeté entre nous, que vous seriez le bien venu là-bas. La petite est maîtresse, vous savez. Je ne la contrarie pas plus que mes salades. Tout ça pousse… Il n’y a que des imbéciles comme ce calotin-là pour voir le mal… Où as-tu vu le mal, coquin ! C’est toi qui as inventé le mal, brute !

Il secouait le Frère de nouveau.

— Laissez-le se relever, supplia l’abbé Mouret.

— Tout à l’heure… La petite n’est pas à son aise depuis quelque temps. Je ne m’apercevais de rien. Mais elle me l’a dit. Alors je vais prévenir votre oncle Pascal, à Plassans. La nuit, on est tranquille, on ne rencontre personne… Oui, oui, la petite ne se porte pas bien.

Le prêtre ne trouva pas une parole. Il chancelait, la tête basse.

— Elle était si contente de vous soigner ! continua le vieux. En fumant ma pipe, je l’entendais rire. Ça me suffisait. Les filles, c’est comme les aubépines : quand elles font des fleurs, elles font tout ce qu’elles peuvent… Enfin, vous viendrez, si le cœur vous en dit. Peut-être que ça amuserait la petite… Bonsoir, curé.

Il s’était relevé avec lenteur, serrant les poings du Frère, se méfiant d’un mauvais coup. Et il s’éloigna, sans tourner la tête, en reprenant son pas dur et allongé. Le Frère, en silence, rampa jusqu’au tas de cailloux. Il attendit que le vieux fût à quelque distance. Puis, à deux mains, il recommença, furieusement. Mais les pierres roulaient dans la poussière de la route. Jeanbernat, ne daignant plus se fâcher, s’en allait, droit comme un arbre, au fond de la nuit sereine.

— Le maudit ! Satan le pousse ! balbutia le Frère Archangias, en faisant ronfler une dernière pierre. Un vieux qu’une chiquenaude devrait casser ! Il est cuit au feu de l’enfer. J’ai senti ses griffes.

Sa rage impuissante piétinait sur les cailloux épars. Brusquement, il se tourna contre l’abbé Mouret.

— C’est votre faute ! cria-t-il. Vous auriez dû m’aider, et à nous deux nous l’aurions étranglé.

À l’autre bout du village, le tapage avait grandi dans la maison de Bambousse. On entendait distinctement les culs de verres tapés en mesure sur la table. Le prêtre s’était remis à marcher, sans lever la tête, se dirigeant vers la grande clarté claire que jetait la fenêtre, pareille à la flambée d’un feu de sarments. Le Frère le suivit, sombre, la soutane souillée de poussière, une joue saignant de l’effleurement d’un caillou. Puis, de sa voix dure, après un silence :

— Irez-vous ? demanda-t-il.

Et, l’abbé Mouret ne répondant pas, il continua :

— Prenez garde ! vous retournez au péché… Il a suffi que cet homme passât, pour que toute votre chair eût un tressaillement. Je vous ai vu sous la lune, pâle comme une fille… Prenez garde, entendez-vous ! Cette fois Dieu ne pardonnerait pas. Vous tomberiez dans la pourriture dernière… Ah ! misérable boue, c’est la saleté qui vous emporte !

Alors, le prêtre leva enfin la face. Il pleurait à grosses larmes, silencieusement. Il dit avec une douceur navrée :

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ?… Vous êtes toujours là, vous connaissez mes luttes de chaque heure. Ne doutez pas de moi, laissez-moi la force de me vaincre.

Ces paroles si simples, baignées de larmes muettes, prenaient dans la nuit un tel caractère de douleur sublime, que Frère Archangias lui-même, malgré sa rudesse, se sentit troublé. Il n’ajouta pas un mot, secouant sa soutane, essuyant sa joue saignante. Lorsqu’ils furent devant la maison des Bambousse, il refusa d’entrer. Il s’assit, à quelques pas, sur la caisse renversée d’une vieille charrette, où il attendit avec une patience de dogue.

— Voilà monsieur le curé ! crièrent tous les Bambousse et tous les Brichet attablés.

Et l’on remplit de nouveau les verres. L’abbé Mouret dut en prendre un. Il n’y avait pas eu de noce. Seulement, le soir, après le dîner, on avait posé sur la table une dame-jeanne d’une cinquantaine de litres, qu’il s’agissait de vider, avant d’aller se mettre au lit. Ils étaient dix, et déjà le père Bambousse renversait d’une seule main la dame-jeanne, d’où ne coulait plus qu’un mince filet rouge. La Rosalie, très-gaie, trempait le menton du petit dans son verre, tandis que le grand Fortuné faisait des tours, soulevait des chaises, avec les dents. Tout le monde passa dans la chambre. L’usage voulait que le curé y bût le vin qu’on lui avait versé. C’était là ce qu’on appelait bénir la chambre. Ça portait bonheur, ça empêchait le ménage de se battre. Du temps de M. Caffin, les choses se passaient joyeusement, le vieux prêtre aimant à rire ; il était même réputé pour la façon dont il vidait le verre, sans laisser une goutte au fond ; d’autant plus que les femmes, aux Artaud, prétendaient que chaque goutte laissée était une année d’amour en moins pour les époux. Avec l’abbé Mouret, on plaisantait moins haut. Il but pourtant d’un trait, ce qui parut flatter beaucoup le père Bambousse. La vieille Brichet regarda avec une moue le fond du verre, où un peu de vin restait. Devant le lit, un oncle, qui était garde-champêtre, risquait des gaudrioles très-raides, dont riait la Rosalie, que le grand Fortuné avait déjà poussée à plat ventre au bord des matelas, par manière de caresse. Et quand tous eurent trouvé un mot gaillard, on retourna dans la salle. Vincent et Catherine y étaient demeurés seuls. Vincent, monté sur une chaise, penchant l’énorme dame-jeanne, entre ses bras, achevait de la vider dans la bouche ouverte de Catherine.

— Merci, monsieur le curé, cria Bambousse en reconduisant le prêtre. Eh bien ! les voilà mariés, vous êtes content. Ah ! les gueux ! si vous croyez qu’ils vont dire des Pater et des Ave, tout à l’heure… Bonne nuit, dormez bien, monsieur le curé.

Frère Archangias avait lentement quitté le cul de la charrette, où il s’était assis.

— Que le diable, murmura-t-il, jette des pelletées de charbons entre leurs peaux, et qu’ils en crèvent !

Il n’ouvrit plus les lèvres, il accompagna l’abbé Mouret jusqu’au presbytère. Là, il attendit qu’il eût refermé la porte, avant de se retirer ; même il se retourna, à deux reprises, pour s’assurer qu’il ne ressortait pas. Quand le prêtre fut dans sa chambre, il se jeta tout habillé sur son lit, les mains aux oreilles, la face contre l’oreiller, pour ne plus entendre, pour ne plus voir. Il s’anéantit, il s’endormit d’un sommeil de mort.


VI


Le lendemain était un dimanche. L’Exaltation de la Sainte-Croix tombant un jour de grand’messe, l’abbé Mouret avait voulu célébrer cette fête religieuse avec un éclat particulier. Il s’était pris d’une dévotion extraordinaire pour la Croix, il avait remplacé dans sa chambre la statuette de l’Immaculée Conception par un grand crucifix de bois noir, devant lequel il passait de longues heures d’adoration. Exalter la Croix, la planter devant lui, au-dessus de toutes choses, dans une gloire, comme le but unique de sa vie, lui donnait la force de souffrir et de lutter. Il rêvait de s’y attacher à la place de Jésus, d’y être couronné d’épines, d’y avoir les membres troués, le flanc ouvert. Quel lâche était-il donc pour oser se plaindre d’une blessure menteuse, lorsque son Dieu saignait là de tout son corps, avec le sourire de la Rédemption aux lèvres ? Et, si misérable qu’elle fût, il offrait sa blessure en holocauste, il finissait par glisser à l’extase, par croire que le sang lui ruisselait réellement du front, des membres, de la poitrine. C’étaient des heures de soulagement, toutes ses impuretés coulaient par ses plaies. Il se redressait avec des héroïsmes de martyr, il souhaitait des tortures effroyables pour les endurer sans un seul frisson de sa chair.

Dès le petit jour, il s’agenouilla devant le crucifix. Et la grâce vint, abondante comme une rosée. Il ne fit pas d’effort, il n’eut qu’à plier les genoux, pour la recevoir sur le cœur, pour en être trempé jusqu’aux os, d’une façon délicieusement douce. La veille, il avait agonisé, sans qu’elle descendît. Elle restait longtemps sourde à ses lamentations de damné ; elle le secourait souvent, lorsque, d’un geste d’enfant, il ne savait plus que joindre les mains. Ce fut, ce matin-là, une bénédiction, un repos absolu, une foi entière. Il oublia ses angoisses des jours précédents. Il se donna tout à la joie triomphale de la Croix. Une armure lui montait aux épaules, si impénétrable, que le monde s’émoussait sur elle. Quand il descendit, il marchait dans un air de victoire et de sérénité. La Teuse émerveillée alla chercher Désirée, pour qu’il l’embrassât. Toutes deux tapaient des mains, en criant qu’il n’avait pas eu si bonne mine depuis six mois.

Dans l’église, pendant la grand’messe, le prêtre acheva de retrouver Dieu. Il y avait longtemps qu’il ne s’était approché de l’autel avec un tel attendrissement. Il dut se contenir, pour ne pas éclater en larmes, la bouche collée sur la nappe. C’était une grand’messe solennelle. L’oncle de la Rosalie, le garde-champêtre, chantait au lutrin, d’une voix de basse dont le ronflement emplissait d’un chant d’orgue la voûte écrasée. Vincent, habillé d’un surplis trop large, qui avait appartenu à l’abbé Caffin, balançait un vieil encensoir d’argent, prodigieusement amusé par le bruit des chaînettes, encensant très-haut pour obtenir beaucoup de fumée, regardant derrière lui si ça ne faisait tousser personne. L’église était presque pleine. On avait voulu voir les peintures de monsieur le curé. Des paysannes riaient, parce que ça sentait bon ; tandis que les hommes, au fond, debout sous la tribune, hochaient la tête, à chaque note plus creuse du chantre. Par les fenêtres, le grand soleil de dix heures, que tamisaient les vitres de papier, entrait, étalant sur les murs recrépis de grandes moires très-gaies, où l’ombre des bonnets de femme mettait des vols de gros papillons. Et les bouquets artificiels, posés sur les gradins de l’autel, avaient eux-mêmes une joie humide de fleurs naturelles, fraîchement cueillies. Lorsque le prêtre se tourna, pour bénir les assistants, il éprouva un attendrissement plus vif encore, à voir l’église si propre, si pleine, si trempée de musique, d’encens et de lumière.

Après l’Offertoire, un murmure courut parmi les paysannes. Vincent, qui avait levé curieusement la tête, faillit envoyer toute la braise de son encensoir sur la chasuble du prêtre. Et comme celui-ci le regardait sévèrement, il voulut s’excuser, il murmura :

— C’est l’oncle de monsieur le curé qui vient d’entrer.

Au fond de l’église, contre une des minces colonnettes de bois qui soutenaient la tribune, l’abbé Mouret aperçut le docteur Pascal. Celui-ci n’avait pas sa bonne face souriante, légèrement railleuse. Il s’était découvert, grave, fâché, suivant la messe avec une visible impatience. Le spectacle du prêtre à l’autel, son recueillement, ses gestes ralentis, la sérénité parfaite de son visage, parurent peu à peu l’irriter davantage. Il ne put attendre la fin de la messe. Il sortit, alla tourner autour de son cabriolet et de son cheval, qu’il avait attaché à un des volets du presbytère.

— Eh bien ! ce gaillard-là n’en finira donc plus, de se faire encenser ? demanda-t-il à la Teuse, qui revenait de la sacristie.

— C’est fini, répondit-elle. Entrez au salon… Monsieur le curé se déshabille. Il sait que vous êtes là.

— Pardi ! à moins qu’il ne soit aveugle, murmura le docteur, en la suivant dans la pièce froide, aux meubles durs, qu’elle appelait pompeusement le salon.

Il se promena quelques minutes, de long en large. La pièce, d’une tristesse grise, redoublait sa mauvaise humeur. Tout en marchant, il donnait du bout de sa canne de petits coups sur le crin mangé des siéges, qui avaient le son cassant de la pierre. Puis, fatigué, il s’arrêta devant la cheminée, où un grand saint Joseph, abominablement peinturluré, tenait lieu de pendule.

— Ah ! ce n’est pas malheureux ! dit-il, lorsqu’il entendit le bruit de la porte.

Et s’avançant vers l’abbé :

— Sais-tu que tu m’as fait avaler la moitié d’une messe ? Il y a longtemps que ça ne m’était arrivé… Enfin, je tenais absolument à te voir aujourd’hui. Je voulais causer avec toi.

Il n’acheva pas. Il regardait le prêtre avec surprise. Il y eut un silence.

— Tu te portes bien, toi ? reprit-il enfin d’une voix changée.

— Oui, je vais beaucoup mieux, dit l’abbé Mouret en souriant. Je ne vous attendais que jeudi. Ce n’est pas votre jour, le dimanche… Vous avez quelque chose à me communiquer ?

Mais l’oncle Pascal ne répondit pas sur-le-champ. Il continuait d’examiner l’abbé. Celui-ci était encore tout trempé des tiédeurs de l’église ; il apportait dans ses cheveux l’odeur de l’encens ; il gardait au fond de ses yeux la joie de la Croix. L’oncle hocha la tête, en face de cette paix triomphante.

— Je sors du Paradou, dit-il brusquement. Jeanbernat est venu me chercher cette nuit… J’ai vu Albine. Elle m’inquiète. Elle a besoin de beaucoup de ménagements.

Il étudiait toujours le prêtre en parlant. Il ne vit pas même ses paupières battre.

— Enfin, elle t’a soigné, ajouta-t-il plus rudement. Sans elle, mon garçon, tu serais peut-être à cette heure dans un cabanon des Tulettes, avec la camisole de force aux épaules… Eh bien ! j’ai promis que tu irais la voir. Je t’emmène avec moi. C’est un adieu. Elle veut partir.

— Je ne puis que prier pour la personne dont vous parlez, dit l’abbé Mouret avec douceur.

Et comme le docteur s’emportait, allongeant un grand coup de canne sur le canapé :

— Je suis prêtre, je n’ai que des prières, acheva-t-il simplement, d’une voix très-ferme.

— Ah ! tiens, tu as raison ! cria l’oncle Pascal, se laissant tomber dans un fauteuil, les jambes cassées. C’est moi qui suis un vieux fou. Oui, j’ai pleuré dans mon cabriolet en venant ici, tout seul, ainsi qu’un enfant… Voilà ce que c’est que de vivre au milieu des bouquins. On fait de belles expériences ; mais on se conduit en malhonnête homme… Est-ce que j’allais me douter que tout cela tournerait si mal ?

Il se leva, se remit à marcher, désespéré.

— Oui, oui, j’aurais dû m’en douter. C’était logique. Et avec toi ça devenait abominable. Tu n’es pas un homme comme les autres… Mais écoute, je t’assure que tu étais perdu. L’air qu’elle a mis autour de toi, pouvait seul te sauver de la folie. Enfin, tu m’entends, je n’ai pas besoin de te dire où tu en étais. C’est une de mes plus belles cures. Et je n’en suis pas fier, va ! car, maintenant, voilà que la pauvre fille en meurt !

L’abbé Mouret était resté debout, très-calme, avec son rayonnement tranquille de martyr, que rien d’humain ne peut plus abattre.

— Dieu lui fera miséricorde, dit-il.

— Dieu ! Dieu ! murmura le docteur sourdement, il ferait mieux de ne pas se jeter dans nos jambes. On arrangerait l’affaire.

Puis, haussant la voix, il reprit :

— J’avais tout calculé. C’est là le plus fort ! Oh ! l’imbécile !… Tu restais un mois en convalescence. L’ombre des arbres, le souffle frais de l’enfant, toute cette jeunesse te remettait sur pied. D’un autre côté, l’enfant perdait sa sauvagerie, tu l’humanisais, nous en faisions à nous deux une demoiselle que nous aurions mariée quelque part. C’était parfait… Aussi pouvais-je m’imaginer que ce vieux philosophe de Jeanbernat ne quitterait pas ses salades d’un pouce ! Il est vrai que moi non plus je n’ai pas bougé de mon laboratoire. J’avais des études en train… Et c’est ma faute ! Je suis un malhonnête homme !

Il étouffait, il voulait sortir. Il chercha partout son chapeau qu’il avait sur la tête.

— Adieu, balbutia-t-il, je m’en vais… Alors, tu refuses de venir ? Voyons, fais-le pour moi ; tu vois combien je souffre. Je te jure qu’elle partira ensuite. C’est convenu… J’ai mon cabriolet. Dans une heure, tu seras de retour… Viens, je t’en prie.

Le prêtre eut un geste large, un de ces gestes que le docteur lui avait vu faire à l’autel.

— Non, dit-il, je ne puis.

En accompagnant son oncle, il ajouta :

— Dites-lui qu’elle s’agenouille et qu’elle implore Dieu… Dieu l’entendra comme il m’a entendu ; il la soulagera comme il m’a soulagé. Il n’y a pas d’autre salut.

Le docteur le regarda en face, haussa terriblement les épaules.

— Adieu, répéta-t-il. Tu te portes bien. Tu n’as plus besoin de moi.

Mais, comme il détachait son cheval, Désirée, qui venait d’entendre sa voix, arriva en courant. Elle adorait l’oncle. Quand elle était plus jeune, il écoutait son bavardage de gamine pendant des heures, sans se lasser. Maintenant encore, il la gâtait, s’intéressait à sa basse-cour, restait très-bien un après-midi avec elle, au milieu des poules et des canards, à lui sourire de ses yeux aigus de savant. Il l’appelait « la grande bête, » d’un ton d’admiration caressante. Il paraissait la mettre bien au-dessus des autres filles. Aussi se jeta-t-elle à son cou, d’un élan de tendresse. Elle cria :

— Tu restes ? Tu déjeunes ?

Mais il l’embrassa, refusant, se débarrassant de son étreinte d’un air bourru. Elle avait un rire clair ; elle se pendit de nouveau à ses épaules.

— Tu as bien tort, reprit-elle. J’ai des œufs tout chauds. Je guettais les poules. Elles en ont fait quatorze, ce matin… Et nous aurions mangé un poulet, le blanc, celui qui bat les autres. Tu étais là, jeudi, quand il a crevé un œil au grand moucheté.

L’oncle restait fâché. Il s’irritait contre le nœud de la bride, qu’il ne parvenait pas à défaire. Alors, elle se mit à sauter autour de lui, tapant des mains, chantonnant, sur un air de flûte :

— Si, si, tu restes… Nous le mangerons, nous le mangerons !

Et la colère de l’oncle ne put tenir davantage. Il leva la tête, il sourit. Elle était trop saine, trop vivante, trop vraie. Elle avait une gaieté trop large, naturelle et franche comme la nappe de soleil qui dorait sa chair nue.

— La grande bête ! murmura-t-il, charmé.

Puis, la prenant par les poignets, pendant qu’elle continuait à sauter :

— Écoute, pas aujourd’hui. J’ai une pauvre fille qui est malade. Mais je reviendrai un autre matin… Je te le promets.

— Quand ? jeudi ? insista-t-elle. Tu sais, la vache est grosse. Elle n’a pas l’air à son aise, depuis deux jours… Tu es médecin, tu pourrais peut-être lui donner un remède.

L’abbé Mouret, qui était demeuré là, paisible, ne put retenir un léger rire. Le docteur monta gaiement dans son cabriolet, en disant :

— C’est ça, je soignerai la vache… Approche, que je t’embrasse, la grande bête ! Tu sens bon, tu sens la santé. Et tu vaux mieux que tout le monde. Si tout le monde était comme ma grande bête, la terre serait trop belle.

Il jeta à son cheval un léger claquement de la langue, et continua à parler tout seul, pendant que le cabriolet descendait la pente.

— Oui, des brutes, il ne faudrait que des brutes. On serait beau, on serait gai, on serait fort. Ah ! c’est le rêve !… Ça a bien tourné pour la fille, qui est aussi heureuse que sa vache. Ça a mal tourné pour le garçon, qui agonise dans sa soutane. Un peu plus de sang, un peu plus de nerfs, va te promener ! on manque sa vie… De vrais Rougon et de vrais Macquart, ces enfants-là ! La queue de la bande, la dégénérescence finale.

Et poussant son cheval, il monta au trot le côteau qui conduisait au Paradou.


VII


Le dimanche était un jour de grande occupation pour l’abbé Mouret. Il avait les vêpres, qu’il disait généralement devant les chaises vides, la Brichet elle-même ne poussant pas la dévotion au point de revenir à l’église l’après-midi. Puis, à quatre heures, Frère Archangias amenait les galopins de son école pour que monsieur le curé leur fît réciter leur leçon de catéchisme. Cette récitation se prolongeait parfois fort tard. Lorsque les enfants se montraient par trop indomptables, on appelait la Teuse, qui leur faisait peur avec son balai.

Ce dimanche-là, vers quatre heures, Désirée se trouva seule au presbytère. Comme elle s’ennuyait, elle alla arracher de l’herbe pour ses lapins, dans le cimetière, où poussaient des coquelicots superbes, que les lapins adoraient. Elle se traînait à genoux entre les tombes, elle rapportait de pleins tabliers de verdures grasses, sur lesquelles ses bêtes tombaient goulûment.

— Oh ! les beaux plantains ! murmura-t-elle en s’accroupissant devant la pierre de l’abbé Caffin, ravie de sa trouvaille.

Là, en effet, dans la fissure même de la pierre, des plantains magnifiques étalaient leurs larges feuilles. Elle avait achevé d’emplir son tablier, lorsqu’elle crut entendre un bruit singulier. Un froissement de branches, un glissement de petits cailloux montaient du gouffre qui longeait un des côtés du cimetière, et au fond duquel coulait le Mascle, un torrent descendu des hauteurs du Paradou. La pente était si rude, si impraticable, que Désirée songea à quelque chien perdu, à quelque chèvre échappée. Elle s’avança vivement. Et, comme elle se penchait, elle resta stupéfaite, en apercevant au milieu des ronces une fille qui s’aidait des moindres creux du roc avec une agilité extraordinaire.

— Je vais vous donner la main, lui cria-t-elle. Il y a de quoi se rompre le cou.

La fille, se voyant découverte, eut un saut de peur, comme si elle allait redescendre. Mais elle leva la tête, elle s’enhardit jusqu’à accepter la main qu’on lui tendait.

— Oh ! je vous reconnais, reprit Désirée, heureuse, lâchant son tablier pour la prendre à la taille, avec sa câlinerie de grande enfant. Vous m’avez donné des merles. Ils sont morts, les chers petits. J’ai eu bien du chagrin… Attendez, je sais votre nom, je l’ai entendu. La Teuse le dit souvent, quand Serge n’est pas là. Elle m’a bien défendu de le répéter… Attendez, je vais me souvenir.

Elle faisait des efforts de mémoire, qui la rendaient toute sérieuse. Puis, ayant trouvé, elle redevint très-gaie, elle goûta à plusieurs reprises la musique du nom.

— Albine ! Albine !… C’est très-doux. J’avais cru d’abord que vous étiez une mésange, parce que j’ai eu une mésange que j’appelais à peu près comme cela, je ne sais plus bien.

Albine ne sourit pas. Elle était toute blanche, avec une flamme de fièvre dans les yeux. Quelques gouttes de sang roulaient sur ses mains. Quand elle eut repris haleine, elle dit rapidement :

— Non, laissez. Vous allez tacher votre mouchoir à m’essuyer. Ce n’est rien, quelques piqûres… Je n’ai pas voulu venir par la route, on m’aurait vue. J’ai préféré suivre le torrent… Serge est là ?

Ce nom prononcé familièrement, avec une ardeur sourde, ne choqua point Désirée. Elle répondit qu’il était là, dans l’église, à faire le catéchisme.

— Il ne faut pas parler haut, ajouta-t-elle, en mettant un doigt sur ses lèvres. Serge me défend de parler haut, quand il fait le catéchisme. Autrement, on viendrait nous gronder… Nous allons nous mettre dans l’écurie, voulez-vous ? Nous serons bien ; nous causerons.

— Je veux voir Serge, dit simplement Albine.

La grande enfant baissa encore la voix. Elle jetait des coups d’œil furtifs sur l’église, murmurant :

— Oui, oui… Serge sera bien attrapé. Venez avec moi. Nous nous cacherons, nous ne ferons pas de bruit. Oh ! que c’est amusant !

Elle avait ramassé le tas d’herbes glissé de son tablier. Elle sortit du cimetière, rentra à la cure, avec des précautions infinies, en recommandant bien à Albine de se cacher derrière elle, de se faire toute petite. Comme elles se réfugiaient toutes deux en courant dans la basse-cour, elles aperçurent la Teuse, qui traversait la sacristie, et qui ne parut pas les voir.

— Chut ! Chut ! répétait Désirée, enchantée, quand elles se furent blotties au fond de l’écurie. Maintenant, personne ne nous trouvera plus… Il y a de la paille. Allongez-vous donc.

Albine dut s’asseoir sur une botte de paille.

— Et Serge ? demanda-t-elle, avec l’entêtement de l’idée fixe.

— Tenez, on entend sa voix… Quand il tapera dans ses mains, ça sera fini, les petits s’en iront… Écoutez, il leur raconte une histoire.

La voix de l’abbé Mouret arrivait, en effet, très-adoucie, par la porte de la sacristie, que la Teuse, sans doute, venait d’ouvrir. Ce fut comme une bouffée religieuse, un murmure où passa à trois fois le nom de Jésus. Albine frissonna. Elle se levait pour courir à cette voix aimée, dont elle reconnaissait la caresse, lorsque le son parut s’envoler, étouffé par la porte, qui était retombée. Alors, elle se rassit, elle sembla attendre, les mains serrées l’une contre l’autre, tout à la pensée brûlant au fond de ses yeux clairs. Désirée, couchée à ses pieds, la regardait avec une admiration naïve.

— Oh ! vous êtes belle, murmura-t-elle. Vous ressemblez à une image que Serge avait dans sa chambre. Elle était toute blanche comme vous. Elle avait de grandes boucles qui lui flottaient le cou. Et elle montrait son cœur rouge, là, à la place où je sens battre le vôtre… Vous ne m’écoutez pas, vous êtes triste. Jouons, voulez-vous ?

Mais elle s’interrompit, criant entre ses dents, contenant sa voix :

— Les gueuses ! elles vont nous faire surprendre.

Elle n’avait pas lâché son tablier d’herbes, et ses bêtes la prenaient d’assaut. Une bande de poules était accourue, gloussant, s’appelant, piquant les brins verts qui pendaient. La chèvre passait sournoisement la tête sous son bras, mordait aux larges feuilles. La vache elle-même, attachée au mur, tirait sur sa corde, allongeait son mufle, soufflait son haleine chaude.

— Ah ! les voleuses ! répétait Désirée. C’est pour les lapins !… Voulez-vous bien me laisser tranquille ! Toi tu vas recevoir une calotte. Et toi, si je t’y prends encore, je te retrousse la queue… Les poisons ! elles me mangeraient plutôt les mains !

Elle souffletait la chèvre, elle dispersait les poules à coups de pied, elle tapait de toute la force de ses poings sur le mufle de la vache. Mais les bêtes se secouaient, revenaient plus goulues, sautaient sur elle, l’envahissaient, arrachaient son tablier. Et clignant les yeux, elle murmurait à l’oreille d’Albine, comme si les bêtes avaient pu l’entendre :

— Sont-elles drôles, ces amours ! Attendez, vous allez les voir manger.

Albine regardait de son air grave.

— Allons, soyez sages, reprit Désirée. Vous en aurez toutes. Mais chacune son tour… La grande Lise, d’abord. Hein ! tu aimes joliment le plantain, toi !

La grande Lise, c’était la vache. Elle broya lentement une poignée des feuilles grasses poussées sur la tombe de l’abbé Caffin. Un léger filet de bave pendait de son mufle. Ses gros yeux bruns avaient une douceur gourmande.

— À toi, maintenant, continua Désirée, en se tournant vers la chèvre. Oh ! je sais que tu veux des coquelicots. Et tu les préfères fleuris, n’est-ce pas ? avec des boutons qui éclatent sous tes dents comme des papillotes de braise rouge… Tiens, en voilà de joliment beaux. Ils viennent du coin à gauche, où l’on enterrait l’année dernière.

Et, tout en parlant, elle présentait à la chèvre un bouquet de fleurs saignantes, que la bête broutait. Quand elle n’eut plus dans les mains que les tiges, elle les lui mit entre les dents. Par derrière, les poules furieuses lui déchiquetaient les jupes. Elle leur jeta des chicorées sauvages et des pissenlits, qu’elle avait cueillis autour des vieilles dalles rangées le long du mur de l’église. Les poules se disputèrent surtout les pissenlits, avec une telle voracité, une telle rage d’ailes et d’ergots, que les autres bêtes de la basse-cour entendirent. Alors, ce fut un envahissement. Le grand coq fauve, Alexandre, parut le premier. Il piqua un pissenlit, le coupa en deux, sans l’entamer. Il cacardait, appelant les poules restées dehors, se reculant pour les inviter à manger. Et une poule blanche entra, puis une poule noire, puis toute une file de poules, qui se bousculaient, se montaient sur la queue, finissaient par couler comme une mare de plumes folles. Derrière les poules, vinrent les pigeons, et les canards, et les oies, enfin les dindes. Désirée riait au milieu de ce flot vivant, noyée, perdue, répétant :

— Toutes les fois que j’apporte de l’herbe du cimetière, c’est comme ça. Elles se tueraient pour en manger… L’herbe doit avoir un goût.

Et elle se débattait, levant les dernières poignées de verdure, afin de les sauver de ces becs gloutons qui se levaient vers elle, répétant qu’il fallait en garder pour les lapins, qu’elle allait se fâcher, qu’elle les mettrait tous au pain sec. Mais elle faiblissait. Les oies tiraient les coins de son tablier, si rudement, qu’elle manquait tomber sur les genoux. Les canards lui dévoraient les chevilles. Deux pigeons avaient volé sur sa tête. Des poules montaient jusqu’à ses épaules. C’était une férocité de bêtes sentant la chair, les plantains gras, les coquelicots sanguins, les pissenlits engorgés de séve, où il y avait un peu de la vie des morts. Elle riait trop, elle se sentait sur le point de glisser, de lâcher les deux dernières poignées, lorsqu’un grognement terrible vint mettre la panique autour d’elle.

— C’est toi, mon gros, dit-elle ravie. Mange-les, délivre-moi.

Le cochon entrait. Ce n’était plus le petit cochon, rose comme un joujou fraîchement peint, le derrière planté d’une queue pareille à un bout de ficelle ; mais un fort cochon, bon à tuer, rond comme une bedaine de chantre, l’échine couverte de soies rudes qui pissaient la graisse. Il avait le ventre couleur d’ambre, pour avoir dormi dans le fumier. Le groin en avant, roulant sur ses pattes, il se jeta au milieu des bêtes, ce qui permit à Désirée de s’échapper et de courir donner aux lapins les quelques herbes qu’elle avait si vaillamment défendues. Quand elle revint, la paix était faite. Les oies balançaient le cou mollement, stupides, béates ; les canards et les dindes s’en allaient le long des murs, avec des déhanchements prudents d’animaux infirmes ; les poules caquetaient à voix basse, piquant un grain invisible dans le sol dur de l’écurie ; tandis que le cochon, la chèvre, la grande vache, comme peu à peu ensommeillés, clignaient les paupières. Au-dehors, une pluie d’orage commençait à tomber.

— Ah bien ! voilà une averse, dit Désirée, qui se rassit sur la paille avec un frisson. Vous ferez bien de rester là, mes amours, si vous ne voulez pas être trempées.

Elle se tourna vers Albine, en ajoutant :

— Hein ! ont-elles l’air godiche ! Elles ne se réveillent que pour tomber sur la nourriture, ces bêtes-là !

Albine était restée silencieuse. Les rires de cette belle fille se débattant au milieu de ces cous voraces, de ces becs goulus, qui la chatouillaient, qui la baisaient, qui semblaient vouloir lui manger la chair, l’avaient rendue plus blanche. Tant de gaieté, tant de santé, tant de vie, la désespérait. Elle serrait ses bras fiévreux, elle pressait le vide sur sa poitrine, séchée par l’abandon.

— Et Serge ? demanda-t-elle de sa même voix, nette et entêtée.

— Chut ! dit Désirée, je viens de l’entendre, il n’a pas fini… Nous avons fait joliment du bruit tout à l’heure. Il faut que la Teuse soit sourde, ce soir… Tenons-nous tranquilles, maintenant. C’est bon d’entendre tomber la pluie.

L’averse entrait par la porte laissée ouverte, battait le seuil à larges gouttes. Des poules, inquiètes, après s’être hasardées, avaient reculé jusqu’au fond de l’écurie. Toutes les bêtes se réfugiaient là, autour des jupes des deux filles, sauf trois canards qui s’en étaient allés sous la pluie se promener tranquillement. La fraîcheur de l’eau, ruisselant au-dehors, semblait refouler à l’intérieur les buées ardentes de la basse-cour. Il faisait très-chaud dans la paille. Désirée attira deux grosses bottes, s’y étala comme sur des oreillers, s’y abandonna. Elle était à l’aise, elle jouissait par tout son corps.

— C’est bon, c’est bon, murmura-t-elle. Couchez-vous donc comme moi. J’enfonce, je suis appuyée de tous les côtés, la paille me fait des minettes dans le cou… Et quand on se frotte, ça vous court le long des membres, on dirait que des souris se sauvent sous votre robe.

Elle se frottait, elle riait seule, donnant des tapes à droite et à gauche, comme pour se défendre contre les souris. Puis, elle restait la tête en bas, les genoux en l’air, reprenant :

— Est-ce que vous vous roulez dans la paille, chez vous ? Moi, je ne connais rien de meilleur… Des fois, je me chatouille sous les pieds. C’est bien drôle aussi… Dites, est-ce que vous vous chatouillez ?

Mais le grand coq fauve, qui s’était approché gravement, en la voyant vautrée, venait de lui sauter sur la gorge.

— Veux-tu t’en aller, Alexandre ! cria-t-elle. Est-il bête, cet animal ! Je ne puis pas me coucher, sans qu’il se plante là… Tu me serres trop, tu me fais mal avec tes ongles, entends-tu !… Je veux bien que tu restes, mais tu seras sage, tu ne me piqueras pas les cheveux, hein !

Et elle ne s’en inquiéta plus. Le coq se tenait ferme à son corsage, ayant l’air par instants de la regarder sous le menton, d’un œil de braise. Les autres bêtes se rapprochaient de ses jupes. Après s’être encore roulée, elle avait fini par se pâmer, dans une position heureuse, les membres écartés, la tête renversée. Elle continua :

— Ah ! c’est trop bon, ça me fatigue tout de suite. La paille, ça donne sommeil, n’est-ce pas ?… Serge n’aime pas ça. Vous non plus, peut-être. Alors, qu’est-ce que vous pouvez aimer ?… Racontez un peu, pour que je sache.

Elle s’assoupissait lentement. Un instant, elle tint ses yeux grands ouverts, ayant l’air de chercher quel plaisir elle ignorait. Puis, elle baissa les paupières, avec un sourire tranquille, comme pleinement contentée. Elle paraissait dormir, lorsque, au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux, disant :

— La vache va faire un petit… Voilà qui est bon aussi. Ça m’amusera plus que tout.

Et elle glissa à un sommeil profond. Les bêtes avaient fini par monter sur elle. C’était un flot de plumes vivantes qui la couvrait. Des poules semblaient couver ses pieds. Les oies mettaient le duvet de leur cou le long de ses cuisses. À gauche, le cochon lui chauffait le flanc ; pendant que la chèvre, à droite, allongeait sa tête barbue jusque sous son aisselle. Un peu partout, des pigeons nichaient, dans ses mains ouvertes, au creux de sa taille, derrière ses épaules tombantes. Et elle était toute rose, en dormant, caressée par le souffle plus fort de la vache, étouffée sous le poids du grand coq accroupi, qui était descendu plus bas que la gorge, les ailes battantes, la crête allumée, et dont le ventre fauve la brûlait d’une caresse de flamme, à travers ses jupes.

La pluie, au-dehors, tombait plus fine. Une nappe de soleil, échappée du coin d’un nuage, trempait d’or la poussière d’eau volante. Albine, restée immobile, regardait dormir Désirée, cette belle fille qui contentait sa chair en se roulant sur la paille. Elle souhaitait d’être ainsi lasse et pâmée, endormie de jouissance, pour quelques fétus qui lui auraient chatouillé la nuque. Elle jalousait ces bras forts, cette poitrine dure, cette vie toute charnelle dans la chaleur fécondante d’un troupeau de bêtes, cet épanouissement purement animal, qui faisait de l’enfant grasse la tranquille sœur de la grande vache blanche et rousse. Elle rêvait d’être aimée du coq fauve et d’aimer elle-même comme les arbres poussent, naturellement, sans honte, en ouvrant chacune de ses veines aux jets de la séve. C’était la terre qui assouvissait Désirée, lorsqu’elle se vautrait sur le dos. Cependant, la pluie avait complétement cessé. Les trois chats de la maison, l’un derrière l’autre, filaient dans la cour, le long du mur, en prenant des précautions infinies pour ne pas se mouiller. Ils allongèrent le cou dans l’écurie, ils vinrent droit à la dormeuse, ronronnant, se couchant contre elle, les pattes sur un peu de sa peau. Moumou, le gros chat noir, blotti près d’une de ses joues, se mit à lui lécher le menton avec douceur.

— Et Serge ? murmura machinalement Albine.

Où était donc l’obstacle ? Qui l’empêchait de se contenter ainsi, heureuse, en pleine nature ? Pourquoi n’aimait-elle pas, pourquoi n’était-elle pas aimée, au grand soleil, librement, comme les arbres poussent ? Elle ne savait pas, elle se sentait abandonnée, à jamais meurtrie. Et elle avait un entêtement farouche, un besoin de reprendre son bien dans ses bras, de le cacher, d’en jouir encore. Alors, elle se leva. La porte de la sacristie venait d’être rouverte ; un léger claquement de mains se fit entendre, suivi du vacarme d’une bande d’enfants tapant leurs sabots sur les dalles ; le catéchisme était fini. Elle quitta doucement l’écurie, où elle attendait, depuis une heure, dans la buée chaude de la basse-cour. Comme elle se glissait le long du couloir de la sacristie, elle aperçut le dos de la Teuse, qui rentra dans sa cuisine, sans tourner la tête. Et, certaine de n’être pas vue, elle poussa la porte, l’accompagnant de la main pour qu’elle retombât sans bruit. Elle était dans l’église.


VIII


D’abord, elle ne vit personne. Au-dehors, la pluie tombait de nouveau, une pluie fine, persistante. L’église lui parut toute grise. Elle passa derrière le maître-autel, s’avança jusqu’à la chaire. Il n’y avait, au milieu de la nef, que des bancs laissés en déroute par les galopins du catéchisme. Le balancier de l’horloge battait sourdement, dans tout ce vide. Alors, elle descendit pour aller frapper à la boiserie du confessionnal, qu’elle apercevait à l’autre bout. Mais, comme elle passait devant la chapelle des Morts, elle trouva l’abbé Mouret prosterné au pied du grand Christ saignant. Il ne bougeait pas, il devait croire que la Teuse rangeait les bancs, derrière lui. Albine lui posa la main sur l’épaule.

— Serge, dit-elle, je viens te chercher.

Le prêtre leva la tête, très-pâle, avec un tressaillement. Il resta à genoux, il se signa, les lèvres balbutiantes encore de sa prière.

— J’ai attendu, continua-t-elle. Chaque matin, chaque soir, je regardais si tu n’arrivais pas. J’ai compté les jours, puis je n’ai plus compté. Voilà des semaines… Alors, quand j’ai su que tu ne viendrais pas, je suis venue, moi. Je me suis dit : « Je l’emmènerai… » Donne-moi tes mains, allons-nous en.

Et elle lui tendait les mains, comme pour l’aider à se relever. Lui, se signa de nouveau. Il priait toujours, en la regardant. Il avait calmé le premier frisson de sa chair. Dans la grâce qui l’inondait depuis le matin, ainsi qu’un bain céleste, il puisait des forces surhumaines.

— Ce n’est pas ici votre place, dit-il gravement. Retirez-vous… Vous aggravez vos souffrances.

— Je ne souffre plus, reprit-elle avec un sourire. Je me porte mieux, je suis guérie, puisque je te vois… Écoute, je me faisais plus malade que je n’étais, pour qu’on vînt te chercher. Je veux bien l’avouer, maintenant. C’est comme cette promesse de partir, de quitter le pays, après t’avoir retrouvé, tu ne t’es pas imaginé peut-être que je l’aurais tenue. Ah bien ! je t’aurais plutôt emporté sur mes épaules… Les autres ne savent pas ; mais toi tu sais bien qu’à présent je ne puis vivre ailleurs qu’à ton cou.

Elle redevenait heureuse, elle se rapprochait avec des caresses d’enfant libre, sans voir la rigidité froide du prêtre. Elle s’impatienta, tapa joyeusement dans ses mains, en criant :

— Voyons, décide-toi ! Serge. Tu nous fais perdre un temps, là ! Il n’y a pas besoin de tant de réflexions. Je t’emmène, pardi ! c’est simple… Si tu désires ne pas être vu, nous nous en irons par le Mascle. Le chemin n’est pas commode ; mais je l’ai bien pris toute seule ; nous nous aiderons, quand nous serons deux… Tu connais le chemin, n’est-ce pas ? Nous traversons le cimetière, nous descendons au bord du torrent, puis nous n’avons plus qu’à le suivre, jusqu’au jardin. Et comme l’on est chez soi, là-bas, au fond ! Il n’y a personne, va ! rien que des broussailles et de belles pierres rondes. Le lit est presque à sec. En venant, je pensais « Lorsqu’il sera avec moi, tout à l’heure, nous marcherons doucement, en nous embrassant… » Allons, dépêche-toi. Je t’attends, Serge.

Le prêtre semblait ne plus entendre. Il s’était remis en prières, demandant au ciel le courage des saints. Avant d’engager la lutte suprême, il s’armait des épées flamboyantes de la foi. Un instant, il craignit de faiblir. Il lui avait fallu un héroïsme de martyr pour laisser ses genoux collés à la dalle, pendant que chaque mot d’Albine l’appelait : son cœur allait vers elle, tout son sang se soulevait, le jetait dans ses bras, avec l’irrésistible désir de baiser ses cheveux. Elle avait, de l’odeur seule de son haleine, éveillé et fait passer en une seconde les souvenirs de leur tendresse, le grand jardin, les promenades sous les arbres, la joie de leur union. Mais la grâce le trempa de sa rosée plus abondante ; ce ne fut que la torture d’un moment, qui vida le sang de ses veines ; et rien d’humain ne demeura en lui. Il n’était plus que la chose de Dieu.

Albine dut le toucher de nouveau à l’épaule. Elle s’inquiétait, elle s’irritait peu à peu.

— Pourquoi ne réponds-tu pas ? Tu ne peux refuser, tu vas me suivre… Songe que j’en mourrais, si tu refusais. Mais non, cela n’est pas possible. Rappelle-toi. Nous étions ensemble, nous ne devions jamais nous quitter. Et vingt fois tu t’es donné. Tu me disais de te prendre tout entier, de prendre tes membres, de prendre ton souffle, de prendre ta vie… Je n’ai point rêvé, peut-être. Il n’y a pas une place de ton corps que tu ne m’aies livrée, pas un de tes cheveux dont je ne sois la maîtresse. Tu as un signe à l’épaule gauche, je l’ai baisé, il est à moi. Tes mains sont à moi, je les ai serrées pendant des jours dans les miennes. Et ton visage, tes lèvres, tes yeux, ton front, tout cela est à moi, j’en ai disposé pour mes tendresses… Entends-tu, Serge ?

Elle se dressait devant lui, souveraine, allongeant les bras. Elle répéta d’une voix plus haute :

— Entends-tu, Serge ? tu es à moi !

Alors, lentement, l’abbé Mouret se leva. Il s’adossa à l’autel, en disant :

— Non, vous vous trompez, je suis à Dieu.

Il était plein de sérénité. Sa face nue ressemblait à celle d’un saint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue des entrailles. Sa soutane tombait à plis droits, pareille à un suaire noir, sans rien laisser deviner de son corps. Albine recula à la vue du fantôme sombre de son amour. Elle ne retrouvait point sa barbe libre, sa chevelure libre. Maintenant, au milieu de ses cheveux coupés, elle apercevait une tache blême, la tonsure, qui l’inquiétait comme un mal inconnu, quelque plaie mauvaise, grandie là pour manger la mémoire des jours heureux. Elle ne reconnaissait ni ses mains autrefois tièdes de caresses, ni son cou souple tout sonore de rires, ni ses pieds nerveux dont le galop l’emportait au fond des verdures. Était-ce donc là le garçon aux muscles forts, le col dénoué montrant le duvet de la poitrine, la peau épanouie par le soleil, les reins vibrants de vie, dans l’étreinte duquel elle avait vécu une saison ? À cette heure, il ne semblait plus avoir de chair, le poil lui était honteusement tombé, toute sa virilité se séchait sous cette robe de femme qui le laissait sans sexe.

— Oh ! murmura-t-elle, tu me fais peur… M’as-tu cru morte, que tu as pris le deuil ? Enlève ce noir, mets une blouse. Tu retrousseras les manches, nous pêcherons encore des écrevisses… Tes bras étaient aussi blonds que les miens.

Elle avait porté la main sur la soutane, comme pour en arracher l’étoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il la regardait, il s’affermissait contre la tentation, en ne la quittant pas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n’était plus la gamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires de bohémienne, ni l’amoureuse vêtue de jupes blanches, pliant sa taille mince, ralentissant sa marche attendrie derrière les haies. Maintenant, un duvet de fruit blondissait sa lèvre, ses hanches roulaient librement, sa poitrine avait un épanouissement de fleur grasse. Elle était femme, avec sa face longue, qui lui donnait un grand air de fécondité. Dans ses flancs élargis, la vie dormait. Sur ses joues, à fleur de peau, venait l’adorable maturité de sa chair. Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée de femme faite, prenait une joie amère à braver la caresse de sa bouche rouge, le rire de ses yeux, l’appel de sa gorge, l’ivresse qui coulait d’elle au moindre mouvement. Il poussait la témérité jusqu’à chercher sur elle les places qu’il avait baisées follement, autrefois, les coins des yeux, les coins des lèvres, les tempes étroites, douces comme du satin, la nuque d’ambre, soyeuse comme du velours. Jamais, même au cou d’Albine, il n’avait goûté les félicités qu’il éprouvait à se martyriser, en regardant en face cette passion qu’il refusait. Puis, il craignit de céder là à quelque nouveau piége de la chair. Il baissa les yeux, il dit avec douceur :

— Je ne puis vous entendre ici. Sortons, si vous tenez à accroître nos regrets à tous deux… Notre présence en cet endroit est un scandale. Nous sommes chez Dieu.

— Qui ça, Dieu ? cria Albine affolée, redevenue la grande fille lâchée en pleine nature. Je ne le connais pas, ton Dieu, je ne veux pas le connaître, s’il te vole à moi, qui ne lui ai jamais rien fait. Mon oncle Jeanbernat a donc raison de dire que ton Dieu est une invention de méchanceté, une manière d’épouvanter les gens et de les faire pleurer… Tu mens, tu ne m’aimes plus, ton Dieu n’existe pas.

— Vous êtes chez lui, répéta l’abbé Mouret avec force. Vous blasphémez. D’un souffle, il pourrait vous réduire en poussière.

Elle eut un rire superbe. Elle levait les bras, elle défiait le ciel.

— Alors, dit-elle, tu préfères ton Dieu à moi ! Tu le crois plus fort que moi. Tu t’imagines qu’il t’aimera mieux que moi… Tiens ! tu es un enfant. Laisse donc ces bêtises. Nous allons retourner au jardin ensemble, et nous aimer, et être heureux, et être libres. C’est la vie.

Cette fois, elle avait réussi à le prendre à la taille. Elle l’entraînait. Mais il se dégagea, tout frissonnant, de son étreinte ; il revint s’adosser à l’autel, s’oubliant, la tutoyant comme autrefois.

— Va-t’en, balbutia-t-il. Si tu m’aimes encore, va-t’en… Oh ! Seigneur, pardonnez-lui, pardonnez-moi de salir votre maison. Si je passais la porte derrière elle, je la suivrais peut-être. Ici, chez vous, je suis fort. Permettez que je reste là, à vous défendre.

Albine demeura un instant silencieuse. Puis, d’une voix calmée :

— C’est bien, restons ici… Je veux te parler. Tu ne peux être méchant. Tu me comprendras. Tu ne me laisseras pas partir seule… Non, ne te défends pas. Je ne te prendrai plus, puisque cela te fait mal. Tu vois, je suis très-calme. Nous allons causer, doucement, comme lorsque nous nous perdions, et que nous ne cherchions pas notre chemin, pour causer plus longtemps.

Elle souriait, elle continua :

— Moi, je ne sais pas. L’oncle Jeanbernat me défendait de venir à l’église. Il me disait : « Bête, puisque tu as un jardin, qu’est-ce que tu irais faire dans une masure où l’on étouffe ?… » J’ai grandi bien contente. Je regardais dans les nids, sans toucher aux œufs. Je ne cueillais pas même les fleurs, de peur de faire saigner les plantes. Tu sais que jamais je n’ai pris un insecte pour le tourmenter… Alors, pourquoi Dieu serait-il en colère contre moi ?

— Il faut le connaître, le prier, lui rendre à chaque heure les hommages qui lui sont dus, répondit le prêtre.

— Cela te contenterait, n’est-ce pas ? reprit-elle. Tu me pardonnerais, tu m’aimerais encore ?… Eh bien ! je veux tout ce que tu veux. Parle-moi de Dieu, je croirai en lui, je l’adorerai. Chacune de tes paroles sera une vérité que j’écouterai à genoux. Est-ce que jamais j’ai eu une pensée autre que la tienne ?… Nous reprendrons nos longues promenades, tu m’instruiras, tu feras de moi ce qu’il te plaira. Oh ! consens, je t’en prie !

L’abbé Mouret montra sa soutane.

— Je ne puis, dit-il simplement ; je suis prêtre.

— Prêtre ! répéta-t-elle en cessant de sourire. Oui, l’oncle prétend que les prêtres n’ont ni femme, ni sœur, ni mère. Alors, cela est vrai… Mais pourquoi es-tu venu ? C’est toi qui m’as prise pour ta sœur, pour ta femme. Tu mentais donc ?

Il leva sa face pâle, où perlait une sueur d’angoisse.

— J’ai péché, murmura-t-il.

— Moi, continua-t-elle, lorsque je t’ai vu si libre, j’ai cru que tu n’étais plus prêtre. J’ai pensé que c’était fini, que tu resterais sans cesse là, pour moi, avec moi… Et maintenant, que veux-tu que je fasse, si tu emportes toute ma vie ?

— Ce que je fais, répondit-il : vous agenouiller, mourir à genoux, ne pas vous relever avant que Dieu pardonne.

— Tu es donc lâche ? dit-elle encore, reprise par la colère, les lèvres méprisantes.

Il chancela, il garda le silence. Une souffrance abominable le serrait à la gorge ; mais il demeurait plus fort que la douleur. Il tenait la tête droite, il souriait presque des coins de sa bouche tremblante. Albine, de son regard fixe, le défia un instant. Puis, avec un nouvel emportement :

— Eh ! réponds, accuse-moi, dis que c’est moi qui suis allée te tenter. Ce sera le comble… Va, je te permets de t’excuser. Tu peux me battre, je préférerais tes coups à ta raideur de cadavre. N’as-tu plus de sang ? N’entends-tu pas que je t’appelle lâche ? Oui, tu es lâche, tu ne devais pas m’aimer, puisque tu ne peux être un homme… Est-ce ta robe noire qui te gêne ? Arrache-la. Quand tu seras nu, tu te souviendras peut-être.

Le prêtre, lentement, répéta les mêmes paroles :

— J’ai péché, je n’ai pas d’excuse. Je fais pénitence de ma faute, sans espérer de pardon. Si j’arrachais mon vêtement, j’arracherais ma chair, car je me suis donné à Dieu tout entier, avec mon âme, avec mes os. Je suis prêtre.

— Et moi ! et moi ! cria une dernière fois Albine.

Il ne baissa pas la tête.

— Que vos souffrances me soient comptées comme autant de crimes ! Que je sois éternellement puni de l’abandon où je dois vous laisser ! Ce sera juste… Tout indigne que je suis, je prie pour vous chaque soir.

Elle haussa les épaules, avec un immense découragement. Sa colère tombait. Elle était presque prise de pitié.

— Tu es fou, murmura-t-elle. Garde tes prières. C’est toi que je veux… Jamais tu ne comprendras. J’avais tant de choses à te dire ! Et tu es là, à me mettre toujours en colère, avec tes histoires de l’autre monde… Voyons, soyons raisonnables tous les deux. Attendons d’être plus calmes. Nous causerons encore… Il n’est pas possible que je m’en aille comme ça. Je ne peux te laisser ici. C’est parce que tu es ici que tu es comme mort, la peau si froide, que je n’ose te toucher… Ne parlons plus. Attendons.

Elle se tut, elle fit quelques pas. Elle examinait la petite église. La pluie continuait à mettre aux vitres son ruissellement de cendre fine. Une lumière froide, trempée d’humidité, semblait mouiller les murs. Du dehors, pas un bruit ne venait, que le roulement monotone de l’averse. Les moineaux devaient s’être blottis sous les tuiles, le sorbier dressait des branches vagues, noyées dans la poussière d’eau. Cinq heures sonnèrent, arrachées coup à coup de la poitrine fêlée de l’horloge ; puis, le silence grandit encore, plus sourd, plus aveugle, plus désespéré. Les peintures, à peine sèches, donnaient au maître-autel et aux boiseries une propreté triste, l’air d’une chapelle de couvent où le soleil n’entre pas. Une agonie lamentable emplissait la nef, éclaboussée du sang qui coulait des membres du grand Christ ; tandis que, le long des murs, les quatorze images de la Passion étalaient leur drame atroce, barbouillé de jaune et de rouge, suant l’horreur. C’était la vie qui agonisait là, dans ce frisson de mort, sur ces autels pareils à des tombeaux, au milieu de cette nudité de caveau funèbre. Tout parlait de massacre, de nuit, de terreur, d’écrasement, de néant. Une dernière haleine d’encens traînait, pareille au dernier souffle attendri de quelque trépassée, étouffée jalousement sous les dalles.

— Ah ! dit enfin Albine, comme il faisait bon au soleil, tu te rappelles !… Un matin, c’était à gauche du parterre, nous marchions le long d’une haie de grands rosiers. Je me souviens de la couleur de l’herbe ; elle était presque bleue, avec des moires vertes. Quand nous arrivâmes au bout de la haie, nous revînmes sur nos pas, tant le soleil avait là une odeur douce. Et ce fut toute notre promenade, cette matinée-là, vingt pas en avant, vingt pas en arrière, un coin de bonheur dont tu ne voulais plus sortir. Les mouches à miel ronflaient ; une mésange ne nous quitta pas, sautant de branche en branche ; des processions de bêtes, autour de nous, s’en allaient à leurs affaires. Tu murmurais : « Que la vie est bonne ! » La vie, c’était les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans lequel nous étions tout blonds, avec des cheveux d’or.

Elle rêva un instant encore, elle reprit :

— La vie, c’était le Paradou. Comme il nous paraissait grand ! Jamais nous ne savions en trouver le bout. Les feuillages y roulaient jusqu’à l’horizon, librement, avec un bruit de vagues. Et que de bleu sur nos têtes ! Nous pouvions grandir, nous envoler, courir comme les nuages, sans rencontrer plus d’obstacles qu’eux. L’air était à nous.

Elle s’arrêta, elle montra d’un geste les murs écrasés de l’église.

— Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais élargir les bras sans t’écorcher les mains à la pierre. La voûte te cache le ciel, te prend ta part de soleil. C’est si petit, que tes membres s’y raidissent, comme si tu étais couché vivant dans la terre.

— Non, dit le prêtre, l’église est grande comme le monde. Dieu y tient tout entier.

D’un nouveau geste, elle désigna les croix, les christs mourants, les supplices de la Passion.

— Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres, les eaux, le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi.

— Non, tout revit, tout s’épure, tout remonte à la source de lumière.

Il s’était redressé, avec une flamme dans les yeux. Il quitta l’autel, invincible désormais, embrasé d’une telle foi, qu’il méprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d’Albine, il la tutoya comme une sœur, il l’emmena devant les images douloureuses du chemin de la Croix.

— Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert… Jésus est battu de verges. Tu vois, ses épaules sont nues, sa chair est déchirée, son sang coule jusque sur ses reins… Jésus est couronné d’épines. Des larmes rouges ruissellent de son front troué. Une grande déchirure lui a fendu la tempe… Jésus est insulté par les soldats. Ses bourreaux lui ont jeté par dérision un lambeau de pourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils le soufflettent, ils lui enfoncent à coups de roseau sa couronne dans le front…

Albine détournait la tête, pour ne pas voir les images, rudement coloriées, où des balafres de laque coupaient les chairs d’ocre de Jésus. Le manteau de pourpre semblait, à son cou, un lambeau de sa peau écorchée.

— À quoi bon souffrir, à quoi bon mourir ! répondit-elle. Ô Serge ! si tu te souvenais !… Tu me disais, ce jour-là, que tu étais fatigué. Et je savais bien que tu mentais, parce que le temps était frais et que nous n’avions pas marché plus d’un quart d’heure. Mais tu voulais t’asseoir, pour me prendre dans tes bras. Il y avait, tu sais bien, au fond du verger, un cerisier planté sur le bord d’un ruisseau, devant lequel tu ne pouvais passer sans éprouver le besoin de me baiser les mains, à petits baisers qui montaient le long de mes épaules jusqu’à mes lèvres. La saison des cerises était passée, tu mangeais mes lèvres… Les fleurs qui se fanaient nous faisaient pleurer. Un jour que tu trouvas une fauvette morte dans l’herbe, tu devins tout pâle, tu me serras contre ta poitrine, comme pour défendre à la terre de me prendre.

Le prêtre l’entraînait devant les autres stations.

— Tais-toi ! cria-t-il, regarde encore, écoute encore. Il faut que tu te prosternes de douleur et de pitié… Jésus succombe sous le poids de sa croix. La montée du Calvaire est rude. Il est tombé sur les genoux. Il n’essuie pas même la sueur de son visage, et il se relève, il continue sa marche… Jésus, de nouveau, succombe sous le poids de sa croix. À chaque pas, il chancelle. Cette fois, il est tombé sur le flanc, si violemment, qu’il reste un moment sans haleine. Ses mains déchirées ont lâché la croix. Ses pieds endoloris laissent derrière lui des empreintes sanglantes. Une lassitude abominable l’écrase, car il porte sur ses épaules les péchés du monde…

Albine avait regardé Jésus, en jupe bleue, étendu sous la croix démesurée, dont la couleur noire coulait et salissait l’or de son auréole. Puis, les regards perdus, elle murmura :

— Oh ! les sentiers des prairies !… Tu n’as donc plus de mémoire, Serge ? Tu ne connais plus les chemins d’herbe fine, qui s’en vont à travers les prés, parmi de grandes mares de verdure ?… L’après-midi dont je te parle, nous n’étions sortis que pour une heure. Puis, nous allâmes toujours devant nous, si bien que les étoiles se levaient, lorsque nous marchions encore. Cela était si doux, ce tapis sans fin, souple comme de la soie ! Nos pieds ne rencontraient pas un gravier. On eût dit une mer verte, dont l’eau moussue nous berçait. Et nous savions bien où nous conduisaient ces sentiers si tendres qui ne menaient nulle part. Ils nous conduisaient à notre amour, à la joie de vivre les mains à nos tailles, à la certitude d’une journée de bonheur… Nous rentrâmes sans fatigue. Tu étais plus léger qu’au départ, parce que tu m’avais donné tes caresses et que je n’avais pu te les rendre toutes.

De ses mains tremblantes d’angoisse, l’abbé Mouret indiquait les dernières images. Il balbutiait :

— Et Jésus est attaché à la croix. À coups de marteau, les clous entrent dans ses mains ouvertes. Un seul clou suffit pour ses pieds, dont les os craquent. Lui, tandis que sa chair tressaille, sourit, les yeux au ciel… Jésus est entre les deux larrons. Le poids de son corps agrandit horriblement ses blessures. De son front, de ses membres, ruisselle une sueur de sang. Les deux larrons l’injurient, les passants le raillent, les soldats se partagent ses vêtements. Et les ténèbres se répandent, et le soleil se cache… Jésus meurt sur la croix. Il jette un grand cri, il rend l’esprit. Ô mort terrible ! le voile du temple fut déchiré en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les pierres se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent…

Il était tombé à genoux, la voix coupée par des sanglots, les yeux sur les trois croix du Calvaire, où se tordaient des corps blafards de suppliciés, que le dessin grossier décharnait affreusement. Albine se mit devant les images pour qu’il ne les vît plus.

— Un soir, dit-elle, par un long crépuscule, j’avais posé ma tête sur tes genoux… C’était dans la forêt, au bout de cette grande allée de châtaigniers, que le soleil couchant enfilait d’un dernier rayon. Ah ! quel adieu caressant ! Le soleil s’attardait à nos pieds, avec un bon sourire ami nous disant au revoir. Le ciel pâlissait lentement. Je te racontais en riant qu’il ôtait sa robe bleue, qu’il mettait sa robe noire à fleurs d’or, pour aller en soirée. Toi, tu guettais l’ombre, impatient d’être seul, sans le soleil qui nous gênait. Et ce n’était pas de la nuit qui venait, c’était une douceur discrète, une tendresse voilée, un coin de mystère, pareil à un de ces sentiers très-sombres, sous les feuilles, dans lesquels on s’engage pour se cacher un moment, avec la certitude de retrouver, à l’autre bout, la joie du plein jour. Ce soir-là, le crépuscule apportait, dans sa pâleur sereine, la promesse d’une splendide matinée… Alors, moi, je feignis de m’endormir, voyant que le jour ne s’en allait pas assez vite à ton gré. Je puis bien le dire maintenant, je ne dormais pas, pendant que tu m’embrassais sur les yeux. Je goûtais tes baisers. Je me retenais pour ne pas rire. J’avais une haleine régulière que tu buvais. Puis, lorsqu’il fit noir, ce fut comme un long bercement. Les arbres, vois-tu, ne dormaient pas plus que moi… La nuit, tu te souviens, les fleurs avaient une odeur plus forte.

Et comme il restait à genoux, la face inondée de larmes, elle lui saisit les poignets, elle le releva, reprenant avec passion :

— Oh ! si tu savais, tu me dirais de t’emporter, tu lierais tes bras à mon cou pour que je ne pusse m’en aller sans toi… Hier, j’ai voulu revoir le jardin. Il est plus grand, plus profond, plus insondable. J’y ai trouvé des odeurs nouvelles, si suaves qu’elles m’ont fait pleurer. J’ai rencontré, dans les allées, des pluies de soleil qui me trempaient d’un frisson de désir. Les roses m’ont parlé de toi. Les bouvreuils s’étonnaient de me voir seule. Tout le jardin soupirait… Oh ! viens, jamais les herbes n’ont déroulé des couches plus douces. J’ai marqué d’une fleur le coin perdu où je veux te conduire. C’est, au fond d’un buisson, un trou de verdure large comme un grand lit. De là, on entend le jardin vivre, avec ses arbres, ses eaux, son ciel. La respiration même de la terre nous bercera… Oh ! viens, nous nous aimerons dans l’amour de tout.

Mais il la repoussa. Il était revenu devant la chapelle des Morts, en face du grand Christ de carton peint, de la grandeur d’un enfant de dix ans, qui agonisait avec une vérité si effroyable. Les clous imitaient le fer, les blessures restaient béantes, atrocement déchirées.

— Jésus qui êtes mort pour nous, cria-t-il, dites-lui donc notre néant ! Dites-lui que nous sommes poussière, ordure, damnation ! Ah ! tenez ! permettez que je couvre ma tête d’un cilice, que je pose mon front à vos pieds, que je reste là immobile, jusqu’à ce que la mort me pourrisse. La terre n’existera plus. Le soleil sera éteint. Je ne verrai plus, je ne sentirai plus, je n’entendrai plus. Rien de ce monde misérable ne viendra déranger mon âme de votre adoration.

Il s’exaltait de plus en plus. Il marcha vers Albine, les mains levées.

— Tu avais raison, c’est la mort qui est ici, c’est la mort que je veux, la mort qui délivre, qui sauve de toutes les pourritures… Entends-tu ! je nie la vie, je la refuse, je crache sur elle. Tes fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbe donne la lèpre à qui s’y couche, ton jardin est un charnier où se décomposent les cadavres des choses. La terre sue l’abomination. Tu mens, quand tu parles d’amour, de lumière, de vie bienheureuse, au fond de ton palais de verdure. Il n’y a chez toi que des ténèbres. Tes arbres distillent un poison qui change les hommes en bête ; tes taillis sont noirs du venin des vipères ; tes rivières roulent la peste sous leurs eaux bleues. Si j’arrachais à ta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de feuillage, tu la verrais hideuse comme une mégère, avec des côtes de squelette, toute mangée de vices… Et même quand tu dirais vrai, quand tu aurais les mains pleines de jouissances, quand tu m’emporterais sur un lit de roses pour m’y donner le rêve du paradis, je me défendrais plus désespérément encore contre ton étreinte. C’est la guerre entre nous, séculaire, implacable. Tu vois, l’église est bien petite ; elle est pauvre, elle est laide, elle a un confessionnal et une chaire de sapin, un baptistère de plâtre, des autels faits de quatre planches, que j’ai repeints moi-même. Qu’importe ! elle est plus grande que ton jardin, que la vallée, que toute la terre. C’est une forteresse redoutable que rien ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forêts, et les mers, tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle restera debout, sans même être ébranlée. Oui, que les broussailles grandissent, qu’elles secouent les murs de leurs bras épineux, et que des pullulements d’insectes sortent des fentes du sol pour venir ronger les murs, l’église, si ruinée qu’elle soit, ne sera jamais emportée dans ce débordement de la vie ! Elle est la mort inexpugnable… Et veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour. La petite église deviendra si colossale, elle jettera une telle ombre, que toute ta nature crèvera. Ah ! la mort, la mort de tout, avec le ciel béant pour recevoir nos âmes, au-dessus des débris abominables du monde !

Il criait, il poussait Albine violemment vers la porte. Celle-ci, très-pâle, reculait pas à pas. Quand il se tut, la voix étranglée, elle dit gravement :

— Alors, c’est fini, tu me chasses ?… Je suis ta femme pourtant. C’est toi qui m’as faite. Dieu, après avoir permis cela, ne peut nous punir à ce point.

Elle était sur le seuil. Elle ajouta :

— Écoute, tous les jours, quand le soleil se couche, je vais au bout du jardin, à l’endroit où la muraille est écroulée… Je t’attends.

Et elle s’en alla. La porte de la sacristie retomba avec un soupir étouffé.


IX


L’église était silencieuse. Seule, la pluie, qui redoublait, mettait sous la nef un frisson d’orgue. Dans ce calme brusque, la colère du prêtre tomba ; il se sentit pris d’un attendrissement. Et ce fut le visage baigné de larmes, les épaules secouées par des sanglots, qu’il revint se jeter à genoux devant le grand Christ. Un acte d’ardent remerciement s’échappait de ses lèvres.

— Oh ! merci mon Dieu, du secours que vous avez bien voulu m’envoyer. Sans votre grâce, j’écoutais la voix de ma chair, je retournais misérablement à mon péché. Votre grâce me ceignait les reins comme une ceinture de combat ; votre grâce était mon armure, mon courage, le soutien intérieur qui me tenait debout, sans une faiblesse. Ô mon Dieu, vous étiez en moi ; c’était vous qui parliez en moi, car je ne reconnaissais plus ma lâcheté de créature, je me sentais fort à couper tous les liens de mon cœur. Et voici mon cœur tout saignant ; il n’est plus à personne, il est à vous. Pour vous, je l’ai arraché au monde. Mais ne croyez pas, ô mon Dieu, que je tire quelque vanité de cette victoire. Je sais que je ne suis rien sans vous. Je m’abîme à vos pieds, dans mon humilité.

Il s’était affaissé, à demi assis sur la marche de l’autel, ne trouvant plus de paroles, laissant son haleine fumer comme un encens, entre ses lèvres entr’ouvertes. L’abondance de la grâce le baignait d’une extase ineffable. Il se repliait sur lui-même, il cherchait Jésus au fond de son être, dans le sanctuaire d’amour qu’il préparait à chaque minute pour le recevoir dignement. Et Jésus était présent, il le sentait là, à la douceur extraordinaire qui l’inondait. Alors, il entama avec Jésus une de ces conversations intérieures, pendant lesquelles il était ravi à la terre, causant bouche à bouche avec son Dieu. Il balbutiait le verset du cantique : « Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ; il repose entre les lis, jusqu’à ce que l’aurore se lève et que les ombres déclinent. » Il méditait les mots de l’Imitation : « C’est un grand art que de savoir causer avec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir près de soi. » Puis, c’était une familiarité adorable. Jésus se baissait jusqu’à lui, l’entretenait pendant des heures de ses besoins, de ses bonheurs, de ses espoirs. Et deux amis qui, après une séparation, se retrouvent, s’en vont à l’écart, au bord de quelque rivière solitaire, ont des confidences moins attendries ; car Jésus, à ces heures d’abandon divin, daignait être son ami, le meilleur, le plus fidèle, celui qui ne le trahissait jamais, qui lui rendait pour un peu d’affection tous les trésors de la vie éternelle. Cette fois surtout, le prêtre voulut le posséder longtemps. Six heures sonnaient dans l’église muette, qu’il l’écoutait encore, au milieu du silence des créatures.

Confession de l’être entier, entretien libre, sans l’embarras de la langue, effusion naturelle du cœur, s’envolant avant la pensée elle-même. L’abbé Mouret disait tout à Jésus, comme à un Dieu venu dans l’intimité de sa tendresse, et qui peut tout entendre. Il avouait qu’il aimait toujours Albine ; il s’étonnait d’avoir pu la maltraiter, la chasser, sans que ses entrailles se fussent révoltées ; cela l’émerveillait, il souriait d’une façon sereine, comme mis en présence d’un acte miraculeusement fort, accompli par un autre. Et Jésus répondait que cela ne devait pas l’étonner, que les plus grands saints étaient souvent des armes inconscientes aux mains de Dieu. Alors, l’abbé exprimait un doute : n’avait-il pas eu moins de mérite à se réfugier au pied de l’autel et jusque dans la Passion de son Seigneur ? N’était-il pas encore d’un faible courage, puisqu’il n’osait combattre seul ? Mais Jésus se montrait tolérant ; il expliquait que la faiblesse de l’homme est la continuelle occupation de Dieu, il disait préférer les âmes souffrantes, dans lesquelles il venait s’asseoir comme un ami au chevet d’un ami. Était-ce une damnation d’aimer Albine ? Non, si cet amour allait au delà de la chair, s’il ajoutait une espérance au désir de l’autre vie. Puis, comment fallait-il l’aimer ? Sans une parole, sans un pas vers elle, en laissant cette tendresse toute pure s’exhaler ainsi qu’une bonne odeur, agréable au ciel. Là, Jésus avait un léger rire de bienveillance, se rapprochant, encourageant les aveux, si bien que le prêtre, peu à peu, s’enhardissait à lui détailler la beauté d’Albine. Elle avait les cheveux blonds des anges. Elle était toute blanche avec de grands yeux doux, pareille aux saintes qui ont des auréoles. Jésus se taisait, mais riait toujours. Et qu’elle avait grandi ! Elle ressemblait à une reine, maintenant, avec sa taille ronde, ses épaules superbes. Oh ! la prendre à la taille, ne fût-ce qu’une seconde, et sentir ses épaules se renverser sous cette étreinte ! Le rire de Jésus pâlissait, mourait comme un rayon d’astre au bord de l’horizon. L’abbé Mouret parlait seul, à présent. Vraiment, il s’était montré trop dur. Pourquoi avoir chassé Albine, sans un mot de tendresse, puisque le ciel permettait d’aimer ?

— Je l’aime, je l’aime ! cria-t-il tout haut, d’une voix éperdue, qui emplit l’église.

Il la voyait encore là. Elle lui tendait les bras, elle était désirable, à lui faire rompre tous ses serments. Et il se jetait sur sa gorge, sans respect pour l’église ; il lui prenait les membres, il la possédait sous une pluie de baisers. C’était devant elle qu’il se mettait à genoux, implorant sa miséricorde, lui demandant pardon de ses brutalités. Il expliquait qu’à certaines heures, il y avait en lui une voix qui n’était pas la sienne. Est-ce que jamais il l’aurait maltraitée ! La voix étrangère seule avait parlé. Ce ne pouvait être lui, qui n’aurait pas, sans un frisson, touché à un de ses cheveux. Et il l’avait chassée, l’église était bien vide ! Où devait-il courir, pour la rejoindre, pour la ramener, en essuyant ses larmes sous des caresses ? La pluie tombait plus fort. Les chemins étaient des lacs de boue. Il se l’imaginait battue par l’averse, chancelant le long des fossés, avec des jupes trempées, collées à sa peau. Non, non, ce n’était pas lui, c’était l’autre, la voix jalouse, qui avait eu cette cruauté de vouloir la mort de son amour.

— Ô Jésus ! cria-t-il plus désespérément, soyez bon, rendez-la-moi.

Mais Jésus n’était plus là… Alors l’abbé Mouret, s’éveillant comme en sursaut, devint horriblement pâle. Il comprenait. Il n’avait pas su garder Jésus. Il perdait son ami, il restait sans défense contre le mal. Au lieu de cette clarté intérieure, dont il était tout éclairé, et dans laquelle il avait reçu son Dieu, il ne trouvait plus en lui que des ténèbres, une fumée mauvaise, qui exaspérait sa chair. Jésus, en se retirant, avait emporté la grâce. Lui, si fort depuis le matin du secours du ciel, il se sentait tout d’un coup misérable, abandonné, d’une faiblesse d’enfant. Et quelle atroce chute, quelle immense amertume ! Avoir lutté héroïquement, être resté debout invincible, implacable, pendant que la tentation était là, vivante, avec sa taille ronde, ses épaules superbes, son odeur de femme passionnée ; puis, succomber honteusement, haleter d’un désir abominable, lorsque la tentation s’éloignait, ne laissant derrière elle qu’un frisson de jupe, un parfum envolé de nuque blonde ! Maintenant, avec les seuls souvenirs, elle rentrait toute-puissante, elle envahissait l’église.

— Jésus ! Jésus ! cria une dernière fois le prêtre, revenez, rentrez en moi, parlez-moi encore !

Jésus restait sourd. Un instant, l’abbé Mouret implora le ciel de ses bras éperdûment levés. Ses épaules craquaient de l’élan extraordinaire de ses supplications. Et bientôt ses mains retombèrent, découragées. Il y avait au ciel un de ces silences sans espoir que les dévots connaissent. Alors, il s’assit de nouveau sur la marche de l’autel, écrasé, le visage terreux, se serrant les flancs de ses coudes, comme pour diminuer sa chair. Il se rapetissait sous la dent de la tentation.

— Mon Dieu ! vous m’abandonnez, murmura-t-il. Que votre volonté soit faite !

Et il ne prononça plus une parole, soufflant fortement, pareil à une bête traquée, immobile dans la peur des morsures. Depuis sa faute, il était ainsi le jouet des caprices de la grâce. Elle se refusait aux appels les plus ardents ; elle arrivait, imprévue, charmante, lorsqu’il n’espérait plus la posséder avant des années. Les premières fois, il s’était révolté, parlant en amant trahi, exigeant le retour immédiat de cette consolatrice, dont le baiser le rendait si fort. Puis, après des crises stériles de colère, il avait compris que l’humilité le meurtrissait moins et pouvait seule l’aider à supporter son abandon. Alors, pendant des heures, pendant des journées, il s’humiliait, dans l’attente d’un soulagement qui ne venait pas. Il avait beau se remettre entre les mains de Dieu, s’anéantir devant lui, répéter jusqu’à satiété les prières les plus efficaces : il ne sentait plus Dieu ; sa chair, échappée, se soulevait de désir ; les prières, s’embarrassant sur ses lèvres, s’achevaient en un balbutiement ordurier. Agonie lente de la tentation, où les armés de la foi tombaient, une à une, de ses mains défaillantes, où il n’était plus qu’une chose inerte aux griffes des passions, où il assistait, épouvanté, à sa propre ignominie, sans avoir le courage de lever le petit doigt pour chasser le péché. Telle était sa vie maintenant. Il connaissait toutes les attaques du péché. Pas un jour ne passait sans qu’il fût éprouvé. Le péché prenait mille formes, entrait par ses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face à la gorge, lui sautait traîtreusement sur les épaules, le torturait jusque dans ses os. Toujours, la faute était là, la nudité d’Albine, éclatante comme un soleil, éclairant les verdures du Paradou. Il ne cessa de la voir qu’aux rares instants où la grâce voulait bien lui fermer les paupières de ses caresses fraîches. Et il cachait son mal ainsi qu’un mal honteux. Il s’enfermait dans ces silences blêmes, qu’on ne savait comment lui faire rompre, emplissant le presbytère de son martyre et de sa résignation, exaspérant la Teuse, qui, derrière lui, montrait le poing au ciel.

Cette fois, il était seul, il pouvait agoniser sans honte. Le péché venait de l’abattre d’un tel coup, qu’il n’avait pas la force de quitter la marche de l’autel, où il était tombé. Il continuait à y haleter d’un souffle fort, brûlé par l’angoisse, ne trouvant pas une larme. Et il pensait à sa vie sereine d’autrefois. Ah ! quelle paix, quelle confiance, lors de son arrivée aux Artaud ! Le salut lui semblait une belle route. Il riait, à cette époque, quand on parlait de la tentation. Il vivait au milieu du mal, sans le connaître, sans le craindre, avec la certitude de le décourager. Il était un prêtre parfait, si chaste, si ignorant devant Dieu, que Dieu le menait par la main, ainsi qu’un petit enfant. Maintenant, toute cette puérilité était morte. Dieu le visitait le matin, et aussitôt il l’éprouvait. La tentation devenait sa vie sur la terre. Avec l’âge, avec la faute, il entrait dans le combat éternel. Était-ce donc que Dieu l’aimait davantage, à cette heure ? Les grands saints ont tous laissé des lambeaux de leurs corps aux épines de la voie douloureuse. Il tâchait de se faire une consolation de cette croyance. À chaque déchirement de sa chair, à chaque craquement de ses os, il se promettait des récompenses extraordinaires. Jamais le ciel ne le frapperait assez. Il allait jusqu’à mépriser son ancienne sérénité, sa facile ferveur, qui l’agenouillait dans un ravissement de fille, sans qu’il sentît même la meurtrissure du sol à ses genoux. Il s’ingéniait à trouver une volupté au fond de la souffrance, à s’y coucher, à s’y endormir. Mais, pendant qu’il bénissait Dieu, ses dents claquaient avec plus d’épouvante, la voix de son sang révolté lui criait que tout cela était un mensonge, que la seule joie désirable était de s’allonger aux bras d’Albine, derrière une haie en fleurs du Paradou.

Cependant, il avait quitté Marie pour Jésus, sacrifiant son cœur, afin de vaincre sa chair, rêvant de mettre de la virilité dans sa foi. Marie le troublait trop, avec ses minces bandeaux, ses mains tendues, son sourire de femme. Il ne pouvait s’agenouiller devant elle, sans baisser les yeux, de peur d’apercevoir le bord de ses jupes. Puis, il l’accusait de s’être faite trop douce pour lui, autrefois ; elle l’avait si longtemps gardé entre les plis de sa robe, qu’il s’était laissé glisser de ses bras dans ceux de la créature, en ne s’apercevant même pas qu’il changeait de tendresse. Et il se rappelait les brutalités de Frère Archangias, son refus d’adorer Marie, le regard méfiant dont il semblait la surveiller. Lui, désespérait de se hausser jamais à cette rudesse ; il la délaissait simplement, cachait ses images, désertait son autel. Mais elle restait au fond de son cœur, comme un amour inavoué, toujours présente. Le péché, par un sacrilége dont l’horreur l’anéantissait, se servait d’elle pour le tenter. Lorsqu’il l’invoquait encore, à certaines heures d’attendrissement invincible, c’était Albine qui se présentait, dans le voile blanc, l’écharpe bleue nouée à la ceinture, avec des roses d’or sur ses pieds nus. Toutes les Vierges, la Vierge au royal manteau d’or, la Vierge couronnée d’étoiles, la Vierge visitée par l’Ange de l’Annonciation, la Vierge paisible entre un lis et une quenouille, lui apportaient un ressouvenir d’Albine, les yeux souriants, ou la bouche délicate, ou la courbe molle des joues. Sa faute avait tué la virginité de Marie. Alors, d’un effort suprême, il chassait la femme de la religion, il se réfugiait dans Jésus, dont la douceur l’inquiétait même parfois. Il lui fallait un Dieu jaloux, un Dieu implacable, le Dieu de la Bible, environné de tonnerres, ne se montrant que pour châtier le monde épouvanté. Il n’y avait plus de saints, plus d’anges, plus de mère de Dieu ; il n’y avait que Dieu, un maître omnipotent, qui exigeait pour lui toutes les haleines. Il sentait la main de ce Dieu lui écraser les reins, le tenir à sa merci dans l’espace et dans le temps, comme un atome coupable. N’être rien, être damné, rêver l’enfer, se débattre stérilement contre les monstres de la tentation, cela était bon. De Jésus, il ne prenait que la croix. Il avait cette folie de la croix, qui a usé tant de lèvres sur le crucifix. Il prenait la croix et il suivait Jésus. Il l’alourdissait, la rendait accablante, n’avait pas de plus grande joie que de succomber sous elle, de la porter à genoux, l’échine cassée. Il voyait en elle la force de l’âme, la joie de l’esprit, la consommation de la vertu, la perfection de la sainteté. Tout se trouvait en elle, tout aboutissait à mourir sur elle. Souffrir, mourir, ces mots sonnaient sans cesse à ses oreilles, comme la fin de la sagesse humaine. Et, lorsqu’il s’était attaché sur la croix, il avait la consolation sans bornes de l’amour de Dieu. Ce n’était plus Marie qu’il aimait d’une tendresse de fils, d’une passion d’amant. Il aimait, pour aimer, dans l’absolu de l’amour. Il aimait Dieu au-dessus de lui-même, au-dessus de tout, au fond d’un épanouissement de lumière. Il était ainsi qu’un flambeau qui se consume en clarté. La mort, quand il la souhaitait, n’était à ses yeux qu’un grand élan d’amour.

Que négligeait-il donc, pour être soumis à des épreuves si rudes ? Il essuya de la main la sueur qui coulait de ses tempes, il songea que, le matin encore, il avait fait son examen de conscience, sans trouver en lui aucune offense grave. Ne menait-il pas une vie d’austérités et de macérations ? N’aimait-il pas Dieu seul, aveuglément ? Ah ! qu’il l’aurait béni, s’il lui avait enfin rendu la paix, en le jugeant assez puni de sa faute. Mais jamais peut-être cette faute ne pourrait être expiée. Et, malgré lui, il revint à Albine, au Paradou, aux souvenirs cuisants. D’abord, il chercha des excuses. Un soir, il tombait sur le carreau de sa chambre, foudroyé par une fièvre cérébrale. Pendant trois semaines, il appartenait à cette crise de sa chair. Son sang, furieusement, lavait ses veines, jusqu’au bout de ses membres, grondait au travers de lui avec un vacarme de torrent lâché ; son corps, du crâne à la plante des pieds, était nettoyé, renouvelé, battu par un tel travail de la maladie, que souvent, dans son délire, il avait cru entendre les marteaux des ouvriers reclouant ses os. Puis, il s’éveillait, un matin, comme neuf. Il naissait une seconde fois, débarrassé de ce que vingt-cinq ans de vie avait déposé successivement en lui. Ses dévotions d’enfant, son éducation du séminaire, sa foi de jeune prêtre, tout s’en était allé, submergé, emporté, laissant la place nette. Certes, l’enfer seul l’avait préparé ainsi pour le péché, le désarmant, faisant de ses entrailles un lit de mollesse, où le mal pouvait entrer et dormir. Et lui, restait inconscient, s’abandonnait à ce lent acheminement vers la faute. Au Paradou, lorsqu’il rouvrait les yeux, il se sentait baigné d’enfance, sans mémoire du passé, n’ayant plus rien du sacerdoce. Ses organes avaient un jeu doux, un ravissement de surprise, à recommencer la vie, comme s’ils ne la connaissaient pas et qu’ils eussent une joie extrême à l’apprendre. Oh ! l’apprentissage délicieux, les rencontres charmantes, les adorables retrouvailles ! Ce Paradou était une grande félicité. En le mettant là, l’enfer savait bien qu’il y serait sans défense. Jamais, dans sa première jeunesse, il n’avait goûté à grandir une pareille volupté. Cette première jeunesse, s’il l’évoquait maintenant, lui apparaissait toute noire, passée loin du soleil, ingrate, blême, infirme. Aussi comme il avait salué le soleil, comme il s’était émerveillé du premier arbre, de la première fleur, du moindre insecte aperçu, du plus petit caillou ramassé ! Les pierres elles-mêmes le charmaient. L’horizon était un prodige extraordinaire. Ses sens, une matinée claire dont ses yeux s’emplissaient, une odeur de jasmin respirée, un chant d’alouette écouté, lui causaient des émotions si fortes, que ses membres défaillaient. Il avait pris un long plaisir à s’enseigner jusqu’aux plus légers tressaillements de la vie. Et le matin où Albine était née, à son côté, au milieu des roses ! Il riait encore d’extase à ce souvenir. Elle se levait ainsi qu’un astre nécessaire au soleil lui-même. Elle éclairait tout, expliquait tout. Elle l’achevait. Alors, il recommençait avec elle leurs promenades, aux quatre coins du Paradou. Il se rappelait les petits cheveux qui s’envolaient sur sa nuque, lorsqu’elle courait devant lui. Elle sentait bon, elle balançait des jupes tièdes, dont les frôlements ressemblaient à des caresses. Lorsqu’elle le prenait entre ses bras nus, souples comme des couleuvres, il s’attendait à la voir, tant elle était mince, s’enrouler à son corps, s’endormir là, collée à sa peau. C’était elle qui marchait en avant. Elle le conduisait par un sentier détourné, où ils s’attardaient, pour ne pas arriver trop vite. Elle lui donnait la passion de la terre. Il apprenait à l’aimer, en regardant comment s’aiment les herbes ; tendresse longtemps tâtonnante, et dont un soir enfin ils avaient surpris la grande joie, sous l’arbre géant, dans l’ombre suant la séve. Là, ils étaient au bout de leur chemin. Albine, renversée, la tête roulée au milieu de ses cheveux, lui tendait les bras. Lui, la prenait d’une étreinte. Oh ! la prendre, la posséder encore, sentir son flanc tressaillir de fécondité, faire de la vie, être Dieu !

Le prêtre, brusquement, poussa une plainte sourde. Il se dressa, comme sous un coup de dent invisible ; puis, il s’abattit de nouveau. La tentation venait de le mordre. Dans quelle ordure s’égaraient donc ses souvenirs ? Ne savait-il pas que Satan a toutes les ruses, qu’il profite même des heures d’examen intérieur pour glisser jusqu’à l’âme sa tête de serpent ? Non, non, pas d’excuse ! La maladie n’autorisait point le péché. C’était à lui de se garder, de retrouver Dieu, au sortir de la fièvre. Au contraire, il avait pris plaisir à s’accroupir dans sa chair. Et quelle preuve de ses appétits abominables ! Il ne pouvait confesser sa faute, sans glisser malgré lui au besoin de la commettre encore en pensée. N’imposerait-il pas silence à sa fange ! Il rêvait de se vider le crâne, pour ne plus penser ; de s’ouvrir les veines, pour que son sang coupable ne le tourmentât plus. Un instant, il resta la face entre les mains, grelottant, cachant les moindres bouts de sa peau, comme si les bêtes qui rôdaient autour de lui, lui eussent hérissé le poil de leur haleine chaude.

Mais il pensait quand même, et le sang battait quand même dans son cœur. Ses yeux, qu’il fermait de ses poings, voyaient, sur le noir des ténèbres, les lignes souples du corps d’Albine, tracées d’un trait de flamme. Elle avait une poitrine nue aveuglante comme un soleil. À chaque effort qu’il faisait pour enfoncer ses yeux, pour chasser cette vision, elle devenait plus lumineuse, elle s’accusait avec des renversements de reins, des appels de bras tendus, qui arrachaient au prêtre un râle d’angoisse. Dieu l’abandonnait donc tout à fait, qu’il n’y avait plus pour lui de refuge ? Et, malgré la tension de sa volonté, la faute recommençait toujours, se précisait avec une effrayante netteté. Il revoyait les moindres brins d’herbe, au bord des jupes d’Albine ; il retrouvait, accrochée à ses cheveux, une petite fleur de chardon, à laquelle il se souvenait d’avoir piqué ses lèvres. Jusqu’aux odeurs, les sucres un peu âcres des tiges écrasées, qui lui revenaient ; jusqu’aux sons lointains qu’il entendait encore, le cri régulier d’un oiseau, un grand silence, puis un soupir passant sur les arbres. Pourquoi le ciel ne le foudroyait-il pas tout de suite ? Il aurait moins souffert. Il jouissait de son abomination avec une volupté de damné. Une rage le secouait, en écoutant les paroles scélérates qu’il avait prononcées aux pieds d’Albine. Elles retentissaient, à cette heure, pour l’accuser devant Dieu. Il avait reconnu la femme comme sa souveraine. Il s’était donné à elle en esclave, lui baisant les pieds, rêvant d’être l’eau qu’elle buvait, le pain qu’elle mangeait. Maintenant, il comprenait pourquoi il ne pouvait plus se reprendre. Dieu le laissait à la femme. Mais il la battrait, il lui casserait les membres, pour qu’elle le lâchât. C’était elle l’esclave, la chair impure, à laquelle l’Église aurait dû refuser une âme. Alors, il se roidit, il leva les poings sur Albine. Et les poings s’ouvraient, les mains coulaient le long des épaules nues, avec une caresse molle, tandis que la bouche, pleine d’injures, se collait sur les cheveux dénoués, en balbutiant des paroles d’adoration.

L’abbé Mouret ouvrit les yeux. La vision ardente d’Albine disparut. Ce fut un soulagement brusque, inespéré. Il put pleurer. Des larmes lentes rafraîchirent ses joues, pendant qu’il respirait longuement, n’osant encore remuer, de crainte d’être repris à la nuque. Il entendait toujours un grondement fauve derrière lui. Puis, cela était si doux de ne plus tant souffrir, qu’il s’oublia à goûter ce bien-être. Au-dehors, la pluie avait cessé. Le soleil se couchait dans une grande lueur rouge, qui semblait pendre aux fenêtres des rideaux de satin rose. L’église, maintenant, était tiède, toute vivante de cette dernière haleine du soleil. Le prêtre remerciait vaguement Dieu du répit qu’il voulait bien lui donner. Un large rayon, une poussière d’or, qui traversait la nef, allumait le fond de l’église, l’horloge, la chaire, le maître-autel. Peut-être était-ce la grâce qui lui revenait sur ce sentier de lumière, descendant du ciel ? Il s’intéressait aux atomes allant et venant le long du rayon, avec une vitesse prodigieuse, pareils à une foule de messagers affairés portant sans cesse des nouvelles du soleil à la terre. Mille cierges allumés n’auraient pas rempli l’église d’une telle splendeur. Derrière le maître-autel, des draps d’or étaient tendus ; sur les gradins, des ruissellements d’orfévrerie coulaient, des chandeliers s’épanouissant en gerbes de clartés, des encensoirs où brûlait une braise de pierreries, des vases sacrés peu à peu élargis, avec des rayonnements de comètes ; et, partout, c’était une pluie de fleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, des bouquets, des guirlandes de roses, dont les cœurs en s’ouvrant laissaient tomber des étoiles. Jamais il n’avait souhaité une pareille richesse pour sa pauvre église. Il souriait, il faisait le rêve de fixer là ces magnificences, il les arrangeait à son gré. Lui, aurait préféré voir les rideaux de drap d’or attachés plus haut ; les vases lui paraissaient aussi trop négligemment jetés ; il ramassait encore les fleurs perdues, renouant les bouquets, donnant aux guirlandes une courbe molle. Mais quel émerveillement, lorsque toute cette pompe était ainsi étalée ! Il devenait le pontife d’une église d’or. Les évêques, les princes, des femmes traînant des manteaux royaux, des foules dévotes, le front dans la poussière, la visitaient, campaient dans la vallée, attendaient des semaines à la porte, avant de pouvoir entrer. On lui baisait les pieds, parce que ses pieds, eux aussi, étaient en or, et qu’ils accomplissaient des miracles. L’or montait jusqu’à ses genoux. Un cœur d’or battait dans sa poitrine d’or, avec un son musical si clair, que les foules, du dehors, l’entendaient. Alors, un orgueil immense le ravissait. Il était idole. Le rayon de soleil montait toujours, le maître-autel flambait, le prêtre se persuadait que c’était bien la grâce qui lui revenait, pour qu’il éprouvât une telle jouissance intérieure. Le grondement fauve, derrière lui, se faisait câlin. Il ne sentait plus sur sa nuque que la douceur d’une patte de velours, comme si quelque chat géant l’eût caressé.

Et il continua sa rêverie. Jamais il n’avait vu les choses sous un jour aussi éclatant. Tout lui semblait aisé, à présent, tant il se jugeait fort. Puisque Albine l’attendait, il irait la rejoindre. Cela était naturel. Le matin, il avait bien marié le grand Fortuné à la Rosalie. L’Église ne défendait pas le mariage. Il les voyait encore se souriant, se poussant du coude sous ses mains qui les bénissaient. Puis, le soir, on lui avait montré leur lit. Chacune des paroles qu’il leur avait adressées éclatait plus haut à ses oreilles. Il disait au grand Fortuné que Dieu lui envoyait une compagne, parce qu’il n’a pas voulu que l’homme vécût solitaire. Il disait à la Rosalie qu’elle devait s’attacher à son mari, ne le quitter jamais, être sa servante soumise. Mais il disait aussi ces choses pour lui et pour Albine. N’était-elle pas sa compagne, sa servante soumise, celle que Dieu lui envoyait, afin que sa virilité ne se séchât pas dans la solitude ? D’ailleurs, ils étaient liés. Il restait très-surpris de ne pas avoir compris cela tout de suite, de ne pas s’en être allé avec elle, comme le devoir l’exigeait. Mais c’était chose décidée, il la rejoindrait, dès le lendemain. En une demi-heure, il serait auprès d’elle. Il traverserait le village, il prendrait le chemin du coteau ; c’était de beaucoup le plus court. Il pouvait tout, il était le maître, personne ne lui dirait rien. Si on le regardait, il ferait, d’un geste, baisser toutes les têtes. Puis, il vivrait avec Albine. Il l’appellerait sa femme. Ils seraient très-heureux. L’or montait de nouveau, ruisselait entre ses doigts. Il rentrait dans un bain d’or. Il emportait les vases sacrés pour les besoins de son ménage, menant grand train, payant ses gens avec des fragments de calice qu’il tordait entre ses doigts, d’un léger effort. Il mettait à son lit de noces les rideaux de drap d’or de l’autel. Comme bijoux, il donnait à sa femme les cœurs d’or, les chapelets d’or, les croix d’or, pendus au cou de la Vierge et des Saintes. L’église même, s’il l’élevait d’un étage, pourrait leur servir de palais. Dieu n’aurait rien à dire, puisqu’il permettait d’aimer. Du reste, que lui importait Dieu ! N’était-ce pas lui, à cette heure, qui était Dieu, avec ses pieds d’or que la foule baisait, et qui accomplissait des miracles.

L’abbé Mouret se leva. Il fit ce geste large de Jeanbernat, ce geste de négation embrassant tout l’horizon.

— Il n’y a rien, rien, rien, dit-il. Dieu n’existe pas.

Un grand frisson parut passer dans l’église. Le prêtre, effaré, redevenu d’une pâleur mortelle, écoutait. Qui donc avait parlé ? qui avait blasphémé ? Brusquement la caresse de velours, dont il sentait la douceur sur sa nuque, était devenue féroce ; des griffes lui arrachaient la chair, son sang coulait une fois encore. Il resta debout pourtant, luttant contre la crise. Il injuriait le péché triomphant, qui ricanait autour de ses tempes, où tous les marteaux du mal recommençaient à battre. Ne connaissait-il pas ses traîtrises ? ne savait-il pas qu’il se fait un jeu souvent d’approcher avec des pattes douces, pour les enfoncer ensuite comme des couteaux jusqu’aux os de ses victimes ? Et sa rage redoublait, à la pensée d’avoir été pris à ce piége, ainsi qu’un enfant. Il serait donc toujours par terre, avec le péché accroupi victorieusement sur sa poitrine ! Maintenant, voilà qu’il niait Dieu. C’était la pente fatale. La fornication tuait la foi. Puis, le dogme croûlait. Un doute de la chair, plaidant son ordure, suffisait à balayer tout le ciel. La règle divine irritait, les mystères faisaient sourire ; dans un coin de la religion abattue, on se couchait en discutant son sacrilége, jusqu’à ce qu’on se fût creusé un trou de bête cuvant sa boue. Alors venaient les autres tentations : l’or, la puissance, la vie libre, une nécessité irrésistible de jouir, qui ramenait tout à la grande luxure, vautrée sur un lit de richesse et d’orgueil. Et l’on volait Dieu. On cassait les ostensoirs pour les pendre à l’impureté d’une femme. Eh bien ! il était damné. Rien ne le gênait plus, le péché pouvait parler haut en lui. Cela était bon de ne plus lutter. Les monstres qui avaient rôdé derrière sa nuque, se battaient dans ses entrailles, à cette heure. Il gonflait les flancs pour sentir leurs dents davantage. Il s’abandonnait à eux avec une joie affreuse. Une révolte lui faisait montrer les poings à l’église. Non, il ne croyait plus à la divinité de Jésus, il ne croyait plus à la sainte Trinité, il ne croyait qu’à lui, qu’à ses muscles, qu’aux appétits de ses organes. Il voulait vivre. Il avait le besoin d’être un homme. Ah ! courir au grand air, être fort, n’avoir pas de maître jaloux, tuer ses ennemis à coups de pierre, emporter à son cou les filles qui passent ! Il ressusciterait du tombeau où des mains rudes l’avaient couché. Il éveillerait sa virilité, qui ne devait être qu’endormie. Et qu’il expirât de honte, s’il trouvait sa virilité morte ! Et que Dieu fût maudit, s’il l’avait retiré d’entre les créatures, en le touchant de son doigt, afin de le garder pour son service seul !

Le prêtre était debout, halluciné. Il crut qu’à ce nouveau blasphème l’église croulait. La nappe de soleil qui inondait le maître-autel, avait grandi lentement, allumant les murs d’une rougeur d’incendie. Des flammèches montèrent encore, léchèrent le plafond, s’éteignirent dans une lueur saignante de braise. L’église, brusquement, devint toute noire. Il sembla que le feu de ce coucher d’astre venait de crever la toiture, de fendre les murailles, d’ouvrir de toutes parts des brèches béantes aux attaques du dehors. La carcasse sombre branlait, dans l’attente de quelque assaut formidable. La nuit, rapidement, grandissait.

Alors, de très-loin, le prêtre entendit un murmure monter de la vallée des Artaud. Autrefois, il ne comprenait pas l’ardent langage de ces terres brûlées, où ne se tordaient que des pieds de vignes noueux, des amandiers décharnés, de vieux oliviers se déhanchant sur leurs membres infirmes. Il passait au milieu de cette passion, avec les sérénités de son ignorance. Mais, aujourd’hui, instruit dans la chair, il saisissait jusqu’aux moindres soupirs des feuilles pâmées sous le soleil. Ce furent d’abord, au fond de l’horizon, les collines, chaudes encore de l’adieu du couchant, qui tressaillirent et qui parurent s’ébranler avec le piétinement sourd d’une armée en marche. Puis, les roches éparses, les pierres des chemins, tous les cailloux de la vallée, se levèrent, eux aussi, roulant, ronflant, comme jetés en avant par le besoin de se mouvoir. À leur suite, les mares de terre rouge, les rares champs conquis à coups de pioche, se mirent à couler et à gronder, ainsi que des rivières échappées, charriant dans le flot de leur sang des conceptions de semences, des éclosions de racines, des copulations de plantes. Et bientôt tout fut en mouvement ; les souches des vignes rampaient comme de grands insectes ; les blés maigres, les herbes séchées, faisaient des bataillons armés de hautes lances ; les arbres s’échevelaient à courir, étiraient leurs membres, pareils à des lutteurs qui s’apprêtent au combat ; les feuilles tombées marchaient, la poussière des routes marchait. Multitude recrutant à chaque pas des forces nouvelles, peuple en rut dont le souffle approchait, tempête de vie à l’haleine de fournaise, emportant tout devant elle, dans le tourbillon d’un accouchement colossal. Brusquement, l’attaque eut lieu. Du bout de l’horizon, la campagne entière se rua sur l’église, les collines, les cailloux, les terres, les arbres. L’église, sous ce premier choc, craqua. Les murs se fendirent, des tuiles s’envolèrent. Mais le grand Christ, secoué, ne tomba pas.

Il y eut un court répit. Au dehors, les voix s’élevaient, plus furieuses. Maintenant, le prêtre distinguait des voix humaines. C’était le village, les Artaud, cette poignée de bâtards poussés sur le roc, avec l’entêtement des ronces, qui soufflaient à leur tour un vent chargé d’un pullulement d’êtres. Les Artaud forniquaient par terre, plantaient de proche en proche une forêt d’hommes, dont les troncs mangeaient autour d’eux toute la place. Ils montaient jusqu’à l’église, ils en crevaient la porte d’une poussée, ils menaçaient d’obstruer la nef des branches envahissantes de leur race. Derrière eux, dans le fouillis des broussailles, accouraient les bêtes, des bœufs cherchant à enfoncer les murs de leurs cornes, des troupeaux d’ânes, de chèvres, de brebis, battant l’église en ruine, comme des vagues vivantes, des fourmilières de cloportes et de grillons attaquant les fondations, les émiettant de leurs dents de scie. Et il y avait encore, de l’autre côté, la basse-cour de Désirée, dont le fumier exhalait des buées d’asphyxie ; le grand coq Alexandre y sonnait l’assaut de son clairon, les poules descellaient les pierres à coups de bec, les lapins creusaient des terriers jusque sous les autels, afin de les miner et de les abîmer, le cochon, gras à ne pas bouger, grognait, attendait que les ornements sacrés ne fussent plus qu’une poignée de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une rumeur formidable roula, un second assaut fut donné. Le village, les bêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instant l’église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Les femelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles un enfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l’église eut un pan de muraille abattu ; le plafond fléchissait, les boiseries des fenêtres étaient emportées, la fumée du crépuscule, de plus en plus noire, entrait par les brèches bâillant affreusement. Sur la croix, le grand Christ ne tenait plus que par le clou de sa main gauche.

L’écroulement du pan de muraille fut salué d’une clameur. Mais l’église restait encore solide, malgré ses blessures. Elle s’entêtait d’une façon farouche, muette, sombre, se cramponnant aux moindres pierres de ses fondations. Il semblait que cette ruine, pour demeurer debout, n’eût besoin que du pilier le plus mince, portant, par un prodige d’équilibre, la toiture crevée. Alors, l’abbé Mouret vit les plantes rudes du plateau se mettre à l’œuvre, ces terribles plantes durcies dans la sécheresse des rocs, noueuses comme des serpents, d’un bois dur, bossué de muscles. Les lichens, couleur de rouille, pareils à une lèpre enflammée, mangèrent d’abord les crépis de plâtre. Ensuite, les thyms enfoncèrent leurs racines entre les briques, ainsi que des coins de fer. Les lavandes glissaient leurs longs doigts crochus sous chaque maçonnerie ébranlée, les tiraient à elles, les arrachaient d’un effort lent et continu. Les genévriers, les romarins, les houx épineux, montaient plus haut, donnaient des poussées invincibles. Et jusqu’aux herbes elles-mêmes, ces herbes dont les brins séchés passaient sous la grand’porte, qui se roidissaient comme des piques d’acier, éventrant la grand’porte, s’avançant dans la nef, où elles soulevaient les dalles de leurs pinces puissantes. C’était l’émeute victorieuse, la nature révolutionnaire dressant des barricades avec des autels renversés, démolissant l’église qui lui jetait trop d’ombre depuis des siècles. Les autres combattants laissaient faire les herbes, les thyms, les lavandes, les lichens, ce rongement des petits plus destructeur que les coups de massue des forts, cet émiettement de la base dont le travail sourd devait achever d’abattre tout l’édifice. Puis, brusquement, ce fut la fin. Le sorbier, dont les hautes branches pénétraient déjà sous la voûte, par les carreaux cassés, entra violemment, d’un jet de verdure formidable. Il se planta au milieu de la nef. Là, il grandit démesurément. Son tronc devint colossal, au point de faire éclater l’église, ainsi qu’une ceinture trop étroite. Les branches allongèrent de toutes parts des nœuds énormes, dont chacun emportait un morceau de muraille, un lambeau de toiture ; et elles se multipliaient toujours, chaque branche se ramifiant à l’infini, un arbre nouveau poussant de chaque nœud, avec une telle fureur de croissance, que les débris de l’église, trouée comme un crible, volèrent en éclats, en semant aux quatre coins du ciel une cendre fine. Maintenant, l’arbre géant touchait aux étoiles. Sa forêt de branches était une forêt de membres, de jambes, de bras, de torses, de ventres, qui suaient la séve ; des chevelures de femmes pendaient ; des têtes d’hommes faisaient éclater l’écorce, avec des rires de bourgeons naissants ; tout en haut, les couples d’amants, pâmés au bord de leurs nids, emplissaient l’air de la musique de leur jouissance et de l’odeur de leur fécondité. Un dernier souffle de l’ouragan qui s’était rué sur l’église, en balaya la poussière, la chaire et le confessionnal en poudre, les images saintes lacérées, les vases sacrés fondus, tous ces décombres que piquait avidement la bande des moineaux, autrefois logée sous les tuiles. Le grand Christ, arraché de la croix, resté pendu un moment à une des chevelures de femme flottantes, fut emporté, roulé, perdu, dans la nuit noire, au fond de laquelle il tomba avec un retentissement. L’arbre de vie venait de crever le ciel. Et il dépassait les étoiles.

L’abbé Mouret applaudit furieusement, comme un damné, à cette vision. L’église était vaincue. Dieu n’avait plus de maison. À présent, Dieu ne le gênerait plus. Il pouvait rejoindre Albine, puisqu’elle triomphait. Et comme il riait de lui, qui, une heure auparavant, affirmait que l’église mangerait la terre de son ombre ! La terre s’était vengée en mangeant l’église. Le rire fou qu’il poussa, le tira en sursaut de son hallucination. Stupide, il regarda la nef lentement noyée de crépuscule ; par les fenêtres, des coins de ciel se montraient, piqués d’étoiles. Et il allongeait les bras, avec l’idée de tâter les murs, lorsque la voix de Désirée l’appela, du couloir de la sacristie.

— Serge ! es-tu là ?… Parle donc ! Il y a une demi-heure que je te cherche.

Elle entra. Elle tenait une lampe. Alors, le prêtre vit que l’église était toujours debout. Il ne comprit plus, il resta dans un doute affreux, entre l’église invincible, repoussant de ses cendres, et Albine toute puissante, qui ébranlait Dieu d’une seule de ses haleines.


X


Désirée approchait, avec sa gaieté sonore.

— Tu es là ! tu es là ! cria-t-elle. Ah bien ! tu joues donc à cache-cache ? Je t’ai appelé plus de dix fois de toutes mes forces… Je croyais que tu étais sorti.

Elle fouillait les coins d’ombre du regard, d’un air curieux. Elle alla même jusqu’au confessionnal, sournoisement, comme si elle s’apprêtait à surprendre quelqu’un, caché en cet endroit. Elle revint, désappointée, reprenant :

— Alors, tu es seul ? Tu dormais peut-être ? À quoi peux-tu t’amuser tout seul, quand il fait noir ?… Allons, viens, nous nous mettons à table.

Lui, passait ses mains fiévreuses sur son front, pour effacer des pensées que tout le monde sûrement allait lire. Il cherchait machinalement à reboutonner sa soutane, qui lui semblait défaite, arrachée, dans un désordre honteux. Puis, il suivit sa sœur, la face sévère, sans un frisson, raidi dans cette volonté de prêtre cachant les agonies de sa chair sous la dignité du sacerdoce. Désirée ne s’aperçut pas même de son trouble. Elle dit simplement, en entrant dans la salle à manger :

— Moi, j’ai bien dormi. Toi, tu as trop bavardé, tu es tout pâle.

Le soir, après le dîner, Frère Archangias vint faire sa partie de bataille avec la Teuse. Il avait, ce soir-là, une gaieté énorme. Quand le Frère était gai, il allongeait des coups de poing dans les côtes de la Teuse, qui lui rendait des soufflets, à toute volée. Cela les faisait rire, d’un rire dont les plafonds tremblaient. Puis, il inventait des farces extraordinaires : il cassait avec son nez des assiettes posées à plat, il pariait de fendre à coup de derrière la porte de la salle à manger, il jetait tout le tabac de sa tabatière dans le café de la vieille servante, ou bien apportait une poignée de cailloux qu’il lui glissait dans la gorge, en les enfonçant avec la main, jusqu’à la ceinture. Ces débordements de joie sanguine éclataient pour un rien, au milieu de ses colères accoutumées ; souvent un fait dont personne ne riait, lui donnait une véritable attaque de folie bruyante, tapant des pieds, tournant comme une toupie, se tenant le ventre.

— Alors, vous ne voulez pas me dire pourquoi vous êtes gai ? demanda la Teuse.

Il ne répondit pas. Il s’était assis à califourchon sur une chaise, il faisait le tour de la table en galopant.

— Oui, oui, faites la bête, reprit-elle. Mon Dieu ! que vous êtes bête ! Si le bon Dieu vous voit, il doit être content de vous !

Le Frère venait de se laisser aller à la renverse, l’échine sur le carreau, les jambes en l’air. Sans se relever, il dit gravement :

— Il me voit, il est content de me voir. C’est lui qui veut que je sois gai… Quand il consent à m’envoyer une récréation, il sonne la cloche dans ma carcasse. Alors, je me roule. Ça fait rire tout le paradis.

Il marcha sur l’échine jusqu’au mur ; puis, se dressant sur la nuque, il tambourina des talons, le plus haut qu’il pût. Sa soutane, qui retombait, découvrait son pantalon noir raccommodé aux genoux avec des carrés de drap vert. Il reprenait :

— Monsieur le curé, voyez donc où j’arrive. Je parie que vous ne faites pas ça… Allons, riez un peu. Il vaut mieux se traîner sur le dos, que de souhaiter pour matelas la peau d’une coquine. Vous m’entendez, hein ! On est une bête pour un moment, on se frotte, on laisse sa vermine. Ça repose. Moi, lorsque je me frotte, je m’imagine être le chien de Dieu, et c’est ça qui me fait dire que tout le paradis se met aux fenêtres, riant de me voir… Vous pouvez rire aussi, monsieur le curé. C’est pour les saints et pour vous. Tenez, voici une culbute pour saint Joseph, en voici une autre pour saint Jean, une autre pour saint Michel, une pour saint Marc, une pour saint Mathieu…

Et il continua, défilant tout un chapelet de saints, culbutant autour de la pièce. L’abbé Mouret, resté silencieux, les poignets au bord de la table, avait fini par sourire. D’ordinaire, les joies du Frère l’inquiétaient. Puis, comme celui-ci passait à la portée de la Teuse, elle lui allongea un coup de pied.

— Voyons, dit-elle, jouons-nous, à la fin ?

Frère Archangias répondit par des grognements. Il s’était mis à quatre pattes. Il marchait droit à la Teuse, faisant le loup. Lorsqu’il l’eut atteinte, il enfonça la tête sous ses jupons, il lui mordit le genou droit.

— Voulez-vous bien me lâcher ! criait-elle. Est-ce que vous rêvez des saletés, maintenant !

— Moi ! balbutia le Frère, si égayé par cette idée, qu’il resta sur la place, sans pouvoir se relever. Eh ! regarde, j’étrangle, rien que d’avoir goûté à ton genou. Il est trop salé, ton genou… Je mords les femmes, puis je les crache, tu vois.

Il la tutoyait, il crachait sur ses jupons. Quand il eut réussi à se mettre debout, il souffla un instant, en se frottant les côtes. Des bouffées de gaieté secouaient encore son ventre, comme une outre qu’on achève de vider. Il dit enfin, d’une grosse voix sérieuse :

— Jouons… Si je ris, c’est mon affaire. Vous n’avez pas besoin de savoir pourquoi, la Teuse.

Et la partie s’engagea. Elle fut terrible. Le Frère abattait les cartes avec des coups de poing. Quand il criait : Bataille ! les vitres sonnaient. C’était la Teuse qui gagnait. Elle avait trois as depuis longtemps, elle guettait le quatrième d’un regard luisant. Cependant, Frère Archangias se livrait à d’autres plaisanteries. Il soulevait la table, au risque de casser la lampe ; il trichait effrontément, se défendant à l’aide de mensonges énormes, pour la farce, disait-il ensuite. Brusquement, il entonna les Vêpres, qu’il chanta d’une voix pleine de chantre au lutrin. Et il ne cessa plus, ronflant lugubrement, accentuant la chute de chaque verset en tapant ses cartes, sur la paume de sa main gauche. Quand sa gaieté était au comble, quand il ne trouvait plus rien pour l’exprimer, il chantait ainsi les Vêpres, pendant des heures. La Teuse, qui le connaissait bien, se pencha pour lui crier, au milieu du mugissement dont il emplissait la salle à manger :

— Taisez-vous, c’est insupportable !… Vous êtes trop gai, ce soir.

Alors, il entama les Complies. L’abbé Mouret était allé s’asseoir près de la fenêtre. Il semblait ne pas voir, ne pas entendre ce qui se passait autour de lui. Pendant le dîner, il avait mangé comme à son ordinaire, il était même parvenu à répondre aux éternelles questions de Désirée. Maintenant, il s’abandonnait, à bout de force ; il roulait, brisé, anéanti, dans la querelle furieuse qui continuait en lui, sans trêve. Le courage même lui manquait pour se lever et monter à sa chambre. Puis, il craignait que, s’il tournait la face du côté de la lampe, on ne vît ses larmes, qu’il ne pouvait plus retenir. Il appuya le front contre une vitre, il regarda les ténèbres du dehors, s’endormant peu à peu, glissant à une stupeur de cauchemar.

Frère Archangias, psalmodiant toujours, cligna les yeux, en montrant le prêtre endormi, d’un mouvement de tête.

— Quoi ? demanda la Teuse.

Le Frère répéta son jeu de paupière, en l’accentuant.

— Eh ! quand vous vous démancherez le cou ! dit la servante. Parlez, je vous comprendrai… Tenez, un roi. Bon ! je prends votre dame.

Il posa un instant ses cartes, se courba sur la table, lui souffla dans la figure :

— La gueuse est venue.

— Je le sais bien, répondit-elle. Je l’ai vue avec mademoiselle entrer dans la basse-cour.

Il la regarda terriblement, il avança les poings.

— Vous l’avez vue, vous l’avez laissée entrer ! Il fallait m’appeler, nous l’aurions pendue par les pieds à un clou de votre cuisine.

Mais elle se fâcha, tout en contenant sa voix, pour ne pas réveiller l’abbé Mouret.

— Ah bien ! bégaya-t-elle, vous êtes encore bon, vous ! Venez donc pendre quelqu’un dans ma cuisine !… Sans doute, je l’ai vue. Et même, j’ai tourné le dos, quand elle est allée rejoindre monsieur le curé dans l’église, après le catéchisme. Ils ont bien pu y faire ce qu’ils ont voulu. Est-ce que ça me regarde ? est-ce que je n’avais pas à mettre mes haricots sur le feu ?… Moi, je l’abomine, cette fille. Mais du moment qu’elle est la santé de monsieur le curé… Elle peut bien venir à toutes les heures du jour et de la nuit. Je les enfermerai ensemble, s’ils veulent.

— Si vous faisiez cela, la Teuse, dit le Frère avec une rage froide, je vous étranglerais.

Elle se mit à rire, en le tutoyant à son tour.

— Ne dis donc pas des bêtises, petit ! Les femmes, tu sais bien que ça t’est défendu comme le Pater aux ânes. Essaye de m’étrangler un jour, tu verras ce que je te ferai… Sois sage, finissons la partie. Tiens, voilà encore un roi.

Lui, tenant sa carte levée, continuait à gronder :

— Il faut qu’elle soit venue par quelque chemin connu du diable seul, pour m’avoir échappé aujourd’hui. Je vais pourtant tous les après-midi me poster là haut, au Paradou. Si je les surprends encore ensemble, je ferai faire connaissance à la gueuse d’un bâton de cornouiller, que j’ai taillé exprès pour elle… Maintenant, je surveillerai aussi l’église.

Il joua, se laissa enlever un valet par la Teuse, puis se renversa sur sa chaise, repris par son rire énorme. Il ne pouvait se fâcher sérieusement, ce soir-là. Il murmurait :

— N’importe, si elle l’a vu, elle n’en est pas moins tombée sur le nez… Je veux tout de même vous conter ça, la Teuse. Vous savez, il pleuvait. Moi, j’étais sur la porte de l’école, quand je l’ai aperçue qui descendait de l’église. Elle marchait toute droite, avec son air orgueilleux, malgré l’averse. Et voilà qu’en arrivant à la route, elle s’est étalée tout de son long, à cause de la terre qui devait être glissante. Oh ! j’ai ri, j’ai ri ! Je tapais dans mes mains… Lorsqu’elle s’est relevée, elle avait du sang à un poignet. Ça m’a donné de la joie pour huit jours. Je ne puis pas me l’imaginer par terre, sans avoir à la gorge et au ventre des chatouillements qui me font éclater d’aise.

Et enflant les joues, tout à son jeu désormais, il chanta le De profundis. Puis, il le recommença. La partie s’acheva au milieu de cette lamentation, qu’il grossissait par moments, comme pour la goûter mieux. Ce fut lui qui perdit, mais il n’en éprouva pas la moindre contrariété. Quand la Teuse l’eut mis dehors, après avoir réveillé l’abbé Mouret, on l’entendit se perdre au milieu du noir de la nuit, en répétant le dernier verset du psaume : Et ipse redimet Israël ex omnibus iniquitatibus ejus, d’un air d’extraordinaire jubilation.


XI


L’abbé Mouret dormit d’un sommeil de plomb. Lorsqu’il ouvrit les yeux, plus tard que de coutume, il se trouva la face et les mains baignées de larmes ; il avait pleuré toute la nuit, en dormant. Il ne dit point sa messe, ce matin-là. Malgré son long repos, sa lassitude de la veille au soir était devenue telle, qu’il demeura jusqu’à midi dans sa chambre, assis sur une chaise, au pied de son lit. La stupeur, qui l’envahissait de plus en plus, lui ôtait jusqu’à la sensation de la souffrance. Il n’éprouvait plus qu’un grand vide ; il restait soulagé, amputé, anéanti. La lecture de son bréviaire lui coûta un suprême effort ; le latin des versets lui paraissait une langue barbare, dont il ne parvenait même plus à épeler les mots. Puis, le livre jeté sur le lit, il passa des heures à regarder la campagne par la fenêtre ouverte, sans avoir la force de venir s’accouder à la barre d’appui. Au loin, il apercevait le mur blanc du Paradou, un mince trait pâle courant à la crête des hauteurs, parmi les taches sombres des petits bois de pins. À gauche, derrière un de ces bois, se trouvait la brèche ; il ne la voyait pas, mais il la savait là ; il se souvenait des moindres bouts de ronce épars au milieu des pierres. La veille encore, il n’aurait point osé lever ainsi les regards sur cet horizon redoutable. Mais, à cette heure, il s’oubliait impunément à reprendre, après chaque bouquet de verdure, le fil interrompu de la muraille, pareille au liseré d’une jupe accroché à tous les buissons. Cela n’activait même pas le battement de ses veines. La tentation, comme dédaigneuse de la pauvreté de son sang, avait abandonné sa chair lâche. Elle le laissait incapable d’une lutte, dans la privation de la grâce, n’ayant même plus la passion du péché, prêt à accepter par hébétement tout ce qu’il repoussait furieusement la veille.

Il se surprit un moment à parler haut. Puisque la brèche était toujours là, il rejoindrait Albine, au coucher du soleil. Il ressentait un léger ennui de cette décision. Mais il ne croyait pouvoir faire autrement. Elle l’attendait, elle était sa femme. Quand il voulait évoquer son visage, il ne le voyait plus que très-pâle, très-lointain. Puis, il était inquiet sur la façon dont ils vivraient ensemble. Il leur serait difficile de rester dans le pays ; il leur faudrait fuir, sans que personne s’en doutât ; ensuite, une fois cachés quelque part, ils auraient besoin de beaucoup d’argent pour être heureux. À vingt reprises, il tenta d’arrêter un plan d’enlèvement, d’arranger leur existence d’amants heureux. Il ne trouva rien. Maintenant que le désir ne l’affolait plus, le côté pratique de la situation l’épouvantait, le mettait avec ses mains débiles en face d’une besogne compliquée, dont il ne savait pas le premier mot. Où prendraient-ils des chevaux pour se sauver ? S’ils s’en allaient à pied, ne les arrêterait-on pas ainsi que des vagabonds ? D’ailleurs, serait-il capable d’être employé, de découvrir une occupation quelconque qui pût assurer du pain à sa femme ? Jamais on ne lui avait appris ces choses. Il ignorait la vie ; il ne rencontrait, en fouillant dans sa mémoire, que des lambeaux de prière, des détails de cérémonial, des pages de l’Instruction théologique, de Bouvier, apprises autrefois par cœur au séminaire. Même des choses sans importance l’embarrassaient beaucoup. Il se demanda s’il oserait donner le bras à sa femme, dans la rue. Certainement, il ne saurait pas marcher, avec une femme au bras. Il paraîtrait si gauche, que le monde se retournerait. On devinerait un prêtre, on insulterait Albine. Vainement il tâcherait de se laver du sacerdoce, toujours il en emporterait avec lui la pâleur triste, l’odeur d’encens. Et s’il avait des enfants, un jour ? Cette pensée inattendue le fit tressaillir. Il éprouva une répugnance étrange. Il croyait qu’il ne les aimerait pas. Cependant, ils étaient deux, un petit garçon et une petite fille. Lui, les écartait de ses genoux, souffrant de sentir leurs mains se poser sur ses vêtements, ne prenant point à les faire sauter la joie des autres pères. Il ne s’habituait pas à cette chair de sa chair, qui lui semblait toujours suer son impureté d’homme. La petite fille surtout le troublait, avec ses grands yeux, au fond desquels s’allumaient déjà des tendresses de femme. Mais non, il n’aurait point d’enfant, il s’éviterait cette horreur qu’il éprouvait, à l’idée de voir ses membres repousser et revivre éternellement. Alors, l’espoir d’être impuissant lui fut très-doux. Sans doute, toute sa virilité s’en était allée pendant sa longue adolescence. Cela le détermina. Dès le soir, il fuirait avec Albine.

Le soir, pourtant, l’abbé Mouret se sentit trop las. Il remit son départ au lendemain. Le lendemain, il se donna un nouveau prétexte : il ne pouvait abandonner sa sœur ainsi seule avec la Teuse ; il laisserait une lettre pour qu’on la conduisît chez l’oncle Pascal. Pendant trois jours, il se promit d’écrire cette lettre ; la feuille de papier, la plume et l’encre étaient prêtes, sur la table, dans sa chambre. Et, le troisième jour, il s’en alla, sans écrire la lettre. Tout d’un coup, il avait pris son chapeau, il était parti pour le Paradou, par bêtise, obsédé, se résignant, allant là comme à une corvée qu’il ne savait de quelle façon éviter. L’image d’Albine s’était encore effacée ; il ne la voyait plus, il obéissait à d’anciennes volontés, mortes en lui à cette heure, mais dont la poussée persistait dans le grand silence de son être.

Dehors il ne prit aucune précaution pour se cacher. Il s’arrêta, au bout du village, à causer un instant avec la Rosalie ; elle lui annonçait que son enfant avait des convulsions, et elle riait pourtant, de ce rire du coin des lèvres qui lui était habituel. Puis il s’enfonça au milieu des roches, il marcha droit vers la brèche. Par habitude, il avait emporté son bréviaire. Comme le chemin était long, s’ennuyant, il ouvrit le livre, il lut les prières règlementaires. Quand il le remit sous son bras, il avait oublié le Paradou. Il allait toujours devant lui, songeant à une chasuble neuve qu’il voulait acheter pour remplacer la chasuble d’étoffe d’or qui, décidément, tombait en poussière ; depuis quelque temps, il cachait des pièces de vingt sous, et il calculait qu’au bout de sept mois il aurait assez d’argent. Il arrivait sur les hauteurs, lorsqu’un chant de paysan, au loin, lui rappela un cantique qu’il avait su autrefois, au séminaire. Il chercha les premiers vers de ce cantique, sans pouvoir les trouver. Cela l’ennuyait d’avoir si peu de mémoire. Aussi, ayant fini par se souvenir, éprouva-t-il une joie très-douce à chanter à demi-voix les paroles qui lui revenaient une à une. C’était un hommage à Marie. Il souriait, comme s’il eut reçu au visage un souffle frais de sa jeunesse. Qu’il était heureux, dans ce temps-là ! Certes, il pouvait être heureux encore ; il n’avait pas grandi, il ne demandait toujours que les mêmes bonheurs, une paix sereine, un coin de chapelle où la place de ses genoux fût marquée, une vie de solitude égayée par des puérilités adorables d’enfance. Il élevait peu à peu la voix, il chantait le cantique avec des sons filés de flûte, quand il aperçut la brèche, brusquement, en face de lui.

Un instant, il parut surpris. Puis, cessant de sourire, il murmura simplement :

— Albine doit m’attendre. Le soleil baisse déjà.

Mais, comme il montait écarter les pierres pour passer, un souffle terrible l’inquiéta. Il dut redescendre, ayant failli mettre le pied en plein sur la figure de Frère Archangias, vautré par terre, dormant profondément. Le sommeil l’avait surpris sans doute, pendant qu’il gardait l’entrée du Paradou. Il en barrait le seuil, tombé tout de son long, les membres écartés, dans une posture honteuse. Sa main droite, rejetée derrière sa tête, n’avait pas lâché le bâton de cornouiller, qu’il semblait encore brandir, ainsi qu’une épée flamboyante. Et il ronflait au milieu des ronces, la face au soleil, sans que son cuir tanné eût un frisson. Un essaim de grosses mouches volaient au-dessus de sa bouche ouverte.

L’abbé Mouret le regarda un moment. Il enviait ce sommeil de saint roulé dans la poussière. Il voulut chasser les mouches ; mais les mouches, entêtées, revenaient, se collaient aux lèvres violettes du Frère, qui ne les sentait seulement pas. Alors, l’abbé enjamba ce grand corps. Il entra dans le Paradou.


XII


Derrière la muraille, à quelques pas, Albine était assise sur un tapis d’herbe. Elle se leva, en apercevant Serge.

— Te voilà ! cria-t-elle toute tremblante.

— Oui, dit-il paisiblement, je suis venu.

Elle se jeta à son cou. Mais elle ne l’embrassa pas. Elle avait senti le froid des perles du rabat sur son bras nu. Elle l’examinait, inquiète déjà, reprenant :

— Qu’as-tu ? Tu ne m’as pas baisé sur les joues comme autrefois, tu sais, lorsque tes lèvres chantaient… Va, si tu es souffrant, je te guérirai encore. Maintenant que tu es là, nous allons recommencer notre bonheur. Il n’y a plus de tristesse… Tu vois, je souris. Il faut sourire, Serge.

Et comme il restait grave :

— Sans doute, j’ai eu aussi bien du chagrin. Je suis encore toute pâle, n’est-ce pas ? Depuis huit jours, je vivais là, sur l’herbe où tu m’as trouvée. Je ne voulais qu’une chose, te voir entrer par ce trou de la muraille. À chaque bruit, je me levais, je courais à ta rencontre. Et ce n’était pas toi, c’étaient des feuilles que le vent emportait… Mais je savais bien que tu viendrais. J’aurais attendu des années.

Puis, elle lui demanda :

— Tu m’aimes encore ?

— Oui, répondit-il, je t’aime encore.

Ils restèrent en face l’un de l’autre, un peu gênés. Un gros silence tomba entre eux. Serge, tranquille, ne cherchait pas à le rompre. Albine, à deux reprises, ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt, surprise des choses qui lui montaient aux lèvres. Elle ne trouvait plus que des paroles amères. Elle sentait des larmes lui mouiller les yeux. Qu’éprouvait-elle donc, pour ne pas être heureuse, lorsque son amour était de retour ?

— Écoute, dit-elle enfin, il ne faut pas rester là. C’est ce trou qui nous glace… Rentrons chez nous. Donne-moi ta main.

Et ils s’enfoncèrent dans le Paradou. L’automne venait, les arbres étaient soucieux, avec leurs têtes jaunies qui se dépouillaient feuille à feuille. Dans les sentiers, il y avait déjà un lit de verdure morte, trempé d’humidité, où les pas semblaient étouffer des soupirs. Au fond des pelouses, une fumée flottait, noyant de deuil les lointains bleuâtres. Et le jardin entier se taisait, ne soufflant plus que des haleines mélancoliques, qui passaient pareilles à des frissons.

Serge grelottait sous l’avenue de grands arbres qu’ils avaient prise. Il dit à demi-voix :

— Comme il fait froid, ici !

— Tu as froid, murmura tristement Albine. Ma main ne te chauffe plus. Veux-tu que je te couvre d’un pan de ma robe ?… Viens, nous allons revivre toutes nos tendresses.

Elle le mena au parterre. Le bois de roses restait odorant, les dernières fleurs avaient des parfums amers ; tandis que les feuillages, grandis démesurément, couvraient la terre d’une mare dormante. Mais Serge témoigna une telle répugnance à entrer dans ces broussailles, qu’ils restèrent sur le bord, cherchant de loin les allées où ils avaient passé au printemps. Elle se rappelait les moindres coins ; elle lui montrait du doigt la grotte où dormait la femme de marbre, les chevelures pendantes des chèvrefeuilles et des clématites, les champs de violettes, la fontaine qui crachait des œillets rouges, le grand escalier empli d’un ruissellement de giroflées fauves, la colonnade en ruine au centre de laquelle les lis bâtissaient un pavillon blanc. C’était là qu’ils étaient nés tous les deux, dans le soleil. Et elle racontait les plus petits détails de cette première journée, la façon dont ils marchaient, l’odeur que l’air avait à l’ombre. Lui, semblait écouter ; puis, d’une question, il prouvait qu’il n’avait pas compris. Le léger frisson qui le pâlissait, ne le quittait point.

Elle le mena au verger, dont ils ne purent même approcher. La rivière avait grossi, Serge ne songeait plus à prendre Albine sur son dos, pour la porter en trois sauts à l’autre bord. Et pourtant, là-bas, les pommiers et les poiriers étaient encore chargés de fruits ; la vigne, aux feuilles plus rares, pliait sous des grappes blondes, dont chaque grain gardait la tache rousse du soleil. Comme ils avaient gaminé à l’ombre gourmande de ces arbres vénérables ! Ils étaient des galopins alors. Albine souriait encore de la manière effrontée dont elle montrait ses jambes, lorsque les branches cassaient. Se souvenait-il au moins des prunes qu’ils avaient mangées ? Serge répondait par des hochements de tête. Il paraissait las déjà. Le verger, avec son enfoncement verdâtre, son pêle-mêle de tiges moussues, pareil à quelque échafaudage éventré et ruiné, l’inquiétait, lui donnait le rêve d’un lieu humide, peuplé d’orties et de serpents.

Elle le mena aux prairies. Là, il dut faire quelques pas dans les herbes. Elles montaient à ses épaules, maintenant. Elles lui semblaient autant de bras minces qui cherchaient à le lier aux membres, pour le rouler et le noyer au fond de cette mer verte, interminable. Et il supplia Albine de ne pas aller plus loin. Elle marchait en avant, elle ne s’arrêta pas ; puis, voyant qu’il souffrait, elle se tint debout à son côté, peu à peu assombrie, finissant par être prise de frissons comme lui. Pourtant, elle parla encore. D’un geste large, elle indiqua les ruisseaux, les rangées de saules, les nappes d’herbe étalées jusqu’au bout de l’horizon. Tout cela était à eux, autrefois. Ils y vivaient des journées entières. Là-bas, entre ces trois saules, au bord de cette eau, ils avaient joué aux amoureux. Alors, ils auraient voulu que les herbes fussent plus grandes qu’eux, afin de se perdre dans leur flot mouvant, d’être plus seuls, d’être loin de tout, comme des alouettes voyageant au fond d’un champ de blé. Pourquoi donc tremblait-il aujourd’hui, rien qu’à sentir le bout de son pied tremper et disparaître dans le gazon ?

Elle le mena à la forêt. Les arbres effrayèrent Serge davantage. Il ne les connaissait pas, avec cette gravité de leur tronc noir. Plus qu’ailleurs, le passé lui semblait mort, au milieu de ces futaies sévères, où le jour descendait librement. Les premières pluies avaient effacé leurs pas sur le sable des allées ; les vents emportaient tout ce qui restait d’eux aux branches basses des buissons. Mais Albine, la gorge serrée de tristesse, protestait du regard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurs promenades. À chaque broussaille, l’ancienne tiédeur du frôlement qu’ils avaient laissé là lui remontait au visage. Et, les yeux suppliants, elle cherchait encore à évoquer les souvenirs de Serge. Le long de ce sentier, ils avaient marché en silence, très-émus, sans oser se dire qu’ils s’aimaient. Dans cette clairière, ils s’étaient oubliés un soir, fort tard, à regarder les étoiles, qui pleuvaient sur eux comme des gouttes de chaleur. Plus loin, sous ce chêne, ils avaient échangé leur premier baiser. Le chêne conservait l’odeur de ce baiser ; les mousses elles-mêmes en causaient toujours. C’était un mensonge de dire que la forêt devenait muette et vide. Et Serge tournait la tête, pour éviter les yeux d’Albine, qui le fatiguaient.

Elle le mena aux grandes roches. Peut-être là ne frissonnerait-il plus de cet air débile qui la désespérait. Seules, les grandes roches, à cette heure, étaient encore chaudes de la braise rouge du soleil couchant. Elles avaient toujours leur passion tragique, leurs lits ardents de cailloux, où se roulaient des plantes grasses, monstrueusement accouplées. Et, sans parler, sans même tourner la tête, Albine entraînait Serge le long de la rude montée, voulant le mener plus haut, encore plus haut, au delà des sources, jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau tous les deux dans le soleil. Ils retrouveraient le cèdre sous lequel ils avaient éprouvé l’angoisse du premier désir. Ils se coucheraient par terre, sur les dalles ardentes, en attendant que le rut de la terre les gagnât. Mais, bientôt, les pieds de Serge se heurtèrent cruellement. Il ne pouvait plus marcher. Une première fois, il tomba sur les genoux. Albine, d’un effort suprême, le releva, l’emporta un instant. Et il retomba, il resta abattu, au milieu du chemin. En face, au-dessous de lui, le Paradou immense s’étendait.

— Tu as menti ! cria Albine, tu ne m’aimes plus !

Et elle pleurait, debout à son côté, se sentant impuissante à l’emporter plus haut. Elle n’avait pas de colère encore, elle pleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait écrasé.

— Le jardin est mort, j’ai toujours froid, murmura-t-il.

Mais elle lui prit la tête, elle lui montra le Paradou, d’un geste.

— Regarde donc !… Ah ! ce sont tes yeux qui sont morts, ce sont tes oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu as traversé toutes nos joies, sans les voir, sans les entendre, sans les sentir. Et tu n’as fait que trébucher, tu es venu tomber ici de lassitude et d’ennui… Tu ne m’aimes plus.

Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut une première violence.

— Tais-toi ! Est-ce que le jardin mourra jamais ! Il dormira, cet hiver ; il se réveillera en mai, il nous rapportera tout ce que nous lui avons confié de nos tendresses ; nos baisers refleuriront dans le parterre, nos serments repousseront avec les herbes et les arbres… Si tu le voyais, si tu l’entendais, il est plus profondément ému, il aime d’une façon plus doucement poignante, à cette saison d’automne, lorsqu’il s’endort dans sa fécondité… Tu ne m’aimes plus, tu ne peux plus savoir.

Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se fâcher. Il avait un visage aminci, que pâlissait une peur d’enfant. Un éclat de voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d’elle qu’elle se reposât un instant, près de lui, au milieu du chemin. Ils causeraient paisiblement, ils s’expliqueraient. Et tous deux, en face du Paradou, sans même se prendre le bout des doigts, s’entretinrent de leur amour.

— Je t’aime, je t’aime, dit-il de sa voix égale. Si je ne t’aimais pas, je ne serais pas venu… C’est vrai, je suis las. J’ignore pourquoi. J’aurais cru retrouver ici cette bonne chaleur dont le souvenir seul était une caresse. Et j’ai froid, le jardin me semble noir, je n’y vois rien de ce que j’y ai laissé. Mais ce n’est point ma faute. Je m’efforce d’être comme toi, je voudrais te contenter.

— Tu ne m’aimes plus, répéta encore Albine.

— Si, je t’aime. J’ai beaucoup souffert, l’autre jour, après t’avoir renvoyée… Oh ! je t’aimais avec un tel emportement, sais-tu, que je t’aurais brisée d’une étreinte, si tu étais revenue te jeter dans mes bras. Jamais je ne t’ai désirée si furieusement. Pendant des heures, tu es restée vivante devant moi, me tenaillant de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tu t’allumais comme un soleil, tu m’enveloppais de ta flamme… Alors, j’ai marché sur tout, je suis venu.

Il garda un court silence, songeur ; puis, il continua :

— Et maintenant mes bras sont comme brisés. Si je voulais te prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je te laisserais tomber… Attends que ce frisson m’ait quitté. Tu me donneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne me regarde pas de tes yeux irrités. Aide-moi à retrouver mon cœur.

Et il avait une tristesse si vraie, une envie si évidente de recommencer leur vie tendre, qu’Albine fut touchée. Un instant, elle redevint très-douce. Elle le questionna avec sollicitude.

— Où souffres-tu ? quel est ton mal ?

— Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veines s’en va… Tout à l’heure, en venant, j’ai cru qu’on me jetait sur les épaules une robe glacée, qui se collait à ma peau, et qui, de la tête aux pieds, me faisait un corps de pierre… J’ai déjà senti cette robe sur mes épaules… Je ne me souviens plus.

Mais elle l’interrompit d’un rire amical.

— Tu es un enfant, tu auras pris froid, voilà tout… Écoute, ce n’est pas moi qui te fais peur, au moins ? L’hiver, nous ne resterons pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous irons où tu voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, au milieu du monde, aussi tranquillement qu’au milieu des arbres. Et tu verras que je ne suis pas qu’une vaurienne, sachant dénicher des nids, marchant des heures sans être lasse… Quand j’étais petite, je portais des jupes brodées, avec des bas à jour, des guimpes, des falbalas. Personne ne t’a conté cela, peut-être ?

Il ne l’écoutait pas, il dit brusquement, en poussant un léger cri :

— Ah ! je me souviens !

Et, quand elle l’interrogea, il ne voulut pas répondre. Il venait de se rappeler la sensation de la chapelle du séminaire sur ses épaules. C’était là cette robe glacée qui lui faisait un corps de pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passé de prêtre. Les vagues souvenirs qui s’étaient éveillés en lui, le long de la route, des Artaud au Paradou, s’accentuèrent, s’imposèrent avec une souveraine autorité. Pendant qu’Albine continuait à lui parler de la vie heureuse qu’ils mèneraient ensemble, il entendait des coups de clochette sonnant l’élévation, il voyait des ostensoirs traçant des croix de feu au-dessus de grandes foules agenouillées.

— Eh bien ! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupes brodées… Je veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra te distraire. Tu m’aimeras davantage peut-être, lorsque tu me verras belle, mise comme les dames. Je n’aurai plus mon peigne enfoncé de travers, avec des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mes manches jusqu’aux coudes. J’agraferai ma robe pour ne plus montrer mes épaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posément, avec de petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femme à ton bras, dans les rues.

— Es-tu entrée dans les églises, parfois, quand tu étais petite ? lui demanda-t-il, à demi-voix, comme s’il eût continué tout haut malgré lui, la rêverie qui l’empêchait de l’entendre. Moi, je ne pouvais passer devant une église sans y entrer. Dès que la porte retombait silencieusement derrière moi, il me semblait que j’étais dans le paradis lui-même, avec des voix d’ange qui me contaient à l’oreille des histoires de douceur, avec l’haleine des saints et des saintes dont je sentais la caresse par tout mon corps… Oui, j’aurais voulu vivre là, toujours, perdu au fond de cette béatitude.

Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu’une courte flamme s’allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumise encore :

— Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de la musique, autrefois ; j’étais une demoiselle savante, qu’on élevait pour tous les charmes… Je retournerai à l’école, je me remettrai à la musique. Si tu désires m’entendre jouer un air que tu aimes, tu n’auras qu’à me l’indiquer, je l’apprendrai pendant des mois, pour te le faire entendre, un soir, chez nous, dans une chambre bien close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Et tu me récompenseras d’un seul baiser… Veux-tu ? un baiser sur les lèvres qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser entre tes bras.

— Oui, oui, murmura-t-il, ne répondant toujours qu’à ses propres pensées, mes grands plaisirs ont d’abord été d’allumer les cierges, de préparer les burettes, de porter le Missel, les mains jointes. Plus tard, j’ai goûté l’approche lente de Dieu, et j’ai cru mourir d’amour… Je n’ai pas d’autres souvenirs. Je ne sais rien. Quand je lève la main, c’est pour une bénédiction. Quand j’avance les lèvres, c’est pour un baiser donné à l’autel. Si je cherche mon cœur, je ne le trouve plus : je l’ai offert à Dieu, qui l’a pris.

Elle devint très-pâle, les yeux ardents. Elle continua, avec un tremblement dans la voix :

— Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le juges bon, envoyer le garçon au collége. Je garderai la chère blondine dans mes jupes. C’est moi qui lui apprendrai à lire. Oh ! je me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j’ai oublié mes lettres… Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu seras heureux, n’est-ce pas ? Réponds, dis-moi que tu auras chaud, que tu souriras, que tu ne regretteras rien ?

— J’ai pensé souvent aux saints de pierre qu’on encense depuis des siècles, au fond de leur niche, dit-il à voix très-basse. À la longue, ils doivent être baignés d’encens jusqu’aux entrailles… Et moi je suis comme un de ces saints. J’ai de l’encens jusque dans le dernier pli de mes organes. C’est cet embaumement qui fait ma sérénité, la mort tranquille de ma chair, la paix que je goûte à ne pas vivre… Ah ! que rien ne me dérange de mon immobilité ! Je resterai froid, rigide, avec le sourire sans fin de mes lèvres de granit, impuissant à descendre parmi les hommes. Tel est mon seul désir.

Elle se leva, irritée, menaçante. Elle le secoua, en criant :

— Que dis-tu ? que rêves-tu là, tout haut ?… Ne suis-je pas ta femme ? n’es-tu pas venu pour être mon mari ?

Lui, tremblait plus fort, se reculait.

— Non, laisse-moi, j’ai peur, balbutia-t-il.

— Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants ?

— Non, non, j’ai peur.

Puis, il jeta ce cri suprême :

— Je ne peux pas ! je ne peux pas !

Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face du malheureux, qui grelottait à ses pieds. Une flamme sortait de son visage. Elle avait ouvert les bras, comme pour le prendre, le serrer contre elle, dans un élan courroucé de désir. Mais elle parut réfléchir ; elle ne lui saisit que la main, elle le mit debout.

— Viens ! dit-elle.

Et elle le mena sous l’arbre géant, à la place même où elle s’était livrée, et où il l’avait possédée. C’était la même ombre de félicité, le même tronc qui respirait ainsi qu’une poitrine, les mêmes branches qui s’étendaient au loin, pareilles à des membres protecteurs. L’arbre restait bon, robuste, puissant, fécond. Comme au jour de leurs noces, une langueur d’alcôve, une lueur de nuit d’été mourant sur l’épaule nue d’une amoureuse, un balbutiement d’amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans la clairière, baignée d’une limpidité verdâtre. Et, au loin, le Paradou, malgré le premier frisson de l’automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Il redevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de la forêt, des grandes roches, du vaste ciel, arrivait de nouveau un rire de volupté, un vent qui semait sur son passage une poussière de fécondation. Jamais le jardin, aux plus tièdes soirées de printemps, n’avait des tendresses si profondes qu’aux derniers beaux jours, lorsque les plantes s’endormaient en se disant adieu. L’odeur des germes mûrs charriait une ivresse de désir, à travers les feuilles plus rares.

— Entends-tu, entends-tu ? balbutiait Albine à l’oreille de Serge, qu’elle avait laissé tomber sur l’herbe, au pied de l’arbre.

Serge pleurait.

— Tu vois bien que le Paradou n’est pas mort. Il nous crie de nous aimer. Il veut toujours notre mariage… Oh ! souviens-toi ! Prends-moi à ton cou. Soyons l’un à l’autre.

Serge pleurait.

Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-même, d’une étreinte farouche. Ses lèvres se collèrent sur ce cadavre pour le ressusciter. Et Serge n’eut encore que des larmes.

Au bout d’un grand silence, Albine parla. Elle était debout, méprisante, résolue.

— Va-t’en ! dit-elle à voix basse.

Serge se leva d’un effort. Il ramassa son bréviaire qui avait roulé dans l’herbe. Il s’en alla.

— Va-t-en ! répétait Albine qui le suivait, le chassant devant elle, haussant la voix.

Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit à la brèche, au milieu des arbres graves. Et là, comme Serge hésitait, le front bas, elle lui cria violemment :

— Va-t-en ! va-t-en !

Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tête. La nuit tombait, le jardin n’était plus qu’un grand cercueil d’ombre.


XIII


Frère Archangias, réveillé, debout sur la brèche, donnait des coups de bâton contre les pierres, en jurant abominablement.

— Que le diable leur casse les cuisses ! qu’il les cloue au derrière l’un de l’autre comme des chiens ! qu’il les traîne par les pieds, le nez dans leur ordure !

Mais quand il vit Albine chassant le prêtre, il resta un moment, surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d’un rire terrible.

— Adieu, la gueuse ! Bon voyage ! Retourne forniquer avec tes loups… Ah ! tu n’as pas assez d’un saint. Il te faut des reins autrement solides. Il te faut des chênes. Veux-tu mon bâton ? Tiens ! couche avec ! Voilà le gaillard qui te contentera.

Et, à toute volée, il jeta son bâton derrière Albine, dans le crépuscule. Puis, regardant l’abbé Mouret, il gronda :

— Je vous savais là-dedans. Les pierres étaient dérangées… Écoutez, monsieur le curé, votre faute a fait de moi votre supérieur, Dieu vous dit par ma bouche que l’enfer n’a pas de tourments assez effroyables pour les prêtres enfoncés dans la chair. S’il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gâtera sa justice.

À pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le prêtre n’avait pas ouvert les lèvres. Peu à peu, il relevait la tête, il ne tremblait plus. Quand il aperçut, au loin, sur le ciel violâtre, la barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles de l’église, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levait une grande sérénité.

Cependant, le Frère, de temps à autre, donnait un coup de pied à un caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait son compagnon.

— Est-ce fini, cette fois ?… Moi, quand j’avais votre âge, j’étais possédé ; un démon me mangeait les reins. Et puis, il s’est ennuyé, il s’en est allé. Je n’ai plus de reins. Je vis tranquille… Oh ! je savais bien que vous viendriez. Voilà trois semaines que je vous guette. Je regardais dans le jardin, par le trou du mur. J’aurais voulu couper les arbres. Souvent, j’ai jeté des pierres. Quand je cassais une branche, j’étais content… Dites, c’est donc extraordinaire, ce qu’on goûte là-dedans ?

Il avait arrêté l’abbé Mouret au milieu de la route, en le regardant avec des yeux luisant d’une terrible jalousie. Les délices entrevues du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il était resté sur le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l’abbé restant muet, il se remit à marcher, ricanant, grognant des paroles équivoques. Et, haussant le ton :

— Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait, il scandalise tous les autres prêtres… Moi-même, je ne me sentais plus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe… À cette heure, vous voilà raisonnable. Allez, vous n’avez pas besoin de vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous a cassé les reins comme aux autres. Tant mieux ! tant mieux !

Il triomphait, il tapait des mains. L’abbé ne l’écoutait pas, perdu dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frère l’eut quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, il entra dans l’église. Elle était toute grise, comme par ce terrible soir de pluie, où la tentation l’avait si rudement secoué. Mais elle restait pauvre et recueillie, sans ruissellement d’or, sans souffles d’angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel. Seule, une haleine de miséricorde semblait l’emplir.

Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant des larmes qu’il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le prêtre murmurait :

— Ô mon Dieu, il n’est pas vrai que vous soyez sans pitié. Je le sens, vous m’avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce, qui, depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, en m’apportant le salut d’une façon lente et certaine… Ô mon Dieu, c’est au moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avec le plus d’efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal. Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son impuissance… Et, maintenant, ô mon Dieu, je vois que vous m’aviez à jamais marqué de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de délices, qui met un homme hors des hommes, et dont l’empreinte est si ineffaçable, qu’elle reparaît tôt ou tard, même sur les membres coupables. Vous m’avez brisé dans le péché et dans la tentation. Vous m’avez dévasté de votre flamme. Vous avez voulu qu’il n’y eût plus que des ruines en moi, pour y descendre en sécurité. Je suis une maison vide où vous pouvez habiter… Soyez béni, ô mon Dieu !

Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L’église était victorieuse ; elle restait debout, au-dessus de la tête du prêtre, avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images saintes. Le monde n’existait plus. La tentation s’était éteinte, ainsi qu’un incendie désormais inutile à la purification de cette chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri suprême :

— En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehors de tout, je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul, éternellement !


XIV


À cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant l’agonie muette d’une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elle avait un visage blanc, traversé au front d’un grand pli. Pourquoi donc souffrait-elle toute cette mort ? De quelle faute était-elle coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tînt plus les promesses qu’il lui faisait depuis l’enfance. Et elle s’interrogeait, allant devant elle, sans voir les allées où l’ombre coulait peu à peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres. Elle ne se souvenait pas d’avoir cassé une fleur. Elle était restée la fille aimée des verdures, les écoutant avec soumission, s’abandonnant à elles, pleine de foi dans les bonheurs qu’elles lui réservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié de se coucher sous l’arbre géant, elle s’était couchée, elle avait ouvert les bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors, si elle ne trouvait rien à se reprocher, c’était donc le jardin qui la trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir souffrir.

Elle s’arrêta, elle regarda autour d’elle. Les grandes masses sombres des feuillages gardaient un silence recueilli ; les sentiers, où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impasses de ténèbres ; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément, elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix s’étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le Paradou de répondre, sans qu’une explication lui vînt des hautes branches, sans qu’une seule feuille la prît en pitié. Puis, quand elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dans la fatalité de l’hiver. Maintenant qu’elle ne questionnait plus la terre en créature révoltée, elle entendait une voix basse courant au ras du sol, la voix d’adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécu toujours en fleurs, s’être exhalé en un parfum continu, puis s’en aller au premier tourment, avec l’espoir de repousser quelque part, n’était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que gâterait un entêtement à vivre davantage ? Ah ! comme on devait être bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer à la courte journée vécue, pour en fixer éternellement les joies fugitives !

Elle s’arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cette heure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme une jouissance suprême. C’était à la mort qu’il l’avait conduite d’une si tendre façon. Après l’amour, il n’y avait plus que la mort. Et jamais le jardin ne l’avait tant aimée ; elle s’était montrée ingrate en l’accusant, elle restait sa fille la plus chère. Les feuillages silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, les pelouses où le vent s’assoupissait, ne se taisaient que pour l’inviter à la joie d’un long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid ; ils rêvaient de l’emporter, roulée parmi les feuilles sèches, les yeux glacés comme l’eau des sources, les membres raidis comme les branches nues, le sang dormant le sommeil de la séve. Elle vivrait leur existence jusqu’au bout, jusqu’à leur mort. Peut-être avaient-ils déjà résolu qu’à la saison prochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la forêt. C’était la grande loi de la vie : elle allait mourir.

Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin, en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles ? Quelle fleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras, la laque tendre de sa gorge ? À quel arbuste malade devait-elle offrir son jeune sang ? Elle aurait voulu être utile aux herbes qui végétaient sur le bord des allées, se tuer là, pour qu’une verdure poussât d’elle, superbe, grasse, pleine d’oiseaux en mai et ardemment caressée du soleil. Mais le Paradou resta muet longtemps encore, ne se décidant pas à lui confier dans quel dernier baiser il l’emporterait. Elle dut retourner partout, refaire le pèlerinage de ses promenades. La nuit était presque entièrement tombée, et il lui semblait qu’elle entrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c’était sur leurs lits de cailloux qu’il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant, avec un désir qui ralentissait sa marche, que quelque chêne s’écroulât et l’ensevelît dans la majesté de sa chute. Elle longea les rivières des prairies, se penchant presque à chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée, parmi les nénuphars. Nulle part, la mort ne l’appelait, ne lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle ne se trompait point. C’était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affamée qu’aux matinées tièdes où elle cherchait l’amour. Et, tout d’un coup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs.

D’abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernière lueur du crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutes les roses qui s’alanguissaient aux approches de l’hiver. Elle les cueillait à terre, sans se soucier des épines ; elle les cueillait devant elle, des deux mains ; elle les cueillait au-dessus d’elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes. Une telle hâte la poussait, qu’elle cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins d’herbe. Bientôt elle eut des roses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra au pavillon, ayant dépouillé le bois, emportant jusqu’aux pétales tombés ; et quand elle eut laissé glisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le parterre.

Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets énormes qu’elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les œillets, coupant tout jusqu’aux boutons, liant des gerbes géantes d’œillets blancs, pareilles à des jattes de lait, des gerbes géantes d’œillets rouges, pareilles à des jattes de sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles de nuit, les héliotropes, les lis ; elle prenait à poignée les dernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les ruches de satin ; elle dévastait les corbeilles de belles de nuit, ouvertes à peine à l’air du soir ; elle fauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs ; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux. Lorsqu’elle fut de nouveau chargée, elle remonta au pavillon jeter, à côté des roses, les violettes, les œillets, les quarantaines, les belles de nuit, les héliotropes, les lis. Et, sans reprendre haleine, elle redescendit.

Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui était comme le cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis une seconde poussée des fleurs du printemps. Elle s’acharna surtout sur des plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieu des herbes, menant sa récolte avec des précautions d’avare. Les tubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaient distiller goutte à goutte de l’or, des richesses, des biens extraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grains fleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait lui verser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu’elle disparût dans la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu’elle avait coupée, elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen de raser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses, par-dessus les jacinthes, les soucis et les pavots s’entassèrent. Elle revint en courant se décharger dans la chambre au plafond bleu, veillant à ce que le vent ne lui volât pas un pistil. Elle redescendit.

Qu’allait-elle cueillir maintenant ? Elle avait moissonné le parterre entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle ne voyait plus, sous l’ombre encore grise, que le parterre mort, n’ayant plus les yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses œillets, les cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle ne pouvait remonter les bras vides. Et elle s’attaqua aux herbes, aux verdures ; elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une suprême étreinte de passion à emporter la terre elle-même. Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et n’en laissa pas une feuille. Elle prit même deux grands fenouils, qu’elle jeta sur ses épaules, ainsi que deux arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrées, elle aurait emmené derrière elle toute la nappe verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regard sur le Paradou. Il était noir ; la nuit, tombée complétement, lui avait jeté un drap noir sur la face. Et elle monta, pour ne plus redescendre.

La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampe allumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieu du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu’elle distribuait à tous les coins. D’abord, derrière la lampe, sur la console, elle mit les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sa pureté blanche. Puis, elle porta des poignées d’œillets et de quarantaines sur le vieux canapé, dont l’étoffe peinte était déjà semée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans ; et l’étoffe disparut, le canapé allongea contre le mur un massif de quarantaines hérissé d’œillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant l’alcôve ; elle emplit le premier de soucis, le second de pavots, le troisième de belles de nuit, le quatrième d’héliotropes ; les fauteuils, noyés, ne montrant que des bouts de leurs bras, semblaient des bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle roula près du chevet une petite table, sur laquelle elle dressa un tas énorme de violettes. Et, à larges brassées, elle couvrit entièrement le lit de toutes les jacinthes et de toutes les tubéreuses qu’elle avait apportées ; la couche était si épaisse, qu’elle débordait sur le devant, aux pieds, à la tête, dans la ruelle, laissant couler des traînées de grappes. Le lit n’était plus qu’une grande floraison. Cependant, les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout ; elle ne regardait même pas où elles tombaient ; la console, le canapé, les fauteuils, en reçurent ; un coin du lit en fut inondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d’orage, qui faisaient des mares dans les trous du carreau. Mais le tas ne diminuant guère, elle finit par en tresser des guirlandes qu’elle pendit aux murs. Les Amours de plâtre qui polissonnaient au-dessus de l’alcôve, eurent des guirlandes de roses au cou, aux bras, autour des reins ; leurs ventres nus, leurs culs nus furent tout habillés de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadrés de nœuds de ruban couleur chair, les peintures érotiques mangées par le temps, se trouvèrent tendus d’un manteau de roses, d’une draperie de roses. La grande chambre était parée. Maintenant, elle pouvait y mourir.

Un instant, elle resta debout, regardant autour d’elle. Elle songeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa les verdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes, les fenouils ; elle les tordit, les plia, en fabriqua des tampons, à l’aide desquels elle alla boucher les moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres. Puis, elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus à gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur la floraison des jacinthes et des tubéreuses.

Là, ce fut une volupté dernière. Les yeux grands ouverts, elle souriait à la chambre. Comme elle avait aimé, dans cette chambre ! Comme elle y mourait heureuse ! À cette heure, rien d’impur ne lui venait plus des Amours de plâtre, rien de troublant ne descendait plus des peintures, où des membres de femme se vautraient. Il n’y avait, sous le plafond bleu, que le parfum étouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre que l’odeur d’amour ancien dont l’alcôve était toujours restée tiède, une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu’elle soufflait l’asphyxie. Peut-être était-ce l’haleine de la dame morte là, il y avait un siècle. Elle se trouvait ravie à son tour, dans cette haleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, elle continuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange de senteurs qui l’endormait lentement, très-doucement. D’abord, c’était un prélude gai, enfantin : ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l’âpreté des herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas de violettes posé sur la table, près du chevet ; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l’haleine calme, l’accompagnement régulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l’éclat brusque des œillets, à l’odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait les tourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s’apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu’à un cantique adorable des héliotropes, dont les haleines de vanille disaient l’approche des noces. Les belles de nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis, il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond coulèrent des voix, un chœur lointain. C’était un ensemble large, qu’elle écouta au début avec un léger frisson. Le chœur s’enfla, elle fut bientôt toute vibrante des sonorités prodigieuses qui éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues, les fanfares des roses annonçaient l’instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée, mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l’étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l’enveloppèrent d’un dernier soupir, si profond, qu’il couvrit le chœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs.


XV


Le lendemain, vers trois heures, la Teuse et Frère Archangias, qui causaient sur le perron du presbytère, virent le cabriolet du docteur Pascal traverser le village, au grand galop du cheval. De violents coups de fouet sortaient de la capote baissée.

— Où court-il donc comme ça ? murmura la vieille servante. Il va se casser le cou.

Le cabriolet était arrivé au bas du tertre, sur lequel l’église était bâtie. Brusquement, le cheval se cabra, s’arrêta ; et la tête du docteur, toute blanche, toute ébouriffée, s’allongea sous la capote.

— Serge est-il là ? cria-t-il d’une voix furieuse.

La Teuse s’était avancée au bord du tertre.

— Monsieur le curé est dans sa chambre, répondit-elle. Il doit lire son bréviaire… Vous avez quelque chose à lui dire ? Voulez-vous que je l’appelle ?

L’oncle Pascal, dont le visage paraissait bouleversé, eut un geste terrible de sa main droite, qui tenait le fouet. Il reprit, se penchant davantage, au risque de tomber :

— Ah ! il lit son bréviaire !… Non, ne l’appelez pas. Je l’étranglerais, et c’est inutile… J’ai à lui dire qu’Albine est morte, entendez-vous ! Dites-lui qu’elle est morte, de ma part !

Et il disparut, il lança à son cheval un si rude coup de fouet, que la bête s’emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l’arrêta de nouveau, allongeant encore la tête, criant plus fort :

— Dites-lui aussi de ma part qu’elle était enceinte ! Ça lui fera plaisir.

Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahots inquiétants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou. La Teuse était restée toute suffoquée. Frère Archangias ricanait, en fixant sur elle des yeux où flambait une joie farouche. Et elle le poussa, elle faillit le faire tomber, le long des marches du perron.

— Allez-vous-en, bégayait-elle, se fâchant à son tour, se soulageant sur lui. Je finirai par vous détester, vous !… Est-il possible de se réjouir de la mort du monde ! Moi, je ne l’aimais pas cette fille. Mais quand on meurt à son âge, ce n’est pas gai… Allez-vous-en, tenez ! Ne riez plus comme ça, ou je vous jette mes ciseaux à la figure !

C’était vers une heure seulement qu’un paysan, venu à Plassans pour vendre ses légumes, avait appris au docteur Pascal la mort d’Albine, en ajoutant que Jeanbernat le demandait. Maintenant, le docteur se sentait un peu soulagé par le cri qu’il venait de jeter, en passant devant l’église. Il s’était détourné de son chemin, afin de se donner cette satisfaction. Il se reprochait cette mort comme un crime dans lequel il aurait trempé. Tout le long de la route, il n’avait cessé de s’accabler d’injures, s’essuyant les yeux pour voir clair à conduire son cheval, poussant le cabriolet sur les tas de pierres, avec la sourde envie de culbuter et de se casser quelque membre. Lorsqu’il se fut engagé dans le chemin creux longeant la muraille interminable du parc, une espérance lui vint. Peut-être qu’Albine n’était qu’en syncope. Le paysan lui avait conté qu’elle s’était asphyxiée avec des fleurs. Ah ! s’il arrivait à temps, s’il pouvait la sauver ! Et il tapait férocement sur son cheval, comme s’il eût tapé sur lui.

La journée était fort belle. Ainsi qu’aux beaux jours de mai, le pavillon lui apparut tout baigné de soleil. Mais le lierre qui montait jusqu’au toit avait des feuilles tachées de rouille, et les mouches à miel ne ronflaient plus autour des giroflées, grandies entre les fentes. Il attacha vivement son cheval, il poussa la barrière du petit jardin. C’était toujours ce grand silence, dans lequel Jeanbernat fumait sa pipe. Seulement, le vieux n’était plus là, sur son banc, devant ses salades.

— Jeanbernat ! appela le docteur.

Personne ne répondit. Alors, en entrant dans le vestibule, il vit une chose qu’il n’avait jamais vue. Au fond du couloir, au bas de la cage noire de l’escalier, une porte était ouverte sur le Paradou ; l’immense jardin, sous le soleil pâle, roulait ses feuilles jaunes, étendait sa mélancolie d’automne. Il franchit le seuil de cette porte, il fit quelques pas sur l’herbe humide.

— Ah ! c’est vous, docteur ! dit la voix calme de Jeanbernat.

Le vieux, à grands coups de bêche, creusait un trou, au pied d’un mûrier. Il avait redressé sa haute taille, en entendant des pas. Puis, il s’était remis à la besogne, enlevant d’un seul effort une motte énorme de terre grasse.

— Que faites-vous donc là ? demanda le docteur Pascal.

Jeanbernat se redressa de nouveau. Il essuyait la sueur de son front sur la manche de sa veste.

— Je fais un trou, répondit-il simplement. Elle a toujours aimé le jardin. Elle sera bien là pour dormir.

Le docteur sentit l’émotion l’étrangler. Il resta un instant au bord de la fosse, sans pouvoir parler. Il regardait Jeanbernat donner ses rudes coups de bêche.

— Où est-elle ? dit-il enfin.

— Là haut, dans sa chambre. Je l’ai laissée sur le lit. Je veux que vous lui écoutiez le cœur, avant de la mettre là-dedans… Moi, j’ai écouté, je n’ai rien entendu.

Le docteur monta. La chambre n’avait pas été touchée. Seule, une fenêtre était ouverte. Les fleurs, fanées, étouffées dans leur propre parfum, ne mettaient plus là que la senteur fade de leur chair morte. Au fond de l’alcôve, pourtant, restait une chaleur d’asphyxie, qui semblait couler dans la chambre et s’échapper encore par minces filets de fumée. Albine, très-blanche, les mains sur son cœur, dormait avec un sourire, au milieu de sa couche de jacinthes et de tubéreuses. Et elle était bien heureuse, elle était bien morte. Debout devant le lit, le docteur la regarda longuement, avec cette fixité des savants qui tentent des résurrections. Puis, il ne voulut pas même déranger ses mains jointes ; il la baisa au front, à cette place que sa maternité avait déjà tachée d’une ombre légère. En bas, dans le jardin, la bêche de Jeanbernat enfonçait toujours ses coups sourds et réguliers.

Cependant, au bout d’un quart d’heure, le vieux monta. Il avait fini sa besogne. Il trouva le docteur assis devant le lit, plongé dans une telle songerie, qu’il paraissait ne pas sentir les grosses larmes coulant une à une sur ses joues. Les deux hommes n’échangèrent qu’un regard. Puis, après un silence :

— Allez, j’avais raison, dit lentement Jeanbernat, répétant son geste large, il n’y a rien, rien, rien… Tout ça, c’est de la farce.

Il restait debout, il ramassait les roses tombées du lit, qu’il jetait une à une sur les jupes d’Albine.

— Les fleurs, ça ne vit qu’un jour, dit-il encore ; tandis que les mauvaises orties comme moi, ça use les pierres où ça pousse… Maintenant, bonsoir, je puis crever. On m’a soufflé mon dernier coin de soleil. C’est de la farce.

Et il s’assit à son tour. Il ne pleurait pas, il avait le désespoir raide d’un automate dont la mécanique se casse. Machinalement, il allongea la main, il prit un livre sur la petite table couverte de violettes. C’était un des bouquins du grenier, un volume dépareillé d’Holbach, qu’il lisait depuis le matin, en veillant le corps d’Albine. Comme le docteur se taisait toujours, accablé, il se remit à tourner les pages. Mais une idée lui vint tout d’un coup.

— Si vous m’aidiez, dit-il au docteur, nous la descendrions à nous deux, nous l’enterrerions avec toutes ces fleurs.

L’oncle Pascal eut un frisson. Il expliqua qu’il n’était pas permis de garder ainsi les morts.

— Comment, ce n’est pas permis ! cria le vieux. Eh bien ! je me le permettrai !… Est-ce qu’elle n’est pas à moi ? Est-ce que vous croyez que je vais me la laisser prendre par les curés ? Qu’ils essayent, s’ils veulent être reçus à coups de fusil.

Il s’était levé, il brandissait terriblement son livre. Le docteur lui saisit les mains, les serra contre les siennes, en le conjurant de se calmer. Pendant longtemps, il parla, disant tout ce qui lui venait aux lèvres ; il s’accusait, il laissait échapper des lambeaux d’aveux, il revenait vaguement à ceux qui avaient tué Albine.

— Écoutez, dit-il enfin, elle n’est plus à vous, il faut la leur rendre.

Mais Jeanbernat hochait la tête, refusant du geste. Il était ébranlé, cependant. Il finit par dire :

— C’est bien. Qu’ils la prennent et qu’elle leur casse les bras ! Je voudrais qu’elle sortît de leur terre pour les tuer tous de peur… D’ailleurs, j’ai une affaire à régler là-bas. J’irai demain… Adieu, docteur. Le trou sera pour moi.

Et, quand le docteur fut parti, il se rassit au chevet de la morte, et reprit gravement la lecture de son livre.



XVI



Ce matin-là, il y avait un grand remue-ménage, dans la basse-cour du presbytère. Le boucher des Artaud venait de tuer Mathieu, le cochon, sous le hangar. Désirée, enthousiasmée, avait tenu les pieds de Mathieu, pendant qu’on le saignait, le baisant sur l’échine pour qu’il sentît moins le couteau, lui disant qu’il fallait bien qu’on le tuât, maintenant qu’il était si gras. Personne comme elle ne tranchait la tête d’une oie d’un seul coup de hachette, ou n’ouvrait le gosier d’une poule avec une paire de ciseaux. Son amour des bêtes acceptait très-gaillardement ce massacre. C’était nécessaire, disait-elle ; ça faisait de la place aux petits qui poussaient. Et elle était très-gaie.

— Mademoiselle, grondait la Teuse à chaque minute, vous allez vous faire mal. Ça n’a pas de bon sens, de se mettre dans un état pareil, parce qu’on tue un cochon. Vous êtes rouge comme si vous aviez dansé tout un soir.

Mais Désirée tapait des mains, tournait, s’occupait. La Teuse, elle, avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsi qu’elle le disait. Depuis le matin six heures, elle roulait sa masse énorme, de la cuisine à la basse-cour. Elle devait faire le boudin. C’était elle qui avait battu le sang, deux larges terrines toutes roses au grand soleil. Et jamais elle n’aurait fini, parce que mademoiselle l’appelait toujours, pour des riens. Il faut dire qu’à l’heure même où le boucher saignait Mathieu, Désirée avait eu une grosse émotion, en entrant dans l’écurie. Lise, la vache, était en train d’y accoucher. Alors, saisie d’une joie extraordinaire, elle avait achevé de perdre la tête.

— Un s’en va, un autre arrive ! cria-t-elle, sautant, pirouettant sur elle-même. Mais viens donc voir, la Teuse !

Il était onze heures. Par moments, un chant sortait de l’église. On saisissait un murmure confus de voix désolées, un balbutiement de prière, d’où montaient brusquement des lambeaux de phrases latines, jetés à pleine voix.

— Viens donc ! répéta Désirée pour la vingtième fois.

— Il faut que j’aille sonner, murmura la vieille servante ; jamais je n’aurai fini… Qu’est-ce que vous voulez encore, mademoiselle ?

Mais elle n’attendit pas la réponse. Elle se jeta au milieu d’une bande de poules, qui buvaient goulûment le sang, dans les terrines. Elle les dispersa à coups de pied, furieuse. Puis elle couvrit les terrines, en disant :

— Ah bien ! au lieu de me tourmenter vous feriez mieux de veiller sur ces gueuses… Si vous les laissez faire, vous n’aurez pas de boudin, comprenez-vous !

Désirée riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, le grand mal ! Ça les engraissait. Puis, elle voulut emmener la Teuse auprès de la vache. Celle-ci se débattait.

— Il faut que j’aille sonner… L’enterrement va sortir. Vous entendez bien.

À ce moment, dans l’église, les voix grandirent, traînèrent sur un ton mourant. Un bruit de pas arriva, très-distinct.

— Non, regarde, insistait Désirée en la poussant vers l’écurie. Dis-moi ce qu’il faut que je fasse.

La vache, étendue sur la litière, tourna la tête, les suivit de ses gros yeux. Et Désirée prétendait qu’elle avait pour sûr besoin de quelque chose. Peut-être qu’on aurait pu l’aider, pour qu’elle souffrît moins. La Teuse haussait les épaules. Est-ce que les bêtes ne savaient pas faire leurs affaires elles-mêmes ! Il ne fallait pas la tourmenter, voilà tout. Elle se dirigeait enfin vers la sacristie, lorsqu’en repassant devant le hangar, elle jeta un nouveau cri.

— Tenez, tenez ! dit-elle, le poing tendu. Ah ! la gredine !

Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu’on le grillât, s’allongeait, tombé sur le dos, les pattes en l’air. Le trou du couteau, à son cou, était tout frais, avec des gouttes de sang qui perlaient. Et une petite poule blanche, l’air très-délicat, piquait une à une les gouttes de sang.

— Pardi ! elle se régale, dit simplement Désirée.

Elle s’était penchée, elle donnait des tapes sur le ventre ballonné du cochon, en ajoutant :

— Hein ! mon gros, tu leur as assez de fois volé leur soupe pour qu’elles te mangent un peu le cou maintenant.

La Teuse ôta rapidement son tablier, dont elle enveloppa le cou de Mathieu. Ensuite, elle se hâta, elle disparut dans l’église. La grande porte venait de crier sur ses gonds rouillés, une bouffée de chant s’élargissait en plein air, au milieu du soleil calme. Et, tout d’un coup, la cloche se mit à sonner, à coups réguliers. Désirée, qui était restée agenouillée devant le cochon, lui tapant toujours sur le ventre, avait levé la tête, écoutait, sans cesser de sourire. Puis, se voyant seule, ayant regardé sournoisement autour d’elle, elle se glissa dans l’écurie, dont elle referma la porte sur elle. Elle allait aider la vache.

La petite grille du cimetière, qu’on avait voulu ouvrir toute grande, pour laisser passer le corps, pendait contre le mur, à demi-arrachée. Dans le champ vide, le soleil dormait, sur les herbes sèches. Le convoi entra, en psalmodiant le dernier verset du Miserere. Et il y eut un silence.

Requiem æternam dona ei, Domine, reprit d’une voix grave l’abbé Mouret.

Et lux perpetua luceat ei, ajouta Frère Archangias, avec un mugissement de chantre.

D’abord, Vincent s’avançait, en surplis, portant la croix, une grande croix de cuivre à moitié désargentée, qu’il levait à deux mains, très-haut. Puis, marchait l’abbé Mouret, pâle dans sa chasuble noire, la tête droite, chantant sans un tremblement des lèvres, les yeux fixés au loin, devant lui. Le cierge allumé qu’il tenait tachait à peine le plein jour d’une goutte chaude. Et, à deux pas, le touchant presque, venait le cercueil d’Albine, que quatre paysans portaient sur une sorte de brancard peint en noir. Le cercueil mal recouvert par un drap trop court, montrait, aux pieds, le sapin neuf de ses planches, dans lequel les têtes des clous mettaient des étincelles d’acier. Au milieu du drap, des fleurs étaient semées, des poignées de roses blanches, de jacinthes et de tubéreuses, prises au lit même de la morte.

— Faites donc attention ! cria Frère Archangias aux paysans, lorsque ceux-ci penchèrent un peu le brancard, pour qu’il pût passer, sans s’accrocher à la grille. Vous allez tout flanquer par terre !

Et il retint le cercueil de sa grosse main. Il portait l’aspersoir, faute d’un second clerc ; et il remplaçait également le chantre, le garde-champêtre, qui n’avait pu venir.

— Entrez aussi, vous autres, dit-il en se tournant.

C’était un autre convoi, le petit de la Rosalie, mort la veille, dans une crise de convulsions. Il y avait là, la mère, le père, la vieille Brichet, Catherine, et deux grandes filles, la Rousse et Lisa. Ces dernières tenaient le cercueil du petit, chacune par un bout.

Brusquement, les voix tombèrent. Il y eut un nouveau silence. La cloche sonnait toujours, sans se presser, d’une façon navrée. Le convoi traversa tout le cimetière, se dirigeant vers l’angle que formaient l’église et le mur de la basse-cour. Des vols de sauterelles s’envolaient, des lézards rentraient vivement dans leurs trous. Une chaleur, lourde encore, pesait sur ce coin de terre grasse. Les petits bruits des herbes cassées sous le piétinement, du cortége, prenaient un murmure de sanglots étouffés.

— Là, arrêtez-vous, dit le Frère en barrant le chemin aux deux grandes filles qui tenaient le petit. Attendez votre tour. Vous n’avez pas besoin d’être dans nos jambes.

Et les grandes filles posèrent le petit à terre. La Rosalie, Fortuné et la vieille Brichet s’arrêtèrent au milieu du cimetière, tandis que Catherine suivait sournoisement Frère Archangias. La fosse d’Albine était creusée à gauche de la tombe de l’abbé Caffin, dont la pierre blanche semblait au soleil toute semée de paillettes d’argent. Le trou béant, frais du matin, s’ouvrait parmi de grosses touffes d’herbe ; sur le bord, de hautes plantes, à demi-arrachées, penchaient leurs tiges ; au fond, une fleur était tombée, tachant le noir de la terre de ses pétales rouges. Lorsque l’abbé Mouret s’avança, la terre molle céda sous ses pieds ; il dut reculer, pour ne pas rouler dans la fosse.

Ego sum… entonna-t-il d’une voix pleine, qui dominait les lamentations de la cloche.

Et, pendant l’antienne, les assistants instinctivement jetaient des coups d’œil furtifs au fond du trou, vide encore. Vincent, qui avait planté la croix au pied de la fosse, en face du prêtre, poussait du soulier de petits filets de terre, qu’il s’amusait à regarder tomber ; et cela faisait rire Catherine, penchée derrière lui, pour mieux voir. Les paysans avaient posé la bière sur l’herbe. Ils s’étiraient les bras, pendant que Frère Archangias préparait l’aspersoir.

— Ici, Voriau ! appela Fortuné.

Le grand chien noir, qui était allé flairer la bière, revint en rechignant.

— Pourquoi a-t-on amené ce chien ? s’écria Rosalie.

— Pardi ! il nous a suivis, dit Lisa, en s’égayant discrètement.

Tout ce monde causait à demi-voix, autour du cercueil du petit. Le père et la mère l’oubliaient par moments ; puis, ils se taisaient, quand ils le retrouvaient là, entre eux, à leurs pieds.

— Et le père Bambousse n’a pas voulu venir ? demanda la Rousse.

La vieille Brichet leva les yeux au ciel.

— Il parlait de tout casser, hier, quand le petit est mort, murmura-t-elle. Non, ce n’est pas un bon homme, je le dis devant vous, Rosalie… Est-ce qu’il n’a pas failli m’étrangler, en criant qu’on l’avait volé, qu’il aurait donné un de ses champs de blé, pour que le petit mourût trois jours avant la noce !

— On ne pouvait pas savoir, dit d’un air malin le grand Fortuné.

— Qu’est-ce que ça fait que le vieux se fâche ! ajouta Rosalie. Nous sommes mariés tout de même, maintenant.

Ils se souriaient par-dessus la petite bière, les yeux luisants. Lisa et la Rousse se poussèrent du coude. Tous redevinrent très-sérieux. Fortuné avait pris une motte de terre pour chasser Voriau, qui rôdait à présent parmi les vieilles dalles.

— Ah ! voilà que ça va être fini, souffla très-bas la Rousse.

Devant la fosse, l’abbé Mouret achevait le De profundis. Puis, il s’approcha du cercueil, à pas lents, se redressa, le regarda un instant, sans un battement de paupières. Il semblait plus grand, il avait une sérénité de visage qui le transfigurait. Et il se baissa, il ramassa une poignée de terre qu’il sema sur la bière en forme de croix. Il récitait, d’une voix si claire, que pas une syllabe ne fut perdue :

Revertitur in terram suam unde erat, et spiritus redit ad Deum qui dedit illum.

Un frisson avait couru parmi les assistants. Lisa réfléchissait, disant d’un air ennuyé :

— Ça n’est pas gai tout de même, quand on pense qu’on y passera à son tour.

Frère Archangias avait tendu l’aspersoir au prêtre. Celui-ci le secoua au-dessus du corps, à plusieurs reprises. Il murmura :

Requiescat in pace.

Amen, répondirent à la fois Vincent et le Frère, d’un ton si aigu et d’un ton si grave, que Catherine dut se mettre le poing sur la bouche, pour ne pas éclater.

— Non, non, ce n’est pas gai, continuait Lisa… Il n’y a seulement personne, à cet enterrement. Sans nous, le cimetière serait vide.

— On raconte qu’elle s’est tuée, dit la vieille Brichet.

— Oui, je sais, interrompit la Rousse. Le Frère ne voulait pas qu’on l’enterrât avec les chrétiens. Mais monsieur le curé a répondu que l’éternité était pour tout le monde. J’étais là… N’importe, le Philosophe aurait pu venir.

Mais la Rosalie les fit taire en murmurant :

— Eh ! regardez, le voilà, le Philosophe !

En effet, Jeanbernat entrait dans le cimetière. Il marcha droit au groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pas gaillard, si souple encore, qu’il ne faisait aucun bruit. Quand il se fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont il sembla couver un instant la nuque des yeux. Puis, comme l’abbé Mouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau de sa poche, l’ouvrit, et abattit, d’un seul coup, l’oreille droite du Frère.

Personne n’avait eu le temps d’intervenir. Le Frère poussa un hurlement.

— La gauche sera pour une autre fois, dit paisiblement Jeanbernat en jetant l’oreille par terre.

Et il repartit. La stupeur fut telle, qu’on ne le poursuivit même pas. Frère Archangias s’était laissé tomber sur le tas de terre fraîche retirée du trou. Il avait mis son mouchoir en tampon sur sa blessure. Un des quatre porteurs voulut l’emmener, le reconduire chez lui. Mais il refusa du geste. Il resta là, farouche, attendant, voulant voir descendre Albine dans le trou.

— Enfin, c’est notre tour, dit la Rosalie avec un léger soupir.

Cependant, l’abbé Mouret s’attardait près de la fosse, à regarder les porteurs qui attachaient le cercueil d’Albine avec des cordes, pour le faire glisser sans secousse. La cloche sonnait toujours ; mais la Teuse devait se fatiguer, car les coups s’égaraient, comme irrités de la longueur de la cérémonie. Le soleil devenait plus chaud, l’ombre du Solitaire se promenait lentement, au milieu des herbes toutes bossuées de tombes. Lorsque l’abbé Mouret dut se reculer, afin de ne point gêner, ses yeux rencontrèrent le marbre de l’abbé Caffin, ce prêtre qui avait aimé et qui dormait là, si paisible, sous les fleurs sauvages.

Puis, tout d’un coup, pendant que le cercueil descendait, soutenu par les cordes, dont les nœuds lui arrachaient des craquements, un tapage effroyable monta de la basse-cour, derrière le mur. La chèvre bêlait. Les canards, les oies, les dindes, claquaient du bec, battaient des ailes. Les poules chantaient l’œuf, toutes ensemble. Le coq fauve Alexandre jetait son cri de clairon. On entendait jusqu’aux bonds des lapins, ébranlant les planches de leurs cabines. Et, par-dessus toute cette vie bruyante du petit peuple des bêtes, un grand rire sonnait. Il y eut un froissement de jupes. Désirée, décoiffée, les bras nus jusqu’aux coudes, la face rouge de triomphe, parut, les mains appuyées au chaperon du mur. Elle devait être montée sur le tas de fumier.

— Serge ! Serge ! appela-t-elle.

À ce moment, le cercueil d’Albine était au fond du trou. On venait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une première pelletée de terre.

— Serge ! Serge ! cria-t-elle plus fort, en tapant des mains, la vache a fait un veau !


FIN