La Fauvette de maître Gélonneur/Chapitre 4

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Société française d'imprimerie (p. 53-60).

IV

MATA-PIFARÉ.


Les Iles Tuamotu, entre les Marquises et les Iles de la Société, ont des pêcheries de perles et de nacre d’une grande importance, mais qui n’ont jusqu’ici enrichi que les commerçants et les spéculateurs, tandis que les malheureux plongeurs, après une campagne pénible, quand elle n’est pas mortelle, s’en retournent la plupart du temps les mains vides, comme ils sont venus.

Quelques détails sur la plonge paraîtront sans doute ici intéressants. Avant de se jeter à l’eau, les naturels font leurs prières ; puis ils se précipitent, tenant à deux mains la lunette de calfat qui leur permet de voir le fond. Cette lunette se compose simplement d’un cadre en bois avec un verre de vitre qui y est adapté. Découvrent-ils une nacre : ils aspirent de l’air en sifflant comme un soufflet de forge, se bouchent le nez et se laissent couler à fond, les pieds les premiers. Puis ils se retournent, nagent vivement vers le fond, la tête en bas, et en tenant à la main une coquille de nacre qui doit leur servir à détacher l’huître perlière du fond. Les bons plongeurs, bien entraînés, vont jusqu’à quarante mètres de profondeur et peuvent rester sous l’eau deux minutes dix secondes, et même au delà. Il va sans dire que c’est un métier très rude, très pénible, où le plongeur peut redouter les congestions, l’asphyxie, les vomissements de sang, et aussi les requins qui, dans les grands lagons, font souvent des victimes.

Parmi les rares plongeurs de Tuamotu que la pêche avait enrichis, Mata-Pifaré, par sa force corporelle, par sa beauté, la douceur de son caractère, s’était attiré l’estime et la sympathie de ses compatriotes, comme celles des Français. Jeune encore, puisqu’il avait quarante ans, il possédait une charmante vahiné (femme) et de beaux enfants. Ses forêts de feï étaient parmi les plus riches des îles. Il était profondément heureux.

Mais son heure était marquée : le terrible fléau de ce pays allait fondre sur lui, le saisir en pleine prospérité. Il s’aperçut, un jour, d’une légère excoriation farineuse à sa jambe gauche. C’était la lèpre. Mata-Pifaré se vit perdu ; mais il reçut le coup sans peur, sans faiblesse.

À la première attaque de la maladie, encore bénigne, il alla, le front souriant, consulter le docteur français de l’escadre et lui montrer sa jambe malade.

— Mon pauvre ami, lui dit le docteur, aie du courage. — Oui, oui, Je sais, répondit Mata-Pifaré avec son bon sourire plein d’une mélancolique résignation : c’est la lèpre.

— C’est la lèpre, en effet ; mais ne t’effraye pas trop ! On peut vivre longtemps avec cette maladie ; d’ailleurs elle est peine déclarée. Tu peux continuer encore pendant sept ans ton genre de vie habituel, Puis c’est à la jambe ; qui t’empêche de la cacher ? On ne la verra pas.

— La cacher ! s’écria Mata-Pifaré, le front rouge d’indignation. La loi n’obliget-elle pas tout lépreux à aller immédiatement se déclarer ? Ne faut-il pas respecter la loi ?

— Mais tu peux attendre, mon pauvre ami ; tu as femme et enfants. Tu as des protecteurs dans la famille royale, je le sais, et il te sera facile…

— Non, non, répondit Mata-Pifaré : tout lépreux doit se déclarer. C’est la loi : ne faut-il pas respecter la loi ?

Et cet homme héroïque, riche, heureux, bien apparenté qui eût pu facilement jouir encore plusieurs années de son bonheur, sans hésiter, sacrifia tout ; dit adieu à tout.

Le soir même, par une de ces admirables nuits de ces pays, alors que les autres, assis sous les bosquets d’orangers en fleur rêvaient sous les étoiles, chantant les hyménées au bruit du tambourin de la upa-upa échevelée, Mata-Pifaré parcourut une dernière fois à cheval ses propriétés, embrassa sa femme et ses enfants, dit adieu à tous ses amis, et s’éloigna, la mort dans l’âme, mais le front souriant.

— « Pourquoi pleurez-vous ? disait-il ; pourquoi vous désolez-vous ? N’est-ce pas la loi ? Est-il donc permis, parce qu’on est riche, de ne pas s’y soumettre ? »

Et de loin il leur faisait signe de ne pas le suivre, que c’était fini, de se consoler, d’avoir du courage.

Or cette séparation était définitive, en effet ; Mata-Pifaré disait adieu à tout et pour toujours, car contre cette terrible maladie les indigènes ont dû prendre des mesures d’une rigueur impitoyable mais nécessaire. La terreur que la lèpre leur inspire n’est que trop légitime. Ils appellent les lépreux kovi ; c’est à peu près le même terme dont les Tahitiens désignaient autrefois la maladie (hovi) dont était affligé, d’après leurs croyances superstitieuses, quiconque portait la main sur ce qui était destiné au roi ou avait été touché par lui.

Il allait, au pas de son cheval, s’enfoncer dans cette sépulture vivante que l’on appelle une léproserie, où la mort la plus épouvantable, lente et sûre, attend les malheureux qui y sont enfermés, alors qu’ils ont vu un à un leurs membres se dessécher et tomber par lambeaux.

Les siens le perdirent de vue alors que, là-bas, sous les rayons de la lune, sous la transparence noire de la nuit, ils distinguaient à peine son geste empreint d’une résignation navrante.

Les peuples civilisés comptent-ils beaucoup de héros dignes de ce simple Mahori ?