La Fayette et Madame de Staël

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La Fayette et Madame de Staël
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 295-308).
LA FAYETTE ET Mme DE STAËL
À PROPOS D’UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

La Fayette ! Madame de Staël ! Deux noms qui appartiennent à la même période de notre histoire et que cependant on n’a point l’habitude de voir associés. C’est que le héros de l’indépendance américaine et l’auteur de Corinne n’ont jamais participé à une action commune et ont mené deux vies très différentes[1]. Semblable a été néanmoins en ceci leur destinée, que, depuis qu’ils ont disparu de la scène du monde, la popularité de leur mémoire a connu de singulières vicissitudes. Avant de publier un certain nombre de lettres du général à Mme de Staël, qui ne paraîtront pas, je l’espère, dénuées d’intérêt et qui font honneur à tous deux, je voudrais rechercher les causes de ces vicissitudes.


I

La popularité de La Fayette est depuis quelques années en recrudescence, mais c’est à l’Amérique qu’il le doit. Lorsqu’à peine débarqué, le général Pershing se rendit au cimetière de Picpus et devant la tombe de celui que Washington avait honoré de son amitié, prononça ces simples paroles : « La Fayette, nous voilà, » la France fut surprise de ce témoignage d’une reconnaissance qui, après un siècle et demi écoulé, se traduisait par une aussi éclatante manifestation. Ceux qui connaissaient un peu les États-Unis en ont été moins étonnés. Lorsqu’en 1881 les descendants des officiers de l’armée de Rochambeau furent invités par le gouvernement de la République américaine à assister aux fêtes commémoratives de la capitulation de York-Town, je fis partie de cette petite troupe, un mien grand-père, le prince de Broglie, que ses opinions libérales n’ont pas sauvé de l’échafaud, ayant servi dans cette armée, et j’avais été frappé de l’extraordinaire popularité que le souvenir de La Fayette avait conservée aux États-Unis. Cette popularité prenait même parfois une forme embarrassante pour ses descendants qui comptaient parmi nous au nombre de six. Ils ne pouvaient passer nulle part inaperçus et je me souviens que l’un d’entre eux ayant voulu faire l’emplette d’un vulgaire chapeau, le marchand, qui avait lu son nom dans le journal, ne voulait pas recevoir le prix, disant qu’un descendant de La Fayette ne devait rien débourser aux États-Unis. Mais personne ne pouvait croire que la reconnaissance des Américains fût demeurée assez grande pour devenir non pas la cause déterminante, mais assurément une des causes de la participation des États-Unis à notre guerre. Il est certain cependant, qu’il y avait quelque chose de chevaleresque dans l’acte de ce jeune capitaine au régiment de Noailles qui, à peine âgé de vingt ans, s’échappait de France, malgré les ordres formels de la Cour et l’opposition de sa famille, laissant enceinte une femme adorée et s’embarquait furtivement avec quelques compagnons de son âge sur un vaisseau acheté par lui, bravant avec d’autant plus de résolution le péril des croisières anglaises qu’il était résolu à se faire sauter plutôt que de se rendre. Il apportait de l’élégance jusque dans la forme de l’engagement qu’il prenait par écrit vis-à-vis du chef de l’armée où il allait servir et qu’on peut lire à Mount-Vernon, où l’acte est affiché et encadré sous verre : « Je m’offre et promets de partir… pour servir les États-Unis avec tout le zèle possible, sans aucune pension ni traitement particulier, me réservant seulement la liberté de revenir en France lorsque ma famille ou mon Roi me rappelleront. »

Loin que son Roi le rappelât, il le suivit au contraire, ou, pour parler plus exactement, il envoya des troupes à sa suite, car il est hors de doute que l’enrôlement de La Fayette dans l’armée de Washington, l’enthousiasme que son acte excita, tout au moins dans une partie de l’opinion française, pesèrent d’un poids considérable sur les résolutions encore incertaines de la Cour de France et la déterminèrent à venir en aide aux colonies anglaises révoltées contre la métropole.

Les États-Unis doivent incontestablement leur naissance à la France, et, si la France est intervenue dans cette guerre, c’est sous la pression de l’opinion publique, entraînée par l’exemple de La Fayette. Nous l’avions un peu oublié en France. Les États-Unis s’en sont souvenus pour nous. La popularité de La Fayette est demeurée grande encore durant les premiers temps de la Révolution ; mais comme à partir de cette époque, il s’est mêlé à notre politique intérieure, et comme aucune période dans notre histoire n’a suscité plus de passions, il a été aussi vivement attaqué par les uns qu’exalté par les autres. Mirabeau, qui ne l’aimait pas, précisément parce qu’il voyait en lui un rival en popularité, l’appelait assez plaisamment : Gilles le Grand. On connaît l’éloquente, mais un peu injuste apostrophe de M. de Serre à propos du rôle de La Fayette aux journées d’octobre : « L’honorable membre a dû éprouver plus d’une fois, il a dû sentir, la mort dans l’âme et la rougeur sur le front, qu’après avoir ébranlé les masses populaires, non seulement on ne peut pas toujours les arrêter quand elles courent au crime, mais qu’on est souvent forcé de les suivre et presque de les conduire. »

On lui a reproché également la rigidité excessive avec laquelle il exerça le métier de geôlier aux Tuileries, lorsque la surveillance de la famille royale lui fut confiée, après la fuite de Varennes. Les adversaires un peu passionnés de La Fayette oublient qu’il vint courageusement, l’année suivante, à la barre de la Convention, protester contre l’invasion des Tuileries par les Jacobins au 20 juin. Ils oublient également que, décrété d’accusation à la suite de cette intervention, il fut obligé d’abandonner son armée pour échapper aux commissaires de la Convention, et que, tombé entre les mains des Prussiens, qui le livrèrent aux Autrichiens, il subit successivement, dans les prisons de Neiss, de Magdebourg, d’Olmutz, une dure captivité de cinq années, durant laquelle il fut privé non seulement de toutes communications avec le dehors, mais de toutes relations avec sa famille, jusqu’au jour où Mme de La Fayette obtint, à force de supplications adressées à l’empereur d’Autriche, la faveur de venir s’enfermer avec lui, épreuve d’autant plus cruelle que, leur correspondance en fait foi, l’amour entre les deux époux était demeuré aussi passionné qu’autrefois[2].

On s’est avisé aussi de lui reprocher son inaction sous l’Empire. Comme on demandait à Sieyès ce qu’il avait fait sous la Terreur, celui-ci répondait : « J’ai vécu. » A quelqu’un qui, l’Empire écroulé, lui posait une question analogue. La Fayette répondit un jour : « Je me suis tenu debout. » Et de sa part cette altitude n’était pas sans mérite, car, ainsi qu’il le dit au début de ses Mémoires, « à l’aurore de la liberté, il ne voyait point de bornes à la carrière qu’il s’était ouverte » et cette carrière semblait finie. La Restauration le rappela sur la scène, mais c’est l’époque la plus discutée de sa vie car on lui a reproché d’une part, du côté royaliste, ses camaraderies révolutionnaires et ses demi-complicités avec les conspirateurs, et d’autre part, du côté libéral ou soi-disant tel, ses tergiversations et ses désaveux.

Il eut de nouveau ses journées de triomphe lors de la Révolution de 1830, mais son rôle comme général en chef de la garde nationale, et son fameux cheval blanc ne lui ont pas assuré un prestige durable aux yeux des générations nouvelles, quelque peu portées à tourner en raillerie la garde nationale elle-même et à ne pas lui ménager des quolibets dont La Fayette a eu sa part. « C’est La Fayette en cheval blanc, » a-t-on dit irrévérencieusement en parodiant un vers célèbre de Béranger et si on lisait le récit de certaine fête qui lui fut donnée au mois d’octobre 1830 par la loge maçonnique, la Clémente Amitié, fête où il fut conduit sous la « voûte d’acier » avec « batterie de maillets » et où il par la avec « sensibilité, » ce n’est pas ce récit qui arrêterait les quolibets.

Puis peu à peu l’oubli s’est fait et l’on ne pensait plus guère à lui, lorsque brusquement l’intervention des États-Unis a remis son nom dans toutes les bouches. L’aide qu’il a autrefois prêtée à la cause des Insurgents, la part qui lui revient dans leur victoire, dont apparemment les Américains sont meilleurs juges que nous, ont apparu plus grandes que nous ne croyions et l’on s’est même rendu compte que cette intervention, cette victoire ont été un service rendu tout à la fois à la cause française et à l’équilibre du monde, car la puissance de l’Angleterre eût été singulièrement formidable, si un lien aussi fort que celui qui la relie encore aujourd’hui au Canada eût continué de l’unir à une colonie s’étendant de l’Atlantique au Pacifique.

A l’instar des Américains, les Français se sont repris de curiosité, de goût, on pourrait dire de tendresse pour La Fayette. Les hommages ont succédé aux hommages, les fêtes aux fêtes. On a porté des couronnes de fleurs aux pieds de la statue qui lui a été tardivement élevée. On s’est rendu en pèlerinage à son château de Chavaniac, qu’une souscription a racheté. Bref, on l’a érigé sur un piédestal et à tout prendre, on a eu raison, car il demeure, malgré certaines faiblesses, une très élégante figure, et un représentant très noble de l’ancienne aristocratie française. Dans un petit pays auquel me rattachent de vieilles traditions de famille, a cours un proverbe un peu trivial qui répond à l’étonnement que fait éprouver la lenteur de la Providence à récompenser les bonnes actions : « Dieu ne paye pas tous les samedis. » Le jour où le premier soldat Américain a posé son pied sur les côtes de Bretagne, ce samedi-là, Dieu a payé.

La situation de Mme de Staël, au jugement de l’opinion publique, est exactement opposée à celle de La Fayette. Autant il a monté d’échelons sur l’échelle de la popularité, autant elle en a descendu. L’expression de « popularité » n’a jamais pu du reste s’appliquer exactement à Mme de Staël. Jamais elle n’a cherché ni connu les faveurs ni les applaudissements de la foule. Mais depuis sa jeunesse, on pourrait presque dire depuis son enfance[3] jusqu’à sa mort, elle a toujours vécu entourée d’un cercle d’admirateurs passionnés. Cette admiration s’est prolongée au cours de tout le siècle dernier et même durant les premières années du nôtre. On semble aujourd’hui singulièrement revenu de cette admiration. Je ne parle pas du discrédit où est tombée la portion romanesque de son œuvre. « L’amour, disait assez plaisamment Mérimée, est un plat que, dans les romans, les générations successives accommodent tous les trente ans à une sauce nouvelle. » Il est certain que la sauce Corinne et surtout la sauce Delphine ne sont pas plus aujourd’hui de notre goût que ne le sera peut-être dans cinquante ans la sauce beaucoup plus épicée de certains romans qui dépassent de nos jours le cinquantième mille et frisent le centième. Mais ce discrédit n’avait pas jusqu’à présent atteint les autres ouvrages de Mme de Staël. Jusqu’à ces dernières années, il se trouvait encore de bons juges pour dire que ses Considérations sur la Révolution française présentent un des tableaux les plus animés qui aient été tracés de cette période de notre histoire. On reconnaissait également que ses Dix années d’exil, honorées, il n’y a pas longtemps, d’une nouvelle édition, qui sentent un peu, il faut en convenir, le pamphlet contre Napoléon, contiennent aussi des pages singulièrement brillantes et sagaces sur la Russie d’alors, sous les traits de laquelle elle découvre par instants certains traits de la Russie d’aujourd’hui. Sous le règne de Napoléon III, Mme de Staël connut même, au moins dans le monde intellectuel, une popularité véritable à laquelle contribuait assurément l’esprit d’opposition. La faveur de ceux qui dirigeaient une campagne ardente contre le neveu se portait vers celle qu’ils considéraient comme une victime de l’oncle. On lui savait gré de s’être, elle aussi, tenue debout, de n’avoir point fléchi le genou devant l’idole et d’avoir conservé jusqu’à la fin une attitude parfois imprudemment provocante, mais fière, et après la chute de l’idole, généreuse, car elle refusa toujours de s’associer aux violences contre lui[4]. Le culte qu’on professait pour elle allait chez quelques-uns jusqu’à l’exaltation, et Jules Bouni, dans un volume qui fit quelque bruit, allait jusqu’à la ranger, non sans exagération, parmi les Martyrs de la libre pensée. Aujourd’hui, tous ses titres sont contestés, oubliés ; une partie de l’opinion flottante s’est même tournée contre elle, et peu s’en faut qu’à la faveur ait succédé la dérision. On a écrit qu’elle n’avait ni discernement, ni perspicacité, qu’elle a été la dupe de sa vanité, qu’elle a vécu de parti pris et d’illusion. Un critique qui s’est acquis, depuis quelques années, une juste notoriété l’a traitée assez récemment d’ « insupportable bavarde qui fatiguait Goethe et Schiller » et, plus récemment encore, de germanomane, alors qu’il semble que germanophile aurait suffi. Pourquoi cette animosité ? Parce que, de 1807 à 1810, elle a écrit un livre qui, confisqué sous l’Empire, ne devait paraître qu’en Angleterre en 1813 et qui s’appelle l’Allemagne. C’est d’avoir commis ce crime que je voudrais la disculper quelque peu.


* * *

Laissons de côté l’imputation de bavardage. La conversation n’est guère qu’un bavardage relevé, mais avoir poussé l’esprit de conversation au point où il touche à l’éloquence, avoir eu le don de captiver et de tenir enchaîné un auditoire souvent composé d’hommes de premier ordre, et avoir tenu tête aux plus brillants, ce n’est déjà pas un don ordinaire. Il n’en a pas fallu davantage pour faire la réputation de Rivarol, et s’il n’avait laissé que son Discours sur l’universalité de la langue française, bien peu de nos contemporains connaîtraient son nom. Au témoignage de ceux qui l’ont entendue, et j’en ai connu encore quelques-uns, la conversation était son triomphe. Ses ouvrages n’en seraient que le reflet, et je crois bien en effet que jamais, dans aucun cerveau de femme, n’ont tourbillonné autant d’idées, les unes sagaces et profondes, les autres chimériques et erronées, mais toujours nobles et généreuses.

Parlons maintenant de l’Allemagne. Mme de Staël a fait deux séjours en Allemagne. Le premier date de décembre 1803 à

[5] avril 1804. Elle y pénétra à la fin de décembre 1803. Notons en passant que sa première impression ne fut guère favorable. Ayant entendu par hasard un Allemand jouer du piano dans une chambre d’auberge où séchait du linge mouillé, elle écrit à son père : « De la musique dans une chambre enfumée, voilà l’impression que me fait l’Allemagne[6] ; » et lorsqu’elle décrit au cours de son ouvrage l’aspect de l’Allemagne, voici ce qu’elle en dira : « Les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les neiges qui pendant l’hiver couvrent des plaines à perte de vue, causent une impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux, dans la nature et dans les hommes, resserre d’abord le cœur. Il semble que le temps marche là plus lentement qu’ailleurs, que la végétation ne se presse pas plus dans le sol que les idées dans la tête des hommes et que les sillons réguliers du laboureur y sont tracés sur une terre pesante[7]. » Elle séjourna d’abord à Weimar, du mois de décembre 1803 au mois de mars 1804, dans l’intimité d’une petite cour tenue par un grand-duc à qui Gœthe reconnaissait des facultés rares, une sorte de génie, de démon intérieur, par une grande-duchesse qui était une femme tout à fait charmante et supérieure, où Gœthe enfin régnait en premier ministre absolu. Qu’elle l’ait un peu fatigué, je le veux, mais il ne paraît pas cependant avoir gardé de la compagnie de cette machine à mouvement (le mot est de Napoléon) un trop mauvais souvenir, puisque, quelques mois après, par un beau soir d’été, attablé avec une dame d’honneur de la Grande-Duchesse, il buvait au souvenir de ce séjour « avec le noble vin de Champagne[8]. »

De Weimar, Mme de Staël s’était rendue à Berlin. Elle y avait trouvé une cour qui rappelait par certains côtés l’ancienne cour de France : un roi assez lourd qui ressemblait un peu à Louis XVI, au contraire une reine charmante et séduisante, encore qu’un peu frivole, rappelant par plus d’un trait Marie-Antoinette, mais qui devait être un jour l’héroïque reine Louise. A la cour, ce n’était que ballets, mascarades, pantomimes. De ces fêtes, qui lui semblaient un peu pesantes, Mme de Staël se délassait dans la société intellectuelle d’écrivains, de poètes, d’artistes, qui se réunissait soit chez la duchesse de Courlande, soit chez Brinckmann, le ministre de Suède. Bien qu’elle n’eût pas encore écrit Corinne, qui devait trois ans plus tard la faire entrer dans la gloire, « ce deuil éclatant du bonheur, » elle y recueillait déjà des hommages qui flattaient, si l’on veut, sa vanité, mais qui s’adressaient aussi à l’esprit français et l’on comprend que cette Prusse qu’elle n’a fait qu’entrevoir, car elle n’y est jamais revenue, lui eût laissé une impression toute différente à la fois de la Prusse morose de Frédéric le Grand vieilli et de la Prusse militarisée qui a étendu depuis lors sur l’Allemagne sa lourde main.

Brusquement rappelée de Berlin, où elle séjourna à peine un mois, par la maladie, puis, de Weimar, par la mort de son père, Mme de Staël revint en Allemagne à la fin de 1809 et y passa six mois. Après un court séjour à Munich, elle s’attarda longtemps à Vienne. Cette fois, c’est uniquement l’Allemagne du Sud qu’elle a visitée. Elle se rencontra à Vienne avec Schelling, avec Jacobi, avec Fichte ; elle y retrouva le vieux prince de Ligne qui lui rappela les grâces de sa jeunesse. Partout on lui fit fête, comme trois années auparavant à Weimar et à Berlin, et quand, sur la route du retour, elle franchit la frontière, le commis de la barrière arrêta sa voiture et lui dit que, depuis plusieurs années, il souhaitait de la voir et qu’il mourrait content, puisqu’il avait eu ce plaisir. C’est beaucoup demander à une femme de ne pas conserver le souvenir reconnaissant d’un pays où elle a été ainsi reçue.

Dans la lettre insolente que Savary, devenu duc de Rovigo, adressait à Mme de Staël pour lui dire que la publication de son ouvrage, autorisée cependant par la Censure, était interdite et où il lui enjoignait de quitter la France en ces termes : « Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, » il ajoutait : « Votre dernier ouvrage n’est point français et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. » L’accusation est injuste. Dans la comparaison qu’elle établit perpétuellement entre les Français et les Allemands, il n’y a rien qui soit systématiquement hostile aux Français, à qui elle accorde souvent la supériorité, mais il est certain que, chez les Allemands, elle a été surtout frappé du Gemülhlichkeit, mot qui, dans les plus récents et meilleurs dictionnaires, est traduit par « bonne grâce, » et qu’elle n’a pas démêlé ce que nous avons appris à connaître à nos dépens le Schadenfrende, mot barbare, dont aucune langue étrangère, à ma connaissance, et en tout cas pas la langue française, ne possède l’équivalent et qui signifie, toujours d’après les dictionnaires, le goût de faire du mal.

Que ce trait existât déjà chez les Allemands au commencement du XIXe siècle, cela est possible et, qu’en ce cas, il ait échappé à Mme de Staël, cela est certain. Mais il y a un autre trait que nous avons appris à connaître à nos dépens également et qu’elle a parfaitement démêlé : « Les Allemands, dit-elle, réunissent la plus grande audace de pensées au caractère le plus obéissant. La prééminence de l’état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale. Ce n’est pas servilité, c’est régulariser chez eux que l’obéissance ; ils sont scrupuleux dans l’accomplissement des ordres qu’ils reçoivent, comme si tout ordre était un devoir. »

Servilité : le mot y est et s’il n’est pas appliqué directement, c’est que Mme de Staël ne veut pas blesser les habitants d’un pays où elle a été bien reçue, mais il est au fond de sa pensée, et cet « accomplissement scrupuleux de tout ordre comme s’il était un devoir, » n’est-ce pas là l’explication, la prédiction en quelque sorte d’actes de férocité accomplis par des hommes qui, peut-être individuellement, n’étaient pas féroces ?

Par-dessus tout, ce que peuvent invoquer contre l’acte d’accusation si fréquemment renouvelé contre Mme de Staël, ceux qui ont quelque souci de l’impartialité, c’est qu’elle a dépeint l’Allemagne de 1804 à 1810 et que l’Allemagne d’alors était fort différente de l’Allemagne d’aujourd’hui, telle que l’ont transformée d’abord la lutte soutenue par elle pour son indépendance contre Napoléon, ensuite et surtout l’hégémonie de la Prusse s’étendant peu à peu sur toute la confédération et aboutissant à l’Empire façonné par Bismarck. Il n’y a qu’un pays qui, au cours du siècle écoulé, ait donné l’exemple d’une transformation aussi profonde : ce pays c’est la France. Quelle différence en effet entre la France des premières guerres de l’Empire, la France belliqueuse, éprise de Napoléon, uniquement soucieuse de la gloire des armes, oublieuse de la liberté, et la France d’avant la guerre dont nous sortons à peine, la France démocratique, jalouse de toute supériorité ou autorité, et qui paraissait détachée de tout rêve de gloire, avant tout pacifique et laborieuse. C’est avec cette comparaison présente à l’esprit qu’il faut relire l’Allemagne, ce qu’ont parfois négligé de faire quelques-uns de ses plus sévères critiques, et l’on sera plus juste envers l’auteur qu’en lui reprochant de ne pas avoir jugé par avance avec sévérité une Allemagne que nous avons découverte non sans surprise et qui n’existait pas de son temps.

Admettons qu’il règne dans tout l’ouvrage un parti pris de bienveillance qui a pu faire tort à la clairvoyance de Mme de Staël. Cette part d’illusion n’a-t-elle pas été entretenue en France, durant tout le siècle dernier, par des écrivains illustres à la popularité desquels leur engouement pour l’Allemagne n’a jamais nui. Lamartine n’a-t-il pas consacré un vers de la Marseillaise de la paix « aux fils de la noble Allemagne ? » Passons sur la phase allemande d’Edgar Quinet. Il avait complété son éducation intellectuelle à l’Université d’Heidelberg, et il en était revenu féru de l’érudition de ses professeurs, ce qu’il serait injuste de lui reprocher, car, après avoir laissé les méthodes de la pédagogie germanique envahir jusqu’à la Sorbonne, il ne faudrait pas pousser l’excès contraire jusqu’à les dédaigner outre mesure. C’est à l’étude et la glorification de l’Allemagne que sont consacrés les ouvrages de la première moitié de la vie d’Edgar Quinet. Il eut du moins le mérite de discerner de bonne heure le péril que faisaient courir à la paix du monde les ambitions de la Prusse et, dans ses Lettres d’exil, il avait le droit de s’en faire honneur. Mais ouvrons Michelet. Impossible d’imaginer quelque chose de plus niaisement admiratif que ses sentiments pour l’Allemagne. Je n’en citerai qu’un exemple. Rendant compte, plusieurs années après 1848, dans son Histoire de la Réforme, de je ne sais quelle procession qui s’était déroulée dans le Paris révolutionnaire, il écrit : « Pour moi, lorsqu’en Février je vis, sur nos boulevards, se déployer au vent de la Révolution le saint drapeau de l’Allemagne, quand je vis passer son héroïque légion et que tout mon cœur m’échappait avec’ des vœux, hélas ! inutiles, étais-je Français ou Allemand ? Ce jour-là, je n’eusse pas su le dire. » Après Sadowa, c’est à la Prusse que va encore son admiration et il s’attendrit en racontant qu’à Berlin les collègues de Bismarck, réunis le soir, lisent pour se délasser Thucydide dans l’original.

Feuilletons maintenant Victor Hugo. Il nous faudra tourner plus d’une page. Nul n’ignore qu’il a publié, en 1840, deux volumes intitulés le Rhin. Au début de ces deux volumes, il déclare que l’Allemagne est une des terres qu’il aime, une des nations qu’il admire. Il a presque un sentiment filial pour cette noble et sainte patrie de tous les penseurs. S’il n’était pas Français, il voudrait être Allemand[9]. Il n’y a pas à lui reprocher de se pâmer d’admiration devant les vieilles cathédrales, les vieilles villes, les vieux châteaux qui s’élèvent sur les bords du Rhin. Ce serait tomber dans l’excès, mais passons à la conclusion. Victor Hugo a deux haines : la Russie qui est un peuple sauvage écrasé sous le despotisme, et l’Angleterre vis-à-vis de laquelle le fils du général de l’Empire comte Hugo « nom inscrit sur l’Arc de l’Etoile, » nourrit une haine inexpiable.

Voici au contraire comment il parle de la Prusse. « La Prusse est une nation jeûne, vivace, énergique, spirituelle, chevaleresque, libérale, guerrière, puissante. Peuple d’hier qui a demain. La Prusse marche à de hautes destinées… Il devrait y avoir entre la France et la Prusse effort cordial vers le même but, chemin fait en commun, accord profond et sympathie. Pour réaliser cet accord, que faut-il ? D’abord que la Prusse cède à la France tout ce qu’elle possède jusqu’au Rhin. Le Rhin est la frontière naturelle de la France. Comme compensation, il faut que la Prusse s’incorpore le Hanovre. Ce n’est pas assez. Elle n’a de port que sur la Baltique. Il lui faut des ports sur l’Océan. Il faut qu’elle absorbe Hambourg et Oldenbourg afin que l’Océan lui soit ouvert, et qu’elle acquierre la possibilité d’être aussi grande par la marine que par l’armée[10]. Cet accord entre deux peuples faits pour s’entendre et s’aimer constituera l’Europe, sauvera la sociabilité humaine et fondera la paix définitive. »

La brutale agression dirigée contre le Danemark, la politique inaugurée par Bismarck, l’attitude de la Prusse depuis Sadowa ne paraissent pas avoir ouvert les yeux de Victor Hugo. Le 14 juillet 1870, alors que la candidature d’un Hohenzollern au trône d’Espagne était déjà posée et la veille même du jour où le duc de Gramont apportait à la tribune la déclaration d’où allait sortir la guerre, avec un remarquable à-propos, il plantait dans le jardin de Hauteville Flouse « le chêne des États-Unis d’Europe » et il adressait à ces États des vers emphatiques. Survient cependant la guerre. Victor Hugo rentre en France et arrive à Bordeaux, coiffé de son képi de garde national. Le jour où entre en discussion le traité de paix, il monte à la tribune, et prononce un discours auquel on s’est efforcé de faire un succès rétrospectif en le représentant comme une prophétie de la revanche. Pour lui donner ce caractère, il ne faut souvent rien de moins que tronquer la citation qu’on en fait. Il prévoit bien une nouvelle guerre et il la prédit en ces termes : « On verra la France se redresser ; on la verra ressaisir l’Alsace, ressaisir la Lorraine. Et puis est-ce tout ? Non, saisir Trêves, Mayence, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin, et on entendra la France crier : « C’est mon tour. Allemagne, me voilà. » Les Hugolâtres arrêtent volontiers ici la citation, mais il faut la poursuivre. Il ajoute, faisant toujours parler la France : « Suis-je ton ennemie ? Non. Je suis ta sœur : je t’ai tout repris et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république. Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c’est la fraternité[11]. »

Ainsi l’Allemagne sœur et la Fraternité avec elle : tels étaient les sentiments que laissait au cœur de Victor Hugo la guerre de 1870, et tel était l’avenir qu’il rêvait. Sans doute il faut passer à des hommes qui s’appellent Michelet ou Victor Hugo, des élucubrations qui sont peut-être la rançon du génie. Mais pourquoi cette indulgence pour le précepteur de princesses que fut deux fois Michelet, pour le pair de France orléaniste que fut Victor Hugo, et tant de sévérité pour Mme de Staël ? C’est que tous deux ont renié les sympathies de leur jeunesse et même de leur âge mûr, tandis que Mme de Staël est demeurée fidèle aux siennes. Michelet et Victor Hugo se sont faits républicains et démocrates. Aristocrate, non de naissance, mais de goûts et de traditions, Mme de Staël est demeurée une royaliste constitutionnelle. La monarchie à l’anglaise avait été le rêve de sa jeunesse. Après une période assez courte d’illusions républicaines, dont le Directoire l’avait vite dégoûtée, elle y était revenue. Elle s’était réjouie du retour des Bourbons et avait applaudi à la charte datée du lieu où M. Necker avait vécu. Elle était demeurée fidèle au rêve de sa jeunesse : une monarchie constitutionnelle, et même au fond aristocratique. Ce rêve paraît aujourd’hui désuet. Il faut être démocrate et républicain, c/est l’opinion du jour : Michelet et Victor Hugo l’ont adoptée et ont pris rang dans le parti. Pour me servir d’une expression triviale, mais qui rend ma pensée, ils sont du bâtiment ; Mme de Staël n’en a jamais été et n’en serait probablement pas aujourd’hui.

De là tant d’indulgence pour eux, tant de sévérité pour elle, mais la constance dans les opinions n’est pas un crime. « Il faut, dit Schiller, par la bouche du marquis de Posa, garder le respect des rêves de sa jeunesse. » C’est ce qu’a fait Mme de Staël, c’est ce qu’a fait également La Fayette. On le verra par les lettres que je publie. Il ne semble pas que ni l’un ni l’autre en soient diminués.


HAUSSONVILLE.

  1. La Fayette et Mme de Staël paraissent avoir eu assez rarement des relations personnelles avant la Révolution. Dans ses Mémoires, La Fayette mentionne une seule fois qu’il dine chez Mme de Staël avec le ministre de Prusse Lucchesini.
  2. Si étroite était sa captivité et si stricte la surveillance exercée sur ses communications avec le dehors que La Fayette en était réduit à avoir recours à l’intermédiaire du docteur Bolmann, médecin honoraire de la prison. Celui-ci lui fit parvenir un billet où il lui donnait des nouvelles de Mme de La Fayette, et La Fayette lui répondit en écrivant avec du jus de citron sur les marges d’un roman qu’on lui avait prêté.
  3. J’ai retrouvé à Coppet un petit crayon d’elle enfant, à la sanguine, qui est l’œuvre de Carmontelle. La figure est franchement laide, mais les yeux pétillants d’expression et d’esprit. L’auteur de ce crayon a évidemment voulu la montrer telle que l’a dépeinte son amie Mme Rilliet, assise sur un petit tabouret de bois où Mme Necker l’obligeait à se tenir bien droite, et où elle trouvait réplique à tous les beaux esprits qui fréquentaient le salon de sa mère.
  4. Au risque de me mettre en contradiction avec ceux qui lui tenaient de plus près encore que moi, je crois à l’authenticité d’une lettre qui a été imprimée dans les papiers de Castlereag, et où, pendant les Cent Jours, elle s’efforce de détourner les Puissances de la Sainte-Alliance de déclarer la guerre à la France. Sainte-Beuve qui voulait croire à l’authenticité de la lettre, dit qu’elle est « d’un brave cœur. »
  5. Archives de Coppet.
  6. Édition Treuttel et Wurtz de 1820, t. X, p. 26.
  7. Édition Treuttel et Wurtz de 1820, t. X, p. 26.
  8. Archives de Coppet.
  9. Édition Hetzel, II, p. 9.
  10. « Notre avenir est sur l’eau, » avait dit Guillaume II. Victor Hugo l’avait dit et souhaité pour la Prusse avant lui.
  11. Membre de l’Assemblée nationale, j’ai entendu ce discours à Bordeaux en 1871, et je me souviens encore du malaise avec lequel, même par ses amis de gauche, il fut écouté. On était partagé entre le respect pour la personne de l’orateur et la réprobation du langage. Quelques jours après, Victor Hugo donnait sa démission, sous un futile prétexte. On sentait venir l’insurrection de Paris et il ne se souciait pas de prendre parti pour ou contre.