La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/II

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CHAPITRE II.




Dans le court intervalle qui s’était écoulé entre le moment qui avait renversé les espérances de madame de Simiane, et son départ de Villemonble, Mr . D. s’était aperçu avec chagrin qu’elle était loin d’avoir recouvré sa tranquillité ; il espéra que le séjour de Paris lui procurerait quelques distractions, et se proposa de l’entourer d’une société d’artistes, se flattant d’opposer avec succès, à l’amour, le pouvoir des talens.

Anaïs ne parut pas insensible à des plaisirs dont elle avait été long-temps privée ; l’entretien fréquent de plusieurs hommes célèbres, qui montraient pour elle une haute estime, lui fit goûter de nouveau les jouissances de l’imagination. Elle publia son poëme de l’Amour Paternel ; l’accueil distingué qu’il obtint du public, lui valut une foule d’éloges et l’hommage d’un prince Allemand, qui sollicita sa main. Mr . D. appuya en vain les vœux de cet amant. Madame de Simiane lui répondit : « Le refus d’Amador me condamne au veuvage. »

On venait de rétablir le bal de l’Opéra, qui avait été suspendu pendant quelques années. Quoique ce genre d’amusement ne plût pas beaucoup à la marquise, elle consentit à le partager avec une jeune dame qu’elle voyait souvent : elles se placèrent dans une loge qui donnait sur le théâtre. La jeune dame demanda bientôt à sa compagne la permission de la quitter pour aller intriguer une personne de sa connaissance qu’elle venait d’apercevoir à l’autre bout de la salle. Madame de Simiane restée seule, regardait avec assez d’indifférence le spectacle à la fois bruyant et bisarre qu’offrait un grand concours de masques, en se demandant à elle-même comment un plaisir aussi insipide pouvait attirer tant de monde, quand un cavalier, d’une tournure élégante et noble, vint s’asseoir à ses côtés. Elle leva les yeux, et reconnut en lui le modèle du portrait qu’elle avait contemplé tant de fois avec ravissement. Son émotion fut si forte, qu’elle ne put la cacher tout-à-fait. Peut-être, lui demanda le cavalier (d’une voix dont la mélodie frappa délicieusement son oreille), peut-être ma présence ici est importune ? Si j’ai commis une indiscrétion, dites un mot, beau masque, et je me retire en enviant le sort du fortuné mortel que vous daignez attendre. Madame de Simiane, qui cherchait à s’assurer si elle ne s’était pas trompée dans sa conjecture, répondit : La dame à qui j’ai donné rendez-vous ne craint point de se rencontrer avec un homme aimable, M. de Lamerville peut rester. — Le général (c’était lui-même), surpris de s’entendre nommer par une femme dont la voix (qu’elle ne déguisait pas) lui était étrangère, dit : Je ne croyais pas avoir l’honneur d’être connu de vous, beau masque. — Les héros ne sont-ils pas connus de tout le monde. — Si ce titre en est un à vous plaire, je voudrais l’avoir mérité. — Soit intention ou hasard, Anaïs avait ôté son gant ; les regards du général s’étaient arrêtés sur une main aussi parfaite par sa forme, qu’éclatante par sa blancheur. Il profita de la liberté que permet le bal, s’empara de cette main : Si les traits, lui dit-il, que cachent ce masque jaloux, sont aussi beaux que ce que j’ai dans cet instant le bonheur d’admirer, sans doute vous faites des esclaves de tous ceux qui vous voyent. — Ce n’est pas sans raison que vous passez pour être aussi galant que brave. — Ce n’est pas la réputation de galanterie que je voudrais avoir auprès de vous. — Madame de Simiane avait retiré sa main de celle d’Amador ; il n’osait la reprendre, mais il la regardait toujours. Anaïs remit sont gant ; il se plaignit avec esprit de cette cruauté. L’entretien prenait un tour assez vif, lorsque plusieurs masques se précipitèrent dans la loge, en faisant de grands éclats de rire. — Viens donc, général, dit l’un d’eux à M. de Lamerville, viens jouir de la mascarade la plus plaisante qu’on puisse imaginer. — Je me trouve trop bien dans ce lieu pour en sortir. — Oh ! vous le quitterez pourtant, reprit d’une voix clapissante une femme déguisée en sybille ; vous le quitterez, ou il vous arrivera malheur, je vous le prédis. — Enlevons, cria un autre masque, enlevons ce nouveau Renaud à cette nouvelle Armide. — M. de Lamerville ne pouvant venir à bout de renvoyer les importuns qui l’assiégeaient, et voyant que son intéressante inconnue était étourdie de leur babil insignifiant, sortit avec eux, dans le projet de leur échapper, pour revenir bientôt renouer une conversation qui commençait à l’intéresser beaucoup. Madame de Simiane, craignant que le retour de sa compagne ne découvrît son nom au général, ne fut pas fâchée de le voir s’éloigner. Il était à peine hors de la loge, que la jeune femme arriva avec deux de ses parens. Anaïs lui dit qu’elle avait, à son tour, quelqu’un à tourmenter, et qu’elle allait changer de domino, après être convenu de l’endroit où on se retrouverait, et du mot de ralliement. Madame de Simiane fut se préparer à goûter un plaisir qui la réconciliait avec le bal de l’Opéra.

Quand elle eut revêtu son nouveau déguisement, elle chercha M. de Lamerville, et le vit qui prenait le chemin de la loge où il l’avait laissée. Où courez-vous, beau masque, lui dit elle, ne peut-on vous arrêter un instant ? — Cette voix m’enchaînera toujours, répondit-il ; mais pourquoi paraître sous une nouvelle forme ? M’auriez-vous fait l’injure de penser que je me méprendrais à votre accent ? Croyez-moi, désormais son charme me suivra partout, il me fera partout vous reconnaître. Amador prononça ces paroles d’une manière si tendre, qu’Anaïs se sentit émue jusqu’au fond de l’ame. Prenez garde, dit-elle, en se remettant un peu, ne m’adressez pas des choses aussi flatteuses, quelques oreilles jalouses pourraient les entendre ; je ne veux m’attirer la haine de personne. — Personne n’a le droit de me demander compte de mes discours ni de mes sentimens. — Bon ! vous me direz que votre cœur est libre. — Il l’était il y a quelques heures. — Défiez-vous de Lamerville, dit en passant un arlequin à madame de Simiane ; défiez-vous-en, il est aussi infidèle à l’amour, que fidèle à la gloire. — Ce masque dit-il vrai ? demanda la marquise. — Discours de bal, répondit Amador. — Le bal découvre quelquefois plus d’un secret. ― Je serais heureux qu’il vous apprît le mien. — Préparez-vous à soutenir un terrible assaut, dit au général la même sybille qui était venue l’entraîner de la loge, la comtesse de Rimaldy n’est pas loin. — Elle serait ici ! s’écria d’une voix indignée monsieur de Lamerville. — Oui, cette amazone qui s’approche, c’est Florestine, je vous en avertis. — Le général cherchait à éviter la comtesse, mais elle le saisit par le bras, et lui dit, en contrefaisant sa voix : Eh bien ! volage et charmant Amador, tu vas donc à ton tour sacrifier à l’hymen ; tu vas te marier. — Me marier ! je n’y songe pas. — On assure pourtant que tu vas épouser la veuve du marquis de Simiane, cette femme auteur, dont l’éloge remplit, depuis un mois, tous les Journaux. — On est fort mal instruit. — On affirme que l’héritage de ton oncle est à ce prix ; on ajoute que la savante veuve t’aime déjà autant qu’elle aime Apollon. — (Anaïs se sentit extrêmement troublée). Quel conte ! je suis l’homme du monde le plus indifférent à madame de Simiane ; elle ne m’a jamais vu. — Comment ! ce n’est pas pour lui faire la cour que tu es à Paris ? Ce n’est pas avec elle que tu te promènes chaque soir dans le bois de Boulogne ? — Quel tissu d’absurdités ! — Mais si tout cela est faux, pourquoi n’habites-tu pas l’hôtel de Lamerville ? — Oh ! tes questions me fatiguent, beau masque, je ne prétends plus y répondre ; laisse-moi, je te prie. — Te laisser, aimable ingrat ; oh ! non, j’ai résolu de te consacrer toute cette nuit, et j’exécuterai mon projet, n’en déplaise à cette chère personne qui te tient serré si étroitement, fût-elle madame de Simiane elle-même ? — Madame de Simiane serait-elle ici, demanda vivement un jeune homme qui s’était approché de l’amazone ? Ah ! s’il est vrai, daignez me la montrer, je brûle du désir de voir cette Muse charmante ; sa figure doit avoir quelque chose d’aérien. — Je ne vous le dirai pas, répondit l’amazone, je ne connais d’elle que son dernier poëme. — Ce poëme fait mes délices, répliqua le jeune homme ; je le sais par cœur, et je le relis chaque jour. Quels sentimens divins y sont exprimés ! Si cette femme aime jamais d’amour, ajouta-t-il avec feu, elle deviendra une Sapho. — Vous ne voudriez sûrement pas qu’elle trouvât un Phaon ? — Mais… cela serait peut-être à souhaiter pour le bien de l’art. — C’est un fou, s’écria l’amazone. — C’est un poète, dit le général. — Croyez-vous ces deux mots synonymes ? demanda tout bas Anaïs à ce dernier. — Oui, à-peu-près. — Pendant ce dialogue, l’amazone avait fait signe à plusieurs masques de s’avancer ; ils entourèrent M. de Lamerville, et le séparèrent de sa compagne. Celle-ci se déroba avec peine à leur poursuite importune, et retourna chez elle, le cœur tout rempli d’Amador.

Elle passa le reste de la nuit à se répéter cent fois chacun des mots agréables qu’il lui avait adressés. Tantôt elle croyait y découvrir l’heureux effet d’une douce sympathie, tantôt elle n’y voyait que le résultat d’une exquise politesse. Dès que le jour parut, elle prit ses pinceaux, et parvint, sans beaucoup d’efforts, à reproduire de mémoire les traits de son amant. Oh ! pourra-t-elle se décider à ne pas vivre pour lui, maintenant qu’elle a connu la tendre expression de son regard, la grâce de son sourire, le charme de sa voix.

M. de Lamerville avait été plus que contrarié de la malice de Florestine ; dans l’humeur qu’il en avait conçue, il lui avait dit quelques vérités dures, mais elle tint bon, et ne cessa de l’obséder que quand elle fut certaine que la femme qu’il désirait de retrouver était partie du bal.

Jamais Amador n’avait reçu une impression aussi vive que celle que lui avait fait éprouver son aimable inconnue ; il s’était flatté qu’elle ne se refuserait pas à l’instruire de son nom ; dans le cas contraire, il avait l’intention de la faire suivre adroitement, de savoir en dépit d’elle qui elle était, et de chercher le moyen de lui être présenté. Trompé dans son espoir, il pensa qu’il pourrait la retrouver dans l’un des bals suivans, et se promit d’aller exactement à tous. Il s’endormit en songeant à cette belle main qu’il serait si doux de presser dans la sienne, à cet accent céleste par qui le mot j’aime doublerait d’harmonie ; mais le lendemain, à son réveil, il reçut l’ordre de rejoindre l’armée ; il courut où l’appelait l’honneur, et les soins importans qui l’occupèrent lui firent bientôt oublier celle qui ne l’oubliera jamais.