La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Texte entier

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CHAPITRE PREMIER.




Auguste, comte de Crécy, jouissait d’une grande fortune. Il avait une figure agréable, une taille noble, un grand fond d’instruction, et beaucoup d’agrémens dans l’esprit. Incapable de flatter ceux que le rang et les richesses plaçaient au-dessus de lui, il montrait de la condescendance pour ses égaux, et de la bonté pour ses inférieurs : il s’enflammait au récit d’une belle action, et se sentait d’abord l’ami de celui qui l’avait faite. L’injustice le révoltait, surtout quand elle était commise envers l’être faible ou malheureux. Il regardait comme un devoir d’en signaler l’auteur, et de le poursuivre, au risque de compromettre sa propre tranquillité.

Convaincu que la nature a créé les hommes pour commander aux femmes, il avait toujours un air protecteur avec elles : toutes pouvaient également prétendre à son appui, aucune ne pouvait prétendre à ses soins. Il regardait l’amour comme une faiblesse, cependant excusait ce sentiment dans les femmes ; peut-être même son orgueil lui faisait-il éprouver une prédilection secrète pour celles qui en avaient été les victimes ; mais il trouvait indigne de la majesté d’un homme de se laisser subjuguer par cette passion ; la mort lui paraissait préférable à la honte de recevoir des lois d’une maîtresse.

Ce cœur si fier s’était pourtant rendu aux charmes de Virginie, fille unique du colonel Surville, mort au champ d’honneur, en défendant sa patrie et son roi.

Virginie était un modèle de beauté, de grâces et de vertus : elle n’avait aucun de ces talens agréables dont on fait tant de cas de nos jours, talens qui sont peut-être plus nuisibles qu’utiles à celles qui les possèdent, qui séduisent plus qu’ils n’attachent. Sa mère, sa seule institutrice, s’était bornée à lui donner une connaissance parfaite de ses devoirs et de sa religion. Virginie était douce, économe, laborieuse ; aucune femme ne se livrait avec plus de décence et de dignité, aux soins domestiques. Elle sentit un véritable amour pour M. de Crécy, et lui donna sa main. Comment se serait-elle effrayée de l’empire qu’un homme de ce caractère voudrait exercer sur la compagne de sa vie ? Elle partageait les opinions d’Auguste sur la dépendance des femmes ; et, plus tendre que vaine, ne demandait pas mieux que de se soumettre au juste pouvoir d’un époux, pourvu qu’elle en fût constamment chérie.

Dix ans d’hymen n’avaient apporté aucune altération aux sentimens de ce couple vertueux ; une seule chose s’opposait à ce que la félicité du comte fût parfaite ; il avait vainement désiré un fils qui soutînt l’éclat de son nom, Virginie n’était devenue mère que d’une fille, appelée Anaïs.

M. de Crécy aimait beaucoup les sciences et les arts, il les cultivait avec succès : sa maison était ouverte à tous ceux des artistes et des savans qui avaient acquis quelque réputation. Aucun jour ne se passait sans qu’il n’en réunît plusieurs chez lui. L’entretien y roulait presque toujours sur des sujets intéressans. Tandis qu’on les discutait avec plus ou moins de chaleur, Anaïs apprenait en silence, auprès de sa mère, à broder ou à faire de la tapisserie. Cette aimable enfant n’était pas tellement captivée par ce travail, qu’elle ne pût prêter son attention aux discours tenus autour d’elle ; ils se gravaient, en partie, dans sa jeune mémoire ; elle s’instruisait sans étudier, et son esprit et sa raison se formaient, pour ainsi dire, à son insu.

Un soir la conversation s’engagea sur les différens genres de gloire. On n’était pas d’accord sur celui qui devait obtenir la préférence : on passa en revue les grands hommes également illustres dans diverses carrières. Chacun prenait parti pour celui d’entr’eux dont le génie s’accordait le plus avec ses goûts. Quant à moi, dit le comte d’une voix exaltée, je chéris tous les hommes supérieurs qui se sont acquis une gloire pure ; mais celui dont j’aime le plus la mémoire, celui dont le caractère me paraît commander le plus l’admiration, celui dont les écrits font les délices de mes loisirs, cet homme enfin est Racine : oui, je consentirais à éprouver toutes les infortunes, à souffrir tous les maux, pour avoir donné l’existence à un fils qui lui ressemblât. Mon dieu ! s’écria vivement Anaïs, en laissant tomber son ouvrage, pourquoi ne puis-je être un Racine ! Cette exclamation d’une enfant qui entrait dans sa neuvième année, étonna tout le monde, et fit sourire le comte. Anaïs se mit à fondre en larmes. Son père la prit dans ses bras, et lui donna plusieurs baisers ; mais à chaque caresse, elle répétait : Vous ne m’aimerez jamais comme Racine ! Je suis bien malheureuse ! Consolez-vous, charmante Anaïs, lui dit un savant distingué, que touchait sa douleur naïve ; consolez-vous, votre sexe a plus d’un titre à la gloire ; peut-être êtes-vous appelée à nous rendre un jour ou Deshoulières ou Sévigné.

Anaïs aurait bien voulu connaître l’histoire de ces femmes célèbres ; un regard de Virginie, qui la rappelait à ses côtés, retint la question qu’elle était près de faire. La nouvelle idée qui s’était emparée de son imagination, troubla cette nuit son sommeil. Tendre Anaïs, eh ! quoi ! déjà tu vas être enlevée à l’heureuse insouciance de ton âge ; déjà les amusemens de l’enfance vont perdre à tes yeux tous leurs charmes ; tu verras, sans intérêt, tes compagnes se jouer autour de toi ; tu ne donneras plus, à leur joie, qu’un sourire de complaisance. Le germe d’une passion est déjà dans ton sein : tremble qu’il ne s’y développe. Anaïs, ton sexe ne peut rien aimer ardemment, même la gloire, sans qu’il ne lui en coûte le bonheur.




CHAPITRE II.




Le lendemain, à déjeûner, Anaïs parut rêveuse. Es-tu souffrante, lui demanda le comte ? — Non, mon père ; mais je réfléchis. — À quoi donc ? — À la conversation d’hier. — Tu y penses encore ? — J’y penserai toute ma vie. — Elle se hasarde alors à l’interroger sur les femmes illustres dont elle enviait le destin, écoute avec la plus grande attention, tout ce que lui en raconte M. de Crécy, et quand il a cessé de parler, se jette à son col, en s’écriant : Mon père, nous serons heureux, vous m’aimerez autant que vous aimez Racine ; je deviendrai célèbre, soyez-en certain ; je le deviendrai. Puis elle courut chercher une superbe poupée dont on lui avait fait présent il y avait peu de jours, et qu’elle avait reçue avec transport, demandant la permission à sa mère de l’envoyer à une de ses amies. Prends garde de te repentir de ce trait généreux, observa le comte. — Jamais, mon père : je ne veux conserver aucun objet de distraction ; je ne veux plus songer qu’à devenir savante. Vous me donnerez beaucoup de livres, et j’étudierai du matin au soir. — Ce zèle est beau, mais je doute qu’il dure. — Il durera. S’il arrive que l’étude m’ennuie, je penserai à vous, et je n’y trouverai plus que du plaisir. — Bonne, chère Anais ! Ma Virginie, presse avec moi notre enfant sur ton cœur. La comtesse embrassa sa fille en soupirant. — Mon projet vous déplairait-il, maman, demanda la petite avec inquiétude. J’approuve toujours tout ce que ton père approuve, répondit la comtesse ; mais je serais fâchée que de nouvelles occupations t’éloignassent de celles que tu partageais avec moi. — Oh ! ne craignez rien, maman, je ne veux pas être moins aimée de vous que de mon père, je trouverai du temps pour tout. — À la bonne heure. — Me donnerez-vous bientôt des maîtres, mon père ? — Dès demain. — Vous me le promettez. — Je te le promets. — La femme-de-chambre vint chercher Anaïs, pour faire sa toilette ; elle la suivit, non sans avoir prié plusieurs fois le comte de ne pas oublier sa parole.




CHAPITRE III.




La comtesse, demeurée seule avec son époux, se hasarda de lui montrer ses craintes sur les suites de l’engagement qu’il venait de prendre. Je comptais, lui dit-elle, élever ma fille comme je le fus moi-même. Je ne vois pas sans peine, je te l’avoue, mon cher Auguste, que mon projet soit renversé. Peut-être ai-je tort, mais je suis effrayée du désir que notre Anaïs a de se distinguer : ce désir me semble incompatible avec la modestie qui convient à notre sexe, et je me trouverais la plus malheureuse des mères, quand bien même ma fille deviendrait l’objet de l’admiration générale, si les talens qui lui procurerait cet orgueilleux avantage devaient lui coûter une seule vertu. — Rassure-toi, l’envie que notre enfant montre de s’instruire, ne tient pas à la vanité, mais à un sentiment profond de l’ame. L’unique motif qui l’anime n’est-il pas celui de me plaire ? — J’en conviens. — Cela doit te rassurer. — Oh ! l’extrême sensibilité de cette enfant m’épouvante : tous mes soins tendaient à la modérer. Les leçons qu’elle va recevoir, ses lectures produiront un effet contraire. J’ai souvent entendu dire à ma mère, qui était une personne d’un grand sens, que la culture des lettres et des arts est dangereuse pour une femme, et que celle qui s’y livre doit être nécessairement ou malheureuse ou coupable. M. de Crécy réfuta cette opinion par plusieurs exemples. Ensuite il ajouta : Es-tu convaincue ? — Je le suis toujours, dès que tu as parlé : toutefois, loin de porter envie aux femmes qui attirèrent les regards de leur siècle, qui ont mérité les éloges du nôtre, je préfère ma destinée obscure à leur brillante destinée ; mon bonheur est si parfait, que je n’en souhaitais pas un autre pour ma fille. — Le comte, fortement ému, serra en silence la main de sa femme ; un moment après il dit : Je conviens qu’il eût peut-être été préférable qu’Anaïs se fût montrée la fidelle image de ma Virginie ; mais à la touchante douceur de ton caractère, elle joint l’exaltation du mien : elle est tour-à-tour modeste, fière, patiente, emportée : à beaucoup de tes qualités, elle unit quelques-uns de mes défauts. Son imagination cherche continuellement à s’exercer ; son cœur éprouve, en secret, le besoin impérieux d’aimer encore autre chose que nous : il est donc de notre prudence de ne pas contrarier le noble penchant qu’un mot a suffi pour développer en elle. Oui, puisque la nature lui créa une ame ardente, il lui faut des illusions : que celle des arts la préserve de toute autre. Je vais m’appliquer à former son esprit ; continue à former ses mœurs ; que nos leçons et ton exemple la rendent un jour digne de prendre rang parmi les femmes illustres, qui sont ensemble la gloire et le modèle de leur sexe.

Le comte prononça ces derniers mots avec tant d’enthousiasme, que Virginie n’osa plus combattre son opinion : elle avait d’ailleurs une si haute idée des lumières de son époux, et se défiait tellement des siennes, qu’elle se reprocha presque ses légitimes sollicitudes.




CHAPITRE IV.




Anaïs eut bientôt des maîtres de tout genre : elle s’appliquait également à la peinture, à la musique, à l’étude des langues, à celle de l’histoire : c’était par une occupation, qu’elle se délassait d’une autre ; elle ne voulait pas entendre parler de repos ; elle regrettait le temps qu’elle était obligée de donner au sommeil ; et pendant celui qu’elle restait auprès de sa mère à broder, elle repassait en elle-même les leçons qu’elle avait reçues, et dont elle craignait de ne jamais assez se pénétrer ; ses progrès furent rapides. À quinze ans elle joignait à la connaissance parfaite de sa langue, celle de la langue latine ; elle pinçait très-bien la harpe, chantait à merveille, peignait agréablement la miniature, les fleurs, et dansait avec grâce. Ses lectures en poésie se bornaient à nos Tragédies saintes, au poëme de la Religion, aux odes de J.-B. Rousseau, à quelques chants de la Henriade, et aux idylles de madame Deshoulières. M. de Crécy s’étant principalement occupé de parler à sa raison, elle était devenue très-réfléchie : elle écoutait beaucoup, parlait peu, répondait avec justesse aux questions qui lui étaient adressées, mais elle ne laissait échapper aucune de ces réparties qui donnent un tour original et piquant à la conversation. On la louait sans cesse sur son talent en musique, en peinture ; on ne la louait jamais sur son esprit ; on croyait qu’elle n’en avait point : cette opinion, qu’elle partageait, lui avait donné une timidité excessive : elle exprimait souvent très-mal ce qu’elle sentait très-bien ; et chagrine du peu de fruit qu’elle pensait avoir retiré de l’étude, si elle s’y livrait encore avec constance, c’était uniquement pour satisfaire à son goût, et non plus dans l’espoir qui l’avait d’abord portée à la chérir.

Dans le nombre des jeunes gens de qualité qui étaient admis chez M. de Crécy, on remarquait le marquis de Simiane. Vingt-sept ans, un grand nom, une belle figure, une taille agréable, étaient ses titres à la bienveillance ; il n’avait que peu d’instruction et d’esprit, mais il avait ce qui en tient lieu dans le monde, ce qui souvent même y fait mieux réussir, du tact et de l’adresse. Il croyait devoir à son rang de se montrer le protecteur des lettres et des arts ; il accueillait avec distinction ceux qui les professaient, recherchait leur société, prêtait à leur entretien une attention qui lui faisait supposer des lumières qu’il n’avait pas, et quand il s’élevait des discussions entr’eux, il avait toujours soin de se ranger à l’opinion de celui dont le mérite était le plus reconnu.

Le marquis cherchait à s’allier à une famille noble et riche : Anaïs lui convenait, il se crut amoureux d’elle, et demanda sa main. Le comte n’avait aucune objection à faire contre M. de Simiane, il instruisit sa fille des vues que ce seigneur avait sur elle, en la laissant maîtresse de les agréer ou de les refuser.

Anaïs n’avait pas encore éprouvé le désir de changer d’état, mais à seize ans, malgré beaucoup de raison, on ne voit pas sans plaisir approcher le moment où l’on comptera dans le monde. Mademoiselle de Crécy n’avait d’ailleurs aucun motif de redouter l’hymen ; il donnait, depuis tant d’années, de si beaux jours à ses parens ! Étrangère à tout ce qui n’était pas eux, ou ses études, elle s’imaginait que tous les hommes ressemblaient à son père. M. de Simiane avait l’air de partager ses goûts ; il sollicitait souvent la faveur de l’entendre pincer la harpe, il admirait ses petits tableaux, il lui demandait quelquefois son avis sur un trait d’histoire, ou sur une question de littérature, et y déférait toujours. Enfin, il était le seul qui eût cherché, jusqu’à cet instant, à lui plaire ; et quelle est la femme dont le cœur n’est pas encore ouvert à l’amour, qui n’accorde un sentiment de préférence à l’homme qui, le premier, l’avertit du pouvoir de ses charmes ? Anaïs consentit à devenir marquise de Simiane.




CHAPITRE V.




Les trois premiers mois de son mariage se passèrent dans une dissipation continuelle ; le marquis se plaisait à la conduire dans les cercles les plus brillans, aux spectacles, aux concerts, aux bals. Madame de Simiane était très-belle ; mais sa timidité lui donnait une sorte de gaucherie qui la déparait un peu ; comme elle était mal à son aise au milieu du grand monde, elle n’y paraissait pas à son avantage. On s’y permettait quelquefois des plaisanteries que sa candeur l’empêchait de comprendre : ses questions naïves la rendaient alors l’objet d’une attention désobligeante ; quelquefois aussi elle entendait parler en riant de certaines matières que l’austérité de ses principes ne lui permettait pas de traiter avec légèreté ; tout ce qu’elle voyait lui causait un étonnement mêlé de tristesse. Elle pria M. de Simiane de la laisser désormais mener une vie plus retirée.

Le marquis ne s’opposa point à ses désirs ; le peu de succès qu’elle avait obtenu dans la société était, à ses yeux, un tort qui lui avait ravi tous ses charmes : l’indifférence succéda au penchant assez vif qu’il avait senti pour elle ; la politesse remplaça les soins ; il ne l’empêchait pas de cultiver ses talens, mais il ne paraissait plus y attacher de prix ; il n’était plus le témoin ni l’admirateur de ses aimables travaux.

Ce changement affligea beaucoup madame de Simiane ; elle chercha vainement à regagner la tendresse de son époux. Loin d’être sensible à ses douces prévenances, il en paraissait fatigué : l’air d’ennui qu’il apportait dans leur tête-à-tête les lui fit bientôt redouter à elle-même. Il est cruel pour une femme sensible et délicate, de n’être jamais comprise par celui avec qui elle se trouve sans cesse en rapport. Anaïs était dans ce cas ; M. de Simiane n’avait que la surface de l’ame et de l’esprit ; il devait être vu en perspective, et non de près.

Le marquis avait au moins cela de bon, qu’il laissait une entière liberté à sa compagne ; elle conduisait à son gré sa maison, et recevait ceux qu’elle voulait ; il ne lui demandait aucun compte de l’emploi de son temps, ni de celui de son revenu. Beaucoup de femmes à sa place auraient été satisfaites de leur sort ; mais elle s’était fait de l’hymen le tableau le plus séduisant, et n’y trouvant que l’absence du malheur, elle comparait sa situation à celle de sa mère, et soupirait en se répétant : c’est pour toujours.

La crainte de troubler la tranquillité de ses parens, lui faisait renfermer sa douleur dans son sein : leur présence, d’ailleurs, rendait la sérénité à son front. Elle était si touchée de leur tendresse, si heureuse de leur bonheur, qu’elle oubliait auprès d’eux tout ce qui manquait au sien ; jamais elle ne leur avait témoigné autant d’amour : M. de Simiane, en détruisant ses espérances, avait doublé dans son cœur la force du sentiment de l’amour filial. Ce sentiment, le seul qui ne trompe jamais, le seul qui conserve toujours une égale énergie, adoucit les regrets de la marquise. L’étude embellit de nouveau ses loisirs ; son père la guide encore dans ses travaux ; il est maintenant bien plus son ami que son maître ; il ne craint plus de parler trop vivement à son ame par la magique peinture de la plus séduisante des passions ; il croit qu’elle aime, qu’elle est aimée de son époux : il déploie à ses regards toutes les richesses de nos poëtes ; il applaudit à l’enthousiasme avec lequel elle déclame les scènes magnifiques de Racine et de Voltaire, et sourit de l’exaltation qui l’a fait s’écrier : Ô fortunée Zaïre, que j’envie ton destin !

Jusqu’à cette époque, Anaïs avait cultivé tous les arts, sans montrer une prédilection particulière pour aucun ; mais nos poëtes divins ont fait vibrer une corde nouvelle dans son cœur ; elle y résonne à chaque instant plus fortement. Ce ne sera point en vain qu’ils lui auront découvert un monde enchanteur ; elle essayera de les y suivre. Sa palette et sa harpe vont désormais être négligées, elle ne les traitera plus que comme de simples connaissances qu’on visite de loin en loin, pour ne pas s’en laisser entièrement oublier. Mais Racine, mais Voltaire, mais tous ceux qui, marchant sur leurs traces, parlent à l’ame, éclairent l’esprit, fortifient la raison, ils ne la quitteront plus : voilà ses amis, ses modèles ; elle leur doit une illusion qui pourra charmer sa vie.




CHAPITRE VI.




M. de Simiane devait faire un voyage de trois mois ; la marquise lui demanda et obtint son agrément pour aller passer cet intervalle au château de M. de Crécy. Ce château, situé dans le joli village de Villemonble, réunissait l’utile et l’agréable. Un parc superbe, un riche verger, et des prairies très-étendues bordées par des saules pleureurs qu’arrosaient des ruisseaux d’eaux vives. On était dans la plus belle saison de l’année. Madame de Simiane, entourée de ses bons parens et de quelques-uns de leurs savans amis, absente d’un époux dont la présence ne lui rappelait que d’importunes chaînes, s’imaginait quelquefois n’être encore qu’Anaïs. Elle allait dès le point du jour, un de ses auteurs favoris en main, s’enfoncer dans les routes solitaires qui environnaient son habitation ; elle choisissait, pour s’y asseoir, l’endroit le plus agreste, et, là, jouissait avec transport du charme des beaux vers, et de celui d’un paysage varié. Lorsque la cloche du déjeûner se faisait entendre, elle s’empressait de cueillir la fleur que sa mère aimait le mieux, et courait la lui offrir ; un tendre baiser était le prix de ce tendre soin.

Elle s’entretenait, pendant le repas, de sa promenade, de sa lecture, de ses sentimens, de ses pensées ; elle trouvait toujours une ame qui répondait à la sienne. Son exaltation n’était point traitée de folie, sa sensibilité d’exagération, sa délicatesse de susceptibilité. Aucune des personnes de sa société n’était étrangère au langage qu’elle parlait ; madame de Crécy elle-même paraissait s’y complaire. Le propre de la véritable bonté est de savoir se prêter aux goûts de ceux qu’on aime, quoiqu’on ne les partage pas.

Si les matinées d’Anaïs s’écoulaient au sein de doux plaisirs, ses soirées lui en apportaient de plus doux encore. C’est surtout au déclin d’un beau jour, que la campagne brille de son éclat le plus touchant : le soleil, qui se retire par degrés de l’horizon pour faire place à la lumière mélancolique de la lune ; le bêlement des troupeaux qui regagnent à pas lents leur étable, le bruit harmonieux des sources, l’agréable parfum des fleurs, le souffle caressant du zéphyr, tout vous invite aux rêveries aimables. Le génie des fables antiques semble alors errer autour de vous ; tout est alors, dans la nature, amour ou poésie ; c’est l’heure des divins prestiges, c’est celle de l’inspiration. Anaïs l’éprouva : son cœur, plein d’un sentiment délicieux, avait besoin de l’exhaler ; l’amour filial lui dicta ce chant :


Beaux lieux, séjour de l’innocence,
Où je coule en paix mes loisirs !
Des jours de mon adolescence,
Vous me rendez tous les plaisirs.
Combien votre ombre solitaire
Parle doucement à mon cœur !
Ici je vis près de mon père,
Et je crois encor au bonheur.

Chaque matin, avant l’aurore,
Je viens rêver sous ce berceau ;
Le soir j’y viens rêver encore,
Et j’y goûte un charme nouveau.
Oui, vous me serez toujours chère,
Retraite où, seule avec mon cœur,
Sans trouble je songe à mon père,
Et peux croire encore au bonheur.

Loin d’un monde vain et frivole,
Je respire ici librement ;
La gloire, mon aimable idole,
Parfois m’y caresse un moment ;


Parfois sa brillante chimère
Fait doucement battre mon cœur ;
Mais c’est surtout près de mon père
Que je crois encore au bonheur.




Ces vers n’ont d’autre mérite que celui d’être l’expression d’une pure tendresse, et, pourtant, Anaïs trouva un grand charme à les composer. Rien ne peut se comparer à l’enchantement que produit une première création dans les arts, si ce n’est l’enchantement que produit le premier moment d’un premier amour. Le poëte dont une longue étude a formé le goût, revoit souvent avec l’œil du dédain les faibles essais de sa muse. On ne s’honore pas toujours de l’objet de son premier choix. Ce n’est ordinairement que dans l’été de la vie qu’on enfante des ouvrages dignes de la postérité ; ce n’est souvent aussi qu’à cette époque qu’on réunit dans le cœur tout ce qu’il faut pour bien aimer. Le dernier amour est le plus vrai et le plus invincible, mais les arts, comme l’amour, ont leur fleur qu’on ne cueille jamais qu’une fois. Le jeune poëte et le jeune amant doublent leur félicité présente par les heureux songes de l’avenir. L’expérience gâte tout, elle apprend à l’un qu’il faut plus que du talent pour se survivre ; à l’autre, que toujours n’est un mot vrai en amour que pour quelques êtres privilégiés.




CHAPITRE VII.




Les jours de bonheur s’écoulent vîte. Au moment où elle y pensait le moins, Anaïs reçut une lettre de M. de Simiane, qui lui annonçait son retour dans la capitale, et lui mandait qu’il serait fort aise de l’y trouver à son arrivée. Ce ne fut pas sans regret qu’elle obéit à la voix du devoir, et quand elle reçut le baiser d’adieu de son père, elle fut saisie tout-à-coup d’un si triste pressentiment, que des pleurs s’échappèrent en abondance de ses yeux.

Le comte attendri l’embrassa de nouveau en lui disant : « Ne t’afflige pas, ma fille, nous nous reverrons bientôt ; ta mère et moi, nous irons te rejoindre dans une semaine. »

— Ah ! mon père, qu’une semaine est longue, écoulée loin de vous ! et pour la première fois Anaïs songea qu’un seul moment suffit pour amener un grand malheur.

Son arrivée à Paris précéda d’environ deux heures celle de M. de Simiane ; il la remercia de sa complaisance, et lui fit quelques excuses de n’être pas allé la chercher chez M. de Crécy, en lui expliquant les motifs qui l’en avait empêché. Il resta avec elle tout ce jour, l’entretint avec confiance du désir qu’il avait d’obtenir du roi que sa terre fût érigée en duché, et la pria de lui faire, pendant quelques mois, le sacrifice de son goût pour la solitude. J’ai besoin, ajouta-t-il, d’être fortement appuyé dans mon projet ; je souhaite donner une fête, et j’espère que vous voudrez bien m’aider à la rendre à la fois agréable et brillante. — Je ferai mes efforts pour seconder vos desseins. — Je vous en remercie. — J’aime, il est vrai, la retraite ; mais dès l’instant où vous croyez utile à vos intérêts que j’y renonce, j’oublierai qu’elle m’est chère. — Cette condescendance m’enchante. — Elle est juste. — Eh bien, puisque vous y consentez, il y aura chez vous, jeudi prochain, souper, bal et concert ; vous y rassemblerez les premiers virtuoses. — Je crains que cela ne soit impossible ; nous n’avons, d’ici à jeudi, que sept jours. — L’argent fait des miracles, et je ne m’oppose point à ce que vous le prodiguiez. — Le marquis baisa respectueusement la main de madame de Simiane, et se retira, en lui disant qu’il allait écrire à M. et madame de Crécy, pour les inviter à vouloir bien venir honorer son assemblée de leur présence.

Les soins que les apprêts de la fête exigèrent de la marquise, adoucirent la tristesse où son départ de la campagne l’avait jetée. Le désir d’obliger le marquis, lui fit attacher beaucoup d’importance à une chose qui n’en avait pas par elle-même ; elle s’applaudissait en outre de pouvoir lui prouver que l’espèce d’éloignement qu’elle avait pour le monde, ne venait pas de son peu de moyen d’y plaire. M. et madame de Crécy promirent de se rendre à l’invitation de leur gendre.

Le jeudi matin, M. de Simiane témoigna sa satisfaction du goût et de la magnificence qui présidaient aux préparatifs de la fête. — Vous êtes vraiment une femme admirable, dit-il à la marquise, vous avez surpassé mon attente ; ma fête sera superbe, elle me fera un honneur infini, il en sera mention partout ; je suis le plus heureux des hommes ! Il s’approcha d’elle d’un air caressant, et lui prodigua mille complimens aimables. Madame de Simiane songea qu’un homme aussi frivole n’était pas celui de qui elle pouvait attendre sa félicité : mais cet homme était son époux ; elle feignit de sourire, et cacha soigneusement sa pensée.

Le marquis dîna tête-à-tête avec elle : il prit le ton empressé, et l’air de galanterie d’un amant à la mode. Savez-vous, répéta-t-il plusieurs fois, que vous êtes belle à ravir aujourd’hui, et lui donnant divers conseils sur sa coiffure, il l’assura que, si elle voulait, elle éclipserait toutes les femmes, et lui ferait plus d’un jaloux. Il lui débita ensuite mille folies, et la quitta en lui recommandant de se préparer à paraître avec éclat.

La gaîté insignifiante de M. de Simiane avait fait éprouver une sensation désagréable à la marquise : sa pensée se reporta vers M. de Crécy ; elle s’étonna de n’avoir pas eu de ses nouvelles pendant ce jour ; il avait l’habitude de venir la voir en arrivant de la campagne. Une vague inquiétude s’empara de son cœur, mais elle réfléchit que son père pouvait n’être parti que tard de son château, et devint plus tranquille, en songeant qu’elle n’avait plus que peu d’heures à souffrir de son absence.

La manière affectueuse et noble avec laquelle elle fit les honneurs de son cercle aux premières personnes qui s’y rendirent, enchanta M. de Simiane ; les éloges qu’il entendit prodiguer à la marquise le rendirent de nouveau orgueilleux de son choix.

Il était près de neuf heures, une grande partie de la société était déjà réunie, le comte et la comtesse n’arrivaient pas : chaque voiture qui entrait dans la cour de l’hôtel, donnait à la marquise un léger mouvement de joie, que suivait bientôt un profond sentiment de tristesse. Ses regards, sans cesse attachés sur la porte du sallon, offraient un mélange touchant d’espoir et d’inquiétude. Sa situation devenant trop pénible, elle ordonna à un de ses gens de courir à l’hôtel de sa mère, pour s’informer des motifs du retard qui lui causait tant d’alarmes. Elle aurait désiré différer l’ouverture du bal jusqu’au retour de son messager ; mais M. de Simiane témoigna une si grande impatience de le voir enfin commencer, que cédant, quoiqu’avec répugnance, à ses vœux, elle présenta sa main à l’homme le plus important de l’assemblée, pour danser avec lui le menuet de la Cour.

Les grâces décentes qu’elle déploya d’abord, surprirent tout le monde : on se demandait l’un à l’autre si c’était bien là cette même personne qui paraissait naguère si empesée et si gauche. Vous verrez, observa à demi-voix un jeune fat qui se croyait malin, vous verrez qu’un beau jour elle nous confondra aussi, tout-à-coup, par son esprit. — Le trait serait unique, répondit une vieille coquette, en riant aux éclats.

Madame de Simiane était à la fin de son menuet, quand le claquement d’un fouet de poste retentit à son oreille : ce bruit lui causa une agitation affreuse ; elle sentit ses genoux fléchir, se hâta, en tremblant, d’achever sa danse, et, saisie d’effroi, suivit M. de Simiane, qu’elle venait de voir s’échapper du sallon.

Elle le rejoignit au moment où il faisait entrer dans son cabinet un domestique de confiance de M. de Crécy, dont tous les traits offraient l’empreinte de la plus profonde douleur. Ô mon dieu ! mon dieu ! s’écria-t-elle, il est arrivé quelque funeste événement. Où est mon père, poursuivit-elle d’une voix étouffée et sombre ? ne me trompez pas : dites, où est mon père ? — Il n’a pu venir, il s’est trouvé mal, très-mal. — Ciel ! l’aurais-je perdu ! — Le domestique frémit, et se tait. Madame de Simiane s’évanouit.

On s’empresse de la porter sur un ottomane. Rosine, sa femme-de-chambre favorite, accourt : elle frotte d’alcali les tempes de sa maîtresse, lui glisse quelques gouttes d’éther dans la bouche. Inutiles secours ! madame de Simiane ne reprend point l’usage de ses sens.

Le médecin est appelé ; il déclare qu’elle est dans un danger imminent, ordonne qu’on la saigne sur-le-champ au pied, et qu’on s’abstienne surtout de faire le moindre bruit autour d’elle.


L’assemblée se retire, consternée de ce terrible événement. M. de Simiane prie le docteur de veiller cette nuit la marquise ; il y consent : à cinq heures du matin une crise favorable s’opère, Anaïs est sauvée.


Son premier soin, en reprenant connaissance, fut de prier le marquis d’aller rejoindre sa mère. Je vous en conjure, dit-elle, partez de suite ; s’il en est temps encore, sauvez-la du désespoir, l’infortunée ! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais tout ce qu’elle a perdu.

M. de Simiane se rendit en diligence au château de la comtesse, pour y remplir l’office douloureux qui lui était confié. Anaïs défendit l’entrée de sa chambre à tout le monde ; la seule Rosine obtint la permission de lui prodiguer des secours. Cette bonne fille devinait les besoins de sa maîtresse ; elle apportait, à la servir, un zèle infatigable, et n’interrompait le lugubre silence qui régnait autour d’elle, que par ses sanglots.




CHAPITRE VIII.




M. de Simiane ramena madame de Crécy chez sa fille. On essayerait en vain de vouloir donner une idée de la scène déchirante qui se passa dans cette première entrevue : il est des douleurs qui ne peuvent se peindre.

Tandis que le chagrin de madame de Simiane paraissait s’accroître tous les jours, celui de madame de Crécy paraissait, au contraire, s’adoucir. Cette femme, le modèle des épouses et des mères, n’avait pas vu la mort arracher subitement de ses bras l’homme à qui elle avait dû vingt ans de bonheur, le seul homme sur qui elle eût jamais arrêté tendrement ses regards, sans que le coup qui le frappa n’eût détruit elle les principes de la vie. Le moment où elle s’aperçut qu’elle le suivrait au tombeau, rendit à ses traits leur expression bienveillante ; un sourire angélique les anima de nouveau : elle paraissait calme, elle n’était que résignée. Son sort ne l’alarmait plus, elle ne plaignait que celui de sa fille, et demandait sans cesse avec ferveur au ciel, qu’il lui donnât le courage de supporter le malheur qui devait, sous peu de temps, l’atteindre encore.

Le monde, qui juge sur les seules apparences, croyait que M. de Crécy avait été beaucoup moins aimé de sa veuve que de sa fille ; il se trompait. Le deuil de ces deux personnes avait d’abord été le même, mais l’une prévoyait qu’elle avait de longs jours à parcourir, privée de la tendresse et de l’appui de son père ; l’autre se complaisait à sentir qu’elle était près de rejoindre son époux.

Une fièvre lente dévorait intérieurement la comtesse. Certaine que tout l’art des médecins ne pourrait la guérir, elle n’en appela point à son secours, et se prépara secrètement à se rendre digne de paraître devant le Dieu de bonté, dont elle était le plus parfait ouvrage. Ce devoir rempli, elle ne s’appliqua plus qu’à dérober la connaissance de son état à sa fille : elle songeait que l’heure de l’affliction n’arriverait que trop tôt ; elle voulait au moins la retarder, et parvint à dissimuler ses souffrances jusqu’à son dernier moment : il fut paisible, elle s’endormit plutôt qu’elle ne mourut.

On trouva, dans un des tiroirs de son secrétaire, un testament qui contenait beaucoup de legs pieux. À ce testament était jointe une lettre adressée à sa fille. En voici le contenu :

« Je meurs, mon Anaïs, ou plutôt j’échappe doucement à ce monde, et je vais dans un meilleur, me réunir pour toujours à ton père. Je n’emporte, dans la tombe, aucun regret que celui de la douleur que je vais te causer : modère-la, ma fille ; Dieu n’approuve point les afflictions extrêmes. Soumets-toi, sans murmure, aux pénibles épreuves qu’il t’envoie. Songe qu’il m’a fait une grâce singulière, en me rappelant vers lui. Ma vie fut courte, mais tranquille et fortunée ; ma mort ne l’est pas moins. Adieu ; notre séparation ne sera pas éternelle, nous nous rejoindrons un jour, pour ne plus nous quitter. Je vais, avec ton père, veiller du haut des cieux sur toi. Je te bénis. Adieu ».


Cet écrit révéla à madame de Simiane, toute la délicatesse de l’ame de sa mère. Je ne me consolerai jamais, répétait-elle à chaque instant, je ne me consolerai jamais de m’être abusée à ce point sur ses sentimens : j’osais l’accuser en moi-même de froideur, tandis que son air serein était un voile généreux, sous lequel elle cachait ses souffrances, pour ne pas m’en accabler ; et moi, je n’ai pas su les pressentir ; j’ai méconnu la tendre énergie de cette femme céleste. Que d’efforts sublimes elle a faits, pour m’éviter l’angoisse de ses derniers soupirs ! Ah ! j’aurais dû les recevoir, ils n’auraient dû que précéder ceux de sa fille ! Ô ma mère ! ange du ciel ! pourquoi, toute à mes regrets, ai-je calomnié ton cœur ? Sans ma funeste erreur, mes soins peut-être auraient pu te conserver : je te verrais encore à mes côtés, ta main essuyerait encore mes larmes ; je ne t’aurais pas perdue, ou si j’étais réservée à subir cet affreux malheur, je n’y joindrais pas du moins le tourment du remords.

Pendant les premiers jours qui suivirent la mort de madame de Crécy, M. de Simiane sembla partager les regrets de la marquise ; il était assidu auprès d’elle, et lui montrait des attentions particulières ; mais il se relâcha bientôt de ses soins ; son cœur, incapable d’un sentiment profond, ne pouvait compatir long-temps à la même douleur. À quoi sert, disait-il à la marquise, à quoi sert de s’affliger sans cesse d’un malheur sans remède. Vos pleurs vous rendront-ils ceux que vous avez perdus ? Cette légèreté cruelle avec laquelle la plupart des gens du monde cherchent à consoler une personne sensible, d’un malheur irréparable, est un nouveau trait enfoncé dans ses blessures. M. de Simiane ajoutait innocemment au chagrin d’Anaïs ; elle se trouva moins à plaindre quand l’ennui l’éloigna de sa présence : elle put du moins gémir en liberté.




CHAPITRE IX.




Six mois s’étaient écoulés sans avoir apporté aucun adoucissement au chagrin de madame de Simiane ; le marquis la pressait vainement de reparaître dans le monde, elle ne pouvait s’y décider. La solitude la plus entière était devenue le besoin dominant de son ame : elle goûtait un charme douloureux à se livrer à de sombres méditations, et le seul aspect d’une personne qui venait les troubler, lui causait une sorte d’effroi. Ses jours se passaient à contempler l’image de ceux qu’elle avait aimés si chèrement ; ses nuits, à rêver à eux ; quelquefois un doux mensonge lui rendait leur présence. Ô ! combien alors son réveil était cruel !

Sa santé déclinait visiblement ; M. de Simiane ne s’en apercevait pas, ou s’en inquiétait peu. L’ambition et l’amour du plaisir le retenaient toujours hors de chez lui ; il n’était occupé que du soin de faire sa cour à son roi, et à une grande dame dont il se croyait le seul amant favorisé, et pour laquelle il dépensait en fêtes, au-delà de ses revenus.

La fidelle Rosine, alarmée de la situation de sa maîtresse, la conjura, mais sans succès, de songer à sa conservation. On ne prend que bien peu d’intérêt à sa vie, quand on ne vit plus que pour soi.

Madame de Simiane était tombée dans un état de langueur dont les suites pouvaient devenir funestes, quand Mr. D., ce même savant qui lui avait appris le premier que la gloire peut être aussi l’apanage des femmes, revint d’un voyage de long cours. Il se présenta à sa porte ; on lui dit qu’elle ne recevait personne : il demanda à voir sa femme-de-chambre ; il parut si touché des pertes que la marquise avait faites, et supplia avec tant d’instances Rosine de lui procurer la faveur d’un moment d’entretien avec sa maîtresse, qu’elle se risqua d’enfreindre les ordres sévères qu’elle en avait reçus.

Mr. D., qui connaissait mieux le cœur humain que ceux qui avaient cherché jusqu’à ce moment à distraire Anaïs, ne s’occupa, dans cette entrevue, que de sa légitime douleur ; il ne paraissait pas se lasser d’entendre les détails du funeste événement qui causait son désespoir ; il les lui faisait répéter, répondait à ses plaintes par des plaintes, à ses larmes par des larmes. Il obtint la permission de venir partager quelquefois sa retraite ; l’espoir de lui être utile l’y ramena bientôt.

Les poésies d’Ossian venaient de paraître ; cet ouvrage, dont on a peut-être également exagéré les beautés et les défauts, produisait alors une sorte de révolution dans les lettres. L’ame sensible, livrée à de profonds regrets, trouve, dans sa lecture, un charme monotone qui plaît à sa tristesse. Il ne fut pas difficile à Mr. D. d’amener adroitement la conversation sur Ossian. Il récita à madame de Simiane plusieurs strophes des chants de Selma, et ce passage du poëme de Fingal : « Ô mon père ! je n’entends plus le son de ta voix. Mes yeux ne peuvent plus te voir. Souvent, dans ma mélancolie solitaire et sombre, je vais m’asseoir auprès de ta tombe, et je me console en la touchant de mes mains tremblantes. Quelquefois je crois encore entendre ta voix ; ce n’est que le murmure des vents du désert. Il y a déjà long-temps que tu es endormi pour toujours ».

Anaïs pria Mr. D. de lui procurer Ossian ; il le lui apporta dès le lendemain. Les regrets touchans de ce poëte firent un peu diversion à l’amertume des siens. Elle se pénétra tellement des ingénieuses fictions du célèbre Barde, qu’elles eurent pour elle tout l’entraînement de la vérité. Bientôt elle souhaita de visiter les lieux qui renfermaient les cendres de son père, et partit pour le château où elle avait passé auprès de lui quelques derniers jours de bonheur.

M. de Simiane, qui ne pouvait se plaire à la campagne que lorsqu’il s’y trouvait en nombreuse société, n’y accompagna point sa femme. Elle put s’abandonner, sans contrainte, à sa mélancolie.

Elle fit élever au milieu de son parc un mausolée à la mémoire de ses parens. Elle passait une partie de ses journées dans ce lieu ; là, son imagination remplie des rêves poétiques d’Ossian, elle voyait sans cesse errer autour d’elle l’ombre de son père et de sa mère ; entendait leurs voix dans le souffle du vent qui agitait le feuillage, et ne se croyait plus entièrement seule au monde. Un soir que, toute entière à l’exaltation de ses pensées, elle s’était endormie assise sur une des marches du lugubre monument, M. de Crécy lui apparut en songe ; elle s’imagina l’entendre lui adresser ce discours : « Cesse, ma fille de te livrer à d’impuissans regrets ; ce ne sont pas tes pleurs qui me prouveront ta tendresse, mais le soin constant que tu prendras de réaliser le plus cher de mes vœux. Ma fille serait-elle devenue tout-à-coup insensible à la gloire ? son cœur, que je formai, ne bat-il plus pour elle ? tromperas-tu mon espérance ? Non, tu sortiras d’un long abattement ! tu conserveras tes vertus ! tu immortaliseras les pleurs que te coûte mon trẻpas, et, de ma demeure céleste, j’applaudirai à tes travaux, je jouirai de tes succès. »

La marquise se réveilla dans une agitation inexprimable. Mon père ! s’écria-t-elle avec le plus vif enthousiasme, mon père ! tu seras satisfait ; un vain orgueil ne m’égare point. Tu me l’as dit cent fois, la véritable source du génie est dans l’ame, et je sens que la mienne renferme tout ce qu’il faut pour égaler, pour surpasser peut-être les femmes célèbres dont tu m’appris à révérer le nom !

En achevant ces paroles, Anaïs se relève dans une sorte d’ivresse, et reprend la route du château. L’extrême vivacité de sa démarche, l’éclat extraordinaire que jetait son regard, peu d’heures avant si languissant encore, apprirent à Rosine qu’il venait de s’opérer une grande révolution dans les idées de sa maîtresse ; elle l’examinait avec curiosité, et n’osait l’interroger. Anaïs était dans un de ces momens où l’ame ne peut contenir en soi ses transports ; elle les laissa éclater devant Rosine, lui raconta la vision qu’elle avait eue, les nouveaux projets dont elle était animée, et lui peignit avec feu la noble joie qu’elle éprouverait le jour où elle pourrait déposer sur le tombeau de son père la palme des arts.

Rosine, qui ne comprenait rien à ce langage, craignit d’abord que la tête de sa maîtresse ne fût égarée ; mais quand elle la vit reprendre ses anciennes occupations, visiter ses vassaux, les combler de bienfaits, et sourire avec bonté à l’expression de leur reconnaissance, elle devint tranquille et satisfaite ; seulement, elle se répétait quelquefois à elle-même : Il est bien singulier que ce changement favorable soit l’effet d’un simple songe. Elle ignorait que l’infortune ou la félicité, la mort ou la vie d’une personne douée d’un cœur sensible et d’une imagination ardente, repose souvent en entier sur la perte ou le retour d’une seule illusion.




CHAPITRE X.




Pendant les deux mois que madame de Simiane resta seule à la campagne, elle composa un petit poëme, intitulé : La Mort du Père de Famille. Ce morceau, dont la couleur avait quelque chose de la noblesse et de la simplicité antique, était rempli de sentiment, de mélancolie et de grâces. Revenue à Paris, elle le montra à Mr. D., qui lui demanda la permission d’en prendre une copie. Quel fut son étonnement, lorsque, quelque temps après, il lui apporta la nouvelle qu’elle avait remporté le prix des jeux floraux.

Cette première faveur des arts causa un doux ravissement à la marquise ; cependant il ne fut pas sans mélange de tristesse. Ô mon père ! s’écria-t-elle, pourquoi n’as-tu pas vécu assez long-temps pour être témoin de mon succès ? Tu me presserais plus tendrement sur ton sein ; je verrais des larmes de plaisir humecter tes paupières ; ton regard se fixerait sur ta fille, avec autant d’orgueil que d’amour. Mais, hélas ! le ciel m’a refusé cette joie ; je ne sentirai plus l’étreinte de tes caresses paternelles ! C’est sans retour qu’elles me sont ravies ! Je te cherche, je t’appelle vainement ; tu ne me vois plus, tu ne m’entends plus ! — Il vous voit, il vous entend, il vous inspire, prononce Mr. D. d’un ton touchant et solennel. Continuez à parcourir avec ardeur la carrière où vous venez d’entrer avec éclat ; espérez tout du feu divin qui vous anime ; plus heureuse que vos modèles, c’est au sentiment le plus pur, le plus louable, que vous devrez vos éclatans trophées.

Digne ami, s’écria Mme. de Simiane, digne ami, je n’en doute pas, c’est mon père lui-même qui me parle par votre organe. Je vous dois déjà de n’avoir pas succombé à mes maux ; faites que je vous doive davantage. J’ai besoin d’un guide, d’un appui ; j’ai besoin surtout d’aimer et d’être aimée. Ne voulez-vous pas remplacer le tendre protecteur que m’avait donné la nature ? — Si je le veux ! aimable Anaïs ! si je le veux ! ah ! dès long-temps je vous chéris en père. — Je rends grâces à mes cheveux blancs, qui vous engagent à m’en accorder les priviléges.

Mr. D. donna quelques conseils à madame de Simiane, relativement à ses travaux, et à la conduite qu’elle devait tenir désormais. Il l’engagea à ne plus faire de sa maison une solitude : vous devez, dit-il, à votre rang, aux goûts du marquis, de recevoir du monde ; vous vous devez enfin à vous-même de montrer de la déférence à l’homme dont vous portez le nom, et, croyez-moi, quand on sait ordonner son temps, la société ne nous enlève que celui que la raison exigerait qu’on donnât au repos.

Anaïs promit de se régler en tout, d’après les avis de Mr. D. Cet accord fait, elle partit à la hâte pour sa campagne, d’où elle revint aussitôt après qu’elle eut déposé la fleur académique sur la tombe sacrée.




CHAPITRE XI.




La mélancolie est la convalescence de la douleur. Anaïs était alors dans cette situation de l’ame qui est peut-être aussi favorable à la beauté, qu’elle l’est à la culture des lettres. Le sentiment intérieur qui l’animait sans cesse, donnait à tous ses traits une grâce inexprimable ; elle avait perdu toute sa timidité, sans rien perdre de sa modestie ; sa rentrée dans le monde fut une sorte de triomphe : les hommes et les femmes s’empressèrent également de l’accueillir ; les uns étaient attirés par les charmes de son esprit, les autres par sa touchante simplicité. Son hôtel devint bientôt le rendez-vous de tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué par le rang, la fortune et le talent : les gens de la cour allaient y chercher l’instruction et le plaisir ; les artistes, le plaisir et la protection ; les femmes agréables aimaient à y jouir de la galanterie respectueuse des uns, et de l’empressement flatteur des autres. L’attention continuelle que madame de Simiane apportait à leur faire honneur des hommages qu’on lui rendait, les empêchait de voir en elle une rivale ; elles applaudissaient de bonne foi à des éloges qui, loin de les humilier, semblaient rejaillir sur elles.

Le marquis, orgueilleux de voir sa femme l’objet de l’admiration générale, et charmé de trouver en elle une maîtresse de maison aimable et complaisante, qui d’ailleurs ne le gênait en rien, se faisait une loi de montrer des égards particuliers à tous ceux pour qui elle paraissait avoir de la prédilection. Il trouvait bon qu’elle défendît sa porte pendant les heures qu’elle voulait consacrer au travail, et ne venait jamais la troubler dans son cabinet d’étude.

Madame de Simiane goûtait tour à tour à son gré les amusemens du monde et ceux de la retraite ; elle puisait dans l’un des distractions utiles, et dans l’autre, les leçons immortelles des grands hommes, qui nous rendent ensemble et meilleurs et plus savans.

On prétend que les femmes auteurs sont en bute à la persécution des deux sexes : la marquise n’éprouva point ce chagrin ; elle n’eut qu’à se féliciter de la bienveillance que tous deux lui prodiguèrent. Jamais une amère censure n’atteignit jusqu’à son cœur. Les véritables gens de lettres sont remplis d’indulgence pour la femme sensible, dont le talent semble être une émanation de l’ame ; ils se font un plaisir généreux de lui accorder leurs conseils, et de l’encourager par des louanges. Ils la soutiennent de leur égide, dans la lice dangereuse où elle s’avance, tremblante d’inquiétude et d’espoir ; ils éclairent le public sur le mérite de ses productions, pardonnent à des défauts que rachètent des grâces, et leur voix imposante fait souvent toute sa renommée.

Un prix remporté à l’Académie française, plusieurs succès obtenus au théâtre, dans l’espace de trois ans, avaient accru la réputation d’Anaïs, et grossi la foule de ses admirateurs. La calomnie elle-même respectait sa conduite, la critique n’attaquait pas ses ouvrages ; elle vivait heureuse de ces brillantes illusions de la jeunesse, qui suffisent au cœur qui ne s’est pas encore ouvert à la plus enivrante. Ses souvenirs, sa tendresse vraiment filiale pour M. de…, ses travaux, le but honorable où elle tendait, ne lui laissaient pas le loisir de songer qu’elle avait autrefois désiré vaguement une félicité qui n’était pas son partage.

Le paisible bonheur qu’elle goûtait fut troublé par le départ de Mr. D…, que le roi envoya en Grèce, pour faire des recherches savantes. Cette cruelle séparation rouvrit les blessures de l’ame d’Anaïs ; il lui sembla qu’elle perdait son père une seconde fois. L’absence de son respectable ami, la laissait dans un entier isolement ; elle n’apportait plus la même sérénité dans les cercles, le même zèle à ses occupations ; son œil distrait cherchait sans cesse celui qu’elle savait pourtant bien ne devoir revenir de long-temps.

Parmi les personnes qui la visitaient assidûment, plusieurs lui témoignaient de l’affection, mais aucune n’avait acquis de droit à son entière confiance ; ce sentiment, qui naît tout-à-coup en amour, se fait long-temps attendre en amitié, et d’ailleurs, la plupart des amitiés de ce monde ne pouvait satisfaire Anaïs. Elle avait besoin d’inspirer et d’éprouver cet attachement profond, sincère, passionné, et presque exclusif, qui établit entre deux ames une communication intime de tous les jours, de toutes les heures, de tous les momens ; et cet attachement si précieux, si rare, on ne le doit pas seulement aux rapports des mœurs et des goûts, il est encore le résultat des circonstances. C’est souvent en vain qu’on passe toute sa vie à chercheur l’être digne de le faire sentir et de le partager ; et quand, par un hasard fortuit, on l’a rencontré, si la mort vous l’enlève, si une absence forcée vous en prive, il faut le pleurer ou l’attendre, et ne pas essayer de le remplacer.

Cependant Anaïs, vive, tendre, expansive, était continuellement en proie à un ennui dont elle ne pouvait se rendre compte. Elle avait reçu de la nature une rare puissance d’aimer, dont elle ne pouvait faire usage. L’intervalle immense qui la séparait de Mr. D…, apportait un obstacle à ce que sa correspondance avec lui eût de la suite est de l’intérét. Comment s’entretenir de tous ces riens qui occupent, charment ou tourmentent la vie, dans une lettre dont la réponse ne doit arriver qu’au bout de plusieurs mois ? Il est mille choses d’ailleurs qui se disent dans l’abandon de l’amitié, et qu’on serait presque honteux d’écrire. Quand on parle, on n’est jugé que par le cœur ; quand on écrit, on est aussi jugé par la raison. Cette idée arrête l’épanchement de l’ame : l’absence indéterminée d’un ami nous laisse donc presqu’aussi isolés que sa mort.

Un matin que madame de Simiane était plus fatiguée que jamais de l’oisiveté de son cœur, et qu’elle avait en vain cherché une distraction dans la musique et dans la lecture, elle fut à son jardin, en fit nonchalamment le tour, vint s’asseoir sur un banc de gason, et traça ces vers sur un des feuillets de son souvenir :


Pourquoi, depuis un temps, abattue et rêveuse,
Suis-je triste au sein des plaisirs ?
Quand tout sourit à mes désirs,
Pourquoi ne suis-je pas heureuse ?

Pourquoi ne vois-je plus venir à mon réveil
La foule des rians mensonges ?
Pourquoi, dans les bras du sommeil,
Ne trouvai-je plus de doux songes ?

Pourquoi, beaux-arts, pourquoi vos charmes souverains
N’excitent-ils plus mon délire ?
Pourquoi mon infidelle lyre
S’échappe-t-elle de mes mains ?


Quel est ce poison lent qui coule dans mes veines,
Et m’abreuve de ses langueurs ?
Quand mon ame n’a point de peines,
Pourquoi mes yeux ont-ils des pleurs ?




Elle avait à peine achevé d’en écrire le dernier mot, qu’un de ses gens vint lui annoncer la visite d’une duchesse douairière, pour laquelle elle avait beaucoup de vénération. Elle se leva précipitamment pour aller la recevoir, et laissa glisser son souvenir à terre, en croyant le serrer dans sa poche.

Tandis qu’elle causait avec la duchesse, M. de Simiane vint se promener dans le jardin avec quelques amis : un d’eux vit de loin le souvenir, le ramassa sans qu’on s’en apperçût, et cédant au désir condamnable de connaître ce qu’il contenait, s’enfonça dans une allée, lut les vers de la marquise, en prit à la hâte une copie, et replaça adroitement le souvenir au même endroit où il l’avait trouvé.

Un curieux est rarement discret, celui-ci ne le fut pas : la petite pièce dérobée à la marquise courut bientôt dans toute la société : on la commenta de cent manières différentes ; enfin, on conclut que son auteur pourrait bien être en secret agité d’un autre désir que de celui de la gloire, et les hommes qui étaient admis à lui faire leur cour, se promirent de mettre à profit cette découverte.

Anaïs, qui jugeait des autres par elle-même, et chez qui le plus simple goût avait l’apparence d’une passion, ne vit dans les soins empressés qu’on lui rendait, que la preuve d’une amitié très-tendre. Abusée par la pureté de son cœur, et par sa profonde sensibilité, elle accorda tour à tour, à quelques-uns de ceux qui lui montrèrent le plus de dévouement, un sentiment de préférence, sans soupçonner qu’ils pussent former des vœux dont elle eût à rougir ; mais une femme jeune, jolie, spirituelle et négligée par son époux, se flatte à tort de trouver des amis, elle ne trouve que des amans. La marquise en ayant acquis la triste conviction, se décida, quoiqu’à regret, à ne plus chérir que les arts, à ne plus vivre que dans le passé et dans l’avenir.




CHAPITRE XII.




La révolution éclata ; M. de Simiane s’étant pris de querelle avec un noble qui avait embrassé le parti populaire, se battit en duel, et fut tué. Le montant des biens de sa succession suffisant à peine pour payer la moitié de ses dettes, sa veuve les acquitta sur sa propre fortune. Ses gens d’affaire lui firent inutilement des observations à cet égard : Mon père, leur répondit-elle, approuverait ma conduite. L’honneur d’une femme se compose en partie de celui de son époux ; je ne veux pas qu’on ait le droit de faire un reproche au mien. Elle vendit tous ses immeubles, à l’exception de son château de Villemonble, où elle se retira sans autre société que celle de ses livres. La modicité de son revenu ne lui permettait pas de recevoir du monde ; elle aurait pu recouvrer quelque aisance en se défaisant d’une propriété qui lui imposait de grandes charges, mais elle ne voulait pas, à quelque prix que ce fût, voir passer en d’autres mains cette portion de son héritage où reposaient les cendres de son père.

Aux premières nouvelles des événemens désastreux qui pesaient sur la France, Mr. D… avait quitté la Grèce, pour revenir à Paris, où il pensait qu’il pourrait être utile. Cette ville venait d’être le théâtre des catastrophes les plus sanglantes ; la mort avait saisi de nombreuses victimes dans chaque famille : Mr. D… eut l’inconsolable douleur de voir qu’il avait survécu à toute la sienne. Son attachement pour madame de Simiane en acquit de nouvelles forces ; il fut la rejoindre à sa campagne, feignit de la blâmer des sacrifices considérables qu’elle avait faits à la mémoire de son époux, et l’assura qu’il ne pourrait les lui pardonner que si elle consentait à ce qu’il partageât désormais avec elle sa fortune. Elle ne crut pas devoir refuser à son unique ami la haute marque d’estime qu’il lui demandait.

Anaïs, ranimée par la présence et les encouragemens de Mr. D… retrouva dans l’étude le même charme qu’elle y avait autrefois goûté : son style acquit de la force et de la précision ; elle conçut le plan d’un poëme en plusieurs chants, intitulé l’Amour paternel. Le choix du sujet semblait répondre du succès de l’ouvrage ; sa mémoire reconnaissante lui en fournissait toutes les situations, elle en prendrait tous les vers dans son cœur : elle se mit à travailler jour et nuit à ce poëme. Mr. D… ne blâmait pas son ardeur, il ne craignait pas qu’elle ne nuisît à sa santé, il savait que les seuls chagrins de l’ame usent le tempérament des personnes sensibles, tandis qu’une agitation, ou un travail qui leur plaît, ne peut que le fortifier.

Un décret exila tous les nobles de Paris ; ils cherchèrent un asile dans les villages ; les maisons de Villemonble se remplirent. On proposa de grands avantages à madame de Simiane, pour louer une partie de son château ; elle les refusa. Heureuse de vivre solitaire, sans néanmoins vivre seule, elle ne voulait rien changer à sa position. Elle sentait que l’établissement d’un tiers chez elle gênerait son indépendance ; mais ce sacrifice, qu’elle ne consentit pas à faire à l’intérêt, elle le fit au désir d’être agréable à Mr. D…

Ce savant avait été intimement lié dans sa jeunesse avec le duc de Lamerville, qui, obligé de sortir promptement de la capitale, et ne pouvant s’exposer, à cause de ses fréquentes attaques de goutte, à partir pour ses terres situées en Touraine, était venu se réfugier dans la seule petite maison qu’il eût trouvée à louer à Villemonble. Outre que cette maison ne pouvait contenir la moitié de ses gens, elle avait l’inconvénient d’être entourée d’eaux stagnantes qui en rendaient l’habitation malsaine. Le duc en ressentit les effets : les crises de sa maladie devinrent si violentes, qu’elles mirent ses jours en danger. M. De… parla avec tristesse à madame de Simiane, de l’état où il l’avait trouvé ; celle-ci s’empressa d’aller offrir son château au duc, et lui en abandonna le plus bel appartement.




CHAPITRE XIII.




Les attentions que madame de Simiane avait pour M. de Lamerville, lui inspirèrent pour elle une vive reconnaissance. Quoiqu’il fût infirme et octogénaire, il était d’une société agréable ; son esprit s’était conservé dans toute sa force ; il avait de la gaîté, et semait sa conversation d’anecdotes piquantes, qu’il racontait avec grâce. Rien n’est plus intéressant que l’entretien d’un vieillard aimable et disert, qui a beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup observé, et qui vous met dans toutes ses confidences : vous apprenez souvent plus de choses avec lui en quelques heures, que la lecture et les réflexions ne vous en apprennent en quelques mois. Madame de Simiane se plaisait d’autant plus avec M. de Lamerville, qu’il avait du goût pour la poésie ; il se souvenait, avec un plaisir mêlé d’un peu de vanité, qu’il avait fait agréer plus d’une fois son amoureux hommage, à la faveur d’un couplet ou d’un madrigal ingénieux. Il chantait ou récitait à la marquise les vers légers qu’il avait faits ; il mettait alors dans son regard et dans sa voix une expression qui ne lui laissait de la vieillesse que ces nobles traces qui commandent le respect.

Un soir qu’il était dans l’enchantement des attentions de la marquise, et de sa complaisance à l’écouter, il s’écria : Ô pourquoi mon neveu, mon cher Amador est-il absent ! Que ne donnerais-je pas pour qu’il vous vît, qu’il vous aimât, qu’il fût aimé de vous ! Quelle serait ma joie, s’il devenait l’époux de la seule femme selon mon cœur ! Mais, hélas ! chaque jour pour moi est maintenant un jour de grâce ; peut-être suis-je appelé à descendre dans la tombe avant d’avoir embrassé encore une fois ce neveu qui m’a causé tant de sollicitudes. En prononçant ces mots, le duc laissa tomber des larmes sur ses joues vénérables. Anaïs se hâta de les essuyer, et, lui serrant doucement la main, lui dit : Dieu vous conservera long-temps, je le lui demanderai avec tant de ferveur ! vous presserez de nouveau, sur votre sein, ce neveu, l’objet de votre tendresse. Mais pourquoi n’est-il pas auprès de vous ? pourquoi ne m’aviez-vous pas, jusqu’à présent, parlé de lui ? — Je craignais que vous n’en eussiez conçu une idée défavorable. Vous m’êtes devenue tout d’un coup si chère, que je ne voulais pas risquer de me brouiller avec vous, et je ne pourrais entendre tranquillement, même de vous, un seul mot contre mon neveu. — Comment pourrais-je en dire ou en penser du mal ? je ne le connais pas. — Il a embrassé un parti qui semblait ne devoir pas être le sien ; mais l’étranger était à nos portes, il allait profiter de nos cruelles divisions, pour ravager notre patrie. Mon neveu a fait des actions d’éclat, en prodiguant son sang pour la défendre. — Vous êtes l’oncle du général de Lamerville ? — Oui, je suis l’oncle de l’homme le plus parfait qui ait encore existé. Amador de Lamerville a reçu de la nature tout ce qu’il faut pour séduire les yeux, pour enchaîner le cœur : il joint à la beauté d’Apollon, le courage d’Achille. La générosité du caractère de mon neveu, la douceur de ses mœurs, la profondeur et la multiplicité de ses connaissances en font un héros accompli ; objet de l’amour passionné de plusieurs femmes, je ne sache pas qu’il en ait aimé aucune : il s’est fait une image idéale de celle qu’il veut choisir pour sa compagne. Je croyais qu’il ne trouverait nulle part son modèle. Je ne vous connaissais pas. ( Anaïs rougit et garda le silence.) Ce portrait vous étonne, observa le duc ? — Je le crois un peu flatté. — Nullement, je puis vous en donner des preuves. — Il tira de son secrétaire une miniature et un paquet de lettres, en ajoutant : Regardez, lisez et jugez. — Anaïs ne put refuser de payer le tribut de sa timide admiration, à la figure la plus noble et la plus gracieuse qu’elle eût encore vue. Elle lut ensuite tout haut, à la prière du duc, quelques fragmens de lettres qu’il lui avait remises entre les mains ; sa voix était fort émue, et son œil se tournait, à la dérobée, sur la précieuse miniature qui lui avait fait éprouver une sensation aussi agréable que nouvelle. Mr. D. entra. Anaïs, cédant à un instinct du cœur, s’empressa de serrer le portrait et les lettres, comme si déjà elle avait un secret.




CHAPITRE XIV.




Le mouvement irréfléchi de madame de Simiane n’était point échappé à M. de Lamerville. Il en avait tiré un augure favorable pour ses desseins, et ne se trouvait plus tête-à-tête avec elle, sans lui parler de son neveu : il lui montrait les lettres qu’il recevait de lui, les réponses qu’il y faisait. Le nom de la marquise se trouvait souvent répété dans cette correspondance : ce n’était pas sans trouble qu’elle le voyait tracé dans les lettres du général, quoiqu’il ne s’y trouvât que par politesse : elle attendait l’heure de la poste avec la même impatience que le faisait M. de Lamerville. Le courier venait-il à manquer, elle ne pouvait se mettre à l’étude de tout le jour. Toute sa nuit se passait sans sommeil. La nouvelle d’un combat près de se livrer, la jetait dans une agitation affreuse.

Une bataille sanglante eut lieu dans la partie de l’Allemagne où le général de Lamerville commandait. On répandit le faux bruit que les Français avaient été battus, et que plusieurs de leurs officiers généraux étaient tués. Trois semaines s’écoulèrent sans qu’on reçût, au château, aucune nouvelle de l’armée. Madame de Simiane, en proie à la plus cruelle inquiétude, la cachait pourtant avec soin, par le généreux motif (du moins elle le croyait) de ne point augmenter celle de M. de Lamerville.

La contrainte qu’elle s’imposait, ajoutant à sa tristesse, elle essayait de la distraire par de longues promenades au dehors : ses pas ne la conduisaient plus dans sa forêt chérie, ils se dirigeaient toujours, d’eux-mêmes, vers la grande route. Un matin, qu’elle ne faisait que d’y entrer, elle vit de loin venir un soldat vétéran qui marchait avec peine : il avait une jambe de bois ; il portait un bras en écharpe. Cet aspect la fit frémir ; elle précipita sa marche, le joignit, et lui demanda s’il revenait de l’armée d’Allemagne. — Oui, Madame, répondit-il, j’en arrive. — La dernière bataille ? — Nous a couverts de gloire ; l’ennemi a été repoussé à plus de vingt lieues : notre chef a fait des prodiges de valeur. Mais qui pourrait s’en étonner ? N’est-ce donc pas l’habitude du général de Lamerville ? (Le cœur d’Anaïs palpita doucement.) — Vous serviez sous M. de Lamerville ? — J’ai fait avec lui ces deux dernières campagnes, et c’est presque à ses côtés que j’ai eu le bonheur de perdre ma jambe. — Le bonheur ! ô dieux ! — Sans doute, le bonheur ; cet accident, auquel un militaire doit être préparé, m’a valu les bontés de mon digne chef : il est venu me voir à l’hôpital, il m’a fait panser devant lui, m’a recommandé aux soins des chirurgiens, et m’a enjoint de venir le trouver à son camp dès que je serais guéri. Vous jugez que je n’ai pas manqué d’y aller. Ambroise, m’a-t-il dit, le gouvernement t’a accordé les invalides ; va jouir du repos au milieu de tes braves frères d’armes. J’ai appris que ta famille est honnête et pauvre, voilà de quoi la soulager ; adieu. En me disant ces mots, il m’a remis une bourse qui contenait vingt pièces d’or. Je vais porter cet or à ma fille Claudine, qui est veuve et mère de quatre enfans. Quant à la bourse, je la garderai jusqu’à ma mort, et la léguerai à l’aîné de mes petits-fils ; elle lui apprendra son devoir. — Votre fille demeure-t-elle près d’ici ? — À environ deux lieues, au village d’Aulnay. — Vous êtes trop las pour risquer de faire maintenant ce chemin ; venez vous reposer chez moi ; je vous y ferai servir une bonne collation, et vous y verrez l’oncle de votre général. — Est-il possible ? — Cela ne tient qu’à vous, brave homme. — Eh bien ! n’ai-je pas raison de dire que le ciel m’a favorisé, quand il permit qu’un boulet m’emportât la jambe. Qui ne voudrait, au prix que j’en reçois, avoir perdu les deux !

La marquise, attendrie, passa le bras du vétéran sous le sien, et rallentit son pas, afin qu’il pût la suivre sans fatigue : elle poursuivit ainsi sa route jusqu’à Villemonble. Le vieil invalide, heureux et fier d’être conduit et soutenu par une femme jeune, élégante et belle, arriva au château, le front aussi resplendissant de joie, que l’est celui d’un soldat qui vient de planter le drapeau victorieux sur les remparts d’une ville prise d’assaut.




CHAPITRE XV.




Il y avait une grande heure que celle du déjeûner était passée. Le duc et Mr. D. attendaient avec impatience madame de Simiane, qui avait l’habitude de prendre ce repas avec eux : ils ne savaient à quoi attribuer son retard. Le domestique qu’ils avaient envoyé à sa rencontre dans la forêt, venait de les instruire de ses recherches inutiles, quand elle entra dans la salle à manger, tenant encore sous le bras le respectable Ambroise. Je vous amène, dit-elle au duc, un hôte dont la présence vous sera agréable : il a des récits intéressans à vous faire : le général de Lamerville a cueilli de nouveaux lauriers qui, grâces au ciel, ne sont pas arrosés de son sang.

Madame de Simiane, tout en faisant l’histoire de sa rencontre avec Ambroise, lui approchait elle-même un siége et le faisait asseoir à table. Tandis qu’il entretenait le duc de différens combats que son neveu avait soutenus si glorieusement, elle servait aux deux vieillards d’un excellent pâté, leur coupait du pain, leur versait à boire. Le récit du soldat, quoique long et diffus, n’ennuya ni le duc ni la marquise ; l’un et l’autre prêtaient une vive attention à l’écouter. Anaïs frissonnait de terreur à l’image de chaque danger que le général avait couru ; elle tressaillait de plaisir au récit de chaque victoire qu’il avait remportée, et présentait en réjouissance, au vieux conteur, un verre de vin de Madère exquis. Quand il eut pris un repas solide, et quelques heures de repos, elle le fit conduire à Aulnay.

Les marques extraordinaires de bienveillance qu’Ambroise avait reçues de madame de Simiane, cette sorte d’ivresse où elle était du résultat de sa promenade, frappèrent Mr. D. ; il réfléchit à quelques mots échappés au duc, et ne douta plus que l’aimable veuve n’aimât, sans le savoir, le jeune de Lamerville : toutefois, il se garda bien de lui laisser voir ses conjectures ; il savait qu’on ne guérit que difficilement d’un amour qu’on s’est avoué ; il espérait qu’en n’éclairant point Anaïs sur le sien, cet amour ne serait que le rêve d’une imagination ardente, et qu’il s’évanouirait sans laisser de traces douloureuses.




CHAPITRE XVI.




La rencontre du vieil invalide avait fait une vive impression sur madame de Simiane : entraînée par sa bienfaisance naturelle, et par une impulsion secrète, elle résolut de n’être pas moins généreuse qu’Amador, et de contribuer à améliorer le sort de l’indigente famille du bon soldat. Occupée de cette idée, elle se rendit dès le lendemain à Aulnay ; elle trouva le brave Ambroise assis à la porte de Claudine, il jouait avec ses deux petits enfans, qu’il tenait sur ses genoux ; dès qu’il aperçut la marquise, il les posa vîte à terre, s’avança vers elle, et la conduisit dans la cabane, qu’il fit retentir des éclats de sa joie. Claudine interdite, mais enchantée de cette visite inattendue, présenta à la marquise un vieux fauteuil de tapisserie, seul meuble qui, avec des bancs de sapin, une vieille table et une mauvaise couchette, garnissaient une très-petite chambre, dont l’extrême propreté déguisait la misère. Ambroise avait à peine exprimé à madame de Simiane combien il était reconnaissant de sa démarche, qu’elle vit entrer une jolie brune de dix-sept à dix-huit ans, portant sur ses épaules une charge de bois. — Georgette, lui dit la pauvre veuve, approche-toi, viens saluer madame ; c’est elle dont notre père fit hier l’heureuse rencontre, et dont il nous vantait la bonté, en nous disant qu’elle égalait celle de son général. — Georgette salua respectueusement la marquise. — À présent, ajouta Claudine, va traire notre vache ; j’espère, dit-elle, que Madame voudra bien accepter un verre de lait chaud, que je puis lui offrir, grâces aux bienfaits de M. de Lamerville. Ah ! quel homme que ce M. de Lamerville ! généreux, sensible et brave ; toute l’armée, dit-on, répète à l’envi ses louanges. Avec quelle ferveur je prie le ciel qu’il bénisse le protecteur de mon vieux père ! — Madame de Simiane, émue jusqu’aux larmes, et de cet éloge, et du ton avec lequel Claudine le prononça, lui serra affectueusement la main en s’écriant : Ah ! que ne peut-il jouir comme moi de la touchante expression de votre reconnaissance ! Dans ce moment, Georgette revint avec une jatte pleine de lait. Ambroise, qui l’avait suivie, rapportait quelques fruits et un pain de seigle. Pendant que madame de Simiane partageait avec eux ce goûté frugal, l’invalide parlait avec transport de ses campagnes et de son général ; il ne faisait que répéter ce qu’il en avait dit la veille, et pourtant Anaïs ne se lassait pas de l’entendre.

La chute du jour l’avertit de songer à la retraite ; elle ne voulait cependant pas sortir de la chaumière sans trouver les moyens d’être utile à ses habitans : elle s’informa de leur manière d’exister, et demanda à Georgette quelles étaient ses occupations. J’aide ma mère dans les soins du ménage, dit la jeune fille, puis je travaille aux champs, ou je vais chercher du bois dans la forêt. — Vous devez être bien lasse le soir. — Oh ! je vous en réponds. — Et vous gagnez peut-être peu de chose ? — Très-peu. — Voulez-vous venir avec moi, je vous occuperai à des travaux plus doux, et vous gagnerez davantage. — Je vous remercie, Madame, mais que deviendrait ma mère ? je ne puis l’abandonner. — Je demeure près d’ici, vous viendrez souvent la voir. — Oh ! souvent, ce n’est pas soir et matin. — Vous pourriez réserver pour elle une partie de vos épargnes ; je ne la laisserais d’ailleurs manquer de rien. — Cela est bien tentant, mais Henry, que dirait-il ? nous ne pourrions plus nous voir. — Quel est cet Henry ? — Mon prétendu, Madame. — Vous l’aimez beaucoup ? — Je l’aime… comme j’aime ma mère, c’est tout dire. — Quel est son état ? — Il est laboureur. — Quand devez-vous l’épouser ? — Oh ! pas de sitôt, par malheur ; il lui faut bien deux moissons avant qu’il ait amassé de quoi monter notre ménage, parce qu’il a soin de son père qui est infirme et vieux. — Vous chérissez ce père ? — Certainement ; n’est-ce pas à lui que je dois mon Henry ? — Mais quand vous épouserez Henry, vous quitterez votre mère. — Non, vraiment, Madame ; ma mère, Henry, le vieux père et moi, nous vivrons tous ensemble. — Vos sentimens me plaisent, Georgette ; j’avancerai le moment de cette réunion ; voilà vingt-cinq louis que je vous donne ; je veux que la noce ait lieu promptement. — Georgette, étonnée de son bonheur, balbutie quelques mots et baise mille fois les mains de la marquise ; Claudine reste muette de joie, Ambroise tombe à genoux et s’écrie : Mon Dieu, je te rends grâces d’avoir assez vécu pour assister au mariage de ma Georgette ! Récompense, mon Dieu, sa généreuse bienfaitrice, en lui accordant un époux digne d’elle ! Ah ! si mon général pouvait être cet époux ! Ce vœu fait tressaillir Anaïs, elle s’élance hors de la chaumière, et part environnée des bénédictions de l’honnête famille.




CHAPITRE XVII.




Mme. de Simiane n’avait jamais passé une après-midi plus agréable. Le temps était superbe ; la route d’Aulnay à Villemonble lui parut courte ; elle pensait aux heureux qu’elle venait de faire, et peut-être aussi au souhait exprimé par le vieux soldat. Elle descendit de voiture à quelque distance du château, entra dans son parc par une petite porte dont elle gardait toujours la clef sur elle, et, le cœur ému de ce désir vague, premier symptôme de l’amour, elle se préparait à entrer dans le bois de lilas et de chèvre-feuille, témoin ordinaire de ses plus douces rêveries, quand le son de deux voix qui lui étaient connues frappa son oreille. Curieuse, elle s’avance sans bruit derrière les arbres, et distingue à la clarté de la lune, Rosine et Félix, le valet-de-chambre de M. de Lamerville, qui, assis sur un banc de gazon ombragé par un accacia, paraissaient au milieu d’une conversation fort animée. Mme. de Simiane écoute. — Que vous êtes injuste, Félix, disait vivement Rosine, je vous aime plus que moi-même, je vous l’assure ; mais je ne puis me résoudre à faire cet aveu à Madame, je crains qu’elle ne désapprouve notre projet de mariage, et je ne pourrais me décider à quitter son service ; elle est si bonne ! j’aimerais mieux la mort que de risquer de lui déplaire. — Nous pouvons nous épouser sans que cela change rien à notre situation. Mon maître chérit la marquise ; il me répète chaque jour qu’il ne pourrait plus vivre loin d’elle, et tout-à-l’heure, en se couchant, il me parlait du dessein qu’il nourrit de lui faire épouser son neveu. — Bon ! ils ne se connaissent pas. — Ils feront connaissance. — Il n’est pas dit qu’ils s’aimeront. — M. le duc prétend qu’il est impossible que cela n’arrive pas ; moi, je pense comme lui. Ta maîtresse est belle, aimable, remplie de talens et d’esprit, elle plaira au général. — Je ne doute pas qu’elle ne lui plaise, mais je doute qu’elle l’aime. — Elle serait donc bien difficile ? M. Amador est sans contredit le plus séduisant des hommes. Les femmes, vois-tu, ne lui résistent pas plus que l’ennemi. — Oh ! j’ai vu des hommes charmans prêts à perdre la tête par amour pour Madame ; elle ne s’en apercevait même pas. Son cœur, si tendre en amitié, est, je crois, incapable d’amour. — Bah ! c’est que son moment n’était pas venu ; il faut enfin qu’il vienne, le général le fera naître. (Anaïs se troubla.) — Je souhaite, pour Madame, que vous disiez vrai, M. Félix, car, depuis que je vous aime, je sens qu’il n’existe de bonheur que dans l’amour. — Félix embrassa Rosine (Anaïs soupira). J’ai vu, reprit Félix, tant de femmes soi-disant insensibles, céder au premier regard du jeune de Lamerville, j’en ai vu tant d’autres qui l’ont adoré sur sa seule réputation, que je regarde comme impossible qu’il rencontre une cruelle. — De la manière dont vous parlez, le général a déjà aimé plusieurs femmes (Anaïs, tremblante, s’appuya contre un arbre). — Aimer, là, ce qu’on appelle réellement aimer, peut-être que non ; mais ce serait pitié qu’un héros de trente ans se passât de maîtresse. Je sais qu’il y a environ deux ans, une Espagnole, jeune et jolie, lui a sacrifié un amant très-riche, qui l’adorait et allait lui donner sa main. — En ce cas, le général doit l’épouser. — La bonne folie ! est-ce qu’on épouse comme çà toutes les femmes ? — Vous parlez bien légèrement, M. Félix ; Dieu veuille que vous n’ayez pas agi de même. Oh ! quant à moi, les femmes ne se jettent pas à ma tête, je n’ai rien qui les attire ; je ne suis pas un grand seigneur, un général ; je marche terre à terre, j’aime bourgeoisement, pour la première et la dernière fois. — Vous le jurez. — Je vous le jure ; mais promettez-moi, à votre tour, de parler promptement à madame de Simiane : songez que je serai malheureux jusque-là. — Eh bien ! dès ce soir je parlerai, si j’en ai le courage. — Ayez-le, je vous en supplie. L’horloge du château sonna onze heures. — Déjà onze heures, s’écria Rosine ! voyez comme je m’oublie avec vous. Je tremble que Madame n’ait eu besoin de moi : je n’avais pas jusqu’ici manqué à mon devoir. Voyez où l’amour nous entraîne. Adieu. — Madame de Simiane se promena encore quelques momens, afin de laisser à Rosine le temps de rentrer au château avant elle, et de se préparer à lui ouvrir son cœur. Mais dès que celle-ci aperçut sa maîtresse, elle ne se souvint plus d’un mot du discours qu’elle avait projeté de lui tenir, et balbutia seulement : Madame a-t-elle été satisfaite de sa soirée ? — Extrêmement, Rosine ; j’ai rendu deux amans heureux. — Deux amans, Madame ? — Sans doute, j’ai fait un mariage. — Madame ne trouve donc pas mauvais qu’on se marie ? — Au contraire, Rosine : n’est-ce pas le vœu de la nature ? — Madame a bien raison. Moi, j’aime Madame plus que je ne puis l’exprimer, je me ferais tuer pour elle ; eh bien ! cela n’empêche pas que… — Que Rosine ne voudrait vivre pour un mari. — Si j’osais, je dirais à Madame qu’elle m’a devinée. — Et ce mari serait ? — Félix, le valet-de-chambre de M. de Lamerville ; il y a dix ans qu’il sert son maître avec un zèle, une fidélité… — Digne de récompense, n’est-ce pas, Rosine, et vous vous chargeriez volontiers de la lui donner ? — Si Madame le permettait ? — Je fais plus, je l’ordonne, et je m’engage à fournir votre dot. — Rosine se confondit en remercîmens ; madame de Simiane la congédia plutôt que de coutume, afin qu’elle pût annoncer, dès ce soir même, à Félix, la nouvelle qu’il attendait avec tant d’impatience.

Madame de Simiane, demeurée seule, ne songea point cette fois à prendre un livre, ou à composer des vers. Elle se mit au lit, en se rappelant les phrases de Félix qui regardaient le général : après y avoir long-temps réfléchi, elle espéra qu’Amador n’avait paru volage que parce qu’il n’avait pas connu la femme qui devait le fixer : elle se dit qu’il y aurait du plaisir et de la gloire à le rendre fidèle. Elle s’endormit en formant les projets les plus enchanteurs, et la foule des songes aimables rendit sa nuit paisible et fortunée.




CHAPITRE XVIII.




Le mariage de Georgette fut célébré la semaine suivante. Deux jours après cette fête, les jeunes époux partirent de leur village, pour conduire Ambroise s’installer aux Invalides. Tous trois passèrent par Villemonble, pour témoigner leur gratitude à la marquise : ils reçurent de nouveaux présens, et donnèrent de nouvelles bénédictions.

Les noces de Rosine ne tardèrent pas à suivre celles de Georgette. M. de Lamerville et madame de Simiane leur firent l’honneur de leur servir de parens. Le duc, enchanté du bonheur de Félix, paraissait rajeuni. Que ne puis-je, dit-il à voix basse à la marquise, que ne puis-je vous accompagner ainsi aux autels avec mon Amador. Anaïs ne souriait qu’à demi à ce discours. L’auguste cérémonie dont elle était témoin, lui rappelait celle qui l’avait engagée, sept ans auparavant, à M. de Simiane. Son père, alors, son tendre père marchait à ses côtés, sa mère la soutenait de son regard ; elle croyait trouver un protecteur, un amant, un ami dans l’époux qu’elle recevait de leur main. Cet époux n’avait été pour elle qu’un hôte poli ; son père et sa mère étaient descendus, prématurément, dans la tombe. Si jeune encore, elle avait déjà vu tant mourir ! Elle était sur le point d’accuser la Providence, mais ses yeux rencontrèrent ceux de Mr. D., qui se fixaient sur elle avec anxiété ; elle se reprocha la secrète ingratitude dont elle venait d’être coupable envers lui, et parvint à surmonter sa tristesse.

M. de Lamerville ayant fait venir son notaire à Villemonble, pour dresser le contrat de mariage de Félix, profita de cette occasion pour lui dicter ses dernières volontés : cette précaution fut prise à temps ; ce vénérable vieillard mourut bientôt après, d’une attaque de goutte dans l’estomac. À l’approche de son heure dernière, il remit à madame de Simiane le portrait de son neveu, en lui disant : c’est à vous désormais qu’il doit appartenir : puis, s’adressant à Mr. D… J’ai compté sur vous, poursuivit-il, pour veiller à l’exécution de mon testament. Quoique vous ne connaissiez pas mon neveu, j’espère que vous l’aimerez par amitié pour moi ; promettez-moi, au nom de notre ancien attachement, que vous travaillerez de tous vos efforts à l’accomplissement de mes vœux. Mr. D… fit à son ami la promesse qu’il désirait ; le duc le remercia d’une voix faible, prit la main d’Anaïs, l’approcha de ses lèvres éteintes, et rendit le dernier soupir.

M. de Lamerville avait constitué son neveu Amador de Lamerville son légataire universel, sous la condition expresse qu’il épouserait madame de Simiane. Si son neveu se refusait à ce mariage, madame de Simiane devenait, de droit, légataire universelle à sa place : Mr. D… était exécuteur testamentaire.

On fit des obsèques magnifiques à M. de Lamerville ; tous les habitans de Villemonble les suivirent en fondant en larmes : il n’y en avait pas un qui ne fût redevable d’un bienfait à celui qui n’était plus.

La marquise chargea Félix de faire une note exacte des indigens auxquels son maître distribuait des secours, afin de les leur continuer. Elle ordonna qu’on construisît un mausolée au duc, à peu de distance de celui qu’elle avait fait élever à ses parens : Il voulut aussi mon bonheur, pensa-t-elle, je lui dois aussi un hommage et des regrets !

La mort de M. de Lamerville avait sensiblement affligé Mr. D… ; il perdait en lui la dernière personne avec laquelle il avait été intimement lié. Cet événement le livrait à de sombres réflexions ; il se répétait souvent : Heureux celui qui meurt dans son adolescence ! il n’eut personne à pleurer, et tout le monde le pleure !

Mr. D… écrivit une lettre affectueuse au général en lui envoyant une copie du testament de son oncle. Comme la réponse ne pouvait arriver de suite, et qu’il avait reçu des nouvelles qui rendaient sa présence nécessaire à Vernon, où il avait une propriété assez considérable, il se décida d’y aller. Madame de Simiane, qui n’était pas dans une situation d’esprit assez tranquille, pour ne pas être effrayée d’une solitude entière, le suivit dans ce petit voyage.




CHAPITRE XIX.




Une après-midi que Mr. D… était retenu chez son notaire de Vernon, il prit envie à la marquise de visiter les environs de cette ville ; elle sortit seule, à pied, et prit un chemin de traverse qui lui parut agréable. Elle avait fait environ une demi-lieue quand elle entra dans un petit bois fort épais, au bout duquel elle aperçut une maison agréablement bâtie, entourée d’un beau jardin ; sur l’un des côtés de ce jardin, on avait construit un pavillon charmant, dont une porte en forme de fenêtre, garnie de persiennes, donnait sur le bois. Cette maison, la seule qui existait dans cet endroit, était éloignée du plus prochain village au moins d’un quart de lieue. Anaïs entendit accorder une guitarre dans le pavillon : les persiennes étant fermées, elle s’approcha sans crainte d’être aperçue ; une voix mélancolique fit entendre cette romance :


Compagne si chère au poëte,
Ô lyre, jadis mon orgueil,
Toi qui, dans les jours de mon deuil,
Loin de mes yeux restas muette !
Reviens, docile à mes désirs,
Tromper l’ennui de mes loisirs.

Long-temps vivre dans la mémoire,
Quand ma main t’enlève au repos,
N’est pas le but de mes travaux ;
Je n’ose plus chercher la gloire.

Le temps n’est plus où ses plaisirs
Trompaient l’ennui de mes loisirs.

Le cœur brûlant d’une autre ivresse,
Ne crois pas non plus qu’en ce jour,
Je t’appelle à chanter l’Amour,
Divinité de ma jeunesse.
Le temps n’est plus où ses soupirs
Trompaient l’ennui de mes loisirs.

Tendre Amour, Gloire enchanteresse,
Songes divins de mes beaux jours,
Hélas ! vous fuyez pour toujours
Un cœur accablé de tristesse.
Le temps n’est plus où vos désirs
Trompaient l’ennui de mes loisirs.

Beaux-arts, consolez mes alarmes,
Venez embellir mon séjour ;
Mais, las ! un cœur mort à l’amour
Peut-il en vous trouver des charmes ?
Tais-toi, mon luth, tes vains soupirs
Doublent l’ennui de mes loisirs.




Ce chant émut madame de Simiane, et porta l’inquiétude dans son sein ; elle fit un retour sur elle-même, et s’écria involontairement : Craignons, craignons l’amour ! Oui, craignez-le, fuyez-le, répondit un jeune homme en sortant du pavillon, fuyez-le avec soin ! il séduit, enchante, enivre, mais il trompe ; et quand, après des siècles de tourmens, de larmes, de regrets,

L’amour n’est plus, l’amour est éteint pour la vie :
Il laisse un vide affreux dans notre ame affaiblie,
Et la place qu’il occupait
Ne peut jamais être remplie.
Parny.

Anaïs reconnut dans celui qui lui adressait la parole, Léon, comte de Saint-Elme, qu’elle avait vu souvent autrefois chez M. de Crécy. On avait donné, à cette époque, au comte, le surnom de Métromane, parce qu’il ne rêvait que poésie : les belles femmes lui plaisaient alors bien moins que les beaux vers ; il avait sacrifié plus d’une fois un rendez-vous galant, au plaisir d’aller entendre une nouvelle tragédie. Le rapport de son caractère avec celui de la marquise, avait établi entr’eux une aimable familiarité. Tous deux jeunes, sensibles, enthousiastes de la nature et des arts, se promenaient souvent, au clair de la lune, dans la forêt ou dans les réduits les plus solitaires du parc de Villemonble, sans avoir d’autre tiers que les muses.

Quelquefois ravis, en extase, ils s’arrêtaient devant une pièce d’eau, d’où ils croyaient voir sortir une naïade ; ils entendaient une hamadriade gémir dans le creux d’un chêne ; leur imagination appelait à leur entretien toutes les divinités de l’Olympe ; mais leurs cœurs, vierges à l’amour, ne voyaient en lui que le dieu de la fable.

Madame de Simiane fut aussi charmée que surprise du hasard qui lui faisait retrouver Saint-Elme, dont elle n’avait pas entendu parler depuis cinq ans. J’éprouve, lui dit-elle, beaucoup de plaisir à vous revoir, quoique vous m’ayiez entièrement oubliée. — J’ai des torts envers vous, il est vrai ; j’ai été trompé, et malheureux, voilà mon excuse. — Eh bien ! je vous pardonne ; mais vous m’instruirez, j’espère, des causes de la mélancolie que vous paraissez nourrir, ainsi que des événemens qui vous ont conduit dans cette retraite isolée ; la part que je prendrai à vos chagrins pourra les adoucir. — Des chagrins ! plût à Dieu que j’en eusse encore ! — Comment ? — Quelques douloureux que fussent ceux dont j’ai été la victime, ils valaient mieux que la langueur qui me consume. — Ne pouvez-vous en sortir ? — Impossible ; j’ai essayé de tout, rien ne m’a réussi. — Le malheur que vous avez éprouvé est donc bien affreux ! — Le plus affreux de tous, il m’a tué moralement. — De grâce, expliquez-vous ; ne craignez pas de vous ouvrir à moi. — Je ne crains que de décheoir dans votre estime, en vous montrant ma faiblesse. — Je vous plaindrai, sans vous estimer moins. — Vous le voulez, je n’hésite plus.

Le comte s’assit auprès de madame de Simiane, et commença le récit suivant :


Histoire de Léon, comte de Saint-Elme.


Il y a cinq ans, je fus obligé de partir tout-à-coup pour Strasbourg, afin d’y recueillir un héritage considérable, qu’un oncle de feu mon père m’avait laissé. Mon dessein était de ne rester dans cette ville que le temps nécessaire pour liquider la succession qui m’était échue. Je réglai tout en deux mois, et me préparais à revenir à Paris, lorsque le commandant de la place de Strasbourg m’engagea à une fête donnée à l’occasion du mariage de sa fille. Le commandant m’avait rendu quelques services, je ne pus me refuser à sa pressante invitation ; je retardai l’époque de mon départ, et me rendis à sa fête : les personnes les plus considérables de Strasbourg y étaient réunies. On nous servit un repas superbe, suivi d’un concert. Déjà plusieurs virtuoses s’étaient fait entendre, quand une jeune femme vint s’asseoir au piano : elle exécuta, d’une manière admirable, un morceau de Mozard ; je n’avais de ma vie entendu une musique aussi délicieuse : il semblait que l’ame de cette jeune femme fût passée dans ses doigts ; chacun de ses accords venait retentir à mon cœur. J’avais une peine infinie à retenir mes applaudissemens : elle se leva du piano ; je ne fus pas un des derniers à lui porter le tribut de mon admiration. Frappée de la vivacité de mes éloges, elle leva les yeux sur moi, et me jeta un de ces regards qui ne s’oublient jamais. Je demandai son nom à une personne du cercle qui me parut la connaître. Elle s’appelle Florestine de Rostange, me répondit-elle : c’est la plus intéressante et la plus infortunée des femmes. Fille d’un Espagnol et d’une Alsacienne, elle fut élevée à Madrid : elle entrait dans sa dix-huitième année, et son père venait de mourir quand le vicomte de Rostange arriva en Espagne ; il vit cette jeune personne, en devint amoureux, eut le bonheur de lui plaire, et l’épousa. Quinze jours après son mariage, le vicomte fut assassiné en sortant du Prado. L’auteur de ce crime n’a point été découvert. Madame de Rostange, au désespoir de la mort d’un époux adoré, ne put supporter davantage le séjour de l’Espagne, et vint s’établir ici avec sa mère, madame de Las-Casas ; leur fortune est modique, mais les talens supérieurs de la vicomtesse, le nom qu’elle porte, lui donnent accès dans les plus grandes maisons.

Ce court récit m’intéressa. Je regardai de nouveau Florestine ; elle ne me parut pas jolie, mais ses traits avaient une expression sentimentale qui me toucha ; je réfléchissais en moi-même au moyen que je pourrais employer pour me faire présenter chez elle, lorsqu’une cantatrice célèbre chanta cette arriette :


Sous les lois d’un doux hymenée,
Je goûtais le parfait bonheur.
Soudain, un coup affreux change ma destinée ;
Mon époux meurt, et moi je vis pour le malheur.


Mes yeux s’étaient fixés sur Florestine ; je la vois donner des signes de terreur. Je cours vers elle, une crise horrible de nerfs la saisit. Je la transporte hors du sallon, elle se calme par degrés. J’offre ma voiture à sa mère, elle l’accepte : je reconduis les dames chez elles, je demande la permission de venir m’informer de leurs santés, on me l’accorde. Je suis au comble de la joie.

Je me présentai le lendemain chez Florestine ; elle m’accueillit avec une grâce qui m’aurait gagné l’ame, si je n’eusse pas encore été prévenu en sa faveur : elle me raconta le triste événement dont j’étais déjà instruit ; ses larmes coulèrent, je plaignis son infortune ; j’avouai qu’il n’en était pas une plus affreuse : elle me sut gré de penser ainsi. Je passai la matinée entière chez elle, j’en sortis passionnément amoureux.

De ce moment je ne pensai plus à retourner à Paris ; Strasbourg me parut un lieu de délices ; je ne concevais pas qu’on pût se plaire ailleurs. Je ne sentis plus qu’un désir, celui de consoler madame de Rostange ; tous mes jours lui étaient consacrés. Je l’accompagnais à la promenade, aux concerts, aux spectacles : je ne la quittais, chaque soir, que le plus tard possible, et cette courte séparation me paraissait si longue, que je croyais toujours que le lendemain n’arriverait pas : toutefois je me gardai de découvrir mon amour à Florestine ; les regrets qu’elle donnait à la mémoire de son époux étaient encore trop vifs pour que je me flattasse de la voir répondre à mes sentimens. J’espérai tout du temps, de mes soins, et m’appliquai surtout à plaire à madame de Las-Casas : j’y réussis. Elle me confia la conduite d’un procès d’où dépendait toute sa fortune et celle de sa fille. Je l’arrangeai à leur satisfaction, en faisant secrètement quelques sacrifices d’argent. Elles me témoignèrent la plus vive reconnaissance ; je leur avais rendu la tranquillité, j’étais plus heureux qu’elles.

Pendant environ un an je vécus étranger à tout ce qui n’était pas Florestine. J’étais enfin parvenu à dissiper son chagrin ; elle ne parlait plus que rarement de l’accident horrible qui l’avait causé. Elle vivait avec moi dans une intimité charmante ; elle ne m’appelait plus que son ami : elle répondait chaque soir au soupir que je laissais échapper en lui disant adieu. Je m’applaudissais de mon triomphe : elle m’aimera, répétai-je en moi-même avec ivresse, elle m’aimera ; son cœur sera le prix du mien. Momens d’amour et d’espérance, deviez-vous sitôt vous écouler !

Madame de Las-Casas me pria d’aller traiter de l’échange d’un bien, avec un de ses parens qui demeurait à vingt lieues de Strasbourg. Je souffrais de me séparer de madame de Rostange ; mais le désir d’être utile à sa mère ne me permit pas de balancer. Florestine répandit des pleurs en me quittant, et me fit promettre de lui écrire chaque courier : j’avais trop de plaisir à remplir ma promesse, pour ne pas être exact ; mes lettres étaient celles de l’amant le plus tendre ; cependant j’apportai le plus grand soin à ce que le mot d’amour n’y fût pas : je craignais que la magie de ce mot ne manquât de loin son effet ; je ne voulais le prononcer qu’aux pieds de ma maîtresse ; il me semblait que ma voix, mes gestes, mon regard lui donneraient plus de puissance.

La première réponse de Florestine me paya du sacrifice que j’avais fait en m’éloignant d’elle. Après plusieurs autres choses, elle me disait : « Terminez vos affaires promptement, et revenez ; songez que Florestine ne vit plus où vous n’êtes pas. Vous êtes devenu aussi nécessaire à mon existence, que l’air que je respire ; mon ami, vous me tenez lieu de tout, et rien ne pourrait me tenir lieu de vous. »

Je retournai à Strasbourg en formant mille projets de bonheur ; madame de Las-Casas et sa fille me prodiguèrent les marques d’une tendresse touchante ; Florestine laissa éclater une vive gaîté ; elle me parut plus séduisante que jamais. Je pris sa main, la couvris de baisers, et lui dis : Me pardonnerez-vous, aimable Florestine, le tort dont je me suis rendu coupable envers vous ? — Vous ne sauriez en avoir aucun. — Je vous ai trompée. — L’univers me le dirait, que je ne le croirais pas. — Je vous ai trompée, je vous l’atteste. — Vous vous calomniez. — Je parle vrai ; je ne fus pas votre ami. — Et que fûtes-vous donc ? demanda-t-elle en rougissant. — Votre amant : oui, votre amant le plus passionné ; je ne saurais avoir plus long-temps la force de vous le taire. Florestine, acceptez ma main, ou je meurs à vos genoux. — Qui pourrais-je aimer plus que Léon, prononça l’enchanteresse avec un accent d’une douceur inexprimable ? Qui pourrait me rendre aussi heureuse ? Ma mère, continua-t-elle, embrassez votre fils. — J’étais si troublé de mon bonheur, que je ne savais ce que je faisais ; j’allais, venais dans la chambre comme un insensé ; je me précipitai aux pieds de Florestine, je les arrosai de mes larmes : j’étais dans un véritable délire. Quand mes transports furent un peu calmés, je m’assis auprès d’elle : Ma Florestine, lui dis-je, vous avez promis d’être à moi ; rien ne manque plus à ma félicité que le consentement de ma mère ; je partirai dès demain pour le chercher. — Bon dieu ! vous voulez aller à Paris ! — Il le faut. — Ne pouvez-vous écrire ? — Je le pourrais sans doute, et telle est la bonté, l’indulgence de ma mère, que je ne craindrais pas qu’elle s’en offensât ; mais, mon amie, je ne l’ai pas vue depuis un an ; mon amour pour vous m’a retenu loin d’elle ; j’ai souvent même négligé de lui écrire. Je lui dois, je me dois à moi-même, de lui montrer mon respect et mon dévouement dans cette circonstance importante ; je reviendrai bientôt, et peut-être avec elle, m’engager à vous pour toujours. Madame de Las-Casas approuva ma résolution ; Florestine cessa de la combattre. Notre séparation fut extrêmement touchante. Nous y rappelâmes mille fois le serment d’aimer à jamais.

Ma mère me reçut avec tendresse ; elle ne me fit pas le plus léger reproche, approuva mon mariage, et me promit de venir à Strasbourg y assister. J’écrivis sur-le-champ ces bonnes nouvelles à madame de Rostange : j’avais trouvé d’elle une lettre touchante en arrivant à Paris ; la réponse qu’elle fit à la mienne, me parut froide ; elle me parlait peu de notre amour, et beaucoup d’une fête donnée par le commandant au général de Lamerville, qui venait faire un séjour de quelques semaines à Strasbourg (madame de Simiane redoubla d’attention) ; elle me faisait un éloge pompeux de ce général, qui, disait-elle, était l’objet de l’attention de toutes les femmes, et qui lui avait fait l’honneur de ne s’occuper que d’elle. Des réflexions piquantes sur les originaux qui s’étaient trouvés à la fête, terminaient ce singulier écrit ; je n’en pris cependant aucun ombrage : elle est sûre de moi, pensai-je, je suis sûr d’elle, dois-je être jaloux de ses plaisirs ?

J’achetai des diamans et des étoffes superbes pour Florestine, et me préparais à l’aller rejoindre, quand je reçus une lettre dans laquelle elle me mandait qu’il était survenu un obstacle à notre union ; elle finissait en m’assurant de ses regrets et de son invariable amitié. Cette lettre, à laquelle je ne comprenais rien, me plongea dans un chagrin extrême ; je partis, sur-le-champ, pour en aller chercher l’explication à Strasbourg.

Je courus la poste jour et nuit, et j’arrivai dans cette ville à dix heures du matin ; je ne me donnai que le temps de passer un habit décent, et courus chez madame de Rostange ; je la trouvai assise dans son boudoir, vêtue d’une robe du matin très-galante ; à ses côtés était le général de Lamerville. — Le général de Lamerville ! prononça madame de Simiane en changeant de couleur. — Lui-même ; le connaîtriez-vous ? — Nullement, mais j’en ai beaucoup entendu parler. — Oh ! cela ne m’étonne pas, c’est le héros à la mode. — Anaïs soupira, le comte reprit : Florestine voulut en vain se lever à mon approche, elle retomba tremblante sur son siége. Vous ne m’attendiez pas, Madame, lui dis-je ; j’ai mal pris mon temps, je le vois ; je reviendrai. Non, restez, balbutia-t-elle, restez, Monsieur me faisait ses adieux, il part ce matin. Ce mot dissipa ma colère. Je crus avoir commis une injustice, j’adressai des excuses à madame de Rostange, et saluai M. de Lamerville ; il répondit à mon salut, et se retira.

Il ne fut pas plutôt dehors, que Florestine fondit en larmes. Au nom du ciel, lui dis-je, expliquez-moi la cause de votre douleur ; apprenez-moi quel est l’obstacle qui nous sépare. Elle continua de pleurer en silence. Auriez-vous cessé de m’aimer ? — Mon attachement pour vous est inaltérable. — Votre attachement ? N’osez-vous dire votre amour ? — De l’amour ! répondit-elle d’un aire égaré, de l’amour ! je n’en eus point pour vous ! — Vous n’en avez pas eu pour moi ! et pourquoi me l’avoir laissé croire ? pourquoi m’en avoir imposé ? — Je m’en imposais à moi-même. — Perfide ! vous vous êtes plu à me faire avaler le poison jusqu’à la dernière goutte. — Je ne suis pas perfide, je ne suis que sensible et malheureuse. — Vous sensible ! vous ! qui, pour prix de l’amour le plus délicat, du dévouement le plus entier, m’avez rendu votre jouet ; vous qui attendez, pour me précipiter dans l’abîme du désespoir, que je me croye parvenu au comble de la felicité. Vous êtes sensible ! vous ! Cela peut-il s’entendre sans indignation. Vous me promettez votre foi, je cours chercher le consentement de ma mère, elle me l’accorde ; je m’empresse de tout préparer pour la fête de notre hymen : le contrat est dressé ; étoffes, voitures, bijoux, diamans, tout est là, tout, et vous m’annoncez que vous ne pouvez m’appartenir (elle cacha sa tête dans ses mains) ; mais le motif de ce changement inoui ne me sera pas long-temps caché ! Que dis-je, je le connais maintenant cet horrible mystère, l’unique barrière qui s’élève entre nous ; la voici : vous aimez le général de Lamerville (elle frissonna) ; tremblez, tout son sang me vengera de votre trahison. — Épargnez-moi, s’écria-t-elle d’une voix déchirante ; Léon, épargnez-moi. — Que je vous épargne ! moi ! que vous avez si indignement trompé ! moi ! qui aurais tout sacrifié à votre bonheur ! oui, tout, ingrate, tout, jusqu’à l’amour que vous m’inspirez. Eh bien ! prononça-t-elle en se précipitant à mes genoux ; eh bien ! mon cher Léon, faites ce généreux effort ; sacrifiez-le-moi cet amour auquel je ne puis désormais répondre. — Barbare, lui criai-je avec l’accent de la fureur ; barbare, enfonce-le bien avant dans mon cœur ce dernier trait. Qui me l’aurait dit, grands dieux ! après ce que j’ai fait pour elle, que je n’aurais pu obtenir de sa pitié qu’elle daignât au moins me tromper ! — Ciel ! ò ciel ! balbutia Florestine en tombant sur le plancher.

Le bruit de sa chute ramena mon attention sur elle. Je la relevai : elle était glacée, son regard était fixe, on ne sentait plus son pouls : je la crus morte ; mon angoisse fut terrible. Je jetai des cris épouvantables. Je l’ai tuée, répétai-je hors de moi, je suis un monstre, un assassin, je l’ai tuée. Madame de Las-Casas arriva. Je sortis comme un désespéré, et courus toute la ville sans savoir où j’allais, jusqu’au moment où je succombai sous le poids de la lassitude.

L’exercice violent que j’avais fait donna quelque trêve à l’agitation de mes esprits. Je blâmai l’emportement où je m’étais livré. Peut-être, pensai-je, Florestine n’est-elle pas aussi coupable que je l’ai cru. Si je me fusse conduit avec plus de modération, peut-être aurais-je pu la ramener à moi ; son cœur ne s’est peut-être pas engagé sans retour. Je me rappelai chacune des paroles, chacun des mouvemens qui lui étaient échappés, et l’amour m’aveuglait au point que ce qui devait me confirmer mon malheur, fit naître en moi un rayon d’espérance. Je l’embrassai avec transport, et je retournai chez madame de Rostange, dans le projet d’avoir avec elle une explication tranquille.

Madame de Las-Casas ne voulait pas me laisser entrer chez sa fille. J’insistai, en lui jurant de ne rien faire, de ne rien dire qui pût lui causer de la peine. Elle me regarda tristement, me conduisit vers Florestine qui était couchée, et s’en alla.

Je vous ai fait beaucoup de mal, dis-je à madame de Rostange, je viens vous en demander pardon. — Pardon, reprit-elle, oh ! moi seule ai besoin de pardon ; accordez-le-moi, mon ami, ajouta-t-elle en me tendant la main, soulagez-moi du remords qui m’oppresse ; mon tort est affreux sans doute, mais il est involontaire. ― Ainsi vous aimez M. de Lamerville. — Je l’idolâtre : j’ai pour lui une passion insurmontable ; je donnerais une vie pour lui appartenir un jour, un seul jour. — Affreuse révélation ! échappa-t-il à madame de Simiane. — Horrible en effet, reprit le comte ; cependant j’eus la force de me contenir, et je dis avec douceur, à madame de Rostange : eh quoi ! un an de soins, d’amour, n’a pu me gagner votre cœur ; et lui, si vîte ! si vîte !… Je tenais encore sa main, je la baignai de larmes. Ne pleurez pas, Léon, ne pleurez pas : vous me déchirez l’ame. Hélas ! si vous saviez ce que j’ai souffert, depuis qu’éclairée sur mes sentimens, j’ai compris la douleur que j’allais verser dans votre sein, j’en suis certaine, vous me plaindriez. — Oui, je vous plains, Florestine, vous ne serez jamais aimée comme vous l’êtes de moi. Ce M. de Lamerville vous consacrera-t-il tous ses momens ? S’apprête-t-il à recevoir la foi qui m’était dûe ? — J’ignore ses projets, il ne m’en a rien dit ; je ne lui ai rien demandé, je n’en veux rien savoir : il m’aime, c’est assez. — Infortunée ! puisse mon désespoir ne devenir jamais ton partage ! Puisses-tu jouir de tout le repos que tu m’as ravi ! Adieu.

Je ne pouvais plus tenir à l’angoisse de ma situation ; un feu dévorant brûlait mes entrailles. J’entrai dans un café, et tombai dans un profond assoupissement, d’où je ne sortis que le soir. J’aperçus alors deux jeunes capitaines, assis à une table proche de moi, qui s’entretenaient d’un air de confidence. Rien n’est plus sûr, prononça l’un d’eux à voix basse, madame de Rostange vient de partir à l’instant pour rejoindre notre général. Je n’en entendis pas davantage. Agité d’un mouvement frénétique, je m’élance hors du café, j’accours chez Florestine ; elle n’y était plus. Je revins à la hâte chez moi, j’ordonnai à mon laquais d’aller commander des chevaux à la poste. Je pars à la poursuite de madame de Rostange : je voulais l’enlever à mon rival, ou périr. Une fièvre maligne me contraint de m’arrêter au milieu de ma route : elle fit craindre, pendant six semaines, pour mes jours. Lorsque je fus hors de danger, je me trouvai dans les bras de ma mère ; ses caresses me rappelèrent mon malheur et ses bontés ; mais ces souvenirs ne produisirent pas en moi la plus légère émotion. Mon ame, usée par la douleur, était devenue insensible. On allait, venait autour de moi, sans qu’il m’en restât d’autre idée que celle d’un bruit désagréable à mon oreille. On me parlait sans que j’entendisse autre chose que des sons vagues. Je ne m’occupais de personne ; je ne m’occupais pas même de moi. La tendresse de ma mère ne me charmait plus : cette mère incomparable faisait tout pour son fils, il n’était reconnaissant de rien. On s’imagina qu’on pourrait me tirer de ce triste état, en me faisant entendre de la musique. Cet essai ne réussit point : on me conduisit à la campagne, le changement d’air me fit un peu de bien ; mais ce qui m’en fit davantage, ce fut d’apprendre que M. de Lamerville n’avait eu qu’un caprice de quelques mois pour madame de Rostange, qu’il ne lui avait donné aucune de ses nouvelles depuis qu’il avait rejoint l’armée, et qu’elle était revenue à Strasbourg, où elle essayait d’oublier son volage amant, en se livrant à la dissipation. Je demandai à madame de Saint-Elme de retourner à la ville ; elle n’osa point contrarier le premier désir que j’eusse montré depuis ma maladie. J’allai chez le commandant, j’y rencontrai madame de Rostange ; elle m’aborda la première, m’entretint avec confiance de sa folie et de son repentir : elle m’appela son ami, son plus cher ami, son unique ami. Après avoir été abusé par l’apparence de son amour, je le fus par celle de son amitié de préférence. Je cessai quelque temps d’être à plaindre. J’aimais encore.

Le sentiment auquel madame de Rostange n’avait pas craint de s’abandonner hautement pour M. de Lamerville, en altérant la pureté de ses principes, avait détruit les qualités attachantes de son caractère ; sa conversation était plus spirituelle qu’entraînante ; elle n’avait plus, comme autrefois, le mot du cœur ; mes opinions n’étaient plus les siennes, quelquefois même il semblait qu’elle se faisait un malin plaisir de me rompre en visière ; elle se vengeait sur moi, sans s’en douter, du chagrin secret que lui causait l’abandon de M. de Lamerville : je lui pardonnai long-temps ses caprices, j’espérais que la constance de mes sentimens triompherait de sa légèreté ; j’espérais que j’aurais dans elle, avec le temps, une amie qui me ferait sentir les charmes de cette amitié dont parle Montaigne ; je me disais que ce rare trésor ne pouvait s’acheter trop cher. Quand elle prenait avec moi le ton d’une douce intimité, j’oubliais tous les maux qu’elle m’avait fait souffrir ; mais j’aperçus enfin que je n’étais pour elle, que ce qu’on nomme si improprement, dans ce siècle, un ami. Trop sûre de son empire sur moi, elle ne me ménageait pas ; elle montrait souvent plus d’empressement à d’autres personnes qu’à moi ; cette conduite me blessa : on veut bien être dupe en amour ; mais en amitié, on veut recevoir autant qu’on donne. Je cessai d’être assidu chez madame de Rostange ; ma mère souhaita de retourner à Paris, je l’y accompagnai.

Les amusemens de cette ville ne purent me distraire de la mélancolie où m’avaient plongé deux sentimens trompés ; je ne pouvais me consoler de ne plus aimer Florestine, de ne plus intéresser celle qui m’avait été si chère, sous le double rapport de l’amour et de l’amitié. Je me répétais sans cesse avec amertume : Je suis devenu un étranger pour elle ! Je fis connaissance de plusieurs femmes charmantes ; j’inspirai, sans y songer, une vive passion à l’une d’elles ; je désirai d’y répondre, je crus un jour y être parvenu, mais je me dis : Je deviendrais, dans l’avenir, un étranger pour elle ! et je ne l’aimai pas.

Le poids d’une indifférence dont j’avais inutilement tenté de sortir, altéra de nouveau ma santé. Les plaisirs de Paris n’ayant plus d’attraits pour moi, je vins chercher ceux de la campagne. Ils me paraissent aussi insipides que ceux de la ville : aucun lieu, aucune occupation ne rend du ressort à mon ame, l’ennui est toujours là à mes côtés, il m’obsède sans cesse, montre à mes yeux tous les objets sous la même couleur. Je n’ai pas encore trente ans, et je suis réduit à désirer la fin d’une existence inutile aux autres, à charge à moi-même.

En prononçant ces derniers mots, le comte tomba dans une sombre rêverie ; la marquise fit de vains efforts pour l’en tirer. Les ombres de la nuit voilaient déjà la cîme des coteaux : il faut que je vous quitte, dit Anaïs à M. de Saint-Elme ; si le changement de solitude peut vous être agréable, je pars après-demain pour Villemonble, venez m’y retrouver, vous y serez bien reçu. Il lui répondit à peine, et la laissa partir sans lui proposer de l’accompagner.

Elle retourna chez elle à pas lents, et rêva long-temps au récit qu’elle venait d’entendre : ou Florestine, pensa-t-elle, est une femme coquette et fausse, dont le comte a été la dupe, ou le général est un de ces hommes orgueilleux et perfides qui se font un jeu de déchirer le cœur des femmes tendres et crédules qu’ils ont séduites. Ce dernier soupçon lui fit un mal affreux ; mais devait-elle l’accueillir, d’après ce que le duc lui avait dit d’Amador ? Ah ! pensa-t-elle avec amertume, les hommes qui se croyent les plus fidèles à l’honneur, ne se font pas un scrupule d’en manquer envers nous ! En est-il un assez délicat pour n’avoir jamais trahi les sermens faits à l’Amour ? Ils se pardonnent tous ce dont ils sont tous coupables.

Cette réflexion, qui, peut-être, n’était pas tout-à-fait juste, lui donna de l’humeur ; Rosine, qui ne lui en avait pas encore vue, fut inquiète de lui en trouver ; elle la crut malade : se trompait-elle ?




CHAPITRE XX.




Madame de Simiane passa une mauvaise nuit ; elle était si changée à son réveil, que sa femme-de-chambre ne put s’empêcher de lui montrer sa sollicitude. Madame ne me paraît pas bien, dit-elle, Madame s’est peut-être trop fatiguée hier ; j’ai souvent pensé que les longues promenades qu’elle fait pouvaient lui nuire. Eh puis ! que Madame veuille bien me permettre une observation : il n’est pas prudent, à ce qu’il me semble, d’aller ainsi seule, le soir, parcourir la campagne ; quant à moi, je suis sur les épines quand Madame est dehors à la nuit : on a sitôt fait une mauvaise rencontre. Anaïs laissa échapper un triste sourire. L’intérêt qu’une femme-de-chambre a d’examiner tous les mouvemens de sa maîtresse, l’instruit à deviner les sentimens qui l’agitent en secret. Rosine, d’ailleurs, connaissait si bien madame de Simiane, que son sourire lui apprit qu’elle nourrissait quelque idée affligeante. Certainement, s’écria-t-elle d’un ton qui peignait l’effroi, certainement il est arrivé quelque chose à Madame. — Non, Rosine ; tranquillisez-vous, il ne m’est rien arrivé de fâcheux ; je réfléchis seulement à une histoire que l’on m’a racontée. — Elle est donc bien douloureuse cette histoire ? — Mais… elle est singulière. Cette Florestine. — Florestine, dites-vous, Madame ; Florestine, ce nom est celui d’une Espagnole qui voulait duper M. de Lamerville. — Le duper ! — Comment savez-vous cela ? — Oh ! le feu duc disait tout à Félix, et celui-ci ne me cache rien. Rosine voyant sa maîtresse disposée à l’écouter, continua ainsi : Le général aime beaucoup la musique ; dans un concert où il fut à Strasbourg, il rencontra cette Espagnole qui, dit-on, a beaucoup de talent sur le piano ; il l’entendit, en fut enchanté, et se fit présenter chez elle. Florestine, orgueilleuse d’avoir attiré l’attention d’un homme dont toutes les femmes enviaient la conquête, attribua à l’amour l’enthousiasme qu’il lui avait d’abord montré. Le désir de triompher de vingt rivales, lui tourna la tête au point qu’elle se persuada avoir une passion invincible pour M. de Lamerville. Dans cette idée, elle rompit avec un jeune homme noble, riche, aimable, qu’elle était au moment d’épouser, pour partir comme une folle à la suite du général : elle s’imagina, par cette preuve publique d’amour, l’amener à l’épouser. M. de Lamerville n’avait pensé à rien moins qu’à s’engager dans un lien sérieux avec Florestine. Il fut plus chagrin que content du sacrifice qu’elle lui faisait ; mais enchaîné par le plaisir de se croire l’objet d’une grande passion, il eut pendant quelque temps, pour la femme qui la lui montrait, ce qui, à son âge, tient lieu de sentiment. Quand Florestine s’aperçut que son goût pour elle était près de s’éteindre, elle essaya de le ranimer, en lui faisant redouter des rivaux. Ce manége ne lui réussit pas. Des querelles frẻquentes s’élevèrent ; chacune d’elle ôtait à Florestine une partie d’un empire usurpé. Le général n’osait pourtant pas se brouiller tout-à-fait avec elle, il craignait son désespoir. Il découvrit enfin que cette femme, aussi inconstante que vive dans ses amours, ne s’était pas compromise pour lui seul : elle avait autrefois suivi un amant en Angleterre ; cet amant qui, pendant une courte absence, avait été supplanté par monsieur de Rostange, en parut tellement furieux, qu’on le soupçonna d’être l’auteur de l’assassinat commis sur la personne du vicomte. Le général ne crut pas devoir garder davantage de ménagemens avec une femme dont les torts n’avaient pas pour excuse un sentiment profond ; il la quitta de manière à lui prouver qu’il ne voulait conserver aucune relation avec elle.

Le récit de Rosine avait rendu à madame de Simiane toute sa sérénité ; elle lui donna quelques ordres relatifs à son départ de Vernon, et la congédia d’un air de bienveillance : ensuite elle tira de sa poche le portrait d’Amador, le regarda long-temps, et songea, avec délices, qu’un homme qui avait de si beaux traits, ne pouvait avoir qu’une belle ame ; elle se félicita de lui être destinée pour compagne, et se promit de cultiver sans relâche des talens dont elle se flattait que le charme était non-seulement propre à le séduire, mais encore à le fixer.




CHAPITRE XXI.




De retour à Villemonble, madame de Simiane négligea la poésie, pour ne s’occuper que de la musique. Quand le cœur commence à être subjugué par cette passion si douce et si amère, qui fait le destin de la vie, mille idées confuses et délicieuses, qui toutes se rapportent à un objet unique, s’emparent de l’esprit. On rêve alors plus qu’on ne pense ; il y a un certain vague dans la sensation agréable que produit la musique, qui prolonge les plaisirs de la rêverie. À mesure, d’ailleurs, que les doigts parcourent avec agilité les cordes mobiles d’un instrument ; que l’oreille est flattée par des sons mélodieux, l’image de ce qu’on aime apparaît plus touchante aux regards ; elle s’insinue plus avant dans le cœur, la volupté de l’espérance y pénètre avec elle. Ah ! l’on a raison de croire à l’hymne sans fin de Jehova : Là où tout est amour, tout doit être harmonie.

Un mois s’était passé depuis la mort de M. de Lamerville, on n’avait point encore reçu de nouvelles du général : son silence commençait à paraître au moins incompréhensible à Mr. D… Anaïs l’expliquait d’une manière favorable. Une trève venait d’être conclue ; M. de Lamerville en profiterait sans doute pour quitter l’armée ; il devait avoir le désir de connaître la femme que son oncle avait jugée digne de lui ; peut-être viendrait-il la surprendre. Bercée de cette aimable illusion, elle passait ses journées à l’attendre : elle ne sortait plus de l’enceinte de son parc, ne voulant pas retarder d’un moment le bonheur qu’elle comptait goûter dans sa première entrevue avec celui qu’elle aimait déjà plus qu’elle-même.

Un matin qu’en déjeûnant avec Mr. D., elle déployait une gaîté qui ne lui était pas ordinaire, on apporta à ce dernier une lettre de Strasbourg : — Est-ce du général, demande d’une voix émue Anaïs ? — De lui-même, répond son ami. À cet instant où son sort va se décider, madame de Simiane est assaillie par une foule de réflexions. L’espoir a soudain disparu de son cœur, la crainte le remplace : elle jette un regard timide sur Mr. D… Elle tremble de le voir ouvrir cette lettre. Ce n’était pas une lettre qu’elle espérait ! Le cachet est brisé ; son inquiétude redouble. Mr. D… lit tout bas ; dans ses traits est l’expression de la surprise : Anaïs soupire, et n’ose l’interroger. Il s’approche d’elle, et lui présente la lettre sans prononcer un mot. Elle tressaille, la reçoit en détournant les yeux, se recueille, rassemble tout son courage, pressent qu’elle en aura besoin. Elle lit enfin :


Le général de Lamerville, à Monsieur D…


« J’ai appris avec une extrême douleur, la mort de l’oncle chéri qui m’a long-temps servi de père. Les soins que madame de Simiane, et vous, daignâtes prendre de ses derniers jours, commandent ma reconnaissance ; je crois m’acquitter en partie du devoir que ce sentiment m’impose, en répondant à l’article le plus important de votre lettre, avec la plus austère franchise.

» Loin d’être étranger au goût des arts, je rends hommage aux personnes qui les cultivent avec succès, et j’aime leur société. Mais permettez-moi de vous le dire, Monsieur, elles ont toutes un penchant à l’indépendance, qui contrarie le véritable but où tend le mariage. Je suis persuadé, d’ailleurs, que ce lien ne peut être heureux qu’autant que ceux qui le forment ne sortent pas des limites assignées par la nature. L’homme qu’elle créa pour commander doit être supérieur en raison, en esprit, à sa compagne, comme il lui est supérieur en force. Je chercherai dans la mienne, si jamais j’en prends une, plus de grâces que de beauté, plus de douceur que d’esprit, plus de complaisance que de caractère. Je craindrais, je l’avoue, de lui voir des talens qui, attirant sur ses pas une foule d’admirateurs, l’empêcheraient de trouver tout son bonheur dans ma tendresse. Je suis né fier, jaloux, un peu bizarre ; il me faut une compagne qui n’ait d’autre désir que celui de me plaire, d’autre gloire que la mienne, d’autre passion que son amour pour moi. Je veux être exclusivement aimé, et pour toujours. Je douterais de la constance des sentimens d’une femme qui aurait l’imagination mobile, et malheur à celle dont je serais l’époux, si je doutais un moment d’elle.

» Je sais que madame de Simiane est jeune, belle, aimable, qu’elle a autant de vertus que d’esprit ; de modestie que de talens. Mais elle est auteur, et, d’après mes principes, ce titre élève une barrière insurmontable entre elle et moi. Sans doute ces principes céderaient aux charmes de madame de Simiane ; aussi me refusai-je au plaisir de la connaître. Je redoute les combats du cœur, ses faiblesses et ses regrets. Je renonce à l’honneur de prétendre à la main de votre amie. Je lui abandonne avec joie l’héritage de mon excellent oncle ; et comme, dans la carrière que j’ai embrassée, la mort peut m’atteindre à chaque instant, je joins à ma lettre un acte en bonnes formes, au moyen duquel madame de Simiane ne pourra jamais être troublée dans la jouissance des biens devenus son partage.

» J’attends de vos bontés, Monsieur, que vous voudrez bien engager madame de Simiane à donner des ordres pour que les portraits de famille placés dans la galerie de l’hôtel de Lamerville, soient remis à mon homme d’affaires : ils ne peuvent intéresser cette dame, et j’attache le plus grand prix à leur possession.

» Agréez, Monsieur, l’assurance de ma haute estime,

» Amador de Lamerville. »


Ce n’était pas sans un effort pénible qu’Anaïs était parvenue à lire cette lettre en entier. Quand elle l’eut achevée, elle la posa sur la table qui était devant elle, fixa d’un œil morne l’acte fatal qui attestait que la résolution prise par M. de Lamerville était irrévocable, et resta ensevelie dans le plus profond silence.

Mr. D… connut alors quelle blessure l’amour avait faite à son cœur : il sentit qu’il ne pouvait rien lui dire dans cet instant, qui ne fût déplacé. Il se contenta de lui adresser un regard vraiment paternel, lui donna un baiser sur le front, et sortit.

Anaïs alla se renfermer dans sa chambre, où elle se livra aux plus tristes idées. Ô mon père ! se dit-elle, pourquoi m’as-tu fait chérir les arts ? Ton enthousiasme pour eux m’a perdue, je leur devrai mon malheur. Bientôt sa conscience délicate lui fit un crime de cette pensée : elle s’imagina entendre son père la lui reprocher du haut des cieux ; elle crut devoir appaiser son ombre, par des prières, et s’en fut au mausolée de M. de Crécy. L’aspect de la fleur académique qu’elle y avait jadis placée, lui fit répandre des larmes. Mais à genoux auprès de ce monument qui lui rappelait tant de souvenirs solennels, elle retrouva quelques étincelles de ce feu sacré que l’amour filial avait allumé dans son ame, et qu’un autre amour menaçait d’éteindre. Elle revint au château, en jurant d’oublier Amador. Pourra-t-elle tenir son serment ?


fin du premier volume.



CHAPITRE PREMIER.




La vie ressemble à une coupe d’eau limpide, qui se trouble à mesure qu’on la boit. Anaïs n’avait encore éprouvé aucun de ces chagrins qui amènent à leur suite la défiance. La mort de ses parens avait brisé son cœur sans le flétrir. Un homme sensible et respectable était devenu son consolateur et son appui. Les premiers pas qu’elle avait faits dans la carrière des arts, avaient été marqués par des succès. Elle n’avait souffert ni de l’injustice ni de l’ingratitude de personne. À peine venait-elle de faire le sacrifice généreux de sa fortune à la mémoire de son époux, qu’elle en avait retrouvé une dans celle de son ami. Rien n’avait terni pour elle la fraîcheur des illusions de la jeunesse. Elle s’était abandonnée avec délices à celles de l’amour ; mais l’amour allait lui ravir cette douce confiance qui prête tant de charmes à tous les sentimens. La nature ne lui présentera plus un aussi riant aspect. Les rêves de la gloire, les plaisirs de l’amitié ne lui suffiront plus. Elle avait entrevu une félicité plus vive, plus entière ; et sans en avoir joui un instant, elle allait la regretter sans cesse.

La marquise avait senti se réveiller, sur la tombe de son père, ce juste sentiment d’orgueil qui parle si fortement à l’ame des personnes d’un esprit supérieur, lorsqu’elles se croient offensées. Ce sentiment lui donna le courage momentané de renoncer à un amour sans espérance, et le désir d’imprimer plus d’éclat à son nom. Ce désir, qui n’était que l’effet d’un noble dépit, trompa madame de Simiane ; elle crut ne plus aimer, et quand elle vint retrouver Mr. D., ses traits offraient l’empreinte d’une dignité calme, qui le surprit et le charma.

Vous avez dû être étonné, lui dit-elle, de l’impression que j’ai reçue de la lettre qui vous est arrivée ce matin. Je vais vous révéler ce que je vous ai tu long-temps, ce que long-temps je me tus à moi-même. J’aimais monsieur de Lamerville ; mon souhait le plus ardent était de lui plaire, de lui appartenir. La gloire dont il s’est couvert, les éloges que son oncle m’a faits de lui, l’admiration générale qu’il inspire, et peut-être aussi le besoin de ce rare bonheur dont l’image frappa mes yeux dans mon enfance, bonheur que je n’aurais jamais cru payer trop cher, tout a conspiré à livrer mon cœur à M. de Lamerville. J’aurais tout sacrifié pour obtenir le sien ; oui, tout, excepté mon attachement pour vous. (Mr. D. la remercia par un regard). Elle continua : Depuis quelque temps il était le mobile secret qui dirigeait mes actions ; le souvenir de mon père ne se mêlait plus que légèrement à mes travaux. C’était surtout pour cet étranger que je voulais embellir mon front du laurier des Muses. La disposition que le duc avait faite en ma faveur, accrut le penchant que je nourrissais pour son neveu. J’étais loin d’imaginer qu’il pût refuser ma main : en l’aimant je crus aimer mon époux. Oh ! quel avenir enchanteur se découvrait à moi ! Je voyais l’amitié, la gloire, l’amour m’enchaîner de leurs triples liens de fleurs ; mais le ciel n’a point voulu que tant de biens fussent à la fois le partage d’une simple mortelle : je dois me soumettre à ses lois. Voici le portrait qui me fut donné par le duc, à l’instant de sa mort : veuillez le faire rendre, le plus tôt possible, à M. de Lamerville, avec les tableaux de famille qu’il réclame. Quant à ce funeste héritage qu’on m’abandonne si facilement, ne m’approuverez-vous pas de le remettre à celui qui avait plus de droit que moi d’en jouir. — Gardez-vous bien de cet acte public de désintéressement, on pourrait soupçonner qu’il a pour objet d’engager le général à céder aux désirs de feu son oncle. Croyez-moi, mon Anaïs, prenez sur-le-champ possession de la fortune qui vous est léguée, sauf à ne la regarder que comme un dépôt dont vous vous dessaisirez avec honneur quand vous aurez fait un nouveau choix. — Je renonce à l’amour, dit madame de Simiane ; mais M. de Lamerville, ajouta-t-elle en soupirant, n’a sans doute pas renoncé au mariage, ainsi je lui garderai les biens de son oncle, pour présent de noces ; j’en accumulerai scrupuleusement tous les revenus, et je les lui rendrai aussi à cette époque.

Mr. D. s’entretint avec Anaïs, des affaires de la succession de M. de Lamerville : les soins de sa liquidation l’obligeaient de passer quelques mois à Paris. Madame de Simiane consentit d’autant plus volontiers à l’y suivre, qu’on allait entrer dans l’hiver. Comme elle ne voulait pas habiter l’hôtel qui avait appartenu au feu duc, elle envoya Félix louer une maison petite, mais commode, dans le faubourg Saint-Germain, et fut s’y établir avec son ami.




CHAPITRE II.




Dans le court intervalle qui s’était écoulé entre le moment qui avait renversé les espérances de madame de Simiane, et son départ de Villemonble, Mr. D. s’était aperçu avec chagrin qu’elle était loin d’avoir recouvré sa tranquillité ; il espéra que le séjour de Paris lui procurerait quelques distractions, et se proposa de l’entourer d’une société d’artistes, se flattant d’opposer avec succès, à l’amour, le pouvoir des talens.

Anaïs ne parut pas insensible à des plaisirs dont elle avait été long-temps privée ; l’entretien fréquent de plusieurs hommes célèbres, qui montraient pour elle une haute estime, lui fit goûter de nouveau les jouissances de l’imagination. Elle publia son poëme de l’Amour Paternel ; l’accueil distingué qu’il obtint du public, lui valut une foule d’éloges et l’hommage d’un prince Allemand, qui sollicita sa main. Mr. D. appuya en vain les vœux de cet amant. Madame de Simiane lui répondit : « Le refus d’Amador me condamne au veuvage. »

On venait de rétablir le bal de l’Opéra, qui avait été suspendu pendant quelques années. Quoique ce genre d’amusement ne plût pas beaucoup à la marquise, elle consentit à le partager avec une jeune dame qu’elle voyait souvent : elles se placèrent dans une loge qui donnait sur le théâtre. La jeune dame demanda bientôt à sa compagne la permission de la quitter pour aller intriguer une personne de sa connaissance qu’elle venait d’apercevoir à l’autre bout de la salle. Madame de Simiane restée seule, regardait avec assez d’indifférence le spectacle à la fois bruyant et bisarre qu’offrait un grand concours de masques, en se demandant à elle-même comment un plaisir aussi insipide pouvait attirer tant de monde, quand un cavalier, d’une tournure élégante et noble, vint s’asseoir à ses côtés. Elle leva les yeux, et reconnut en lui le modèle du portrait qu’elle avait contemplé tant de fois avec ravissement. Son émotion fut si forte, qu’elle ne put la cacher tout-à-fait. Peut-être, lui demanda le cavalier (d’une voix dont la mélodie frappa délicieusement son oreille), peut-être ma présence ici est importune ? Si j’ai commis une indiscrétion, dites un mot, beau masque, et je me retire en enviant le sort du fortuné mortel que vous daignez attendre. Madame de Simiane, qui cherchait à s’assurer si elle ne s’était pas trompée dans sa conjecture, répondit : La dame à qui j’ai donné rendez-vous ne craint point de se rencontrer avec un homme aimable, M. de Lamerville peut rester. — Le général (c’était lui-même), surpris de s’entendre nommer par une femme dont la voix (qu’elle ne déguisait pas) lui était étrangère, dit : Je ne croyais pas avoir l’honneur d’être connu de vous, beau masque. — Les héros ne sont-ils pas connus de tout le monde. — Si ce titre en est un à vous plaire, je voudrais l’avoir mérité. — Soit intention ou hasard, Anaïs avait ôté son gant ; les regards du général s’étaient arrêtés sur une main aussi parfaite par sa forme, qu’éclatante par sa blancheur. Il profita de la liberté que permet le bal, s’empara de cette main : Si les traits, lui dit-il, que cachent ce masque jaloux, sont aussi beaux que ce que j’ai dans cet instant le bonheur d’admirer, sans doute vous faites des esclaves de tous ceux qui vous voyent. — Ce n’est pas sans raison que vous passez pour être aussi galant que brave. — Ce n’est pas la réputation de galanterie que je voudrais avoir auprès de vous. — Madame de Simiane avait retiré sa main de celle d’Amador ; il n’osait la reprendre, mais il la regardait toujours. Anaïs remit sont gant ; il se plaignit avec esprit de cette cruauté. L’entretien prenait un tour assez vif, lorsque plusieurs masques se précipitèrent dans la loge, en faisant de grands éclats de rire. — Viens donc, général, dit l’un d’eux à M. de Lamerville, viens jouir de la mascarade la plus plaisante qu’on puisse imaginer. — Je me trouve trop bien dans ce lieu pour en sortir. — Oh ! vous le quitterez pourtant, reprit d’une voix clapissante une femme déguisée en sybille ; vous le quitterez, ou il vous arrivera malheur, je vous le prédis. — Enlevons, cria un autre masque, enlevons ce nouveau Renaud à cette nouvelle Armide. — M. de Lamerville ne pouvant venir à bout de renvoyer les importuns qui l’assiégeaient, et voyant que son intéressante inconnue était étourdie de leur babil insignifiant, sortit avec eux, dans le projet de leur échapper, pour revenir bientôt renouer une conversation qui commençait à l’intéresser beaucoup. Madame de Simiane, craignant que le retour de sa compagne ne découvrît son nom au général, ne fut pas fâchée de le voir s’éloigner. Il était à peine hors de la loge, que la jeune femme arriva avec deux de ses parens. Anaïs lui dit qu’elle avait, à son tour, quelqu’un à tourmenter, et qu’elle allait changer de domino, après être convenu de l’endroit où on se retrouverait, et du mot de ralliement. Madame de Simiane fut se préparer à goûter un plaisir qui la réconciliait avec le bal de l’Opéra.

Quand elle eut revêtu son nouveau déguisement, elle chercha M. de Lamerville, et le vit qui prenait le chemin de la loge où il l’avait laissée. Où courez-vous, beau masque, lui dit elle, ne peut-on vous arrêter un instant ? — Cette voix m’enchaînera toujours, répondit-il ; mais pourquoi paraître sous une nouvelle forme ? M’auriez-vous fait l’injure de penser que je me méprendrais à votre accent ? Croyez-moi, désormais son charme me suivra partout, il me fera partout vous reconnaître. Amador prononça ces paroles d’une manière si tendre, qu’Anaïs se sentit émue jusqu’au fond de l’ame. Prenez garde, dit-elle, en se remettant un peu, ne m’adressez pas des choses aussi flatteuses, quelques oreilles jalouses pourraient les entendre ; je ne veux m’attirer la haine de personne. — Personne n’a le droit de me demander compte de mes discours ni de mes sentimens. — Bon ! vous me direz que votre cœur est libre. — Il l’était il y a quelques heures. — Défiez-vous de Lamerville, dit en passant un arlequin à madame de Simiane ; défiez-vous-en, il est aussi infidèle à l’amour, que fidèle à la gloire. — Ce masque dit-il vrai ? demanda la marquise. — Discours de bal, répondit Amador. — Le bal découvre quelquefois plus d’un secret. ― Je serais heureux qu’il vous apprît le mien. — Préparez-vous à soutenir un terrible assaut, dit au général la même sybille qui était venue l’entraîner de la loge, la comtesse de Rimaldy n’est pas loin. — Elle serait ici ! s’écria d’une voix indignée monsieur de Lamerville. — Oui, cette amazone qui s’approche, c’est Florestine, je vous en avertis. — Le général cherchait à éviter la comtesse, mais elle le saisit par le bras, et lui dit, en contrefaisant sa voix : Eh bien ! volage et charmant Amador, tu vas donc à ton tour sacrifier à l’hymen ; tu vas te marier. — Me marier ! je n’y songe pas. — On assure pourtant que tu vas épouser la veuve du marquis de Simiane, cette femme auteur, dont l’éloge remplit, depuis un mois, tous les Journaux. — On est fort mal instruit. — On affirme que l’héritage de ton oncle est à ce prix ; on ajoute que la savante veuve t’aime déjà autant qu’elle aime Apollon. — (Anaïs se sentit extrêmement troublée). Quel conte ! je suis l’homme du monde le plus indifférent à madame de Simiane ; elle ne m’a jamais vu. — Comment ! ce n’est pas pour lui faire la cour que tu es à Paris ? Ce n’est pas avec elle que tu te promènes chaque soir dans le bois de Boulogne ? — Quel tissu d’absurdités ! — Mais si tout cela est faux, pourquoi n’habites-tu pas l’hôtel de Lamerville ? — Oh ! tes questions me fatiguent, beau masque, je ne prétends plus y répondre ; laisse-moi, je te prie. — Te laisser, aimable ingrat ; oh ! non, j’ai résolu de te consacrer toute cette nuit, et j’exécuterai mon projet, n’en déplaise à cette chère personne qui te tient serré si étroitement, fût-elle madame de Simiane elle-même ? — Madame de Simiane serait-elle ici, demanda vivement un jeune homme qui s’était approché de l’amazone ? Ah ! s’il est vrai, daignez me la montrer, je brûle du désir de voir cette Muse charmante ; sa figure doit avoir quelque chose d’aérien. — Je ne vous le dirai pas, répondit l’amazone, je ne connais d’elle que son dernier poëme. — Ce poëme fait mes délices, répliqua le jeune homme ; je le sais par cœur, et je le relis chaque jour. Quels sentimens divins y sont exprimés ! Si cette femme aime jamais d’amour, ajouta-t-il avec feu, elle deviendra une Sapho. — Vous ne voudriez sûrement pas qu’elle trouvât un Phaon ? — Mais… cela serait peut-être à souhaiter pour le bien de l’art. — C’est un fou, s’écria l’amazone. — C’est un poète, dit le général. — Croyez-vous ces deux mots synonymes ? demanda tout bas Anaïs à ce dernier. — Oui, à-peu-près. — Pendant ce dialogue, l’amazone avait fait signe à plusieurs masques de s’avancer ; ils entourèrent M. de Lamerville, et le séparèrent de sa compagne. Celle-ci se déroba avec peine à leur poursuite importune, et retourna chez elle, le cœur tout rempli d’Amador.

Elle passa le reste de la nuit à se répéter cent fois chacun des mots agréables qu’il lui avait adressés. Tantôt elle croyait y découvrir l’heureux effet d’une douce sympathie, tantôt elle n’y voyait que le résultat d’une exquise politesse. Dès que le jour parut, elle prit ses pinceaux, et parvint, sans beaucoup d’efforts, à reproduire de mémoire les traits de son amant. Oh ! pourra-t-elle se décider à ne pas vivre pour lui, maintenant qu’elle a connu la tendre expression de son regard, la grâce de son sourire, le charme de sa voix.

M. de Lamerville avait été plus que contrarié de la malice de Florestine ; dans l’humeur qu’il en avait conçue, il lui avait dit quelques vérités dures, mais elle tint bon, et ne cessa de l’obséder que quand elle fut certaine que la femme qu’il désirait de retrouver était partie du bal.

Jamais Amador n’avait reçu une impression aussi vive que celle que lui avait fait éprouver son aimable inconnue ; il s’était flatté qu’elle ne se refuserait pas à l’instruire de son nom ; dans le cas contraire, il avait l’intention de la faire suivre adroitement, de savoir en dépit d’elle qui elle était, et de chercher le moyen de lui être présenté. Trompé dans son espoir, il pensa qu’il pourrait la retrouver dans l’un des bals suivans, et se promit d’aller exactement à tous. Il s’endormit en songeant à cette belle main qu’il serait si doux de presser dans la sienne, à cet accent céleste par qui le mot j’aime doublerait d’harmonie ; mais le lendemain, à son réveil, il reçut l’ordre de rejoindre l’armée ; il courut où l’appelait l’honneur, et les soins importans qui l’occupèrent lui firent bientôt oublier celle qui ne l’oubliera jamais.




CHAPITRE III.




Après avoir long-temps réfléchi à l’entrevue que le hasard lui avait procuré avec le général, madame de Simiane se dit que si elle lui avait fait quelque impression, il retournerait la chercher au bal. Dans cette idée elle fit emplette du costume le plus élégant, et surtout le plus propre à relever les grâces de sa taille. Le jour même qu’elle comptait s’en servir, elle apprit, par les papiers publics, la nouvelle du départ de M. de Lamerville ; elle n’alla point au bal, eut un accès de fièvre, maudit la gloire, l’amour, et jusqu’à cette fortuite rencontre qui avait augmenté, dans son cœur, le pouvoir d’un sentiment que la raison lui faisait une loi de combattre.

Les rêveries continuelles de madame de Simiane, ses soupirs fréquens, le rire étudié sous lequel elle essayait de cacher sa tristesse, l’insouciance qu’elle montrait à cueillir de nouvelles palmes littéraires, l’empressement qu’elle apportait à s’informer de ce qui se passait à l’armée, tout apprit à Mr. D. qu’elle n’avait pas triomphé de son inclination pour M. de Lamerville. Un autre que lui aurait traité cette inclination de folie ; mais Mr. D. savait que les personnes de l’un et de l’autre sexe, qui sont nées pour se placer au-dessus du vulgaire, ont toutes un foyer d’amour dans l’ame, et une exaltation dans l’esprit, qui sont causes qu’elles voient et sentent autrement que les autres. Que de là naît, chez les hommes, cette soif ardente de renommée qui excite l’un à vaincre les obstacles pour s’élever à de hautes conceptions, pousse l’autre à ces dévouemens sublimes qui lui font compter pour rien la mort la plus cruelle, ou le sacrifice de ses plus chères affections ; que de là aussi naît chez les femmes, auxquelles la nature refusa les qualités éclatantes qui sont l’attribut de la force, ce penchant à embrasser avec enthousiasme, à nourrir avec constance des illusions que le commun des hommes traite chez elles de disposition romanesque, et que peut-être on pourrait appeler le beau idéal du sentiment.

Mr. D. ne blâmait pas son amie, il la plaignait, et cherchait à guérir son cœur en parlant sans cesse à son imagination. Il la pressa de remettre une de ses pièces au théâtre, et de donner une seconde édition de son poëme. Elle se rendit à ses désirs. Sa pièce eut encore plus de succès que dans la nouveauté, et la seconde édition de son poëme fut épuisée dans le cours d’une semaine. Anaïs ne se présentait plus dans aucun lieu public, sans voir tous les regards se tourner avec intérêt sur elle, sans entendre retentir de plusieurs côtés : C’est madame de Simiane. Un mélange touchant d’orgueil et de modestie colorait alors ses joues. Un éclair de plaisir brillait sur son front. Ô mon père ! pensait-elle, tes vœux sont exaucés ; mais bientôt le souvenir d’Amador venait troubler sa jouissance. Eh ! comment s’applaudir long-temps d’une célébrité qu’il condamnait, et qui élevait une barrière insurmontable entre elle et lui !

Un matin que madame de Simiane était occupée à choisir quelques bagatelles dans la petite boutique d’un tabletier en face Saint-Eustache, elle vit sortir de cette église un convoi dont la seule pompe consistait en cinquante jeunes filles vêtues de blanc, qui marchaient tristement, deux à deux, derrière le corps porté à sa dernière demeure. Ce spectacle attendrit Anaïs, en même temps qu’il excita sa curiosité ; elle demanda à la marchande quelles dépouilles on allait rendre à la terre. — Celles d’une fille de vingt-deux ans. — De quoi a-t-elle péri ? — D’amour. — Grands dieux ! l’infortunée ! — Oh ! ce n’est pas elle qu’il faut plaindre ; elle a tant souffert, le Tout-Puissant la recevra dans sa miséricorde : Il doit être beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé. Mais sa sœur, cette pauvre Amélie, si jeune, si sage, que va-t-elle devenir ? — Elle laisse une sœur ? — Oui, Madame, une sœur de seize ans. — A-t-elle quelques moyens d’existence ? — Non, Madame, elle manque absolument de tout. Depuis trois mois elles subsistaient des secours qu’elles recevaient des personnes du voisinage ; mais rien ne se lasse si vîte que la charité ; les longues infortunes et les longues maladies vous enlèvent vos amis et vos protecteurs. Clémence est morte à temps, son sort commençait à ne plus toucher que moi. Et que pouvais-je pour elle ! je ne gagne qu’avec peine de quoi soutenir ma nombreuse famille, le commerce va si mal ! Le peu que j’ai donné à Clémence m’a épuisée sans lui être d’une grande ressource, et je me vois, avec le plus vif chagrin, dans l’impossibilité de pouvoir procurer le moindre soulagement à sa sœur. — Où loge-t-elle ? — À deux pas. — Voudriez-vous m’y conduire ? — Très-volontiers. — Madame de Simiane monta quelques étages d’un escalier aussi obscur qu’étroit, et fut saisie de pitié en entrant dans la chambre, ou plutôt dans le grenier d’Amélie. Cette jeune fille était étendue sur un méchant grabat, et pleurait amèrement. — Calmez votre douleur, mon enfant, lui dit la marquise, en s’approchant d’elle avec bonté. — Oh ! comment le pourrai-je ? — Comment me consoler de la mort de ma sœur ! de ma sœur ! ma dernière parente ! mon unique amie ! Hélas ! tant qu’elle a vécu, je supportai avec courage la fatigue, les privations et le mépris que la misère entraîne à sa suite ; mais pourrai-je supporter tout cela, maintenant que je n’ai plus de but dans la vie, maintenant que je suis seule au monde ! Ne pouvez-vous trouver une ressource dans le travail ? – J’ai reçu une éducation meilleure que ma fortune ; je n’ai appris aucun métier, je n’étais pas née pour avoir besoin d’en savoir un. — Quelle circonstance vous a jetée dans la situation où je vous trouve ? — Oh ! c’est une histoire déplorable que la nôtre. — Confiez-la-moi, mon enfant, confiez-la-moi, vous ne vous en repentirez pas. Amélie leva ses beaux yeux remplis de larmes, sur madame de Simiane, et lui fit ce récit, souvent interrompu par ses sanglots.


Histoire de Mademoiselle de Waldemar.


Ma mère eut deux enfans, Clėmence et moi : elle perdit la vie en me donnant le jour. Mon père, Théodore de Waldemar, était capitaine de vaisseau : il partit pour les Indes-Orientales, et nous remit, ma sœur et moi, sous la protection d’un oncle de ma mère, appelé Blondel. Ce parent eut les plus grands soins de nous. Mon père mourut d’une fièvre épidémique : sa fortune consistait en une somme de trois cent mille livres, placée chez un banquier de Bordeaux, qui jouissait du plus grand crédit. Notre parent fut nommé notre tuteur. Clémence était dans un excellent pensionnat, où elle avait des maîtres de toute espèce ; on me réunit à elle avant que j’eusse cinq ans accomplis. M. Blondel payait pour nous une grosse pension ; il faisait des cadeaux à madame de Rosanne, notre institutrice, à nos maîtres, aux domestiques de la maison. Chacun s’empressait de nous être utile et agréable. Nous étions aussi heureuses que des orphelines peuvent l’être, quand le banquier chez lequel étaient nos fonds fit banqueroute. M. Blondel, malgré ses démarches et son intelligence, ne put rien sauver du naufrage. Le chagrin qu’il en conçut le conduisit promptement au tombeau. À cette époque Clémence avait dix-sept ans. L’homme de loi qui était chargé des affaires de la succession de notre bon parent, avertit durement ma sœur que ses héritiers s’étaient mis en règle relativement à nous, et que nous n’avions pas la plus légère somme à réclamer d’eux.

Madame de Rosanne était une femme très-obligeante ; elle ne vit pas d’un œil sec le chagrin de Clémence. Tranquillisez-vous, lui dit-elle, une de mes amies, madame d’Aiglemont, cherche une demoiselle de compagnie, je lui demanderai cette place pour vous. Je l’obtiendrai ; vous aurez de bons appointemens. Quant à votre sœur, elle restera chez moi à quart de pension, jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’âge où l’on pourra disposer d’elle avantageusement.

Les offres de notre généreuse institutrice furent acceptées avec reconnaissance, par ma sœur. Elle entra chez madame d’Aiglemont. Cette dame jouissait d’une fortune considérable : son cercle, dont Clémence faisait les honneurs, se composait en partie d’étrangers de distinction. Parmi eux on comptait Adrien de Rinaldy, comte Napolitain. Ma sœur était très-belle. Le comte en devint amoureux, et par malheur réussit à lui plaire.

Madame d’Aiglemont passait régulièrement les lundis et les vendredis chez une dame où elle n’emmenait pas Clémence. Les jours que cette dernière avait l’habitude de me consacrer, le furent bientôt à recevoir le comte : il lui jurait amour, respect, fidélité. Aimer et croire est, dit-on, la même chose ; ma pauvre sœur crut M. de Rinaldy. Funeste aveuglement ! ajouta Amélie en baissant les yeux, il devait lui coûter la réputation et la vie.

Le comte offrit des présens d’un grand prix à Clémence ; il voulait la retirer de la dépendance où elle vivait, lui monter une maison : elle n’accepta jamais de lui que son fatal amour.

La tendresse de M. de Rinaldy pour ma sœur ne dura que peu de mois. Il devint ensuite amoureux d’une Espagnole, veuve du vicomte de Rostange, et l’épousa.

Cet événement réduisit Clémence au désespoir. Le secret de son amour vint à la connaissance de madame d’Aiglemont ; cette dame, qui avait des principes sévères, congédia Clémence. Madame de Rosanne ne voulut plus me garder.

Ma sœur loua un petit logement près du Jardin des Plantes, où elle fût se réfugier avec moi. Nous y vécûmes plusieurs mois du fruit de ses économies, en attendant qu’elle eût trouvé une nouvelle place ; mais son aventure était connue ; on y avait mêlé des circonstances agravantes : aucune dame ne voulut s’attacher Clémence. Elle savait très-bien broder ; elle alla demander de l’ouvrage à des lingères, en obtint, et se vit même bientôt assez en vogue pour occuper jusqu’à huit personnes. Le produit de son travail était plus que suffisant à nos besoins. Elle me donna un maître pour me perfectionner dans l’écriture et dans l’étude de ma langue. Son projet était de rassembler quelques fonds pour entreprendre un petit commerce auquel je serais associée. Depuis quelques temps elle paraissait s’être résignée à son sort ; elle ne prononçait plus le nom du comte. Je la voyais calme, excepté les lundis et les vendredis ; ces jours-là elle pleurait beaucoup, et répétait : Il n’y a plus de jours, d’heures pour moi, tout est pour elle.

Un soir qu’elle était allée chercher de l’argent qui lui était dû, elle revint plongée dans une si profonde tristesse que je lui demandai en tremblant si elle avait appris quelque mauvaise nouvelle. — La plus horrible, M. de Rinaldy est fou. — Êtes-vous certaine que cela soit ? — Hélas ! oui. On l’a fait interdire, et on l’a conduit avant-hier dans une maison de santé. — Qui vous a instruite de cet événement ? — On vient de le raconter en ma présence à la dame de chez laquelle je sors. — Sait-on d’où provient la folie du comte ? — De l’inconduite de sa femme. — Le ciel vous à vengée. — Dites bien plutôt qu’il me punit. Mes douleurs passées n’étaient rien en comparaison de celle que j’éprouve maintenant. Ô ma sœur ! combien il est à plaindre ! Il n’est entouré, soigné que par des étrangers. Quel doit être son supplice, lorsque, dans ses momens lucides, il cherche, sans le rencontrer, le regard d’un ami ! Pauvre Adrien ! tous ceux que tu aimas t’abandonnent ; mais Clémence te reste, elle ira te consoler, te servir ; ta tête reposera sur mon sein. — Vous iriez voir le comte ? — Dès demain. Ah ! si je puis adoucir ses souffrances, je bénirai encore ma destinée. — Oubliez-vous les maux qu’il vous a faits ? — Je ne me souviens que de son amour. — Il vous a trahie. — Il est malheureux !

Ma sœur persista dans sa résolution avec un courage digne à la fois d’éloge et de pitié ! Rien ne l’empêcha de passer la moitié de ses jours, et souvent la moitié de ses nuits, auprès du comte. Elle lui apprêtait ses tisanes, les lui faisait boire ; elle opposait une patience admirable à ses accès de fureur. Le désir de le soulager lui faisait remplir avec joie les soins les plus rebutans. Quand il l’avait nommée, qu’il lui avait adressé un mot de reconnaissance ou d’amitié, elle se livrait à l’espoir chimérique de lui voir recouvrer sa raison. Elle ne sentait plus la fatigue, ne connaissait plus le chagrin. Daigne, ô mon Dieu ! s’écriait-elle souvent avec ferveur, daigne accorder à Adrien le retour du premier de tes bienfaits ! Permets-moi de vivre jusque-là pour lui, je ne vivrai plus ensuite que pour toi.

Dix-huit mois s’écoulèrent sans apporter aucun changement à la situation de M. de Rinaldy. Au bout de ce temps, il fut attaqué d’une fièvre inflammatoire qui mit fin à ses misérables jours. Clémence reçut son dernier soupir.

Les veilles fréquentes de ma sœur, ses inquiétudes continuelles avaient épuisé ses forces. Elle ne résista point à ce dernier choc. Elle tomba dans une maladie de langueur ; elle ne conserva aucune de ses pratiques. Nous n’avions que bien peu d’argent. Elle désirait changer de quartier. Nous nous défîmes de nos meilleurs meubles, pour venir demeurer ici. Il est impossible de peindre tout ce que j’y ai souffert. Là, j’ai vu ma pauvre sœur succomber sous le poids des regrets, de l’extrême indigence et de l’humiliation. Là, je l’ai tenue dix fois par jour défaillante dans mes bras ; là, je l’ai vue mourir.

Amélie cessa de parler. Vous ne resterez pas davantage dans ce lieu, dit la marquise, en lui tendant la main. Je vais vous conduire chez moi ; vous y aurez un asile jusqu’à ce que j’aye examiné ce qu’on peut faire pour vous. Ma voiture m’attend, venez. — Ô Madame ! que vous êtes bonne ! mais, hélas ! je ne puis vous suivre. — Pourquoi donc, mon enfant ? — Je dois six mois de loyer au principal locataire, il ne voudra point me laisser sortir. — Loge-t-il dans cette maison ? — Oui, Madame, au premier étage. — Eh bien, descendons, je vais lui parler. Madame de Simiane répondit de la dette d’Amélie, et l’emmena.

L’intéressante orpheline fut présentée à Mr. D…, qui approuva l’action généreuse d’Anaïs. On fit un trousseau honnête à mademoiselle de Waldemar, qui resta chez sa protectrice sur le pied d’une demoiselle de compagnie. Madame de Simiane ne recommanda point à ses domestiques d’avoir des égards pour Amélie ; mais elle lui en témoigna tant elle-même, qu’aucun d’eux ne s’avisa de lui en manquer.

L’histoire de mademoiselle de Waldemar avait fait une vive impression sur Anaïs. Elle y réfléchissait sans cesse. Que ne doit-on pas redouter, se disait-elle, d’une passion qui produit de si cruels effets ? L’amour a coûté l’honneur et la vie à Clémence ; il a jeté M. de Saint-Elme dans une apathie plus à craindre que la mort. Deviendrai-je aussi sa victime ? Ah ! du moins Clémence et Saint-Elme avaient une excuse à donner de leur délire, ils ont cru être aimés, mais le mien est inconcevable ; rien ne le justifie. Dois-je m’obstiner à chérir un homme qui me dédaigne, que je n’ai vu qu’un instant, qu’il est vraisemblable que je ne reverrai plus. Son départ, si prochain de notre rencontre, n’est-il pas un avertissement que nous ne sommes pas destinés l’un à l’autre. Cessons de prétendre renverser des obstacles invincibles.

L’amour est un mal dont la violence s’accroît en proportion des efforts qu’on emploie à le guérir. En se répétant qu’elle ne devait plus penser à M. de Lamerville, madame de Simiane y pensait continuellement. S’il est difficile, d’ailleurs, de vaincre un sentiment qui n’est pas partagé quand l’objet qui l’inspire est un homme ordinaire, ne doit-il pas devenir impossible de bannir de son cœur celui dont les cent voix de la Renommée se plaisent à redire les vertus, les exploits ou le génie ? Le nom de M. de Lamerville était consigné dans tous les journaux, cité sur tous les théâtres. Il n’était pas jusqu’aux chanteurs, jusqu’aux crieurs publics eux-mêmes, dont la voix rauque et discordante ne portât à chaque heure ce nom jusqu’à l’oreille de madame de Simiane. Paris entier lui sembla s’être ligué contre son repos. Le printemps était de retour ; elle partit pour Villemonble avec monsieur D. et mademoiselle de Waldemar. Elle y sera plus solitaire, y sera-t-elle plus tranquille ?




CHAPITRE IV.




Le premier mois que madame de Simiane passa dans son château, s’écoula assez paisiblement. Le calme de la campagne paraissait avoir rendu le calme à son ame. Elle consacrait une partie de ses loisirs à donner des leçons de littérature, de dessin et de musique à mademoiselle de Waldemar. Cette jeune personne montrait la plus tendre reconnaissance pour sa bienfaitrice ; elle faisait sa principale étude de lui plaire, écrivait sous sa dictée, la suivait dans ses promenades, et lui tenait fidèle compagnie, sans toutefois gêner sa liberté. Les personnes sensibles s’attachent facilement à ceux qui leur doivent tout. L’intérêt qu’Anaïs portait à la douce orpheline devint bientôt de l’amitié. Le plaisir qu’elle trouvait à la rendre heureuse lui faisait quelquefois croire qu’elle l’était elle-même. Cependant, une pensée triste demeurait au fond de son cœur ; et cette pensée, qu’on devine, corrompait ses plus pures joies.

Un matin qu’elle était à corriger un dessin d’Amélie, on vint lui annoncer que l’invalide et sa petite-fille demandaient la permission de la voir. Elle ordonna de les introduire.

Georgette entra tenant entre ses bras un joli enfant. L’invalide s’approcha avec respect, et lui dit : Vous voyez, Madame, que Dieu nous a bénis ; ma petite-fille est devenue mère d’un gros garçon. Il me tardait de vous le présenter. Grâces à vous, Ambroise voit sa quatrième génération. Oh ! Madame, combien nous avons fait de vœux pour vous le jour du baptême ! — Grand-merci, digne homme ! Votre arrière-petit-fils promet de devenir charmant. Il s’appelle ?… — Amador. Je l’ai appelé ainsi, afin de perpétuer dans ma famille le souvenir de mon général et le vôtre. C’est à vos doubles bienfaits que nous devons notre aisance ; vos deux noms seront sans cesse unis dans nos prières. — Vos affaires vont donc bien, Georgette ? demanda la marquise. — À merveille, Madame ; tout nous réussit : Henry n’a pas encore manqué d’ouvrage ; nous avons un septier de farine à la maison et un septier de blé au moulin. La satisfaction semble avoir rajeuni notre mère ; le vieux père va quelquefois le dimanche, clopin-clopant, jusqu’à la place de la danse. Mon Henry est toujours frais et dispos. — Votre tendresse pour lui n’est pas diminuée ? — Diminuée ! tout au contraire, nous nous aimons chaque jour davantage ; nous travaillons, nous chantons, nous rions ensemble. Mon Henry est si fier d’avoir un garçon, qu’il le caresse à chaque instant ; ça fait plaisir à voir. Tenez, Madame, il n’y a de bonheur que dans le mariage. — Vous croyez, Georgette ? — J’en suis certaine : aussi je donnerais tout au monde pour voir Madame devenir l’épouse d’un beau Monsieur qui l’aimerait comme mon Henry m’aime, et qui la rendrait mère d’une belle petite fille, qui serait aussi bienfaisante qu’elle. Comme je me réjouirais de cet événement ! surtout si je pouvais avoir l’honneur d’être la nourrice choisie par Madame. La naïve Georgette déchirait innocemment le cœur de madame de Simiane. Elle fit servir le déjeûner à la paysanne et au vieil Ambroise ; mais elle ne put prendre sur elle d’y assister : elle laissa à mademoiselle de Waldemar le soin de la remplacer, et se retira dans son cabinet d’études. Sa harpe s’offrit à ses regards, elle l’accorda sans trop savoir ce qu’elle voulait faire, et, le sein oppressé de désirs et de regrets, laissa avec ses pleurs échapper ces accens.


Amour, hymen, présens des cieux,
Divins trésors du plus bel âge,
Vous qui nous rendez précieux
Jusqu’aux maux qui sont votre ouvrage,
Amour, hymen, vos noms si doux,
De mes yeux font couler des larmes.
Hélas ! mon cœur, créé pour vous,
Ne goûtera jamais vos charmes.

Eh quoi ! sous ces bosquets naissans,
Retraite heureuse du mystère,
On me verra, chaque printemps,
Revenir triste et solitaire.

De l’amour et de ses plaisirs,
Tout m’y retracera l’image,
Et je n’aurai que des soupirs
À faire entendre à leur ombrage.

Cruel destin ! l’époux, hélas !
Qui seul eût fait mon bien suprême,
Là, ne suivra jamais mes pas :
Jamais ne me dira je t’aime.
Sans avoir connu le bonheur,
Dans la tombe je dois descendre,
Et les regrets d’un tendre cœur
Ne consoleront point ma cendre.




Le trouble douloureux que madame de Simiane avait ressenti du discours de Georgette, fut aperçu par Amélie. Cet ange n’est donc pas exempt de chagrin, pensa-t-elle ? Ah ! s’il est ainsi, qui osera se plaindre d’en avoir ?

L’absence d’Anaïs ne permit à personne de trouver du plaisir au déjeûner. Il s’en fallait bien qu’il ressemblât au premier qu’Ambroise avait pris dans ce château ; il en remarqua la différence, but peu, ne parla point, et s’en alla moins content qu’il n’était venu. Il avait vu rouler des larmes dans les yeux de la marquise, et n’avait pu porter un toast à son général.

Dès qu’Amélie fut libre, elle épia l’instant où madame de Simiane sortait de son appartement, dans l’idée qu’elle pourrait souhaiter de l’entretenir : elle se trompait ; Anaïs passa près d’elle sans la voir, et prit, toute pensive, le chemin du mausolée de M. de Crécy. L’orpheline, n’osant suivre sa protectrice dans cette auguste retraite, se tint à quelque distance, mais non assez loin pour ne pas être à portée de veiller sur elle.

Mme. de Simiane s’agenouilla auprès du monument, y resta environ une demi-heure, comme ensevelie dans une profonde méditation, puis fit entendre ces paroles : « Ombre du meilleur des pères, toi que je n’invoquai jamais en vain, toi qui m’as long-temps sauvée du danger de brûler d’une autre flamme que de celle de la gloire ; ombre sacrée, sors du tombeau ; reviens, comme autrefois, errer à mes côtés. Relève-moi du découragement où je tombe sans cesse. Prête-moi la force de sortir victorieuse des combats auxquels me livre un inconcevable amour. Dis-moi que ce bien après lequel je soupire, hélas ! sans le connaître, devient toujours fatal à celui qui le goûte. Dis-moi que ses jouissances passagères ne sont pas comparables à celles que tu m’instruisis à chérir. Rends-moi cette ardeur qui animait ma jeunesse, cette noble ardeur, la compagne inséparable du talent, le gage certain de ses succès. Mon père, fais que je sois encore digne de toi. Oui, je le serai ; oui, mon dévouement à ta mémoire, ma tendresse pour l’ami qui partagea, qui adoucit mes peines, m’occuperont désormais toute entière. J’adopterai l’orpheline que le ciel a conduite sur mon passage ; elle deviendra épouse, mère ; elle laissera des enfans qui béniront mon souvenir, comme je bénis le tien ; et moi !… moi !… je laisserai un nom illustre ».

Un long soupir suivit ce mot. Madame de Simiane sortit ensuite du mausolée, avec un air serein, et s’enfonça dans le bois, où Amélie s’était vîte réfugiée : elle l’aperçut, s’avança vers elle la serra dans ses bras, et lui dit : Je viens de songer aux moyens de vous assurer un sort indépendant. — Je souhaite dépendre éternellement de vous. — Nous irons passer l’hiver à la ville, je vous chercherai un aimable et bon mari. Vous ne serez plus seule au monde. — Je serais bien ingrate, si je m’y trouvais seule maintenant. Madame, croyez-moi, je ne désire rien tant que de ne pas vous quitter ; ma sœur elle-même ne me fut pas plus chère que vous ne me l’êtes.

Madame de Simiane retourna au château, où elle trouva quelques personnes qui venaient lui demander à dîner ; elle les reçut avec une grâce parfaite, les entretint avec éloquence et gaîté, sur différens sujets, et parut, toute cette journée, d’une humeur charmante. Quant à l’orpheline, la scène dont elle s’était trouvée le témoin secret, lui était trop présente pour qu’elle pût se réjouir de l’enjouement de la marquise ; il ne lui paraissait que de l’agitation. L’exemple de Clémence lui avait appris à se défier des résolutions prises contre un amant. Elle comparait en elle-même Anaïs à un malade à l’agonie, auquel un cordial rend une force factice : l’effet avantageux que ce cordial semble produire sur lui, ne sert qu’à retarder de quelques momens l’époque de sa mort.




CHAPITRE V.




Le lendemain de la visite de Georgette, le comte de Saint-Elme arriva l’après-dînée à Villemonble. Vous m’avez permis, dit-il à la marquise, de venir passer quelques jours dans votre retraite ; j’accours jouir avec transport de cette permission dont je suis digne maintenant. Mon cœur, libre enfin d’amour et de regrets, ne calomnie plus la nature et les arts ; je sentirai encore mieux leurs charmes auprès de vous : voulez-vous me recevoir ? La marquise répondit à M. de Saint-Elme par un compliment flatteur, et lui demanda s’il avait encore entendu parler de Mme de Rostange. — Oublions cette femme méprisable, dit-il ; je me félicite du caprice qui l’a livrée à M. de Lamerville : il m’a évité les douleurs et la honte dont elle a couvert son second époux, le comte de Rinaldy. Ce seigneur trompé, comme je le fus, par les larmes feintes et la feinte douceur de Florestine, lui a donné son nom et sa fortune. Elle a déshonoré l’un, dissipé l’autre. M. de Rinaldy est mort fou ; son indigne veuve, jetée en prison pour dettes, eut recours à un lord qui avait été son premier amant, et qui se trouvait à Paris. Ce lord ayant acquis la certitude qu’elle lui était de nouveau infidèle, l’a poignardée dans un accès de fureur, et s’est ensuite tué lui-même d’un coup de pistolet.

La marquise présenta le comte à Mr. D…, et le conduisit se promener dans son parc, dont il lui tardait de parcourir les charmans détours. Il s’extasiait sur les beautés nouvelles qu’il y découvrait. Comme il s’approchait d’une grotte bâtie en granit, du haut de laquelle tombait une cascade d’eaux vives, il s’écria : Oui, telle était jadis l’habitation des Nymphes ! Au même instant, il vit sortir de cette grotte une jeune personne vêtue d’une robe de mousseline ; ses cheveux noirs étaient entourés d’une guirlande d’œillets blancs ; elle portait à sa main une corbeille de fleurs. Elle jeta un regard furtif sur madame de Simiane, vit qu’elle n’était pas seule, et s’enfuit d’un pas rapide et léger à travers les bosquets. — Est-ce Flore qui vient de m’apparaître ? demanda M. de St.-Elme. ― La marquise lui raconta l’histoire de mademoiselle de Waldemar. Le mépris que Saint-Elme avait pour Florestine s’en accrut ; il parut touché de pitié pour Clémence, d’intérêt pour sa sœur. Je vous envie, dit-il à la marquise, le bonheur que vous avez eu de sauver de l’abandon cette jeune personne. Ils s’entretinrent long-temps d’Amélie, et revinrent au château. L’orpheline était dans le sallon, occupée à lire un passage de la Bible : elle se leva, quitta son livre, et essuya quelques pleurs qui coulaient sur ses joues. — Que lisiez-vous donc, ma chère, qui vous a si fortement attendrie ? demanda la marquise. — L’histoire de Ruth. — Et cela vous émeut à ce point ? dit le comte. — Objet de la bienfaisance, répondit Amélie, tout ce qui m’en parle s’adresse directement à mon cœur. — Touchante sensibilité ! prononçа le comte.

Il était tard ; on servit le souper. M. de St.-Elme, placé entre madame de Simiane et Amélie, avait, sans s’en apercevoir, plus de petits soins pour cette dernière que pour l’autre ; et quand l’heure de se retirer fut venue, il adressa à l’orpheline un regard qui lui disait : « Vous avez acquis en moi plus qu’un ami. »

Il y eut un orage violent cette nuit. La pluie tomba toute la journée le lendemain : il fut impossible de songer à la promenade. On se rassembla le soir pour faire une lecture en commun. Connaissez-vous la comédie de Nanine ? demanda Saint-Elme à mademoiselle de Waldemar. — Non, Monsieur. — Si la marquise y consent, je la lirai. — Je ne demande pas mieux, répondit madame de Simiane.

Le comte avait un organe agréable et flexible ; il lut cette pièce avec art, et mit beaucoup de chaleur dans le rôle d’Olban, qu’il voulait faire ressortir. L’orpheline quittait quelquefois sa broderie pour prêter plus d’attention au lecteur. Quand la lecture fut achevée, Saint-Elme questionna Amélie sur le personnage de la pièce qui lui plaisait le plus. Celui de la marquise, répondit Amélie ; sa tendresse pour Nanine est constante et désintéressée. — N’aimez-vous pas d’Olban ? — Il a banni Nanine sur un simple soupçon. — Il était amoureux, jaloux, voilà son excuse. — Elle était pauvre, dépendante, il devait craindre d’être injuste envers elle. — Ainsi, à la place de Nanine, vous n’auriez pas eu pour le comte l’aimable indulgence qu’elle montra. — Oh ! je la trouve naturelle, il était le fils de sa bienfaitrice. — Que ne suis-je votre frère ! dit Saint-Elme à madame de Simiane.

Mr. D. arriva. L’entretien changea de sujet. Cependant, Saint-Elme trouva le moyen de placer quelques mots à double entente, dont le véritable sens ne fut pas perdu pour Amélie.

Le comte ne devait rester qu’une semaine à Villemonble : il y était depuis un mois et ne songeait pas à le quitter. S’il avait adoré Florestine, il idolâtrait Amélie. Il ne s’était pas permis de lui parler de son amour ; mais il le lui avait déclaré de cent manières. Elle trouvait chaque matin dans son appartement les fleurs qu’elle aimait. Les arbres de la forêt étaient couverts de son chiffre uni à celui du comte. Il faisait quelquefois dans la conversation le portrait de la femme dont il souhaiterait d’être l’époux, et ce portrait était toujours celui de l’orpheline. Cependant elle n’avait laissé apercevoir aucune préférence pour Saint-Elme ; l’image de l’infortunée Clémence la tenait en garde contre un amour séducteur. Un accident qui n’eut aucune suite fâcheuse mit en défaut sa prudence. Le comte fit une chute ; on le rapporta au château avec le pied démis. Les alarmes de mademoiselle de Waldemar dévoilèrent le secret qu’elle renfermait dans son cœur. L’heureux Saint-Elme partit confier son amour et ses projets à sa mère. Elle revint avec lui à Villemonble. Amélie lui plut, elle la donna pour épouse à son fils.




CHAPITRE VI.




Les noces du comte ajoutèrent au chagrin que la marquise nourrissait depuis l’époque de sa rencontre avec M. de Lamerville. L’aspect de l’amour des jeunes époux répandait, malgré elle, un trouble douloureux dans son ame : elle comparait, avec amertume, sa situation à la leur. En vain allait-elle chercher des forces sur la tombe de son père, contre le sentiment qui la dominait, elle y était sans cesse poursuivie par l’image des trois couples fortunés qui l’entouraient. Non, disait-elle ; non, mille ans de gloire ne valent pas un jour de leur pure félicité.

Amélie voyait, avec une vive inquiétude, la tristesse toujours croissante de la marquise : elle avait découvert que cette tristesse était l’effet de l’amour, mais elle ignorait les particularités de cet amour, et n’osait interroger sa bienfaitrice. Une circonstance imprévue lui valut une confidence qu’elle désirait et craignait à la fois d’obtenir.

On envoyait de Paris, à M. de Saint-Elme, tous les ouvrages nouveaux : il les lisait le soir aux dames, tandis qu’elles travaillaient à des ouvrages de leur sexe. Parmi les brochures qui venaient de paraître, se trouvait une épître à l’obscurité. Le comte commença la lecture de cette épître : on y remarquait ces vers :


Que je vous plains, ô vous dont les noms trop célèbres
Ont, immortalisés par d’éclatans revers,
D’une misère illustre effrayé l’univers !
Le mépris inhumain, prêt à compter vos larmes,
De la plainte à vos cœurs a défendu les charmes.
Condamnés à l’éclat, il faut avec grandeur
Porter seuls, et debout, le fardeau du malheur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! de l’orgueil séduit, redoutez le délire,
Vous qui voulez aimer, tremblez qu’on vous admire.

Mlle. Guichelin.


Madame de Simiane se leva en faisant une exclamation de douleur, et sortit. La jeune comtesse se précipita sur ses pas. La marquise, touchée des discours, des caresses de son amie, ne lui déguisa rien. Je respire, dit la comtesse, M. de Lamerville est libre ; l’unique obstacle qui vous sépare tient à un injuste préjugé ; il faut travailler à le vaincre. — Eh ! comment y parvenir ? — Je ne le sais pas encore, mais enfin cela ne doit pas être impossible.

La marquise, un peu soulagée par l’entretien qu’elle venait d’avoir avec la comtesse, revint plus calme dans le sallon où Mr. D. venait d’entrer. Cette soirée était celle des incidens. Mr. D. ouvrit le journal ; il contenait le récit d’une bataille dans laquelle M. de Lamerville avait eu deux chevaux tués sous lui, et reçu une blessure. On disait que le général était parti pour prendre les eaux de Baden.

Cette nouvelle fit naître à la jeune comtesse l’idée d’un projet qu’elle voulait confier à Mr. D., sachant bien qu’Anaïs ne se prêterait point à son exécution, si son respectable ami ne l’approuvait.

Amélie se rendit, le lendemain de bon matin, dans l’appartement de Mr. D. : ils s’entretinrent, en détail, de tout ce qui regardait madame de Simiane. L’état de langueur où elle paraissait sur le point de tomber, leur causait les mêmes sollicitudes. Aucun d’eux n’espérait la guérir d’un amour qu’elle avait nourri si long-temps dans le silence. Tous deux pensèrent que le seul moyen d’empêcher qu’il ne lui devînt funeste, était de la mettre en relation avec M. de Lamerville. L’imagination, observa la jeune Saint-Elme, est une enchanteresse qui prête souvent, à un homme célèbre, les vertus, les qualités qu’il n’a pas. Qui sait si le général, vu de près, ne perdra point une partie de l’éclat que lui donne sa haute réputation ? Dans ce cas, notre amie ne jugera le refus qu’il a fait de sa main, que comme une singularité ridicule, et son amour pour lui cessera avec l’admiration qu’il lui inspire. Si le général, au contraire, est un homme aussi accompli qu’on le prétend, que risquons-nous d’engager madame de Simiane d’essayer de lui plaire, sous un nom supposé ? Si elle échoue, sa démarche ne sera point connue ; si elle réussit, elle n’aura pas à rougir, devant son époux, de ce qu’elle aura fait pour son amant.

Le plan de la jeune comtesse approuvé, elle le communiqua à madame de Simiane, qui en parut enchantée. On pensa que Mr. D. ne pouvait accompagner Anaïs, sans risquer de la faire reconnaître. On convint donc qu’elle n’emmènerait à Baden qu’Amélie et Rosine. La discrétion et la fidélité de cette dernière étaient à l’épreuve. La jeune comtesse promit d’obtenir le consentement de Saint-Elme pour ce voyage, sans qu’il pût soupçonner le véritable motif qui le faisait entreprendre. Ces mesures prises, madame de Simiane, qui était réellement très-changée depuis quelques mois, vint à Paris, où son médecin déclara qu’elle avait besoin de prendre les eaux. Amélie pria le comte de la laisser suivre son amie, qui ne pouvait se décider à se séparer d’elle. Saint-Elme ne s’opposa point aux désirs de son épouse, quoiqu’il fût fâché de la voir s’éloigner de lui. Madame de Saint-Elme, le comte et Mr. D., tinrent maison commune en l’absence des deux personnes qui leur étaient si chères.




CHAPITRE VII.




Les deux amies se hâtèrent de disposer leur départ. La marquise prit le nom de Senneterre ; madame de Saint-Elme garda le sien. C’était sous le couvert de celle-ci que les lettres pour madame de Simiane devaient être adressées. Il ne leur arriva rien de remarquable en route. On s’imagine bien que leur conversation roula continuellement sur le même sujet, et qu’elles parvinrent à leur destination sans avoir fait une remarque sur les endroits qu’elles avaient parcourus ; à peine s’étaient-elles informé de leur nom. Quand l’ame est fortement préoccupée, le voyage le plus intéressant ne devient qu’un simple changement de lieu.

Lorsqu’elles s’approchèrent de Baden, elles recommandèrent au postillon de les mener au meilleur hôtel garni : il les y conduisit.

La maîtresse de l’hôtel se décida, avec quelque peine, à leur louer un logement agréable. Leur suite modeste ne lui donnait pas une grande opinion de leur fortune. Elle tripla le prix du local qu’elles avaient choisi, dans l’intention de leur ôter l’envie de s’établir chez elle, où elle n’aimait à recevoir que les personnes très-riches. Mais Rosine ayant su, dès en arrivant à l’hôtel, que le général y demeurait, la marquise resta, malgré la mauvaise humeur de l’hôtesse et le prix exorbitant de son appartement.

Il y avait dans cet hôtel un vaste sallon, où plusieurs tables de jeu étaient toujours dressées. On y trouvait une bibliothèque composée de tous les ouvrages nouveaux et de tous les papiers publics. Ce sallon était occupé depuis le matin jusqu’au soir, tant par les locataires de l’hôtel, que par les personnes qui venaient les visiter. M. de Lamerville y passait une grande partie de ses journées, et sa présence en avait fait le lieu du rendez-vous de la bonne compagnie.

Anaïs était arrivée depuis huit jours, et n’avait pas encore paru au sallon. Madame de Saint-Elme la pressait en vain d’y descendre ; elle craignait de rencontrer quelqu’un de sa connaissance, ou plutôt elle craignait de voir s’anéantir l’espoir flatteur qui l’avait conduite aux eaux. Elle sentait que sa première entrevue avec M. de Lamerville devait être décisive, et, par cette raison, elle en retardait sans cesse le dangereux moment. Si l’incertitude est plus cruelle à supporter que le malheur, ce n’est pas en amour : le propre de ce sentiment est de se plaire à s’abuser soi-même. Après le bonheur d’être aimé, une des premières jouissances des amans est peut-être l’incertitude. La marquise chérissait la sienne. Respirer le même air, habiter le même toit que M. de Lamerville, le voir passer sous ses fenêtres, rêver aux moyens d’attirer ses regards sans paraître les chercher, étaient des plaisirs qu’elle redoutait de perdre. Elle n’écrivait pas, ne lisait pas, ne voyait personne, et pourtant n’éprouvait aucun instant de vide. Cette situation nouvelle et douce semblait lui avoir fait oublier le but de son voyage ; si elle s’en était remise au hasard du soin de la servir, elle n’eut pas tort de compter sur lui.

Un matin qu’elle sortait avec la comtesse, elle rencontra dans l’escalier Monsieur de Lamerville. Il se rangea pour la laisser passer, et lui fit un salut profond. Comme elle s’apprêtait à lui rendre sa politesse, le pied lui glissa, et elle serait infailliblement tombée si le général ne se fût empressé de prévenir sa chûte. — Ne vous êtes-vous pas blessée, Madame ? demanda-t-il. — Non, Monsieur, grâces à votre secours. — Permettez que je vous accompagne jusqu’en bas.

La marquise accepta la main qu’on lui offrait, non sans éprouver une vive émotion. Le général s’aperçut qu’elle tremblait, et se méprit sur le motif qui en était la cause. Vous avez eu peur, observa-t-il ; si vous m’en croyez, vous vous arrêterez quelques instans au sallon pour respirer des sels ; j’en ai d’excellens à vous offrir. — Je vous remercie, Monsieur ; l’air me sera plus salutaire. Oui, dans ce cas l’air est ce qui vaut le mieux, dit madame de Saint-Elme, et les amies continuèrent leur chemin.

Un grand chapeau de paille recouvert d’un voile, cachait entièrement la figure d’Anaïs. Le général n’avait donc pu la voir, mais il avait été frappé de la grâce de sa taille, et le son de sa voix lui avait rappelé cet organe enchanteur qu’il avait eu tant de plaisir à entendre au bal de l’Opéra. Il pensa qu’il serait fort singulier que cette femme fût la même que la séduisante inconnue dont il avait été à regret séparé la dernière nuit de son séjour à Paris, et désira d’avoir quelques détails sur son compte. Dans cette idée, il entra chez son hôtesse, sous le prétexte de la charger de quelques emplettes, et lui demanda si elle logeait dans son hôtel d’autres dames que celles qu’il avait vues au sallon. — Non, général, si ce n’est les deux nouvelles locataires qui occupent le petit corps-de-logis au fond de la cour. — Depuis combien de temps sont-elles chez vous ? — Depuis une semaine. — Sont-ce des personnes de distinction ? — Je ne sais trop que vous en dire ; elles n’ont pour toute suite qu’une femme-de-chambre, font assez maigre chère, et n’ont pas encore reçu une seule visite. — Sont-elles ici pour leur santé ? — Je le présume. — Comment s’appellent-elles ? — Le nom de l’une est Senneterre ; celui de l’autre Saint-Elme. — Sont-elles jolies ? — Assez bien. — Quel est leur âge ? — La première doit avoir de vingt-cinq à vingt-sept ans ; l’autre de dix-sept à dix-huit. — Personne n’est venu les voir ? — Personne. — Sortent-elles souvent ? — Tous les matins. — En voiture ? — À pied. — Il est extraordinaire qu’elles ne descendent pas au sallon. — Il paraît qu’elles sont sauvages. — Que peuvent être ces femmes ? — Oh ! ce ne sont pas des savantes, elles n’ont encore demandé ni un roman ni un journal.

M. de Lamerville rit de la judicieuse remarque de son hôtesse, et voyant qu’elle ne pouvait satisfaire sa curiosité, il la quitta.

De retour dans son appartement, il interrogea aussi son valet-de-chambre. Celui-ci ne lui apprit rien, sinon que les étrangères étaient l’objet de beaucoup de conjectures pour les habitans de l’hôtel. Quant à moi, général, ajouta-t-il, je parierais qu’elles ont quelques raisons politiques de se cacher. Cela seul explique comment deux femmes de leur âge ont pu se condamner à passer huit jours ici, dans une solitude absolue.

Amador pensa que si son valet-de-chambre devinait juste, les dames qu’il avait envie de connaître ne seraient peut-être pas fâchées de former une liaison avec lui. Il crut qu’il pouvait profiter du léger accident dont il avait été témoin, pour solliciter l’honneur d’être admis à leur faire sa cour. Le résultat le plus fâcheux de cette démarche étant d’essuyer un refus honnête, il ne balança point à s’y exposer ; il réclama, dans un billet, la faveur de se présenter chez mesdames de Senneterre et de Saint-Elme. On lui fit répondre de vive voix que ces dames le recevraient à sept heures du soir.

La marquise employa beaucoup d’art et de temps à faire une toilette qui parut simple. La question me trouvez-vous bien ? fut répétée cent fois à madame de Saint-Elme, dont les éloges ne rassuraient pas Anaïs. Une femme sensible devient à la fois modeste et coquette, quand elle désire de plaire.

L’heure du rendez-vous sonna. La marquise sentit la nécessité de cacher son trouble sous un air d’occupation. Elle se mit à son métier de broderie. Rosine annonça M. le général de Lamerville.

Je serai toute ma vie reconnaissant, mesdames, dit le général, de la faveur que vous m’accordez. Je craignais que l’espèce de frayeur que vous avez eue ce matin ne vous devînt nuisible. — Cet intérêt est très-flatteur, balbutia la marquise. ― Je ne me suis pas trompé, il n’y a qu’une voix comme celle-là dans le monde, s’écria le général. Anaïs feignit de ne pas entendre, et continua de broder. Cette seconde rencontre, ajouta-t-il, est plus heureuse que la première ; une foule importune ne viendra point la troubler ; un masque envieux ne me dérobe pas ces traits charmans. (Regardant Amélie). Je ne vois ici que des objets aimables ; mais je ne me dissimule pas que je suis environné de dangers. ― Un homme comme vous ne doit en redouter aucun, répondit Amélie. ― Je ne suis pas invulnérable. ― Comptez-vous rester long-temps aux eaux, Monsieur, demanda la marquise. — Je voudrais ne plus les quitter. — Elles vous font du bien ? — Je commence à croire qu’elles sont merveilleuses. — Mon médecin me les a beaucoup vantées. — Est-ce pour une affection nerveuse que vous êtes venue les prendre ? — Précisément. — Dans ce cas, les promenades à cheval sont utiles : si vous vouliez en essayer, j’ai une jument très-docile dont je vous prierais de disposer. — Mille gråces, le cheval me fait peur ; je ne suis pas une Amazone. — Si vous aimez mieux courir en wiski, j’en ai un à vos ordres. — Je préfère me promener à pied.

Je ne suis pas heureux dans mes offres, je n’essuie que des refus. — On dit qu’il y eut hier un concert chez une des personnes distinguées de cette ville, y fûtes-vous, Monsieur, demanda madame de Saint-Elme ? — Oui, Madame. — Était-il beau ? — Assez brillant. — Les femmes, demanda la marquise, étaient jolies, sans doute ? — Beaucoup moins que celles que je vois, répondit le général. — Vous aimez la musique, Monsieur, demanda madame de Saint-Elme ? — À la folie. — Ai-je l’avantage de partager ce goût avec vous, Mesdames ? Mon amie, répondit madame de Saint-Elme, a un si beau talent sur la harpe, qu’elle m’a rendue mélomane. — Je conçois facilement, dit le général, qu’il naisse des accords célestes sous une main divine. — C’est trop de flatteries. Songez, Monsieur, observa la marquise, que nous ne sommes pas au bal de l’Opéra. — Je le sais, Madame, et je m’en félicite ; mais le dois-je ? N’avais-je pas raison de présumer que celui qui voulait conserver sa liberté, ne devait pas vous voir. — Vous vous êtes bientôt remis de votre blessure, Monsieur, dit la marquise. — Celle-là n’était pas profonde, répondit le général : il en est, ajouta-t-il en jetant un regard significatif sur Anaïs, il en est dont on ne doit pas guérir, et qu’on se plaît pourtant à recevoir. On prétend que la société de cette maison est agréable, dit madame de Saint-Elme. — Elle est fort bien choisie, et ne laisserait rien à désirer si vous veniez l’embellir, répondit M. de Lamerville ; mais je n’ose vous en presser, on a quelquefois des motifs de rester dans la solitude.

On vint avertir le général qu’il était attendu par une estafette du Ministre de la guerre. Il témoigna aux deux amies le regret qu’il avait d’être contraint de les quitter, et obtint la permission de renouveler sa visite.

Eh bien ! dit madame de Saint-Elme quand il fut parti, n’ai-je pas eu raison de penser que M. de Lamerville n’avait besoin que de vous voir pour se sentir entraîné vers vous par le plus doux penchant. — Ne nous flattons pas encore ; son ton était celui de la galanterie : il tient peut-être le même langage à toutes les femmes. — Croyez-vous aussi qu’il leur adresse les mêmes regards. — Oh ! ses regards étaient charmans ; mais ne peuvent-ils pas être trompeurs ?

La marquise et la comtesse passèrent le reste de la soirée à s’entretenir de M. de Lamerville. L’hôtesse, qui avait appris que le général avait fait une attention particulière aux dames qu’elle avait assez mal accueillies, se repentit de sa conduite, et vint les prier, dans les termes les plus humbles, de disposer de tout ce qui était dans son hôtel : elle leur vanta la réunion qui se tenait dans la salle de compagnie, et les pria de l’honorer de leur présence. Le soupçon qu’Amador montrait sur leur retraite, les avait déjà décidées à en sortir. Elles reçurent, avec noblesse et bonté, la proposition et les excuses de leur hôtesse, et lui laissèrent espérer qu’elles se joindraient dorénavant à la société du soir.




CHAPITRE VIII.




Le lendemain matin le général envoya savoir des nouvelles des dames, et leur fit demander à quelle heure elles seraient visibles. Elles répondirent qu’elles ne pourraient le recevoir de la journée, mais qu’elles le verraient au sallon. Amador avait passé une partie de la nuit à rêver à la marquise. Aucune femme ne lui avait encore semblé réunir tant de charmes. Quelques mots sortis de sa bouche avaient suffi pour le convaincre qu’elle avait infiniment d’esprit. Le mystère dont elle s’entourait excitait sa curiosité, sans lui faire naître le plus léger doute sur sa vertu : tout dans elle annonçait une naissance distinguée, et la montrait, sous tous les rapports, digue de lui plaire ; mais était-elle libre ? C’est ce dont il comptait s’informer adroitement dans le premier entretien qu’il pourrait obtenir. Il fut chagrin du retard apporté à ses vœux, et chaque heure qui s’écoula jusqu’au soir, lui parut d’une lenteur insupportable.

Anaïs trouva le temps moins long. L’amour n’a pas le même caractère chez les deux sexes. L’homme veut surtout jouir, la femme veut surtout espérer : l’un ne contient qu’avec effort l’aveu de sa flamme, l’autre ne le laisse échapper que malgré soi ; l’un s’abandonne avec ivresse à ses transports : il croit ne pouvoir jamais les faire assez éclater ; ce n’est qu’en tremblant que l’autre découvre une partie des siens à celui qui les fait naître : il se mêle pour la femme, au bonheur d’aimer, une sorte de confusion qui l’empêche de le goûter dans toute sa plénitude, en présence de son amant ; aussi arrive-t-il qu’elle retarde quelquefois le moment de le voir, ou avance celui de le quitter, pour être davantage à lui. Seule, elle se répète mille fois, avec délices, ce qu’elle oserait à peine entendre, ce qu’elle oserait encore moins dire. L’homme qui règne sur le cœur d’une femme délicate, ne sait jamais jusqu’à quel point il est aimé.

Le général était depuis long-temps dans le lieu du rendez-vous commun, où il ne prenait, contre son ordinaire, que peu de part à la conversation, quand la marquise et la comtesse entrèrent.

Amélie avait plus de jeunesse et d’éclat qu’Anaïs ; mais cette dernière possédait, au suprême degré, ce je ne sais quoi, aimant des ames, que personne n’a su définir, mais qui nous attire d’abord. Tous les yeux se dirigèrent au même instant sur elle ; toutes les bouches s’ouvrirent pour prononcer la même exclamation. Amador courut vers elle, et la conduisit s’asseoir, en se plaignant avec grâce de ce que sa porte lui avait été défendue. J’espère, dit un peintre aux hommes qui étaient venus faire cercle autour de la marquise, j’espère que vous serez maintenant de mon avis sur les traits dont se compose la beauté la plus touchante. Un oui unanime se fit entendre. J’avais tort, dit le général à voix basse à la marquise, de désirer de vous rencontrer ici. Je ne devais gagner à cela que des rivaux.

Quand on eut cédé au premier élan d’admiration que l’aspect de la marquise avait causé, il s’entama une discussion littéraire. Anaïs, qui craignait, en s’y mêlant, de se décéler, accepta une carte de whist. M. de Lamerville s’arrangea pour être son partenaire. Plus occupé de la marquise que de son jeu, il fit beaucoup de fautes ; mais Anaïs ne lui en reprocha aucune.

Il chercha inutilement, après la partie, le moyen d’avoir un instant de conversation particulière avec la marquise. Le peintre s’était rapproché d’elle, et ne la quitta plus : lorsqu’elle se retira, il lui offrit sa main pour la reconduire jusqu’à la porte de son appartement. Amador présenta la sienne à madame de Saint-Elme, en adressant un regard chagrin à la marquise : elle comprit tout ce que ce regard signifiait, et sut bon gré au peintre d’avoir été importun.

Quand le général fut retiré chez lui, il demanda à son valet-de-chambre s’il avait appris quelque chose de relatif à ses voisines. Oui, Monsieur : la plus jeune est mariée à un homme de condition ; l’autre est veuve. — De qui ? — Je n’ai pu le savoir ; mademoiselle Rosine ne parle pas plus qu’une muraille : tout ce que j’ai tiré d’elle, c’est ce que je viens de vous apprendre ; mais ce qui, je crois, vous fera plaisir, c’est qu’à force d’adresse je suis parvenu à m’assurer de l’endroit où ces dames vont se promener chaque fois qu’elles sortent. M. de Lamerville, satisfait de cette dernière découverte, se proposa de la mettre à profit dès qu’il en trouverait l’occasion. Elle se présenta le lendemain.

Anaïs s’était levée avec une gaîté charmante ; les souvenirs de la veille lui faisaient trouver le jour plus beau que de coutume. Elle se sentit le besoin d’en aller jouir au-dehors, prit à la hâte un léger déjeûner, et sortit, accompagnée de la comtesse.

M. de Lamerville le sut, et se rendit au lieu indiqué par son valet-de-chambre. Il aborda les dames au moment où elles causaient de lui avec chaleur. La marquise jeta un cri. Il s’excusa de l’avoir surprise, et l’invita, ainsi que sa compagne, à venir visiter un petit bois qui n’était pas éloigné. Elles y consentirent. Elles s’y promenaient depuis environ une heure, et se préparaient à le quitter, quand elles entendirent une flûte et une clarinette qui exécutaient le duo de Roland. Cette galanterie du général flatta infiniment les dames ; elles regardèrent de tous côtés, sans apercevoir personne. Anaïs, ravie, ne savait si elle devait en croire son oreille. Ce bois est-il enchanté, demanda la comtesse ? — Oui, depuis quelques momens, répondit le général.

La musique cessa, l’entretien le plus intéressant la suivit. La marquise, appuyée sur le bras de son amant, s’étonnait des charmes nouveaux qu’elle trouvait à la nature. Un frémissement délicieux agitait en secret tout son être. Le battement précipité de son cœur la forçait quelquefois à ralentir son pas. Si le bonheur dont je jouis n’est qu’un rêve, pensa-t-elle, puissai-je mourir avant que de me réveiller !

Cette douce matinée fut suivie d’une douce soirée. Anaïs descendit au sallon, belle d’amour et d’espérance. Son arrivée produisit une sensation plus vive encore que la veille. Amador, cette fois, se sentit plus orgueilleux que jaloux des hommages qu’elle recevait : il avait deviné que le sien pourrait lui plaire. Il s’assit auprès d’elle, et lui dit : Je n’oublierai de long-temps la promenade du matin. — Ni moi non plus, répondit-elle. Ces mots ne lui furent pas plutôt échappés, qu’elle en sentit toute la force. Elle crut en affaiblir l’effet, en ajoutant : Ce que j’aime le plus au monde, c’est la campagne. L’altération de sa voix, la rougeur subite dont ses joues se couvrirent, prouvèrent à M. de Lamerville que cette dernière phrase était une ruse de la pudeur : il s’applaudit en lui-même de son triomphe. Pour l’assurer davantage, il eut l’air de l’ignorer, et reprit : Puisque vous aimez la campagne, accordez-moi la faveur de vous conduire demain dans un ermitage qui réunit tous les agrémens. Les propriétaires sont absens, le concierge a beaucoup de complaisance pour moi ; il nous recevra à merveille : nous pourrions y passer la journée, et nous procurer le plaisir de faire venir l’élite des musiciens de cette ville. — Je me fais une fête de cette partie, dit madame de Saint-Elme ; certainement, marquise, vous ne la refuserez pas. Anaïs ne répondit rien. Amador prit son silence pour un consentement. Il l’en remercia d’une manière si aimable, qu’elle ne se trouva point le courage de ne pas mériter sa reconnaissance.




CHAPITRE IX.




Le lendemain, de bonne heure, M. de Lamerville vint chercher les dames dans un élégant wiski. Quoique la marquise craignît cette voiture, elle y monta sans inquiétude. Pouvait-elle redouter quelqu’accident, lorsqu’Amador était son conducteur ? Après avoir fait environ trois lieues, on arriva dans une vallée, dont l’aspect admirable rappelait à la marquise les séduisantes descriptions que les poëtes ont faites de celle de Tempé. Elle montra l’envie de traverser à pied ces beaux lieux. Amador et madame de Saint-Elme se prêtèrent à son désir : tous trois gagnèrent, à pas lents, l’ermitage, où un excellent déjeûner les attendait.

Il est peu de plaisirs qui surpassent celui qu’on goûte dans le premier voyage ou dans le premier repas qu’on fait à côté de l’objet qu’on aime ; il semble qu’on en prenne possession. M. de Lamerville et la marquise étaient dans le ravissement. Tout devenait pour eux un sujet d’éloge. Ces fruits ont un goût exquis, disait l’un ; le parfum de ces fleurs est divin, disait l’autre : cependant ces fruits, ces fleurs n’avaient rien d’extraordinaire ; mais ils les respiraient, les savouraient ensemble, et l’Amour est un enchanteur, qui sait donner le plus grand prix aux moindres choses.

Après le déjeûner, M. de Lamerville conduisit les dames dans une longue allée de lilas, de chèvrefeuille, de jasmin et d’épine-rose. Cette allée était bordée par un bras de rivière qui portait bateau ; au-delà s’étendaient, d’un côté, des prairies artificielles ; de l’autre, une grande route qui, aboutissant à plusieurs campagnes superbes, se trouvait si continuellement garnie de voitures, qu’elle ressemblait à un boulevart. Tandis que madame de Saint-Elme s’arrêta pour considérer ce rare point de vue, les amans s’avancèrent sous un bosquet qui était taillé de manière qu’on jouissait à la fois de l’ombrage et de la perspective la plus étendue et la plus pittoresque. Cette retraite est un véritable Éden, s’écria la marquise. J’ai quelquefois songé qu’il y manquait une Ève, répondit Amador, aujourd’hui je n’y désire rien. — Vous visitez souvent ce lieu, à ce qu’il paraît ? — Très-souvent : il m’est cher à plus d’un titre ; j’y ai passé les plus belles années de ma jeunesse. — Auprès d’une amie, peut-être. — De l’amie la plus tendre. — Une palpitation violente souleva le sein d’Anaïs ; Amador ajouta : Hélène (c’est le nom de cette amie) me fut destinée pour épouse : son grand-père était lié, depuis l’enfance, avec mon oncle chéri, le duc de Lamerville. Ces deux respectables vieillards se flattaient de resserrer encore leurs nœuds par notre hymen. Hélène était jolie, spirituelle ; j’avais vingt ans quand je la connus : à cet âge on ne voit guère aucune femme avec indifférence ; on s’abuse sur le trouble que sa présence fait naître, on le prend pour de l’amour ; je crus en avoir pour Hélène, et je me disposais à former une union imprudente, quand celle qui devait en être la victime eut assez de confiance en moi pour m’avouer que son cœur était engagé sans retour. Elle cachait avec soin sa passion à son aïeul, dont elle redoutait la colère. Je ne craignais pas celle de mon oncle, il me portait trop d’affection pour ne pas sacrifier, sans balancer, ses désirs aux miens. J’eus l’air de refuser la main d’Hélène, elle épousa son amant. Peu de temps après, elle acheta cette habitation, où elle restait une partie de l’année ; je l’y suivis trois printemps de suite. Cette femme charmante était devenue une sœur pour moi ; la plus étroite intimité existait entre nous ; il n’était pas un secret qui ne nous fût commun. Combien de fois ce bosquet n’a-t-il pas été le témoin de nos mutuelles confidences ! Combien de fois ne lui ai-je pas juré qu’elle serait la première personne aux regards de laquelle j’offrirais la femme dont je souhaiterais de faire ma compagne. Le sort a détruit mes projets ; tu ne la verras point, bonne Hélène, celle qui fixera mes vœux, mais ton asile favori recevra du moins ses pas. Auriez-vous eu le malheur d’avoir à pleurer la mort de cette dame, demanda Anaïs ? Heureusement non ; mais elle n’en est pas moins perdue pour moi ; elle est établie pour toujours à Londres.

Quel dommage que Léon ne soit pas ici ! s’écria madame de Saint-Elme en s’approchant, il nous déclamerait le magnifique épisode des Géorgiques. Combien ne serait-il pas agréable d’entendre un bel ouvrage dans ce beau lieu ! J’ai, dans ma poche, un volume de la meilleure traduction du Paradis perdu, dit le général ; voulez-vous que je vous en lise quelques passages ? La proposition fut accueillie, un siége de verdure reçut les dames. M. de Lamerville s’assit à leurs pieds, et leur lut le chant des Amours. La comtesse l’interrompait par de fréquens applaudissemens ; il dirigeait alors ses regards sur Anaïs, et répétait, d’une voix émue, la phrase qui répondait le mieux à sa pensée. Quant à la marquise, elle restait comme anéantie sous le poids des plus enivrantes sensations. Au moment du cantique nuptial, ses yeux se mouillèrent de douces larmes. Cette lecture aurait-elle réveillé en vous des souvenirs trop tendres, lui demanda M. de Lamerville avec inquiétude ? — Non, répliqua-t-elle, mon émotion ne naît que du charme de cet instant. Il est céleste, prononça M. de Lamerville, d’une voix passionnée ; les délices décrites par Milton n’approchaient pas des pures voluptés qui pénètrent mon ame. Vraiment, dit la comtesse en riant, je ne suis pas étonnée que les poëtes cherchent l’ombrage, il est favorable à l’enthousiasme.

Le concierge vint avertir que le dîner était prêt. On se mit en chemin pour rejoindre la maison. M. de Lamerville osa presser plus d’une fois le joli bras qu’il tenait sous le sien ; mais Anaïs, craignant d’avoir trop laissé paraître sa tendresse, ne put cacher son trouble.

M. de Lamerville parvint à rendre le calme à la marquise, par le soin délicat qu’il prit d’entamer, à table, un entretien qui fit diversion. Il préférait déjà Anaïs à lui : sa retenue le prouva mieux que n’auraient fait ses transports.

On alla le soir se promener sur l’eau : une sérénade charmante se fit entendre du bosquet voisin. Anaïs, que la conduite de son amant avait réconciliée avec elle-même, se livra sans crainte à ce nouveau plaisir. On retourna fort tard à la ville, et l’on se sépara sans se quitter. On n’est jamais absent de ce qu’on aime.




CHAPITRE X.




La confiance s’établit vîte en amour. M. de Lamerville et la marquise furent bientôt très-liés. Amador jouait bien de la flûte ; il venait faire, tous les matins, de la musique avec Anaïs, et souvent le prétexte d’une lecture le ramenait le soir : il ne paraissait plus dans la salle de compagnie, qu’aux heures où les dames y descendaient. Il s’applaudissait, chaque jour, du refus qu’il avait fait de madame de Simiane. Quelle différence ! disait-il entre cette femme douce, simple, modeste, qui conserve les goûts de son sexe, à la femme qui a la folle vanité de rivaliser avec la nôtre. Quel charme ne trouvai-je pas à faire sentir les beautés de nos grands écrivains, à madame de Senneterre, comme je jouis de son étonnement, lorsque je lui découvre toutes les richesses de cette mine féconde, où l’on peut fouiller sans cesse sans jamais l’épuiser. L’admiration que madame de Senneterre éprouve pour nos illustres auteurs, est mon ouvrage. Est-ce madame de Simiane qui daignerait former son opinion sur la mienne ? Est-ce elle qui n’aurait pas encore aimé ? Est-ce elle, enfin, qui se contenterait de l’hommage d’un seul homme ? Non, certainement. Ainsi les préventions de M. de Lamerville contre la marquise, s’accroissaient encore de l’amour qu’elle lui avait inspiré.

Amador se répétait continuellement qu’Anaïs était la seule femme qui pût le rendre heureux ; mais il voulait, avant de lui déclarer ses vues, percer le mystère qui l’entourait ; il pensa que la marche la plus sûre et la plus franche était de s’ouvrir de ses desseins à madame de Saint-Elme, et se résolut de le faire.

Un soir, qu’il s’était rendu au sallon, et cherchait l’occasion de causer à part avec Amélie, l’hôtesse introduisit dans le cercle la veuve d’un président. Cette dame, qui comptait au moins cinquante ans, ne paraissait pas avoir été dépourvue de beauté ; mais elle l’était totalement de grâces. Elle fit un léger salut aux dames, s’approcha d’un groupe d’hommes qui dissertait sur la politique, et interrompit leur conversation pour leur demander s’ils avaient lu l’impertinente brochure qui venait de paraître ? De quoi traite-t-elle, Madame ? dit l’un d’eux. — C’est une diatribe contre les femmes. — L’auteur n’est sûrement pas Français, observa M. de Lamerville. — À son style, qui pêche la plupart du temps contre les règles que prescrit la grammaire, et surtout au ton insultant qu’il prend envers nous, j’aurais cru qu’il était pour le moins un Hottentot, s’il ne nous apprenait dans sa Préface qu’il est né à Paris. — Ce ridicule écrivain vous défendrait-il, par hasard, l’amour ? demanda un jeune homme. — Non, Monsieur ; il nous fait la grâce de nous le permettre, dit la Présidente en minaudant ; mais il nous défend la gloire ; il veut que nous demeurions étrangères à la culture des beaux-arts ; il nous refuse tous les talens, même celui d’écrire. — Et Madame est auteur ? — Pas encore ; mais je travaille à me rendre digne de ce titre. Je possède maintenant le latin à un degré si supérieur, que je suis en état de tenir tête dans cette langue au plus savant professeur de rhétorique. Je sais mon Juvénal en entier, et mon premier ouvrage sera une longue et sanglante satire contre nos détracteurs. Votre sexe est plutôt fait pour le madrigal, observa M. de Lamerville. — Monsieur, à ce que je vois, est de la secte de ceux qui ne veulent pas que nous ayions du génie, et qui nous condamnent à plaire éternellement. — Serait-ce un si mauvais partage ? — Plaire est agréable, sans doute ; mais plaire ne suffit pas ; d’ailleurs, quoique vous en puissiez dire, on n’aime que rarement une femme qui n’a aucun savoir. Que voulez-vous faire, je vous prie, d’une jolie poupée qui ne vous entretiendra que de bals, de pompons, ou d’une insipide ménagère qui vous fatiguera de détails domestiques. — Je ne voudrais pour ma compagne ni de ces femmes, ni d’une femme bel-esprit. — Et laquelle choisirez-vous ? — Celle qui aura plus de grâces encore que de beauté, quelque peu de coquetterie et beaucoup de candeur ; celle qui possédera assez d’esprit naturel et assez d’instruction pour me charmer et me comprendre ; celle dont les vertus modestes et la bonté constante seront les premiers apanages. Ce portrait est séduisant, observa un prétendu philosophe ; mais où rencontrer le modèle ? On le cherche long-temps ; mais on le trouve enfin, répondit Amador en jetant un regard expressif sur la marquise. Elle baissa les yeux, étouffa un soupir, et songea à sa mère. Croyez-vous, Monsieur, dit la Présidente à M. de Lamerville, qu’il soit impossible qu’une femme de lettres possède les qualités que vous venez de peindre ? — Je fais plus que de le croire, j’en suis certain. Celle qui a l’ambition de devenir célèbre, a plus d’orgueil que de sensibilité. — Ainsi, vous proscrivez les Sapho, les Corinne, les Deshoulières, les Lafayette, les Riccoboni ? — Je ne les proscris point, je leur offre le tribut qu’elles ont souhaité ; je les admire ; mais je ne serais jamais l’amant, encore moins l’époux de celle qui marcherait sur leurs traces. — Je donnerais cent louis, s’écria la Présidente, pour que vous portassiez les fers de quelque Muse ! Cela serait plaisant, dit le peintre. On a vu des choses aussi extraordinaires, observa le jeune homme. Celle-là ne se verra point, répliqua M. de Lamerville. Anaïs sentit son sang se glacer dans ses veines. Ne pourrait-il pas arriver, reprit la Présidente, que vous devinssiez amoureux, malgré vous, d’une femme qui serait chargée du crime affreux d’enchanter l’univers par ses écrits ? — Je ne le crains pas, mon cœur ne m’appartient plus ; mais si au lieu d’avoir fait le choix dont je m’applaudis, j’avais eu le malheur de prendre, sans le vouloir, de l’amour pour une de ces femmes avides de renommée, je fuirais jusqu’au bout du monde plutôt que de céder à mon penchant. — Cela est trop fort, prononça Anaïs. Beaucoup trop fort, dit le peintre : je ne vois rien de fâcheux à s’abandonner au sentiment que vous inspire une femme célèbre. De bonne foi, général, ajouta-t-il en désignant la marquise, croyez-vous qu’une auréole de gloire gâterait ce joli front ? — Son éclat serait moins touchant, répondit M. de Lamerville. Injuste prévention ! s’écria madame de Saint-Elme. Très-injuste, dit le jeune homme. Quant à moi, je suis fou des talens. Si je les aime dans mon sexe, je les idolâtre dans l’autre ; ils sont à mes yeux le plus puissant et le plus solide des attraits. Les productions littéraires des femmes ont une grâce, une délicatesse que nous tenterions en vain d’imiter ; elles font le charme de mes loisirs, et j’avoue que je serais homme à devenir éperduement amoureux d’une femme, seulement parce qu’elle serait auteur. Vous voyez, Monsieur, dit la Présidente à M. de Lamerville, en rajustant le nœud de son fichu, vous voyez que tout le monde n’est pas de votre opinion. — La mienne est du moins celle du plus grand nombre. — Oh ! cela est loin d’être prouvé ; mille exemples attestent le contraire. De tous temps les femmes à réputation ont enchaîné sous leurs lois une foule d’amans. — Dites d’adorateurs, Madame. Il est, je le sais, des hommes vains et nuls, qui, brûlant de faire parler d’eux à quelque titre que ce soit, se proclament les esclaves de ces femmes présomptueuses. C’est un culte que l’orgueil rend à la vanité, et l’on ose traiter cela de sentiment ! l’on profane ainsi ce mot sacré ! Mais dans ce siècle on veut voir partout de l’amour ; il n’est presque nulle part. Vraiment, reprit la Présidente, d’un ton ironique, Monsieur emploie tant d’art et d’éloquence à soutenir son systême, que je tremble qu’on ne l’adopte. En effet, il est simple de croire que l’esprit est sottise, et que le sacrifice qu’on veut faire à une femme de son rang, de ses richesses, du séjour de sa patrie, n’est point une marque d’amour. — Je n’ai point tenu ce langage. — N’avez-vous pas nié que l’on pût ressentir une grande passion pour une femme supérieure ? — Je nie que ce que vous appelez une femme supérieure soit faite pour inspirer une tendresse véritable. — Voilà, Monsieur, ce qui s’appelle s’abuser étrangement. Un grand nombre de faits dément votre assertion. — Bon, ce sont de vrais contes ! — Des contes ! tout le monde sait qu’il y a peu de mois encore, un prince allemand, dont cent aïeux illustres et une fortune immense sont le moindre des titres, brigua la main de madame de Simiane. — Une ivresse passagère l’aveuglait ; je le répète, ces femmes-là ne peuvent ni donner ni recevoir le bonheur : elles subjuguent quelquefois, jamais elles n’attachent, et dans le dévouement extrême qu’on se plaît à faire éclater pour elle, la tête est tout, le cœur n’est rien ; mais elles n’y regardent pas de si près : l’article important pour elles est de faire du bruit. Général, dit d’un ton grave un vieillard qui ne s’était pas encore mêlé à la conversation, madame de Simiane honore autant son sexe par ses mœurs, qu’elle honore les lettres par ses ouvrages ; et son nom, permettez-moi de vous le faire observer, ne doit se prononcer qu’avec respect. Je ne prétends pas attaquer le caractère de madame de Simiane, répondit M. de Lamerville ; mais en dédaignant l’estimable obscurité qui doit être le partage de son sexe, elle m’a donné le droit de la juger sévèrement. — Eh ! que savez-vous, reprit le vieillard avec feu, que savez-vous si ce noble tort que vous lui reprochez, ne l’a point préservée de torts plus condamnables ? Que savez-vous s’il n’est pas le principe de ses éminentes vertus ? — Connaîtriez-vous madame de Simiane, demanda madame de Saint-Elme avec vivacité, au vieillard. — Je n’ai point cet honneur, mais je sais des traits d’elle qui me la font chérir. Son ame, d’ailleurs, se révèle dans ses écrits. C’est risquer beaucoup que de juger quelqu’un sur ses écrits, observa un partisan de Lavater ; quant à moi, je n’en crois que la figure. On assure que celle de madame de Simiane est des plus séduisantes, dit le jeune homme. On me l’a extrêmement vantée, dit le peintre ; je n’ai pu, malgré tous mes désirs, en juger par moi-même. On m’a montré une fois la marquise au spectacle : je cherchai à m’approcher d’elle au moment où elle en sortait. Je ne pus y réussir, une foule curieuse assiégeait ses pas. Elle ne paraît dans aucun lieu sans être soudain entourée d’un essaim d’admirateurs. — Heureuse ! heureuse femme ! s’écria la Présidente, sa marche est toujours un triomphe. Ce triomphe est peu digne d’envie, répondit d’un ton dédaigneux M. de Lamerville ; la femme la plus estimable est celle dont on parle le moins. N’êtes-vous pas de mon avis, Madame, demanda-t-il à la marquise ?

L’amour avait eu assez d’empire sur Anaïs pour qu’elle eût souffert jusque-là en silence des discours qui la blessaient ; mais ces dernières paroles du général ne laissèrent de place dans son ame qu’au ressentiment ; il lui sembla qu’elle ne pouvait les pardonner, sans faire un outrage à la mémoire de M. de Crécy ; et d’un ton à la fois sensible et ferme ; elle répliqua : Oui, madame de Simiane mérite le blâme, elle le mérite pour s’être écartée de la route qui lui fut tracée par un cher et respectable guide. Elle le mérite pour avoir embrassé, nourri la plus funeste illusion. Sa faute fut affreuse, sa punition sera plus affreuse encore. — De quoi voulez-vous, je vous prie, qu’on la punisse, demanda la Présidente ? De sa gloire, apparemment, répondit le vieillard avec véhémence ? — Sa gloire ! sa gloire ! elle est obscurcie, s’écria la marquise. — Obscurcie ? reprit la Présidente, en voici bien d’un autre ! Elle s’accroît chaque jour : la jalousie seule, l’odieuse jalousie pourrait le contester. Madame ne saurait être jalouse de personne, répondit le général d’un ton imposant. Le vieillard, en colère, proféra entre ses dents quelques mots qui ne furent pas entendus. Eh ! mon dieu, dit Amélie avec impatience, laissons cet entretien. Oui, laissons-le, répondit la marquise ; mais ne l’oublions pas.

La comtesse avait tremblé que le transport imprudent de la marquise ne l’eût trahie ; mais M. de Lamerville n’en tira aucune autre conséquence, sinon qu’elle connaissait quelques particularités qui n’étaient pas avantageuses à madame de Simiane. Ces femmes à talent, dit-il tout bas à la marquise, deviennent tôt ou tard les héroïnes de quelques aventures plus ou moins répréhensibles, et je gagerais, en dépit du pompeux éloge qu’on vient de nous faire de madame de Simiane, que sa conduite n’est pas entièrement irréprochable. L’indignation se peignit dans les traits d’Anaïs ; un éclat allait la compromettre ; la comtesse s’en aperçut : sortons, lui dit-elle, mon amie, sortons, je me sens très-indisposée.

M. de Lamerville voulait accompagner les dames jusque chez elles ; la comtesse le pria de les laisser, sous le prétexte d’avoir besoin de repos.




CHAPITRE XI.




Dès que les amies furent seules, madame de Simiane s’écria : Je veux partir demain avant le point du jour. — Partir ? y songez-vous ? — Je veux partir ; je ne veux plus le voir. — Vous l’aimez, il vous adore ; la perspective la plus heureuse s’offre à vous. Encore quelques momens, et vous devenez l’arbitre du destin d’Amador. Il me fait un crime de mes succès, ajouta-t-elle avec un sourire amer.

Le préjugé a ravi sa foi à madame de Simiane, mais l’amour la lui assure. L’amour, l’invincible amour triomphe de tout. N’en doutez pas, mon amie, vous verrez M. de Lamerville abjurer son erreur à vos pieds. — M. de Lamerville aux pieds de madame de Simiane ! Lui ? Ah ! ma chère ! que vous jugez mal de ce caractère impérieux, inflexible ; mon seul nom suffira pour changer sa tendresse en haine ; vous le verrez attribuer à l’artifice ce qui fut le résultat d’un amour pur et vrai ; et s’il était possible qu’il m’aimât encore après la fâcheuse découverte qui ne peut manquer d’avoir lieu ; si, malgré ses efforts, il ne pouvait parvenir à vaincre sa passion pour moi, je n’ai que trop lu dans l’ame de cet homme si fier : inébranlable dans ses préventions, qu’il croit être des principes, il ne me confierait pas pour cela le soin de son bonheur. Oui, j’en suis certaine, il préférerait mourir plutôt que de me donner le titre de son épouse. Eh bien ! moi aussi, je suis fière, je dois l’être, je dois aussi savoir mourir, et je pars. Ce départ, semblable à une fuite, pourrait faire prendre une opinion défavorable de vous à M. de Lamerville ; calmez-vous, ne précipitez rien, je vous en conjure au nom du ciel, au nom de votre père. — Mon père (répliqua madame de Simiane dans le plus grand désordre) ! mon père ! c’est lui, lui surtout, qui m’ordonne de ne pas rester ici un instant de plus. Ne voyez-vous pas son ombre irritée qui me poursuit ? ne l’entendez-vous pas m’accuser du peu de soin que j’ai pris de ma gloire ? Quel fruit ai-je retiré des préceptes, des exemples de ce bon père ? Pourquoi ai-je quitté le paisible séjour où reposent ses cendres ? Ah ! je ne devais pas m’éloigner de sa tombe, mon unique refuge. Je devais la tenir embrassée jour et nuit ; là, je devais braver les feux d’un trop fatal amour ! Là je devais périr avant que de m’être abaissée à venir mendier l’hommage d’un cœur dédaigneux.

Rosine entra pour remettre une lettre à la comtesse ; cette lettre était de M. de Saint-Elme : il instruisait sa femme qu’il profitait de son absence pour accompagner sa mère chez une de ses parentes, qui demeurait à Sens, et que Mr. D… était parti pour la Touraine, où il avait à renouveler les baux des fermiers de feu M. de Lamerville.

Cette lettre fortifia Anaïs dans sa résolution. Si vous pouviez vous décider, dit-elle à la comtesse, à vivre tête-à-tête avec moi, jusqu’au retour du comte, nous n’irions ni à Paris ni à Villemonble. J’ai besoin d’habiter quelque temps un lieu qui ne me rappelle aucun souvenir : il faut que je m’arrache à moi-même. La solitude où j’ai rencontré M. de Saint-Elme, convient à la situation de mon esprit. Je suis inconnue aux domestiques qu’il y a laissés ; je m’y rendrais avec vous et Rosine, je garderais le nom de Senneterre ; je ne veux reprendre le mien que lorsque je me sentirai la force de lui rendre son ancien lustre. J’attendrai ce moment dans la retraite où Saint-Elme a recouvré sa raison. Si je n’y retrouve pas bientôt la paix, j’y trouverai bientôt la mort.

La comtesse ayant fait en vain de nouvelles tentatives pour dissuader Anaïs de son projet, cessa de s’y opposer. Elle régla ses comptes avec l’hôtesse ; Rosine emballa les effets des dames, et elles avaient fait six lieues de poste avant qu’aucun locataire de l’hôtel ne fût levé.




CHAPITRE XII.




À son réveil, M. de Lamerville dit à son valet-de-chambre d’aller s’informer si madame de Saint-Elme était remise de son indisposition. Il paraît qu’elle n’était pas grave, répondit le valet-de-chambre ; madame la Comtesse ne s’est pas couchée, et le jour n’avait point encore paru qu’elle était partie. Partie ! par où ? comment ? — Elle est partie en poste. — Où est-elle allée ? — C’est un mystère. — Et la marquise l’a-t-elle suivie ? — Oui, Monsieur. — Elles n’ont pas laissé un mot pour moi ? — Pas un mot. — C’est inconcevable ! — Très-inconcevable. — Eh ! sait-on les motifs de ce brusque départ ? — On ne sait rien, si ce n’est que madame la Comtesse a reçu hier au soir une lettre de Paris. — Des affaires pressantes les auront rappelées ; mais ne pas écrire un mot de politesse ! — En vérité, Monsieur, je crains que ces Dames ne soient pas ce que vous avez cru. — Que veux-tu dire ? — Elles n’étaient recommandées à personne ; leur manière de vivre paraissait singulière ; ne pourraient-elles pas être quelque peu intrigantes ? — Tu n’es qu’un sot, dit le général en colère, laisse-moi. Le valet-de-chambre sortit, sans se permettre la moindre réplique.

Monsieur de Lamerville était si loin d’imaginer la vérité, qu’il ne songea pas même à ce qui s’était passé la veille. Plus il réfléchissait à la conduite de la marquise, moins elle lui paraissait naturelle. Le propos de son valet-de-chambre lui avait fait quelque impression. Que devait être cette femme qui avait reçu ses soins, cette femme dont les prévenances, le trouble, les regards lui avaient dit tant de fois je vous aime, et qui s’éloignait de lui d’une façon si étrange ? Serait-ce, en effet, une intrigante qui aurait formé des desseins sur lui ? Mais alors elle ne s’en serait pas ainsi séparé. Serait-ce une coquette qui s’était fait un malicieux plaisir de se jouer de sa tendresse ? Cela n’était pas possible. Anaïs paraissait si franche ! si tendre ! si modeste ! tout parlait en sa faveur. Il se perdait dans ses conjectures, quand son hôtesse entra chez lui.

Pardonnez-moi, général, dit-elle, si je vous interromps ; mais en visitant l’appartement de mesdames de Senneterre et de Saint-Elme, j’ai trouvé un carton de dessins qu’elles y ont oublié. Comme j’ignore l’adresse où je pourrais le leur faire passer, et que je vous crois mieux instruit que moi, je viens vous le remettre. C’est bon, je m’en charge, dit monsieur de Lamerville.

L’hôtesse sortit ; il ouvrit le carton, et ne fut pas moins surpris que charmé, d’y voir un portrait fait au crayon, qui avait avec lui une ressemblance parfaite. Ce témoignage irrécusable de l’amour d’Anaïs fit, sur-le-champ, évanouir tous ses doutes. Il se rappela le premier soupçon que la vie solitaire qu’elle menait lui avait fait concevoir, et se persuada qu’il était fondé. Quelque grand danger la menace, pensa-t-il ; elle a fui pour l’éviter. Ah ! pourquoi ne s’est-elle pas confiée à moi ? Il sonna son valet-de-chambre, lui ordonna de courir à flanc-étrier sur les traces des dames, et de s’arranger pour les atteindre, sans pourtant compromettre leur sûreté : il lui enjoignit, en outre, de l’instruire chaque jour de ce qu’il aurait appris.

La cruelle agitation d’ame à laquelle madame de Simiane était livrée, ne lui permettait pas de songer à prendre le moindre repos ; elle brûlait d’ailleurs de s’éloigner, le plus promptement possible, de l’homme que désormais elle voulait haïr, se figurant qu’à mesure qu’elle mettrait plus de distance entre elle et lui, son cœur sentirait s’affaiblir cet amour dont elle s’indignait de ne s’être pas encore affranchie. Dans cette idée, elle courut jour et nuit la poste, ce qui fut cause que le valet-de-chambre de M. de Lamerville ne put la joindre qu’à un quart de lieue de Vernon.

Elle descendit de sa voiture dans cet endroit, laissa Rosine continuer sa route jusqu’à la ville, et, suivie de la comtesse, s’enfonça vîte dans un sentier qui conduisait à la solitude de M. de Saint-Elme.

La marquise n’avait pas voulu se faire conduire à Vernon, où elle était connue. Le valet-de-chambre attribua cette précaution à une autre cause, et pour prouver son zèle au général, il repartit pour Baden, aussitôt qu’il eut pris connaissance de la retraite des dames.

Les détails que M. de Lamerville reçut de la bouche de son fidèle serviteur, le confirmèrent dans l’opinion que la marquise avait de puissans motifs de se cacher. La persécution dont il la crut victime augmenta son amour. Le silence qu’elle avait gardé lui parut une preuve de délicatesse ; il sentit une joie généreuse de pouvoir lui offrir la paix, la fortune, le bonheur, et partit en secret pour la retrouver.




CHAPITRE XIII.




Les personnes exaltées sont capables de prendre des résolutions extrêmes dans un moment d’enthousiasme ou de courroux, et de les maintenir, quelque douleur qui leur en coûte, quand elles y croient leur honneur attaché. Madame de Simiane pensait que le sien exigeait qu’elle ne revît pas M. de Lamerville, et se félicitait d’une démarche qui ne lui laissait aucun moyen de retour vers lui. Elle était soutenue dans son pénible sacrifice par l’idée qu’il était un hommage à la mémoire de son père, et aussi par l’espoir qu’elle n’en souffrirait pas seule. Anaïs est aimée d’Amador, disait-elle ; s’il me coûte des pleurs, je lui coûte des regrets. Quand on ne peut jouir de la félicité avec celui qu’on aime, c’est quelque chose d’imaginer qu’on a des peines qui lui sont communes.

La retraite profonde où vivait la marquise, ne lui procurait cependant pas les avantages qu’elle s’était promis. L’image de son amant la poursuivait sans relâche ; le bosquet d’Hélène se présentait sans cesse à sa mémoire. Un jour de bonheur que l’on dut à l’amour, suffit pour faire le tourment du reste de la vie ; rien n’égale la puissance de ses souvenirs. Anaïs avait contre eux moins de force que de courage ; toutefois elle demeurait ferme dans le parti qu’elle avait adopté. Qui ne craint pas la mort, est capable de tout ; et quand on languit sous le poids d’un amour malheureux, loin de la craindre, on la désire. La marquise se faisait une idée presque agréable de la sienne. À mon heure dernière, se disait-elle avec une joie douloureuse, je pourrai révéler mon histoire à l’injuste Amador ; il saura jusqu’à quel point il m’a méconnue, offensée ; il se reprochera mon trépas ; peut-être viendra-t-il quelquefois gémir sur mon tombeau ; et moi, tranquille, fortunée sous l’œil de mon Dieu et de mon père, je m’applaudirai de voir mon amant m’apporter le tribut de ses remords et de ses pleurs.

Le pavillon où madame de Simiane avait autrefois entendu s’exhaler la plainte de Saint-Elme, était l’endroit qu’elle occupait de préférence à tout autre. Un jour qu’elle s’y abandonnait à ses rêveries mélancoliques, elle fut distraite par le bruit d’une marche précipitée : elle entr’ouvrit sa fenêtre, regarda dans le bois, et aperçut un homme qui le traversait. La faible clarté que jetait le crépuscule ne lui permit pas de distinguer sa figure ; elle ne douta point que ce ne fût Saint-Elme, qui ne pouvant plus supporter les ennuis de l’absence, venait rejoindre sa femme. Heureuse Amélie, pensa-t-elle, puisses-tu goûtter long-temps les faveurs d’un amour légitime ! Quant à moi, celui que j’aime ne viendra jamais me causer ainsi une douce surprise. Au même instant, Rosine entre, et s’écrie : Madame, Madame, M. de Lamerville ! Elle avait à peine prononcé ce nom, que le général parut.

Les divers sentimens que son aspect inattendu produisit dans l’ame d’Anaïs, lui ravirent soudain l’usage de ses sens. Tandis que madame de Saint-Elme et Rosine s’empressaient de la secourir, Amador, à genoux devant elle, lui adressait les discours les plus tendres. Quand elle reprit connaissance, elle ne vit pas sans une émotion profonde, l’air inquiet et passionné de son amant, et le premier regard qu’elle dirigea sur lui ne fut pas un regard de courroux ; mais elle se rappela bientôt le motif qu’elle avait eu de le fuir, et, d’un ton qu’elle s’efforça de rendre sévère, lui demanda de quel droit il était venu la chercher dans l’asile où elle voulait vivre ignorée. De quel droit ? répondit-il avec feu, du droit que me donne l’amour le plus vrai, le plus pur, le plus fidèle. Dès long-temps mes soins ont dû vous expliquer mes vœux ; j’ai dû penser que vous ne les rejetteriez pas. Et comment, le cœur rempli de cet espoir, aurais-je consenti à vous perdre ? Ah ! si je n’ai pas couru plutôt sur vos traces, je n’ai été retenu que par la prudence. Mais vous, femme adorée, vous qui seule m’avez fait connaître tous les délices du sentiment ; souveraine de mes pensées, vous dont la voix, le regard, le silence même me commande, comment avez-vous pu manquer de confiance en moi ? comment avez-vous pu m’abandonner ainsi ? Chère et défiante Anaïs ! croyez-moi, bannissez la feinte, elle est désormais inutile ; vous essayeriez en vain de me cacher qui vous êtes, j’ai tout deviné ; je puis tout réparer : daignez, dès ce moment, voir en moi votre époux. — Ô ciel ! serait-il vrai !… vous feriez le sacrifice ? Quoi !… Mme. de Simiane… — Ce nom viendra-t-il sans cesse me troubler ? répondit M. de Lamerville d’un ton chagrin. Vous êtes instruite, je le vois, de mes rapports avec madame de Simiane ; mais vous ignorez où ils se sont bornés. Il raconta à la marquise ce qu’elle ne savait que trop bien ; puis ajouta : J’ai satisfait, autant que je l’ai pu, aux dernières volontés de mon oncle, en ne balançant point d’assurer son héritage à celle qui était devenue ma rivale dans son cœur. Jugez combien je me félicite de m’être affranchi d’un lien qui, d’après mes principes, n’aurait jamais pu me rendre heureux, aujourd’hui que j’entrevois l’espoir de jouir de la plus haute félicité à laquelle un homme puisse atteindre. Ne trompez pas cet espoir, consentez à partager mon sort.

La situation de la marquise était horrible ; elle cacha sa tête dans ses mains, et balbutia d’une voix entrecoupée par des sanglots : Mon destin ne peut être uni au vôtre… ne me parlez plus de votre amour… par pitié, laissez-moi. — Qu’ai-je entendu ! votre foi serait-elle engagée ? — La marquise fit un signe négatif. — Serais-je haï de vous ? — Moi, vous haïr ! hélas ! — Eh bien, si vous êtes libre, si je suis aimé, qui pourrait s’opposer à notre union ? Avez-vous perdu votre fortune ? la mienne nous suffit. Votre liberté est-elle menacée ? mon hymen la garantit. De grâce, expliquez-vous, ne dissimulez rien à l’amant qui ne respire que pour vous. Votre nom, je le présume, n’est pas celui de Senneterre ; mais quel que soit celui que vous portez, il ne saurait rendre notre alliance impossible. Parlez, ne me laissez pas davantage en proie à une accablante incertitude. Amador, répondit la marquise d’un ton sensible et noble, la preuve de tendresse que vous n’hésitez pas à me donner dans des circonstances où vous paraissez fondé à ne pas m’accorder toute l’estime que je mérite, touche mon cœur au dernier point. Ce cœur, je me plais à l’avouer, n’a jamais palpité que pour vous ; mon amour a précédé le vôtre, il ne s’éteindra qu’au tombeau ; mais cet amour, qui m’est plus précieux que la vie, me contraint lui-même à vous taire quel est l’obstacle qui nous sépare. N’ajoutez pas à mes douleurs, en me demandant encore une révélation que je ne puis vous faire. Plaignez-moi, respectez mes secrets ; adieu.

La marquise se leva pour sortir. M. de Lamerville la retint : Non, lui dit-il, non, je ne reçois pas cet adieu. Vous m’aimez : ce regard, cet accent me l’assurent ; ils ne sauraient être perfides ; vous m’aimez, je vous adore ; nous serons unis. Il n’est point d’obstacles qui ne cèdent à la force de ma passion ; quelque puissans qu’ils soient, je saurai les aplanir : parlez, je vous en conjure, parlez. — Il veut que je parle, s’écria la marquise d’un ton qui décelait la plus terrible angoisse ; il veut que je parle, le cruel ! il ne sait pas ce qu’il exige. Il veut que je me condamne à ne plus être aimée de lui. Moi, ne plus t’aimer ! s’écria vivement M. de Lamerville ; femme trop injuste, le crois-tu possible ? Ne sais-tu pas que mon amour est ma vie ? Va, quel que soit le mystère qu’il m’importe d’éclaircir, il ne saurait altérer mes sentimens. Idole de mon ame, ne crains rien ; je ne puis, ne veux être, et ne serai qu’à toi ; j’en atteste l’honneur. Je ne résiste pas à cet accent, dit la marquise ; il me persuade : oui, dussai-je en mourir, il faut te satisfaire. Écoute, Amador, ajouta-t-elle dans un transport qui tenait de l’égarement, écoute cette femme qui veilla sur les derniers jours de ton oncle, qui reçut ses derniers soupirs ; cette femme qu’il a si tendrement chérie, qu’il t’avait destinée pour épouse, qui t’aimait avant que de te connaître, qui t’idolâtre maintenant ; cette femme dont tu as refusé la main, que tu as fuie, dédaignée, calomniée ; cette madame de Simiane, eh bien !… c’est Anaïs… c’est moi. — Grands dieux ! se peut-il ?… Je le savais, observa-t-elle avec un sourire déchirant, je le savais que ce nom éteindrait tout-à-coup son amour ; mon arrêt est déjà prononcé dans son cœur : ne pourrai-je expirer avant que de l’entendre ? Que dis-tu ? s’écria M. de Lamerville ; garde-toi d’attribuer à une injurieuse hésitation, un moment de silence, effet de la surprise. Abjurer les torts dont je fus coupable envers toi, ce n’est point abjurer mes principes. Tu n’es pas une femme ordinaire, tu n’es pas ce qu’on appelle une femme supérieure, tu ne peux être rangée dans aucune classe, tu es une femme à part, et je m’enorgueillis de l’amour que tu m’as inspiré ; il est uniqué comme toi.

M. de Lamerville était aux pieds de madame de Simiane, mais il lui renouvelait en vain le serment de l’aimer toujours. Elle ne l’entendait pas, et ne lui répondait que par des mots sans suite, qui peignaient sa terreur. La contrainte qu’elle s’était imposée dans le commencement de son entretien avec son amant, l’effort inoui qu’elle s’était fait pour lui déclarer son nom, l’avait jetée dans un accès de délire qui devint bientôt effrayant. Madame de Saint-Elme la fit porter dans son lit. Amador, au désespoir, courut sur-le-champ à Vernon, et ramena avec lui un médecin : celui-ci déclara que la maladie d’Anaïs était une fièvre millière de la plus fâcheuse espèce.

Le général supplia madame de Saint-Elme de lui permettre de rester auprès de madame de Simiane : elle n’osa lui refuser cette faveur. Un exprès fut dépêché à Mr. D., pour l’instruire de ce qui se passait.




CHAPITRE XIV.




La marquise resta privée de l’usage de la vue et de celui de la parole, pendant trois jours. Sur le matin du quatrième, elle rouvrit les yeux, et demanda où était la Comtesse. La voici auprès de vous, ainsi que votre Amador, répondit M. de Lamerville. Amador ! dit-elle ; croyez-vous qu’il soit encore mon Amador ? — N’en doutez pas. — Il ignore qui je suis, il faut bien se garder de le lui apprendre. Tout serait perdu, ajouta-t-elle d’un air de confidence. — Bannissez cette idée, il brûle de s’unir à madame de Simiane. — Chut ; ne prononcez jamais ce nom ; il est proscrit, entendez-vous ; Amador le déteste : un soir on l’articula devant lui, si vous aviez vu sa colère ! j’en tremble encore. Elle fut prise d’un violent frisson : il lui dura deux heures, au bout desquelles elle s’endormit.

Son premier mot, à son réveil, fut : est-il venu ? — Il est là, répondit la Comtesse. — Il ne faut pas le laisser approcher de moi pendant mon sommeil. — Pourquoi donc ? — Je pourrais me trahir, me nommer ; il me fuirait, et je deviendrais folle. — Elle se mit à jeter de grands éclats de rire. Amélie ne put retenir ses pleurs. — Savez-vous, reprit Anaïs, en portant un œil fixe sur M. de Lamerville, savez-vous ce que c’est que la folie ? C’est une chose terrible ; elle effraie tout le monde ; on s’éloigne de ceux qui en sont atteints ; personne ne leur reste attaché, personne ; les Clémences sont rares ! Je ne veux pas devenir folle, je ne le veux pas, ajouta-t-elle d’une voix très-forte. Si vous aviez ce malheur, dit M. de Lamerville, au comble de l’attendrissement, votre Amador ne vous quitterait plus. Il colla, avec ardeur, sa bouche sur la main de la marquise : elle le regarda d’un air étonné, et dit : Voilà comme il faisait souvent, lui, avant ce triste soir ! Elle jeta un soupir profond, enfonça sa tête dans son lit, et ne parla plus de la journée.

Une semaine entière se passa sans qu’il y eût aucun intervalle au délire d’Anaïs. Quelquefois pourtant il semblait qu’elle reconnaissait M. de Lamerville : elle lui faisait signe de s’asseoir auprès d’elle, et ne voulait rien prendre que de sa main. D’autres fois elle montrait de la frayeur à son approche, et lui enjoignait de s’éloigner. Un matin elle se fit apporter ses manuscrits, et commanda qu’on les brûlat ; mais elle révoqua aussitôt cet ordre, et s’écria : Pardon, mon père, pardon ! ― À travers ces discours incohérens, il était facile de démêler qu’elle était intérieurement combattue entre deux sentimens égaux en force, et leur violence ne permettait pas d’assigner un terme prochain à sa guérison.

Amador et la Comtesse se désespéraient de ne voir aucun adoucissement à son état. Depuis que le premier avait su d’Amélie l’histoire d’Anaïs, son amour devint un véritable culte. La posséder ou mourir, était le vœu de son cœur.

Dans la nuit du dixième jour, la fièvre d’Anaïs baissa ; son cerveau parut se dégager : elle reconnut Amélie et Rosine, et leur adressa quelques mots agréables : ensuite elle se leva sur son séant, et regarda tout autour de sa chambre, comme si elle y cherchait quelqu’un ; puis dit en soupirant : C’est un rêve, hélas ! ce ne pouvait être qu’un rêve ! M. de Lamerville, qui était sorti un instant, revint. Elle l’aperçoit, jette un cri, sa tête s’égare de nouveau.

Amélie ne voulait pas que M. de Lamerville restât davantage dans l’appartement de la malade. Le docteur fut d’un avis contraire, et l’emporta. Amador se tint, deux jours et deux nuits, auprès de la marquise, attentif à veiller le retour d’un moment lucide, dans l’espoir d’en profiter pour avoir une explication. Vain espoir ! un morne silence avait succédé au délire d’Anaïs. L’œil constamment attaché sur Amador, elle suivait chacun de ses mouvemens, en témoignant, par ses gestes, ou du chagrin ou du plaisir, selon qu’il s’éloignait ou se rapprochait ; mais elle ne prononçait aucune parole, et donnait des signes d’effroi dès qu’elle s’apercevait qu’on voulait lui parler. Cette situation singulière et terrible, durait encore quand Mr. D. arriva.

Cet ami respectable était parti de Touraine, le cœur dévoré d’inquiétudes : il connaissait la profonde sensibilité de sa fille adoptive, il en avait toujours redouté les effets. La nouvelle de sa maladie lui avait causé des alarmes qui s’augmentaient à mesure qu’il s’en approchait. Quand il fut au coin du petit bois qui bordait l’habitation de M. de Saint-Elme, il ne se sentit plus le courage de poursuivre son chemin, et donna l’ordre à Félix, qui le suivait, d’aller savoir ce qu’il devait craindre ou espérer. Quoique ce fidèle serviteur ne s’arrêta que peu de temps dans la maison, ce court délai parut un siècle à Mr. D. ; il en conçut un augure défavorable, et s’avançait, d’un pas tremblant, vers la solitude, lorsqu’il en vit sortir un homme âgé, dont le costume désignait un médecin : il le joignit, et d’une voix qui décelait la plus cruelle agitation, lui demanda : La perdrons-nous ? Elle est hors de danger, répondit le docteur, mais on aura peut-être de la peine à lui rendre l’usage de la raison. J’ai essayé, sans succès, de tous les remèdes connus, et je n’espère rien maintenant, que d’une crise que mon art ne peut provoquer. Mr. D. témoigna la douleur la plus vive. Attendez, dit le docteur, il me vient une idée ; votre présence inattendue peut nous servir. La malade repose ; suivez-moi, je vais faire sortir tout le monde de sa chambre, et vous placer à ses côtés. À son réveil, ses yeux chercheront ceux qu’elle a coutume de voir ; si elle les demande, si elle vous reconnaît, je réponds de tout.

Le projet du docteur fut mis sur-le-champ à exécution. Amador refusait de céder le fauteuil qu’il occupait auprès du chevet du lit de la marquise ; mais il ne put résister à l’autorité réunie du médecin et de Mr. D. Toutefois il ne céda que sous la condition qu’on lui permettrait de demeurer dans la chambre. Il se plaça au pied du lit d’Anaïs, se cacha sous ses rideaux, et promit de ne se montrer que lorsqu’il pourrait le faire sans qu’il en résultât aucun inconvénient. Le docteur resta dans le sallon voisin avec Amélie et Rosine.

Après une heure d’un sommeil assez calme, madame de Simiane ouvrit les yeux et les porta d’abord, ainsi que le docteur l’avait prévu, du côté où se tenait M. de Lamerville ; elle tressaillit ; quelques pleurs mouillèrent ses joues ; puis elle se souleva comme pour mieux voir, et s’écria : Est-ce encore une illusion ? ou mon second père est-il auprès de moi ? Vous ne vous abusez pas, chère et tendre Anaïs, c’est votre meilleur ami ; celui qui, depuis si long-temps, n’a vécu que pour vous. Elle lui tendit la main, et dit : J’ai été mal, bien mal. — Je le sais ; mais, Dieu merci, vous voilà mieux. — Ah ! pourquoi me suis-je séparée de mon guide ! Fatale absence ! elle me coûtera mon repos éternel. — Calmez-vous, guérissez-vous, et vous serez plus heureuse que vous ne le fûtes jamais. — Heureuse ! moi, heureuse ! Ah ! mon ami, détrompez-vous ; je l’aime pour toujours. — Eh bien, son amour est le prix du vôtre. — Il m’aime, je le crois ; mais il me rejette ; sa funeste prévention nous sépare. — Il n’en a plus, s’écria sans se montrer M. de Lamerville. — Oh ! mon dieu, mon dieu, dit madame de Simiane, quel accent ! il a retenti jusqu’au fond de mon cœur. Mon ami, ajouta-t-elle plus bas à Mr. D., tel est l’empire de cette passion, que j’ai tant de fois, sans succès, essayé de combattre, qu’à chaque instant je crois entendre, je crois voir Amador. Figurez-vous qu’au milieu de mes souffrances, de ma faiblesse extrême, il me semblait qu’il était là, devant mes yeux. Depuis que je fus livrée à cette douce erreur, j’ai tellement craint de la perdre, que je n’interrogeai personne ; je ne permis à personne de me parler : je ne voulais pas être éclaircie. Hélas ! que ne puis-je me tromper encore ! — Il n’en est pas besoin, dit Amador avec feu en se précipitant à genoux auprès du lit de la marquise. Femme adorée ! consens à mon bonheur ; il dépend en entier de toi, de madame de Simiane ! Anaïs fit un geste de surprise et de doute. — Bannis un soupçon qui nous offense tous deux, continua le général. C’est devant ce respectable ami, devant ton second père, que je réclame ta main : mon amour, mon repentir m’en rendent digne. Exauce les derniers vœux de mon oncle, sois à moi pour la vie.

Anaïs doutait encore ; la comtesse entra, et fit le récit exact de ce qui s’était passé depuis le moment où la marquise était tombée malade. Celle-ci montra de la joie, de l’attendrissement ; mais elle ne voulut rien promettre. Le médecin, la voyant très-fatiguée, recommanda qu’on la laissât seule avec sa garde. On obéit, et chacun fût prendre un repos dont il avait autant de besoin qu’Anaïs.

Madame de Simiane se rétablit promptement. Dès qu’elle fut en convalescence, Amador la sollicita de consentir à leur union. Cette prière, qu’elle eût été affligée de ne pas recevoir, la plongea dans la mélancolie. Depuis que la certitude d’être aimée autant qu’elle aimait elle-même, avait rendu quelque calme à son cœur, elle s’était aperçue que l’amour n’avait fait qu’imposer silence au préjugé de M. de Lamerville, mais qu’il n’en avait pas triomphé. Elle sentait qu’elle serait la plus infortunée des femmes, si son amant, devenu son époux, ne paraissait pas jouir d’une félicité parfaite. Ses réflexions l’avaient convaincue qu’elle ne pouvait s’assurer des jours tranquilles qu’en faisant un pénible sacrifice ; elle voulait le méditer dans la retraite, et surtout s’appuyer des conseils de Mr. D… Elle partit pour Villemonble avec lui, sous le prétexte de quelques arrangemens à prendre, et défendit à M. de Lamerville et à la comtesse de venir la trouver avant trois jours. Elle promit qu’à cette époque elle déciderait sans retour du sort de son amant.




CHAPITRE XV.




M. de Lamerville n’avait pas été sans s’apercevoir de l’air triste et préoccupé que madame de Simiane avait depuis que sa santé était revenue ; il n’y concevait rien, non plus qu’aux réponses évasives qu’elle faisait sans cesse à ses tendres instances. Pour ne pas s’en offenser, il avait besoin de se rappeler combien elle lui avait montré d’amour. Pourquoi, se disait-il, tant d’abandon est-il suivi de tant de retenue ? Anaïs redouterait-elle de perdre son indépendance ? Lui serait-elle déjà plus chère que ma tendresse ? Son imagination l’aurait-elle abusée ? Ces questions, qu’il se faisait à lui-même, étaient suivies du retour de cette idée cruelle, qu’une femme qui aime la célébrité, ne donne qu’à moitié son cœur à son époux.

Quand une femme est contrariée dans ses désirs, elle montre plus de chagrin que d’humeur ; l’homme au contraire montre plus d’humeur que de chagrin. L’une se plaint, verse des larmes, accuse le sort, et quelque coupable que puisse paraître son amant, elle est persuadée de son innocence au premier mot qu’il dit pour se justifier. L’autre accuse d’abord sa maîtresse, la rend responsable des événemens dont elle gémit elle-même ; et quand il paraît en croire ses discours, ses regards, ses pleurs, il est plus souvent subjugué que convaincu.

Tandis que l’absence et les délais de madame de Simiane, qui tenaient au sentiment le plus délicat, lui donnaient l’apparence d’un tort aux yeux de M. de Lamerville, elle, non moins passionnée que son amant, mais plus tendre et plus juste, tremblait qu’il ne l’accusât de caprice, et s’occupait des moyens de se dévouer exclusivement à lui. Le respect qu’elle conservait à la mémoire de son père, avait suspendu quelque temps l’effet d’une résolution que l’amour et la raison approuvaient également. Elle fit part de son projet et de ses scrupules à Mr. D… Il appuya l’un, et parvint à lever les autres.

Le jour où M. de Lamerville devait venir à Villemonble, madame de Simiane alla l’attendre dans le monument funèbre de M. de Crécy. Mr. D… s’y rendit à son tour avec Amador. Anaïs se leva à leur approche, et, d’un ton calme et solennel, dit : « J’ai juré sur cette tombe de vivre pour la gloire ; ce serment me fut dicté par la tendresse filiale ; je ne pourrais le rompre sans être criminelle. » (M. de Lamerville montra de la surprise et de l’inquiétude.) Anaïs continua : « Éclairée par l’amour, je sais enfin qu’il est pour une femme une gloire plus vraie, plus belle que celle que j’avais poursuivie ; je renonce à mes travaux brillans pour me livrer sans distraction à l’exercice de modestes vertus. Si tu vivais, ô mon père ! tu applaudirais à ma conduite : la vénération que tu avais pour ta Virginie m’en assure. Chercher à me rendre aussi parfaite qu’elle le fut n’est-ce pas t’honorer davantage que je ne l’ai fait encore ? Et que sont d’ailleurs les palmes que je pouvais cueillir, auprès des lauriers qui parent le noble front de celui que je vais prendre pour époux. Ces lauriers seront désormais les miens ; vois ta fille s’en embellir. Mon père, permets-moi d’être heureuse ; daigne, du haut des cieux, bénir tes deux enfans. — Oui, mon père, bénis-nous, s’écria M. de Lamerville, et reçois le serment que je fais d’être pour mon Anaïs ce que tu fus pour Virginie. »

Les amans sortirent du mausolée pleins de confiance dans leur avenir. Un acte religieux venait de consacrer leurs sentimens ; ils allèrent ensuite rendre hommage à la tombe du feu duc. Ils y renouvelèrent la promesse qu’ils avaient faite sur celle de M. de Crécy. Mr. D. les suivait les yeux remplis des larmes de la joie. Il ne craignait plus de mourir, son Anaïs avait un protecteur ; il la regardait marcher avec orgueil à côté de l’époux de son choix, et se répétait tout bas : « Le véritable bonheur est dans un amour légitime. »


CONCLUSION.


Le mariage de madame de Simiane avec M. de Lamerville fut célébré au même autel où le feu duc avait servi de père à Félix, quand ce dernier épousa Rosine. Un grand concours de monde s’y rendit ; une fête eut lieu le soir dans les jardins. L’invalide et sa famille firent les honneurs de la table dressée pour les habitans du village. Le général distribua 12,000 francs aux douze paroisses voisines ; il assura au brave Ambroise la propriété d’une petite ferme. Rosine, Félix et le valet-de-chambre de M. de Lamerville reçurent chacun un contrat de 400 francs de rente, et restèrent au service des nouveaux époux.

Mr. D… continua de demeurer avec son Anaïs, qui le traite toujours en père. Madame de Lamerville a déjà été deux fois mère et nourrice. Son amour pour son mari, celui qu’elle porte à ses enfans, les soins qu’exige sa famille, celui de sa maison, occupent et charment ses jours ; elle n’a point le loisir de rêver à la gloire ; elle jouit du bonheur.

Le général est le plus tendre des époux. Son amour pour Anaïs semble s’accroître à chaque instant. Il est maintenant assuré que l’on peut unir la constance du cœur à la mobilité de l’imagination ; il est revenu de son préjugé contre les femmes qui cultivent les lettres, mais s’applaudit que la sienne ait cessé d’être auteur.


fin.