La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/XIV

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CHAPITRE XIV.




La marquise resta privée de l’usage de la vue et de celui de la parole, pendant trois jours. Sur le matin du quatrième, elle rouvrit les yeux, et demanda où était la Comtesse. La voici auprès de vous, ainsi que votre Amador, répondit M. de Lamerville. Amador ! dit-elle ; croyez-vous qu’il soit encore mon Amador ? — N’en doutez pas. — Il ignore qui je suis, il faut bien se garder de le lui apprendre. Tout serait perdu, ajouta-t-elle d’un air de confidence. — Bannissez cette idée, il brûle de s’unir à madame de Simiane. — Chut ; ne prononcez jamais ce nom ; il est proscrit, entendez-vous ; Amador le déteste : un soir on l’articula devant lui, si vous aviez vu sa colère ! j’en tremble encore. Elle fut prise d’un violent frisson : il lui dura deux heures, au bout desquelles elle s’endormit.

Son premier mot, à son réveil, fut : est-il venu ? — Il est là, répondit la Comtesse. — Il ne faut pas le laisser approcher de moi pendant mon sommeil. — Pourquoi donc ? — Je pourrais me trahir, me nommer ; il me fuirait, et je deviendrais folle. — Elle se mit à jeter de grands éclats de rire. Amélie ne put retenir ses pleurs. — Savez-vous, reprit Anaïs, en portant un œil fixe sur M. de Lamerville, savez-vous ce que c’est que la folie ? C’est une chose terrible ; elle effraie tout le monde ; on s’éloigne de ceux qui en sont atteints ; personne ne leur reste attaché, personne ; les Clémences sont rares ! Je ne veux pas devenir folle, je ne le veux pas, ajouta-t-elle d’une voix très-forte. Si vous aviez ce malheur, dit M. de Lamerville, au comble de l’attendrissement, votre Amador ne vous quitterait plus. Il colla, avec ardeur, sa bouche sur la main de la marquise : elle le regarda d’un air étonné, et dit : Voilà comme il faisait souvent, lui, avant ce triste soir ! Elle jeta un soupir profond, enfonça sa tête dans son lit, et ne parla plus de la journée.

Une semaine entière se passa sans qu’il y eût aucun intervalle au délire d’Anaïs. Quelquefois pourtant il semblait qu’elle reconnaissait M. de Lamerville : elle lui faisait signe de s’asseoir auprès d’elle, et ne voulait rien prendre que de sa main. D’autres fois elle montrait de la frayeur à son approche, et lui enjoignait de s’éloigner. Un matin elle se fit apporter ses manuscrits, et commanda qu’on les brûlat ; mais elle révoqua aussitôt cet ordre, et s’écria : Pardon, mon père, pardon ! ― À travers ces discours incohérens, il était facile de démêler qu’elle était intérieurement combattue entre deux sentimens égaux en force, et leur violence ne permettait pas d’assigner un terme prochain à sa guérison.

Amador et la Comtesse se désespéraient de ne voir aucun adoucissement à son état. Depuis que le premier avait su d’Amélie l’histoire d’Anaïs, son amour devint un véritable culte. La posséder ou mourir, était le vœu de son cœur.

Dans la nuit du dixième jour, la fièvre d’Anaïs baissa ; son cerveau parut se dégager : elle reconnut Amélie et Rosine, et leur adressa quelques mots agréables : ensuite elle se leva sur son séant, et regarda tout autour de sa chambre, comme si elle y cherchait quelqu’un ; puis dit en soupirant : C’est un rêve, hélas ! ce ne pouvait être qu’un rêve ! M. de Lamerville, qui était sorti un instant, revint. Elle l’aperçoit, jette un cri, sa tête s’égare de nouveau.

Amélie ne voulait pas que M. de Lamerville restât davantage dans l’appartement de la malade. Le docteur fut d’un avis contraire, et l’emporta. Amador se tint, deux jours et deux nuits, auprès de la marquise, attentif à veiller le retour d’un moment lucide, dans l’espoir d’en profiter pour avoir une explication. Vain espoir ! un morne silence avait succédé au délire d’Anaïs. L’œil constamment attaché sur Amador, elle suivait chacun de ses mouvemens, en témoignant, par ses gestes, ou du chagrin ou du plaisir, selon qu’il s’éloignait ou se rapprochait ; mais elle ne prononçait aucune parole, et donnait des signes d’effroi dès qu’elle s’apercevait qu’on voulait lui parler. Cette situation singulière et terrible, durait encore quand Mr. D. arriva.

Cet ami respectable était parti de Touraine, le cœur dévoré d’inquiétudes : il connaissait la profonde sensibilité de sa fille adoptive, il en avait toujours redouté les effets. La nouvelle de sa maladie lui avait causé des alarmes qui s’augmentaient à mesure qu’il s’en approchait. Quand il fut au coin du petit bois qui bordait l’habitation de M. de Saint-Elme, il ne se sentit plus le courage de poursuivre son chemin, et donna l’ordre à Félix, qui le suivait, d’aller savoir ce qu’il devait craindre ou espérer. Quoique ce fidèle serviteur ne s’arrêta que peu de temps dans la maison, ce court délai parut un siècle à Mr. D. ; il en conçut un augure défavorable, et s’avançait, d’un pas tremblant, vers la solitude, lorsqu’il en vit sortir un homme âgé, dont le costume désignait un médecin : il le joignit, et d’une voix qui décelait la plus cruelle agitation, lui demanda : La perdrons-nous ? Elle est hors de danger, répondit le docteur, mais on aura peut-être de la peine à lui rendre l’usage de la raison. J’ai essayé, sans succès, de tous les remèdes connus, et je n’espère rien maintenant, que d’une crise que mon art ne peut provoquer. Mr. D. témoigna la douleur la plus vive. Attendez, dit le docteur, il me vient une idée ; votre présence inattendue peut nous servir. La malade repose ; suivez-moi, je vais faire sortir tout le monde de sa chambre, et vous placer à ses côtés. À son réveil, ses yeux chercheront ceux qu’elle a coutume de voir ; si elle les demande, si elle vous reconnaît, je réponds de tout.

Le projet du docteur fut mis sur-le-champ à exécution. Amador refusait de céder le fauteuil qu’il occupait auprès du chevet du lit de la marquise ; mais il ne put résister à l’autorité réunie du médecin et de Mr. D. Toutefois il ne céda que sous la condition qu’on lui permettrait de demeurer dans la chambre. Il se plaça au pied du lit d’Anaïs, se cacha sous ses rideaux, et promit de ne se montrer que lorsqu’il pourrait le faire sans qu’il en résultât aucun inconvénient. Le docteur resta dans le sallon voisin avec Amélie et Rosine.

Après une heure d’un sommeil assez calme, madame de Simiane ouvrit les yeux et les porta d’abord, ainsi que le docteur l’avait prévu, du côté où se tenait M. de Lamerville ; elle tressaillit ; quelques pleurs mouillèrent ses joues ; puis elle se souleva comme pour mieux voir, et s’écria : Est-ce encore une illusion ? ou mon second père est-il auprès de moi ? Vous ne vous abusez pas, chère et tendre Anaïs, c’est votre meilleur ami ; celui qui, depuis si long-temps, n’a vécu que pour vous. Elle lui tendit la main, et dit : J’ai été mal, bien mal. — Je le sais ; mais, Dieu merci, vous voilà mieux. — Ah ! pourquoi me suis-je séparée de mon guide ! Fatale absence ! elle me coûtera mon repos éternel. — Calmez-vous, guérissez-vous, et vous serez plus heureuse que vous ne le fûtes jamais. — Heureuse ! moi, heureuse ! Ah ! mon ami, détrompez-vous ; je l’aime pour toujours. — Eh bien, son amour est le prix du vôtre. — Il m’aime, je le crois ; mais il me rejette ; sa funeste prévention nous sépare. — Il n’en a plus, s’écria sans se montrer M. de Lamerville. — Oh ! mon dieu, mon dieu, dit madame de Simiane, quel accent ! il a retenti jusqu’au fond de mon cœur. Mon ami, ajouta-t-elle plus bas à Mr. D., tel est l’empire de cette passion, que j’ai tant de fois, sans succès, essayé de combattre, qu’à chaque instant je crois entendre, je crois voir Amador. Figurez-vous qu’au milieu de mes souffrances, de ma faiblesse extrême, il me semblait qu’il était là, devant mes yeux. Depuis que je fus livrée à cette douce erreur, j’ai tellement craint de la perdre, que je n’interrogeai personne ; je ne permis à personne de me parler : je ne voulais pas être éclaircie. Hélas ! que ne puis-je me tromper encore ! — Il n’en est pas besoin, dit Amador avec feu en se précipitant à genoux auprès du lit de la marquise. Femme adorée ! consens à mon bonheur ; il dépend en entier de toi, de madame de Simiane ! Anaïs fit un geste de surprise et de doute. — Bannis un soupçon qui nous offense tous deux, continua le général. C’est devant ce respectable ami, devant ton second père, que je réclame ta main : mon amour, mon repentir m’en rendent digne. Exauce les derniers vœux de mon oncle, sois à moi pour la vie.

Anaïs doutait encore ; la comtesse entra, et fit le récit exact de ce qui s’était passé depuis le moment où la marquise était tombée malade. Celle-ci montra de la joie, de l’attendrissement ; mais elle ne voulut rien promettre. Le médecin, la voyant très-fatiguée, recommanda qu’on la laissât seule avec sa garde. On obéit, et chacun fût prendre un repos dont il avait autant de besoin qu’Anaïs.

Madame de Simiane se rétablit promptement. Dès qu’elle fut en convalescence, Amador la sollicita de consentir à leur union. Cette prière, qu’elle eût été affligée de ne pas recevoir, la plongea dans la mélancolie. Depuis que la certitude d’être aimée autant qu’elle aimait elle-même, avait rendu quelque calme à son cœur, elle s’était aperçue que l’amour n’avait fait qu’imposer silence au préjugé de M. de Lamerville, mais qu’il n’en avait pas triomphé. Elle sentait qu’elle serait la plus infortunée des femmes, si son amant, devenu son époux, ne paraissait pas jouir d’une félicité parfaite. Ses réflexions l’avaient convaincue qu’elle ne pouvait s’assurer des jours tranquilles qu’en faisant un pénible sacrifice ; elle voulait le méditer dans la retraite, et surtout s’appuyer des conseils de Mr. D… Elle partit pour Villemonble avec lui, sous le prétexte de quelques arrangemens à prendre, et défendit à M. de Lamerville et à la comtesse de venir la trouver avant trois jours. Elle promit qu’à cette époque elle déciderait sans retour du sort de son amant.