La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre III/II

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II


EMPLOI DE L’ACTIVITÉ.


L’auteur. Non seulement la femme ne trouve point accès dans les établissements d’instruction nationale, mais une foule de fonctions privées lui sont interdites ; les hommes s’emparent de celles qui lui conviendraient le mieux, et souvent lui laissent celles qui conviendraient mieux aux hommes : c’est ainsi que des femmes portent des fardeaux, tandis que, selon la plaisante expression de Fourier, des hommes voiturent une tasse de café avec des bras velus.

Il y a plus : si des hommes et des femmes sont en concurrence de fonction, l’homme est mieux rétribué que la femme pour le même travail ; et la société trouve cela tout simple et fort juste.

Fort juste de payer l’accoucheuse moins que l’accoucheur.

L’institutrice que l’instituteur,

La femme professeur que son concurrent mâle,

La comptable que le comptable.

La commise que le commis.

La cuisinière que le cuisinier, etc., etc.

Cette dépréciation du travail de la femme fait que, dans les professions qu’elle exerce, elle ne gagne, le plus souvent en s’exténuant, que de quoi mourir lentement de faim.

Pourquoi, je vous le demande, à égalité de fonction et de travail, rétribuer moins la femme que l’homme ? Pourquoi la rétribuer, comme on le fait, contre toute équité, dans les travaux qu’elle exécute seule ?

La jeune femme. Vous savez, Madame, que, pour justifier cela, on prétend que nous avons moins de besoins que l’homme ; puis que l’équilibre se rétablit dans le ménage par le gain supérieur de ce dernier.

L’auteur. Je connais ces prétextes inventés pour endormir la conscience ; mais vous, femme de la génération nouvelle, les acceptez-vous ?

La jeune femme. Non : car la femme, devant être l’égale de l’homme en tout, doit l’être dans le droit industriel comme dans les autres.

Il n’est pas vrai d’abord que nous ayons moins de besoins que l’homme : nous nous résignons mieux aux privations, voilà tout.

Il n’est pas vrai davantage que, d’une maniére générale, l’équilibre dans le ménage se rétablisse : il faudrait pour cela que toute femme fut mariée : or, on se marie de moins en moins, il y a donc beaucoup de filles, beaucoup de veuves chargées d’enfants ; une foule innombrable de femmes mariées à des hommes qui divisent leur gain entre deux ménages ou le dissipent au cabaret, au jeu, etc.

D’où il résulte qu’on rétribue moins une fille, une veuve, une femme abandonnée de son mari, parce que, dans le ménage, qui n’existe pas alors, l’équilibre se rétablit. Oh ! suprême bon sens !

L’auteur. Et comme la médiocrité de nos besoins et le magnifique équilibre dont on parie, n’existent que dans l’imagination, la femme réelle, trouvant que la faim et les privations sont des hôtes incommodes, se vend à l’homme et se hâte de vivre, parce qu’elle sait que, vieille, elle n’aurait pas de quoi manger. Et l’équilibre se rétablit par la démoralisation des deux sexes, la désolation des familles, la mine des fortunes, l’étiolement de la génération présente et future.

La jeune femme. En vérité. Madame, quoique le moyen âge fut bien travaillé par des doctrines contraires à la dignité de la femme, les barons féodaux lui étaient moins opposés que les fils de leurs serfs émancipés : Si j’ai bonne mémoire, plusieurs femmes ont porté le bonnet de docteur dans ces temps anciens, et ont occupé, surtout en Italie, des chaires de Philosophie, de Droit, de Mathématique, et ont excité l’admiration et l’enthousiasme. Si j’ai bonne mémoire encore, plusieurs femmes ont été reçues docteur en médecine, et c’étaient la plupart du temps les châtelaines qui exerçaient autour d’elles l’art de guérir ; beaucoup d’entre elles savaient préparer des baumes. Aujourd’hui l’une des fonctions, surtout, qu’on ne confie pas à notre sexe est l’exercice de la médecine. Il me semble cependant qu’une société faisant quelque cas de la pudeur, ne devrait pas hésiter à en confier l’exercice aux femmes qui ont aptitude. Que les hommes soient traités par les hommes, cela se conçoit ; mais qu’une femme confie les secrets de son tempérament à un homme, que cet homme, cet étranger, pose ses yeux et sa main sur son corps, c’est une impudeur, c’est une honte !

L’auteur. N’est-ce pas la faute des hommes qui persuadent aux femmes que leur sexe, n’ayant pas aptitude à la science, il n’y aurait pas sécurité pour elles à se mettre entre les mains d’un médecin de leur sexe ? N’est-ce pas la faute des hommes qui exigent de leurs femmes qu’elles se fassent assister par un accoucheur au lieu d’une accoucheuse ?

Ce qu’il y a de curieux, c’est que les honnêtes femmes hésitent moins à se laisser traiter et toucher par un médecin que celles dites non chastes… à moins que celles-ci ne chôment de consolateurs : Vous direz que ce souci n’est pas interdit aux femmes honnêtes… Inclinons-nous donc, Madame, devant l’honorable confiance et le charmant caractère de Messieurs les maris dont les femmes ont de fréquentes vapeurs, et des affections plus ou moins utérines.

La jeune femme. Un sentiment de M. E. Legouvé m’a frappée : c’est la confiance qu’il exprime en notre perspicacité et en notre délicatesse pour le traitement des affections nerveuses, si nous étions appelées à exercer la médecine.

L’auteur. Il a l’intuition de la vérité ; si l’homme, en général comprend mieux le muscle et l’os, nous comprenons mieux le nerf et la vie. La femme médecin a généralement un élément de diagnostic qui manque à l’homme : c’est une disposition à sentir l’état de son malade : voilà pourquoi les névroses ne seront prévenues et réellement guéries, que lorsque les femmes s’en mêleront scientifiquement. Ajoutons que ce sera seulement alors que les enfants seront convenablement traités dans leurs maladies, parce que la femme a l’intuition de l’état de l’enfant ; elle l’aime, se met en communion avec lui ; devant être mère, elle est organisée pour être avec l’enfant dans un rapport bien autrement intime que l’homme.

La jeune femme. À priori, ce que vous dites là me semble vrai.

L’auteur. De même, Madame, que l’on ne peut pratiquer la Justice qu’en sentant les autres en soi, l’on ne peut, croyez-le, pratiquer avec succès la Médecine, qu’en sentant ceux que l’on traite : la science n’est rien sans cette communion : il faut aimer ses semblables pour pouvoir les guérir, parce que les ressources thérapeutiques varient selon l’état individuel des sujets. Donc, de même que l’amour seul ne peut suffire, la science seule ne suffit pas, puisqu’il faut, pour guérir, que, dans sa généralité, elle s’individualise ; ce qui ne peut se faire que par l’intuition, fille de la bienveillance et de la délicatesse nerveuse.

Mais laissons ce sujet qui nous conduirait trop loin, et redisons que la femme cultivée, laissée libre dans la manifestation de son génie, est destinée à transformer la Médecine comme toute chose, en y mettant son propre cachet.

Maintenant résumons-nous. Madame. Nous venons de voir que notre sexe ne peut, qu’exceptionnellement, trouver dans l’emploi de son activité les moyens de suffire à ses besoins, c’est à dire les moyens de rester moral. Que, traité comme serf, on lui interdit non seulement plusieurs carrières, mais encore que, lorsqu’il se rencontre en concurrence avec l’autre, il est généralement moins bien rétribué que ce dernier. De telle sorte que la femme, réputée plus faible, est obligée de travailler plus fort, pour ne pas gagner davantage.

Que pensez-vous de notre raison et de notre équité ?


III


CHASTETÉ DE LA FEMME.


L’auteur. Notre idéal du Droit étant la Liberté dans l’Égalité suppose l’unité de loi Morale et une égale protection pour tous.