La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre III/III

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pratiquer avec succès la Médecine, qu’en sentant ceux que l’on traite : la science n’est rien sans cette communion : il faut aimer ses semblables pour pouvoir les guérir, parce que les ressources thérapeutiques varient selon l’état individuel des sujets. Donc, de même que l’amour seul ne peut suffire, la science seule ne suffit pas, puisqu’il faut, pour guérir, que, dans sa généralité, elle s’individualise ; ce qui ne peut se faire que par l’intuition, fille de la bienveillance et de la délicatesse nerveuse.

Mais laissons ce sujet qui nous conduirait trop loin, et redisons que la femme cultivée, laissée libre dans la manifestation de son génie, est destinée à transformer la Médecine comme toute chose, en y mettant son propre cachet.

Maintenant résumons-nous. Madame. Nous venons de voir que notre sexe ne peut, qu’exceptionnellement, trouver dans l’emploi de son activité les moyens de suffire à ses besoins, c’est à dire les moyens de rester moral. Que, traité comme serf, on lui interdit non seulement plusieurs carrières, mais encore que, lorsqu’il se rencontre en concurrence avec l’autre, il est généralement moins bien rétribué que ce dernier. De telle sorte que la femme, réputée plus faible, est obligée de travailler plus fort, pour ne pas gagner davantage.

Que pensez-vous de notre raison et de notre équité ?


III


CHASTETÉ DE LA FEMME.


L’auteur. Notre idéal du Droit étant la Liberté dans l’Égalité suppose l’unité de loi Morale et une égale protection pour tous.

La jeune femme. En effet, dans une société, il ne peut pas plus y avoir deux Morales que deux sortes de Droits fondamentaux, quand l’Égalité est à la base.

L’auteur. Nos mœurs et notre législation n’ont pas votre brutale logique, Madame.

Il y a deux Morales : une peu exigeante, facile ; c’est celle de l’homme. L’autre sévère, difficile ; c’est celle de la femme. La Société rationnelle… comme elle l’est toujours, a chargé du lourd fardeau les épaules de l’être réputé faible, inconsistant, et a placé le fardeau léger sur celles du fort, sans doute parce qu’il est réputé le sage, le courageux : n’est-ce pas équitable ?

La jeune femme. Cela me semble au contraire très injuste et fort peu raisonnable.

Si la femme est faible, imparfaite et l’homme fort et raisonnable, on doit moins exiger de la première que du dernier. Prétendre que la femme peut et doit être supérieure à l’homme en moralité, c’est avouer qu’elle possède plus que lui les facultés qui élèvent notre espèce au dessus des autres : c’est donc une contradiction.

Le sens moral donnant la puissance de se gouverner en vue d’un idéal de perfection, si la femme le possède plus que l’homme, que devient l’excellence de celui-ci qui avoue ne pouvoir vaincre ses instincts brutaux ?

L’auteur. Vous êtes trop curieuse, Madame ; la Société se contredit, mais ne s’explique pas ; elle n’est pas du tout philosophe. Elle a décidé que l’excellence de l’homme ne l’oblige point à vaincre toutes les passions qui nuisent à autrui, mais seulement celles qui ont pour point de mire la pièce de monnaie. S’il vous dérobe votre montre ou votre mouchoir, c’est un coquin digne de la prison ; mais s’il vous dérobe votre joie, en séduisant votre fille, s’il la jette dans une voie de désordres et de honte, et vous expose à mourir de douleur, c’est un charmant garçon. Est-ce que vous vous seriez mis dans l’esprit que la moralité, l’honneur et l’avenir de votre fille eussent autant de valeur que votre montre ou votre mouchoir ?

Dans une faute contre ce qu’on nomme la chasteté, l’unité de morale et la logique exigent qu’il y ait deux coupables, et l’équité prononce que le provocateur est plus coupable que le provoqué. Notre société modèle prétend qu’il n’y a qu’un coupable, le faible, le crédule, le provoqué ; l’autre est un délicieux conquérant auquel sourient toutes les mères.

Ceci bien entendu, le Code déclare qu’une fille de quinze ans est seule responsable de ce qu’on nomme son honneur.

Il ne punit point le séducteur ; donc il ne le reconnaît point coupable.

Si l’on enlève une mineure, si on la viole, si on la corrompt pour le compte d’autrui, on est puni, à la vérité, mais d’une manière fort insuffisante.

Une pauvre enfant de seize ou dix-sept ans est-elle devenue enceinte, le séducteur, presque toujours, l’abandonne. Que reste-t-il à l’imprudente ? une vie brisée, un veuvage éternel, un enfant à élever. Si, pour apaiser son père furieux, elle lui montre des lettres qui prouvent la paternité du misérable, l’engagement qu’il a pris de reconnaître l’enfant et de pourvoir en partie à ses besoins, une promesse de mariage peut-être, le père répète ces dures paroles de la loi ;

Toute promesse de mariage est nulle.

Tout enfant naturel reste à la charge de la mère,

La recherche de la paternité est interdite.

Ainsi donc, Messieurs, ne vous gênez pas, séduisez les filles en leur promettant le mariage, signez cette promesse de votre plus beau paraphe ; soyez, de fait, pères de plusieurs enfants et laissez aux filles, qui gagnent si peu, la charge de les élever ; vous n’avez rien à craindre. La femme est condamnée par la loi et par ’opinion à porter le fardeau de ses fautes et des vôtres ; car c’est une créature tout à la fois bien faible et bien forte : faible, pour qu’on puisse l’opprimer, forte, plus forte que vous, pour qu’on puisse la condamner : elle a le sort de toutes les victimes.

La jeune femme. À ces critiques, j’ai souvent entendu répondre : Que les mères gardent leurs filles ! Et j’ai dit : garder ses filles est facile aux privilégiées ; mais est-ce que les ouvrières peuvent garder les leurs qui vont en apprentissage à onze ou douze ans ? Est-ce qu’elles peuvent les accompagner dans leurs ateliers, lorsqu’elles vont essayer ou reporter de l’ouvrage ? Si l’on convient que les filles ont besoin d’être gardées, et qu’il n’y ait qu’une imperceptible minorité de mères qui puissent exercer cette surveillance, il est clair que le devoir social est de faire des lois pour les protéger toutes.

L’auteur. Parfaitement raisonné. Madame ; mais pour transformer la loi, il faut travailler à transformer l’opinion. Vous voyez que les femmes acceptent les deux Morales ; qu’elles ne se sentent pas monter la honte au front de ce que leur sexe est sacrifié à la dégoûtante lubricité de l’autre. Loin de là, ces esclaves sans pensée jettent la pierre à la pauvre fille séduite et abandonnée, tout en ouvrant à deux battants leur porte au suborneur. Elles font plus, elles lui confient l’avenir de leur fille sous le couvert de l’écharpe municipale. Elles méprisent la lorette et la pensionnaire du lupanar, mais elles reçoivent ceux dont les vices, l’égoïsme et l’argent entretiennent ces deux plaies. Elles ne sentent pas que recevoir chez soi, le sachant, un homme qui a séduit et délaissé une fille, un homme qui entretient une lorette, ou un homme qui fréquente les lieux infâmes, c’est se rendre complice de leurs actes et de la dégradation, de l’oppression de leur propre sexe.

La jeune femme. Ah ! bon Dieu, si nous suivions vos principes, combien peu d’hommes nous devrions admettre dans notre société !

L’auteur. Soyez conséquente, Madame ; si vous ne vous croyez pas permis de recevoir une prostituée, vous ne pouvez logiquement vous permettre de recevoir le prostitué qui la paie. Les hommes seraient plus chastes, si les honnêtes femmes étaient plus sévères et élevaient leurs fils dans la chasteté, au lieu de répéter comme de cruelles idiotes : J’ai lâché mon coq, cachez vos poules. Il faut que les jeunes gens jettent la gourme du cœur. Ce qui, traduit en bon français, signifie : mon fils a le droit de prendre vos filles, et de traiter le sexe auquel j’appartiens comme un égout, ou comme un jouet qu’on brise sans scrupule.

La jeune femme. Vous reconnaîtrez, j’espère, que nous, femmes de la jeune génération, nous sommes moins inconséquentes que nos mères, puisque nous n’admettons pas deux Morales, mais une seule.

L’auteur. Oui, vous êtes plus logiques, mais vous manquez d’idéal ; et, au lieu de purifier la Morale et d’y soumettre les deux sexes, comme des esclaves révoltées, vous vous soumettez à la Morale relâchée ou plutôt à l’immoralité de l’autre sexe. Vous oubliez que la liberté doit produire des fruits de salut et non pas la décomposition. Vous comprenez l’égalité comme les Romaines de la décadence, dans le vice.

Pauvres enfants, est-ce bien votre faute ? La loi qui abandonne votre chasteté aux passions de l’homme, a-t-elle pu vous donner une grande estime pour cette vertu ? Ne devez-vous pas croire, au contraire, que ce qui est licite pour l’homme, peccadille pour lui, l’est pour vous ; au lieu de penser que ce qui ne vous est pas permis, ne le lui est pas davantage ? Ah ! vous êtes toujours les esclaves de l’homme, vous qui vous soumettez à sa loi Morale au lieu de l’élever à la vôtre ! Arrêtez-vous donc, en voyant les fruits amers d’une semblable erreur. Regardez : partout l’adultère, la prostitution sous toutes les formes, l’abandon de milliers d’enfants, l’infanticide à tous ses degrés, la corruption s’exerçant au grand jour à la porte de certaines fabriques, l’enregistrement de filles de seize ans dans la grande armée de la prostitution, une foule d’hommes, assez bas descendus pour jouer le rôle d’hommes entretenus, et l’amour fuyant de la terre pour céder la place à la passion bestiale, effrénée, qui dévore les âmes et les corps : voilà ce que vous avez accepté en acceptant l’immoralité masculine !

Oui, il n’y a qu’une Morale, mais ce n’est pas la chose hideuse qui amène ces épouvantables résultats. Ne vous avilissez donc pas en prenant les hommes pour modèles.

La jeune femme. Comment échapper à la dégradation, si les mœurs et la loi donnent à l’homme le droit de seigneur ? Si, d’autre part, nous sommes obligées de vivre des passions de l’homme, parce que nous ne pouvons nous suffire par notre travail ? Si enfin notre activité inquiète ne trouve pas d’emploi, parce que l’homme, s’emparant de tout, nous condamne à la misère et au désœuvrement P

L’auteur. C’est pour sortir de cette situation que vous devez réclamer énergiquement et constamment vos droits ; vous emparer résolûment, quand cela se peut, des situations contestées ; avoir une initiative, au lieu de songer, comme vous le faites, à vous parer et à exploiter l’homme.

Croyez-vous donc que ceux qui ont conquis leurs Droits, l’ont fait par la paresse, la futilité, le vice ? Non certes ; mais par le travail, la constance, le courage ; en comptant sur eux et non sur les autres.


IV


DROIT POLITIQUE.


L’auteur. Nous avons établi que le Droit étant absolument égal pour les deux sexes, le Droit politique appartient en principe à la femme, comme tout autre Droit.

Or vous savez, Madame, que si vous contribuez comme l’homme aux charges publiques ;

Que si vous êtes de moitié dans la reproduction et la conservation des citoyens ;