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La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre III/IV

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mœurs et la loi donnent à l’homme le droit de seigneur ? Si, d’autre part, nous sommes obligées de vivre des passions de l’homme, parce que nous ne pouvons nous suffire par notre travail ? Si enfin notre activité inquiète ne trouve pas d’emploi, parce que l’homme, s’emparant de tout, nous condamne à la misère et au désœuvrement P

L’auteur. C’est pour sortir de cette situation que vous devez réclamer énergiquement et constamment vos droits ; vous emparer résolûment, quand cela se peut, des situations contestées ; avoir une initiative, au lieu de songer, comme vous le faites, à vous parer et à exploiter l’homme.

Croyez-vous donc que ceux qui ont conquis leurs Droits, l’ont fait par la paresse, la futilité, le vice ? Non certes ; mais par le travail, la constance, le courage ; en comptant sur eux et non sur les autres.


IV


DROIT POLITIQUE.


L’auteur. Nous avons établi que le Droit étant absolument égal pour les deux sexes, le Droit politique appartient en principe à la femme, comme tout autre Droit.

Or vous savez, Madame, que si vous contribuez comme l’homme aux charges publiques ;

Que si vous êtes de moitié dans la reproduction et la conservation des citoyens ; Que si, par votre travail, vous contribuez comme l’homme à la production de la richesse nationale ;

Qu’enfin si, par vos intérêts et vos affections, les questions générales vous importent tout autant qu’à l’homme,

Cependant vous n’avez aucun Droit politique : on semble croire que les affaires générales ne vous regardent pas.

La jeune femme. J’ai entendu dire que, dans les choses d’intérêt général, l’homme a une double représentation.

L’auteur. Il représente la femme comme le monarque ses sujets, le maître ses esclaves.

Si l’homme peut représenter sa femme et lui, il ne peut représenter les filles majeures et les veuves ; pourquoi celles-ci ne se représentent-elles pas elles-mêmes comme les hommes non mariés ?

La jeune femme. Souvent l’on a prétendu devant moi que la femme est renfermée dans un cercle d’idées trop étroites, par suite de ses occupations habituelles, pour être capable de fournir un vote intelligent.

L’auteur. N’aviez vous pas à répondre à cela que les ouvriers, renfermés dans les minimes détails de leur métier, ne sauraient s’élever mieux que les femmes à la compréhension des questions générales ?

Que tous les votants ne sont pas des philosophes ?

Que, par la grâce de la barbe, nos paysans, nos mineurs, nos tisseurs, nos casseurs de pierres, nos balayeurs, nos chiffonniers, n’ont pas, à jour fixe, l’intuition des besoins du pays ?

Que les femmes, à l’heure qu’il est, ne s’occupent pas moins ni plus mal de politique que les hommes, qu’elles en discutent avec eux, et ont souvent une grande influence sur le vote de leurs maris ?

Qu’enfin, puisqu’on reconnaît le Droit politique à l’homme, indépendamment de son degré d’intelligence et d’instruction, de la nature de ses occupations et de l’état de sa santé, vous ne comprenez pas pourquoi l’on tiendrait compte de ses choses quand il s’agit du Droit politique de la femme ?

N’auriez vous pu ajouter : il est assez singulier que tant d’imbéciles aillent voter, tandis que des femmes intelligentes, célèbres même, sont repoussées de l’urne électorale.

Il est assez outrecuidant de la part des hommes de supposer que des femmes artistes, des négociantes, des institutrices, sont moins capables, au point de vue politique, que des cureurs d’égoût, des porteurs d’eau, des charbonniers et des balayeurs.

Toute française majeure a le Droit de réclamer sa 36 millionième part du vote général : elle est serve politique, tant qu’elle en est dépouillée, parce qu’elle subit des lois qu’elle n’a pas concouru à faire, et paie des impôts qu’elle n’a pas concouru à fixer.

La jeune femme. Je n’ai rien à dire à cela, sinon que je ne me sens pas portée à réclamer mon Droit politique. Cette revendication me laisserait froide, tandis que celle du Droit civil me trouve prête à la soutenir chaudement.

L’auteur. Vous ne me surprenez pas, Madame ; la route de l’humanité se divise par étapes ; vous sentez, sans vous en rendre compte, qu’elle n’en peut fournir deux à la fois. Vous êtes prête pour le droit civil, dont la jouissance et la pratique vous mûriront pour le Droit politique. Il est dans la pratique de l’Humanité, que les majeurs de l’espèce ne reconnaissent de Droits aux mineurs, en dehors des plus simples droits naturels, que lorsque ceux-ci les revendiquent jusqu’à la révolte : les majeurs en ceci n’ont qu’un tort, c’est de trop attendre, et de ne pas travailler à faire mûrir leurs cadets pour la pratique du Droit. — Mais en principe toutes les fois que l’exercice d’un droit compromettrait gravement des intérêts plus au moins généraux, il est bon de ne l’accorder qu’à ceux qui le réclament, car quand ils ne le font pas, c’est qu’il n’en sentent pas l’importance, et il y aurait à craindre qu’ils n’en fissent un mauvais usage.

Mais quand ce Droit est revendiqué, que sa privation entraîne des douleurs et des désordres, il faut le reconnaître, sous peine d’oppression, de déni de Justice.

Or la privation du Droit civil est pour les femmes une source de douleurs, de malheurs, de corruption, d’humiliation ; la revendication de ce Droit se pose, elles sont mûres pour l’obtenir : ce serait donc un déni de Justice que de refuser de le reconnaître.

Il n’en est pas de même pour le Droit politique : elles ne le désirent ni ne le réclament.

Rappelez-vous, Madame, que dans tout sujet il y a la théorie et la pratique. L’une est l’absolu, l’idéal qu’on se propose de réaliser, l’autre est la mesure dans laquelle il est sage et prudent d’introduire l’idéal dans un milieu donné.

Ainsi, de Droit absolu, nous sommes en tout les égales des hommes ; mais si nous prétendions réaliser cet absolu dans notre milieu actuel, bien loin de marcher en avant, il y aurait recul et anarchie : le Droit dévorerait le Droit. Le bon sens exige qu’une réforme ne soit appliquée qu’à des éléments préparés à s’y soumettre.

V

FONCTIONS PUBLIQUES

L’auteur. Le principe posé par l’idéal nouveau est que tous les membres du corps social sont aptes à briguer les fonctions publiques. Comparons ce principe aux décisions de la loi française.

La femme est déclarée incapable de remplir aucune fonction publique.

Il lui est interdit d’être témoin dans les actes de l’État civil, dans les testaments, et tout autre acte reçu par officier public.

À l’exception de la mère et des ascendantes, elle est exclue de la tutelle et du conseil de famille.

Par une magnifique inconséquence, ces lois gouvernent le pays où la plus haute des fonctions, la Régence, peut échoir à une femme.

Remarquez, Madame, que si nous sommes incapables à tant de points de vue, nous devenons tout à coup très capables, quand il s’agit de répondre de nos actes au criminel et au correctionnel ; très croyables quand il s’agit d’envoyer, par notre témoignage, un homme aux galères ou à la mort ; très capables y très responsables dans les transactions que nous fesons et signons comme filles majeures ou veuves.

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